La vie et la culture gay avaient fini par se faire accepter bon an mal an au fil des treize années qui avaient suivi Stonewall. Soudain le sida apparut et l’homosexualité fut de nouveau diabolisée. Certains politiciens n’hésitaient pas à exploiter la maladie pour freiner les campagnes en faveur de la tolérance et de l’égalité. L’homosexualité n’était plus seulement une question d’ordre moral, mais une question de santé publique. William F. Buckley, l’éternel ennemi de Gore Vidal, osa même proposer que les personnes séropositives soient tatouées – si possible sur une partie intime, dans le dos ou sur les fesses. On lui opposa que les nazis tatouaient les prisonniers dans les camps, mais il insista, c’était une question purement pratique.
Une fenêtre avait été ouverte, qui pouvait facilement se refermer. Les années du sida étaient aussi les années Reagan. Heureusement, le silence des années 1950 et 1960 n’était plus de mise. La télévision avait retrouvé sa timidité d’antan face à l’homosexualité depuis qu’elle était devenue synonyme de maladie, mais des pièces et des livres continuaient à paraître, et de plus en plus.
Fort du succès d’
Un jeune Américain d’Edmund White, Dutton avait décidé de publier davantage de fiction gay. En 1984, la maison fit paraître
The Family of Max Desir de Robert Ferro, ancien membre du Violet Quill. Le roman juxtapose des épisodes douloureux et réalistes de la vie d’une famille malheureuse dont la mère meurt, et des chapitres plus doux sur une aventure sentimentale du fils gay en Italie. La même année, Dutton publia un premier recueil
de nouvelles d’un jeune écrivain de 23 ans, David Leavitt :
Quelques pas de danse en famille. L’auteur s’était fait remarquer alors qu’il était à Yale en publiant une nouvelle dans le
New Yorker, l’histoire d’une mère et de son fils gay. Chaque récit de
Quelques pas de danse en famille est une tranche de vie quotidienne tranquille, dont les personnages, gay, sont encore jeunes, étudiants, bons fils, ni déchaînés ni dissolus, n’ayant pas encore dit la vérité. Les lecteurs étaient rassurés de découvrir ces jeunes gay bien sous tout rapport, alors que planait l’ombre de plus en plus noire du sida. Le livre eut un succès fou, surtout pour un recueil de nouvelles, et fut réimprimé plusieurs fois. Robert Ferro et David Leavitt montraient qu’il n’y avait pas que le sexe dans la vie gay ; la famille était une valeur aussi importante.
Leavitt publia son premier roman, Le Langage perdu des grues, deux ans plus tard. Cette fois-ci il entraînait le lecteur sur un terrain plus risqué : un jeune homme dit la vérité à ses proches et oblige le père à reconnaître sa propre homosexualité. C’est l’histoire d’un double coming-out, dont le personnage principal est la mère/épouse, victime mais victime consentante, qui ne veut rien savoir. Les critiques furent plus réservées – Leavitt touchait les lecteurs hétéros plus près de chez eux – mais le livre se vendit encore mieux que le précédent.
En 1986, Dutton fit également paraître une anthologie de nouvelles gay, Men on Men, publiées sous la direction de George Stambolian, avec un large éventail d’écrivains. D’autres volumes Men on Men suivront au cours des quinze années suivantes : en tout 152 nouvelles et 139 écrivains. Pendant ce temps-là, la maison d’édition publiait de plus en plus de romans gay, de même que quelques romans lesbiens. La plupart des titres étaient repris en poche dans la collection « Plume ». Chez St Martin’s Press, Michael Denneny publiait lui aussi des romans gay, mais son plus grand succès fut une histoire du sida, And The Band Played On, de Randy Shilts, en 1987. St Martin’s Press lança sa propre collection de poche, « Stonewall Inn Editions », en 1988.
L’édition avait découvert le marketing de « niche » en empruntant le concept à l’écologie (chaque espèce trouve sa niche dans
chaque écosystème) et elle l’appliquait à chaque espèce de lecteurs. Grâce à la presse et au réseau de librairies gay, les titres se vendaient plus ou moins seuls, avec une moyenne de 7 500 exemplaires par livre en édition reliée. Ils n’avaient pas besoin d’être chroniqués par le
New York Times – et ils l’étaient rarement – pour trouver un lectorat. Les éditeurs pouvaient compter sur une marge modeste mais solide, tout en espérant qu’un titre rafle la mise de temps à autre. En 1992, dix pour cent des titres de « Plume » étaient gay. La proportion était telle que le magazine
Esquire en riait dans son numéro d’août 1987, titré « Le Who’s Who’s du petit monde littéraire » : la liste des absents comprenait les « Jeunes auteurs hétérosexuels ».
Le magazine avait une longueur d’avance dans la mesure où il était conscient de ce changement de culture. En 1987 Esquire publia ainsi un long article de Frank Rich, principal critique de théâtre du New York Times, intitulé « The Gay Decades », qui analysait la façon dont le mode de vie gay avait évolué depuis 1960 et affecté le monde en général. Le point de vue de Rich n’étant pas celui d’un gay, son article était d’autant plus intéressant. Il reconnaissait, par exemple, qu’il était intimidé par l’immense publicité pour les sous-vêtements Calvin Klein placardée à Times Square : « Je n’arrivais pas à savoir si l’image était plus menaçante en tant que sollicitation homo-érotique ou en tant qu’idéal physique hétérosexuel inaccessible, que les femmes attendaient néanmoins que moi et les autres hommes atteignions. Pourtant le panneau se fondit très vite dans le paysage. » Son honnêteté était une bouffée d’air frais.
A l’autre extrémité du pays, à San Francisco, Armistead Maupin continuait à suivre les vies compliquées des copains du 28, Barbary Lane. Harper and Row continuait à publier ses livres en poche, et les ventes continuaient à augmenter. C’était un tel succès que d’autres journaux essayèrent de lancer leur propre feuilleton, dont le meilleur fut Leap Year de Peter Cameron, un nouvelliste doué, publié par l’hebdomadaire new-yorkais Seven Days en 1988.
Les romans de Barbary Lane avaient beau être des comédies, Maupin n’avait pas peur d’y inclure des faits bruts. Il avait fait revenir un couple de lesbiennes de Guyane juste à temps pour qu’elles échappent au massacre de Jonestown. Et quand le sida frappa, il fut le premier romancier établi à intégrer l’épidémie dans ses histoires. Il avait l’avantage d’avoir créé un monde en constante évolution, avec des personnages vulnérables et perméables au danger. Mais comment introduire un fléau meurtrier dans une pastorale comique sans en détruire l’état d’esprit et sans effrayer les lecteurs ?
C’est pourtant ce que fit Maupin dans son quatrième roman, Babycakes, qui parut en 1984. Les personnages, surtout les hétérosexuels, continuent de vivre normalement. Mary Ann Singleton, l’ingénue du Midwest, est journaliste à la télévision et mariée à Brian Hawkins, l’ancien libertin. Ils espèrent avoir un enfant. Anna Madrigal dispense toujours ses conseils et ses pétards. Michael Tolliver travaille pour une ligne téléphonique ouverte 24 heures sur 24, liée au sida. Il est plus calme, plus triste, mais identique à lui-même. Il plaisante parfois sur la maladie avant d’avouer qu’il souffre. Le roman progresse et nous découvrons qu’il manque un personnage, John Fielding, le médecin adorable qui avait une liaison épisodique avec Michael dans les trois premiers volumes. Michael a beau avoir rêvé de lui, l’auteur ne dit pas qu’il est mort du sida avant d’être arrivé au tiers du roman, au moment où Michael en parle avec Anna Madrigal. Michael va voir Mona en Angleterre et lui raconte tout. Le procédé narratif est ingénieux, subtil, très réaliste, et terrifiant sans en avoir l’air.
La vie suit son cours. Le roman suivant, D’un bord à l’autre, paraît trois ans plus tard, en 1987. Mary Ann poursuit sa brillante carrière à la télévision ; Brian et elle ont adopté une petite fille et emménagé dans un immeuble en face du 28, Barbary Lane, où vit toujours Michael. Ce dernier est séropositif, et vit en veillant de près à sa santé.
Brian apprend qu’une de ses ex est malade : paniqué, il est persuadé qu’il a le sida. Le roman se déroule au cours des dix jours où il attend les résultats du test VIH. Il n’ose pas le dire à sa femme.
Brian, Michael et d’autres s’en vont au bord de la Russian River, où doivent se réunir les membres du très sélect et très masculin Bohemian Club, non loin du festival de musique lesbien de Wimminwood.
Le roman bénéficie d’une construction plus serrée que les autres. C’est une comédie de mœurs légère qui se déroule en forêt – un Comme il vous plaira revisité par Maupin. Dans les vingt dernières pages, tous les personnages arrivent à surmonter leurs démons, dont Michael, qui vient de tomber amoureux.
Dans la vraie vie, l’écrivain était lui aussi tombé amoureux. C’était en 1985, il avait rencontré un certain Terry Anderson à Atlanta, où il était venu donner une conférence, invité par la Gay Students Alliance de la Georgia State University. Terry Anderson était venu l’accueillir à l’aéroport. Il avait 25 ans, un visage enfantin, mignon, et les cheveux blonds. Il n’avait pas lu les romans de Maupin, mais il admirait le bréviaire gay que l’écrivain avait récemment publié dans
The Advocate (« 1. Arrête d’implorer autrui pour être accepté… 3. Refuse de participer au mensonge… 5. Ne vends pas ton âme à la culture marchande gay…
1 »). Les deux hommes accrochèrent tout de suite. « Nous étions immédiatement d’accord sur un tas de choses, dira Maupin, notamment sur les films et sur la question du refoulement, deux points extrêmement importants à mes yeux
2. » A peine arrivés à l’hôtel, ils se précipitèrent au lit avant de se consacrer au programme du week-end. Maupin rentra à San Francisco ; il invita Anderson à venir un mois chez lui. Anderson accepta, et ne repartit jamais.
Six semaines après son arrivée, il découvrit qu’il était séropositif. Maupin, lui, était séronégatif. Vivre ensemble en étant « sérodiscordants » ? Ce serait difficile, mais ils préféraient prendre le risque. Anderson savait que son temps était compté et tous deux voulaient en profiter.
Maupin s’inspira largement de ces événements pour nourrir
D’un bord à l’autre. Les amants accrochent moins vite dans le roman, chacun faisant semblant d’être froid et indifférent. Thack (abréviation de Thackeray) Sweeney est séronégatif, alors que Michael est séropositif. Mais Thack a autant de points communs avec l’auteur
que Michael : il est originaire du Sud et de bonne famille, comme Maupin. Michael, lui, vient du Sud mais du système public, comme Terry Anderson. Ce dernier était pourtant beaucoup plus sûr de lui et plus téméraire que Michael.
A San Francisco, Anderson s’engagea dans les mouvements gay et finit par devenir manager de la librairie Different Light Bookstore. Il s’improvisa également manager de Maupin avec qui il fonda une société appelée Literary Bent. Il était excessivement protecteur, et particulièrement exigeant vis-à-vis des éditeurs et agents qui regrettaient l’époque où ils avaient affaire à l’auteur, plus conciliant. Maupin avouera plus tard que la dimension professionnelle avait affecté leur relation : autant il aimait travailler avec quelqu’un à qui il faisait confiance, autant cela « accroît l’intimité et les chances de se chamailler parce qu’on est pieds et poings liés, professionnellement et sentimentalement
3. » Anderson joua un rôle déterminant dans la carrière de Maupin en lui permettant d’obtenir des contrats plus avantageux et d’attirer plus d’attention publique. Les deux hommes formaient un couple très officiel : ils apparaissaient ensemble dans la rubrique « Couples » du magazine
People et, un jour, à la télévision anglaise.
Entre-temps ils s’étaient liés au comédien britannique Ian McKellen, qui avait fait un saut à San Francsico à l’occasion d’un tournage au Nouveau-Mexique. Un soir, Maupin et Anderson maugréaient contre les personnalités qui n’osaient pas sortir du placard. McKellen écoutait tranquillement, puis leur demanda : « Vous pensez que je devrais en sortir ? » « Oui », répondirent-ils avant de passer la soirée à lui expliquer pourquoi
4. Peu après, dans un entretien qu’il accordait à Radio Four Britain, McKellen annonçait qu’il était gay. Maupin lui dédiera son roman suivant.
Bye Bye Barbary Lane parut en 1989. Maupin déclara que c’était le dernier volume de la série. Il redoutait que le public se lasse, comme souvent pour les séries télé. Il avait envie de passer à autre chose.
Le roman démarre tranquillement. Michael et Thack vivent ensemble. Les scènes de leur vie domestique, les échanges
quotidiens faits de discussions, d’affection, de contrariétés, d’excuses, sont menés avec brio et dégagent une impression de bonheur. Le sida est présent sous forme de sonneries rappelant à Michael de ne pas oublier de prendre son antirétroviral actif. Brian est toujours marié à Mary Ann et travaille avec Michael dans un studio de paysagisme ; il est fou de sa fille. Débarque un ex de Mary Ann, Burke, qui souffrait d’amnésie trois romans plus tôt. Il est à présent producteur de télévision et propose à Mary Ann d’avoir sa propre émission à New York. Non seulement elle accepte, mais elle compte en profiter pour abandonner Brian.
Curieusement, la crise provoquée par la décision de Mary Ann est ce qui clôt les Chroniques de San Francisco. Pourtant cela fonctionne. Michael et Thack y sont mêlés, et Anna Madrigal et Mona partent à la découverte de l’île de Lesbos – une intrigue secondaire qui permet de libérer la pression du drame qui se joue à San Francisco. Drame d’autant plus pesant que Michael se demande si son sida n’est pas en train de se déclarer.
L’écriture de Maupin est plus maîtrisée que jamais. Les scènes s’enchaînent avec précision, suivant le rythme des meilleures comédies. Les personnages vivent de vrais dilemmes et réfléchissent. Ainsi Michael, assis sur un banc alors qu’il vient de voir une infirmière lui disant que la tache violacée sur sa jambe serait due au syndrome de Kaposi :
« Trois ans d’angoisse quotidienne l’avaient amené à s’attendre à cet instant – c’était d’ailleurs presque trop –, mais ce qu’il venait d’apprendre lui semblait complètement improbable. Il s’était promis de ne pas maudire tout l’univers quand le moment serait venu. Trop de gens étaient morts, trop de gens qu’il avait aimés, pour qu’il pût raisonnablement se révolter et crier “Pourquoi moi ?” Non, la réaction la plus juste lui paraissait plutôt pouvoir se résumer à cette simple petite question : “Pourquoi pas moi ?” »
Michael imagine les détails obscènes liés à la maladie et perd son sang-froid. Jusqu’au moment où il pense à Thack et à plusieurs amis prêts à l’aider, et il se calme.
« Il pencha la tête en arrière et laissa le soleil sécher ses larmes. L’air sentait l’herbe fraîchement tondue, et ce qu’il voyait du ciel était presque absurdement bleu. Les oiseaux dans les arbres étaient aussi dodus et babillards que dans les dessins animés. »
La tension est telle que la dernière image apporte, non pas de la douceur, mais une certaine amertume, une note de colère.
Le roman, conclusion de la série, ne s’achève ni autour d’un lit de mort ni sur une confrontation spectaculaire, mais au fil de brèves rencontres bien vues et très réalistes. Mary Ann agit de façon simple, mais dure. Pour ne pas dévoiler la fin, je me contenterai de dire que son comportement est tout à fait humain et plausible, même si le petit monde de Barbary Lane est choqué. Et même si les lecteurs furent atterrés. Au fond, Mary Ann révèle sa vraie personnalité, et j’admire l’auteur d’avoir osé la montrer. Mary Ann est son personnage le plus audacieux : une fille attachante, auquel on s’identifie, qui évolue avec le temps et obtient ce qu’elle veut, transformée par la réussite. Maupin a transféré sur elle des sentiments et des désirs qui devaient l’effrayer chez lui. Il va même jusqu’à laisser entendre que nous, sympathiques lecteurs, pourrions agir de façon aussi peu glorieuse. Les lecteurs apprécient rarement qu’on leur tienne ce genre de propos.
Mary Ann est la face sombre du roman, l’héroïne irréprochable qui faute, expulsée du royaume d’Arcadie. Ou plutôt, une femme libre qui quitte le royaume.
Autre énigme aux yeux des lecteurs : Michael. Que va-t-il devenir ? Pour le moment il va bien, mais il faudra attendre 1989 pour que l’on mette au point un traitement contre le sida. Maupin a préféré laisser la question en suspens, même si à l’époque il n’y avait qu’une seule issue. Mais qui sait s’il n’avait pas une autre raison pour finir ainsi ? Il n’avait peut-être aucune envie de voir Michael mourir.
Au fil de cette série d’histoires et de fables séduisantes et divertissantes en apparence, Armistead Maupin aborde des thèmes graves. Il pose de vraies questions sur l’amour et la loyauté. Il imagine un cercle de personnes que rien ne lie à l’origine, qui s’inventent une famille alternative plus souple que toutes les familles naturelles
imaginables, même si cela pose d’autres problèmes. Il montre que de vraies affinités existent entre gay et hétérosexuels, que les uns se définissent et se redéfinissent par rapports aux autres, et vice versa. Il dévoile un nouveau type de moralité, un nouvel ensemble de valeurs, plus vrai et plus juste que les vieux principes éculés, pétrifiés, prompts à se muer en hypocrisie. Une troisième voie entre libertinage et calvinisme.
Bye Bye Barbary Lane est le seul volume de la série qui parut directement sous forme de livre. Et le premier à avoir droit à une critique dans le New York Times, signée David Feinberg, gay, qui venait de publier un premier roman à la fois enragé et comique, Eighty-Sixed. Feinberg avait beau être connu pour son humour décapant et son cynisme, c’était un fan de Barbary Lane. A ses yeux la série était une déclaration d’amour à San Francisco qui avait autant de valeur socio-historique que la série Rabbitt de John Updike. Ainsi concluait-il : « Armistead Maupin écrit pour tout le monde : gay, hétéros, célibataires, mariés, coincés, branchés. L’élément le plus subversif est cette approche entièrement factuelle des personnages gay. Ils n’ont rien d’exceptionnel ni de choquant : ils sont là, acceptés pour ce qu’ils sont. »
Les romans d’Armistead Maupin n’avaient pas attendu le New York Times pour séduire les lecteurs. A la fin des années 1980, il s’en était vendu plus de 700 000 exemplaires aux Etats-Unis : non seulement les gens les achetaient mais il les lisaient et les relisaient, impatients de retrouver le monde de Barbary Lane. En 1989, la librairie Different Light Bookstore organisa une lecture et fut littéralement assiégée ; Maupin fut harcelé par ses fans – un homme demanda qu’on le prenne en photo assis sur ses genoux comme si c’était le père Noël. Il avait une telle cote qu’on murmurait que ce n’était pas lui qui écrivait – comme Shakespeare. Un lecteur fou lança l’idée qu’« Armistead Maupin » était l’anagramme de « is a man I dreamt up » (« est un homme que j’ai inventé en rêve »).
Peu importe, Maupin avait décidé de quitter Barbary Lane. Il n’était pas le premier. Conan Doyle avait tâché de s’éloigner de Sherlock Holmes, Frank Baum avait essayé de mettre fin au pays
d’Oz. Il avait besoin de tourner la page. Explorer un monde autre que le monde gay.
Curieusement, celui dont le roman avait tant contribué à lancer la nouvelle vague de romans gay s’en était retiré : après Un jeune Américain, Edmund White était parti vivre à Paris. Il avait abandonné à la fois New York et la littérature gay, en tout cas pour l’instant.
Son nouveau roman, Le Héros effarouché, est une œuvre éminemment littéraire, qui se déroule dans un ailleurs comparable à celui de Ada de Nabokov et rappelle la manière expérimentale d’Oublier Elena. Il n’y a plus la moindre ambiguïté sexuelle, au contraire, une hétérosexualité manifeste. Gabriel, jeune adolescent, quitte un vieux domaine du fin fond de la province pour aller vivre dans une ville de palais et de canaux chez son oncle – comme le neveu de l’auteur, Keith Fleming, qui était venu vivre chez lui à New York. Gabriel a une liaison avec deux femmes plus âgées, mais il aime Angelica, une fille de la forêt de 14 ans, indomptable, qui s’installe en ville et devient la maîtresse de l’oncle Mateo. Après quelques péripéties, les jeunes amants parviennent à échapper aux adultes corrompus et se retrouvent pour prendre la tête d’une révolution.
Le Héros effarouché est à la fois un conte de fées pour adultes, un roman onirique, une satire allégorique et un ratage absolu. On peut comprendre que l’écrivain ait eu envie de s’éloigner de la littérature gay et du sida, mais c’est une coquille vide. La seule chose intéressante est la dimension autobiographique et fantaisiste. L’oncle Mateo est Edmund White, version hétérosexuelle. Edwige, « une jolie petite rosse blonde », est Keith McDermott (qui avoua plus tard au neveu de White : « Toi au moins tu es fidèle à ton sexe »). Quant à Mathilda, impérieuse bas-bleu, elle n’est autre que Susan Sontag, dont Gabriel est l’improbable amant
5. « Tu m’as fait cadeau de ta confiance parfaitement innocente, lui dit-elle. Je te donnerai la puissance et la gloire – et mon amour aussi, si tu veux bien. » Le roman fleure les films en costumes des années 1950, mais il aurait été plus drôle si cette veine avait été exploitée jusqu’au bout. Imaginer un
jeune blanc-bec briser le cœur d’une célèbre lesbienne refoulée est à la fois drôle et pervers, mais le roman est trop paresseux pour être vraiment comique. Même la scène finale du bal masqué au cours duquel Mathilda tire sur Edwige n’est pas convaincante.
Le roman, publié en 1985, ne fut pas très bien accueilli par la critique. La presse gay et la presse britannique étaient moins sévères (Peter Ackroyd disait que c’était « un des romans les plus aboutis » de l’auteur, mais on peut se demander si ce n’était pas par pure méchanceté), et les lecteurs suivirent un peu. En revanche, l’amitié entre Susan Sontag et l’écrivain s’arrêta là. Susan Sontag avait donné à White une citation pour la promotion d’Un jeune Américain et elle l’avait recommandé pour qu’il obtienne une bourse de la fondation Guggenheim. Non seulement elle le laissa tomber, mais elle exigea que la citation soit retirée de toutes les réimpressions, américaines et étrangères, d’Un jeune Américain.
Comment White a-t-il pu penser que ce portrait moqueur amuserait Susan Sontag ? Plus tard, il s’en est pris à son inconscient en disant, une fois de plus, qu’il ne pouvait pas s’empêcher de trahir les gens dont il était proche. J’ai tendance à penser que c’était plutôt un retour du refoulé : son inconscient en avait assez d’être obligé de flatter une femme de lettres. Ou était-ce une façon de couper les ponts avec son pays pour s’enraciner en Europe ?
A Paris, White était heureux. Il avait un deux-pièces sur l’île Saint Louis, et vivait de sa bourse Guggenheim, de ses droits d’auteur et des articles qu’il écrivait pour
Vogue. Il avait un nouveau compagnon, John Purcell (à qui est dédié
Le Héros effarouché), ami plutôt qu’amant, chacun ayant des aventures de son côté. Il avait rasé sa moustache et arrêté de boire. Il écrivait une heure tous les matins, à la main, étendu sur son lit, ensuite il était libre pour la journée. Il confia alors à un journaliste : « A Paris, cultiver la vie en société est un art ; à New York, c’est une façon de se faire valoir
6. » Qui sait s’il ne parlait pas de lui ? A Paris, il n’était pas obligé d’être aussi courtisan qu’à New York. Grâce à son traducteur français, Gilles Barbedette, il avait fait la connaissance de Michel Foucault et d’Hervé Guibert. Par ailleurs il couchait avec des inconnus qu’il
draguait dans un petit parc au bord de la Seine et fut l’un des premiers à explorer le téléphone rose.
En 1985, il fit la connaissance de Matthias Brunner, suisse-allemand, propriétaire d’une chaîne de cinémas. Brunner avait le même âge, il était beau, riche, raffiné. Les deux hommes se voyaient régulièrement et voyageaient souvent ensemble. Edmund White s’attacha à lui, jusqu’au jour où Brunner lui proposa de faire le test de dépistage du VIH. Brunner était séronégatif, White, séropositif, comme il s’en doutait. Peu après il alla à Vienne avec Brunner mais il passait son temps à pleurer. Inexorablement, ils commencèrent à s’éloigner.
Edmund White alla rendre visite à un ami qui venait de perdre son compagnon en Grèce. Il rentra à Paris, hanté par la maladie et la mort, et écrivit « Un oracle », l’histoire d’un homme qui vient de perdre le compagnon avec qui il a vécu douze ans, mort du sida. « Un oracle » est peut-être le plus beau texte de fiction de l’auteur, écrit dans une langue dépouillée, directe, servie par un nouveau sentiment d’urgence.
« Bien que George eût été un enfant, il avait combattu la mort avec la détermination d’un gagnant mais il avait perdu quand même. Ray pensait que lui-même ne lui résisterait pas longtemps. Si la maladie faisait surface […] D’une certaine manière il serait plus facile de mourir que de trouver une nouvelle façon de vivre. »
Dans la première moitié de la nouvelle, White décrit parfaitement la vie douillette de ce couple vivant entre New York et Fire Island. George est cadre dans la publicité ; c’est celui qui réussit et domine dans le couple. Ray s’occupe de lui avec générosité quand il tombe malade. Avant de mourir, George lui dit : « Tu dois t’occuper de toi. » Dans la seconde moitié, Ray, abattu, défait, va voir un ami en Crète. Là, il couche avec Marco, un jeune tapin qui ne parle pas anglais, dont il finit par tomber amoureux. Avant de rentrer, il demande à un ami de traduire en grec une lettre d’amour destinée à Marco, à qui il annonce qu’il compte revenir en Crète et vivre avec lui. Il remet la lettre à Marco le dernier soir. Le garçon
la lit, refuse gentiment, et le lecteur découvre qu’il parle anglais. « Tu dois t’occuper de toi », dit-il à Ray. Qui peu après éclate en sanglots, « comme il ne s’était encore jamais laissé aller à pleurer sur George, qui venait juste de lui parler encore une fois par la bouche du plus inattendu des oracles ».
La nouvelle parut dans Christopher Street en 1986. Elle fut suivie par deux autres, également sur le sida, dont « Palace Days », sur son ami David Kalstone, mort la même année. Ces trois textes furent rassemblés avec quatre nouvelles de l’écrivain britannique Adam Mars-Jones en 1988, sous le titre L’Echarde : le recueil demeure un des meilleurs livres consacrés à l’épidémie.
Quand il parlait du sida, Edmund White était plus convaincant dans ses romans ou ses nouvelles que dans ses essais. En 1987, il publia un essai sur le sida et l’art intitulé « Esthetics and Loss » dans la revue
Artforum. Le texte est froid, hautain, pétri de jugements et de principes. L’écrivain renvoie dos à dos
Le Cœur normal,
As Is et le film télévisé
Un printemps de glace, avant d’asséner : « Si l’art est là pour affronter le sida plus honnêtement que les médias, il doit commencer par faire preuve de tact, éviter de manier l’humour et finir par exprimer de la rage […] L’humour est une façon d’apprivoiser la terreur […] L’humour, comme le mélodrame, est une affirmation de valeur bourgeoise. » On dirait la parodie d’une mauvaise critique française. La majorité des lecteurs et des écrivains gay ont détesté ce texte, parce qu’il était méprisant, mais aussi parce qu’il était complètement faux. Ed Sikov, journaliste qui écrivait sur les médias dans le
New York Native, d’habitude ardent défenseur de White, l’éreinta violemment, qualifiant cette condamnation de l’humour de « pures fadaises »
7.
En vérité, Edmund White ne savait comment réagir face au sida. Personne n’avait la réponse. Les gens étaient sous le choc et jonglaient avec toutes sortes d’idées contradictoires sur le rôle de l’art. Paradoxalement, quand Edmund White écrivait de la fiction à propos du sida, il n’hésitait nullement à avoir recours à l’humour et au mélodrame.
Entre-temps il avait commencé à écrire
La Tendresse sur la peau, la suite d’
Un jeune Américain. Il avait décidé de revenir sur sa vie à
travers une série de quatre romans autobiographiques, sans être sûr d’avoir le temps de mener son projet à terme.
Jeunes et moins jeunes continuaient à mourir. Le sida avait brouillé l’ordre des générations. Les nouveaux venus disparaissaient en même temps que la vieille garde. Le 1er décembre 1987, James Baldwin mourait dans le sud de la France.
Après ses années à Istanbul, il s’était réinstallé en France, partageant son temps entre Paris et Saint-Paul-de-Vence, et rentrant régulièrement aux Etats-Unis pour donner des cours et des conférences.
En 1979, il avait publié Harlem Quartet, un roman sur le chanteur de gospel gay Arthur Montana, raconté du point de vue de son frère, Hall. Baldwin s’inspirait de son histoire et de celle de son frère, David. Il imagine, par exemple, la famille du musicien parlant de lui après sa disparition : « Bon Dieu, quoi ou qui que ton oncle ait pu être, et il a été des masses de choses, il n’a jamais été la pédale de personne », s’exclame Hall devant son fils. Le roman tisse plusieurs histoires en germe, dont une histoire d’amour entre les deux adolescents d’un quartet de gospel en tournée dans le Sud de l’après-guerre. (« Ils marchaient dans la lumière réciproque de leurs yeux […] on les appelait “les tourtereaux” et “Roméo et Juliette” parce qu’ils étaient seuls, ils étaient loin des autres, ils étaient en danger. ») Hélas, le récit donne sans cesse l’impression de dévier, sans arriver à former un tout. Il aurait beaucoup gagné à être retravaillé, mais Baldwin n’en était plus capable. Harlem Quartet sera son dernier roman.
Il continua à écrire de brefs essais, dont une série de riffs consacrés au cinéma, sa passion, rassemblés sous le titre
The Devil Finds Work, un livre inégal, mais plein de bonnes choses. En 1985, il publia un essai dans
Playboy intitulé « Freaks and the Ideal of American Masculinity », plus tard repris sous le titre « Here Be Dragons », qui est le seul texte documentaire sur sa sexualité à lui. Il est fondé sur des associations libres entre sexe et androgynie, impérialisme américain et révolution industrielle, Boy George et Michael Jackson, le tout émaillé d’instantanés sur sa vie sexuelle dans les années 1940 à Times Square (« A l’époque il n’y avait pas de films classés X, mais
il y avait, pour ainsi dire, des publics classés X
8. ») et Greenwich Village (« J’ai très vite compris que mon existence ressemblait à la chute d’une blague salace
9. »). Le texte est douloureux mais fort.
La santé de Baldwin se dégradait ; il fumait, buvait beaucoup. Au printemps 1987, on découvrit qu’il avait un cancer de l’œsophage. On l’opéra, mais les résultats n’étaient guère encourageants, et il fut transporté à Saint-Paul-de-Vence où il passa les derniers mois de sa vie entouré de proches, dont son frère, David, son biographe, David Leeming, et son ancien amant, Lucien Happersberger, qui venait de mettre fin à son troisième mariage.
James Baldwin mourut chez lui, en France, puis son corps fut rapatrié à New York, où eut lieu une messe d’adieu, le 8 décembre, à St John the Divine, l’immense cathédrale inachevée qui s’élève entre Harlem et l’Upper West Side. Plusieurs personnes prirent la parole, notamment Maya Angelou, Toni Morrison et Amiri Baraka, dont les éloges funèbres furent publiés par la New York Times Book Review. Tous célébraient l’écrivain noir, aucun l’écrivain gay. Le New York Times ne mentionna son homosexualité que pour dire qu’on lui avait reproché d’en parler trop ouvertement dans son œuvre romanesque. La Chambre de Giovanni et Un autre pays, ses meilleurs romans, étaient à peiné cités, on se souvenait surtout de l’essayiste. La « dégayisation » de James Baldwin avait commencé.
Robert Ferro envoya une lettre au New York Times pour dire qu’il déplorait ce silence : « Rien, ou presque, n’a été dit sur sa contribution importante dans ce domaine. Sans doute n’est-ce pas très surprenant, et sans doute est-ce à nous, gay, de le revendiquer comme champion, à l’image de ce qu’ont fait les Noirs. En tant qu’homme et en tant qu’écrivain, Baldwin était noir et gay : c’est ce mélange qui lui a permis de trouver sa voix, sa force et sa couronne. »
Depuis, le monde littéraire continue à minimiser, ou ignorer, la sexualité de l’écrivain, comme s’il était trop difficile de prendre en compte les deux aspects minoritaires de sa personnalité en même temps. Chacun sacrifie l’aspect qui le met mal à l’aise, et le portrait de Baldwin est toujours incomplet. L’écrivain est présenté comme
un auteur ayant beaucoup promis mais peu donné. On garde essentiellement le souvenir d’un superbe orateur et d’un exemple de l’échec du rêve américain – et non du grand romancier qu’il était.
A l’époque où il rédigea sa lettre, Robert Ferro souffrait du sida. Lui et son compagnon, Michael Grumley, moururent à l’été 1988, à dix semaines d’écart.