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Chroniques de deux ou trois villes
La vie et la culture gay avaient fini par se faire accepter bon an mal an au fil des treize années qui avaient suivi Stonewall. Soudain le sida apparut et l’homosexualité fut de nouveau diabolisée. Certains politiciens n’hésitaient pas à exploiter la maladie pour freiner les campagnes en faveur de la tolérance et de l’égalité. L’homosexualité n’était plus seulement une question d’ordre moral, mais une question de santé publique. William F. Buckley, l’éternel ennemi de Gore Vidal, osa même proposer que les personnes séropositives soient tatouées – si possible sur une partie intime, dans le dos ou sur les fesses. On lui opposa que les nazis tatouaient les prisonniers dans les camps, mais il insista, c’était une question purement pratique.
Une fenêtre avait été ouverte, qui pouvait facilement se refermer. Les années du sida étaient aussi les années Reagan. Heureusement, le silence des années 1950 et 1960 n’était plus de mise. La télévision avait retrouvé sa timidité d’antan face à l’homosexualité depuis qu’elle était devenue synonyme de maladie, mais des pièces et des livres continuaient à paraître, et de plus en plus.
Les romans de Barbary Lane avaient beau être des comédies, Maupin n’avait pas peur d’y inclure des faits bruts. Il avait fait revenir un couple de lesbiennes de Guyane juste à temps pour qu’elles échappent au massacre de Jonestown. Et quand le sida frappa, il fut le premier romancier établi à intégrer l’épidémie dans ses histoires. Il avait l’avantage d’avoir créé un monde en constante évolution, avec des personnages vulnérables et perméables au danger. Mais comment introduire un fléau meurtrier dans une pastorale comique sans en détruire l’état d’esprit et sans effrayer les lecteurs ?
C’est pourtant ce que fit Maupin dans son quatrième roman, Babycakes, qui parut en 1984. Les personnages, surtout les hétérosexuels, continuent de vivre normalement. Mary Ann Singleton, l’ingénue du Midwest, est journaliste à la télévision et mariée à Brian Hawkins, l’ancien libertin. Ils espèrent avoir un enfant. Anna Madrigal dispense toujours ses conseils et ses pétards. Michael Tolliver travaille pour une ligne téléphonique ouverte 24 heures sur 24, liée au sida. Il est plus calme, plus triste, mais identique à lui-même. Il plaisante parfois sur la maladie avant d’avouer qu’il souffre. Le roman progresse et nous découvrons qu’il manque un personnage, John Fielding, le médecin adorable qui avait une liaison épisodique avec Michael dans les trois premiers volumes. Michael a beau avoir rêvé de lui, l’auteur ne dit pas qu’il est mort du sida avant d’être arrivé au tiers du roman, au moment où Michael en parle avec Anna Madrigal. Michael va voir Mona en Angleterre et lui raconte tout. Le procédé narratif est ingénieux, subtil, très réaliste, et terrifiant sans en avoir l’air.
La vie suit son cours. Le roman suivant, D’un bord à l’autre, paraît trois ans plus tard, en 1987. Mary Ann poursuit sa brillante carrière à la télévision ; Brian et elle ont adopté une petite fille et emménagé dans un immeuble en face du 28, Barbary Lane, où vit toujours Michael. Ce dernier est séropositif, et vit en veillant de près à sa santé.
Dans la vraie vie, l’écrivain était lui aussi tombé amoureux. C’était en 1985, il avait rencontré un certain Terry Anderson à Atlanta, où il était venu donner une conférence, invité par la Gay Students Alliance de la Georgia State University. Terry Anderson était venu l’accueillir à l’aéroport. Il avait 25 ans, un visage enfantin, mignon, et les cheveux blonds. Il n’avait pas lu les romans de Maupin, mais il admirait le bréviaire gay que l’écrivain avait récemment publié dans The Advocate (« 1. Arrête d’implorer autrui pour être accepté… 3. Refuse de participer au mensonge… 5. Ne vends pas ton âme à la culture marchande gay…1 »). Les deux hommes accrochèrent tout de suite. « Nous étions immédiatement d’accord sur un tas de choses, dira Maupin, notamment sur les films et sur la question du refoulement, deux points extrêmement importants à mes yeux2. » A peine arrivés à l’hôtel, ils se précipitèrent au lit avant de se consacrer au programme du week-end. Maupin rentra à San Francisco ; il invita Anderson à venir un mois chez lui. Anderson accepta, et ne repartit jamais.
Six semaines après son arrivée, il découvrit qu’il était séropositif. Maupin, lui, était séronégatif. Vivre ensemble en étant « sérodiscordants » ? Ce serait difficile, mais ils préféraient prendre le risque. Anderson savait que son temps était compté et tous deux voulaient en profiter.
Maupin s’inspira largement de ces événements pour nourrir D’un bord à l’autre. Les amants accrochent moins vite dans le roman, chacun faisant semblant d’être froid et indifférent. Thack (abréviation de Thackeray) Sweeney est séronégatif, alors que Michael est séropositif. Mais Thack a autant de points communs avec l’auteur que Michael : il est originaire du Sud et de bonne famille, comme Maupin. Michael, lui, vient du Sud mais du système public, comme Terry Anderson. Ce dernier était pourtant beaucoup plus sûr de lui et plus téméraire que Michael.
Entre-temps ils s’étaient liés au comédien britannique Ian McKellen, qui avait fait un saut à San Francsico à l’occasion d’un tournage au Nouveau-Mexique. Un soir, Maupin et Anderson maugréaient contre les personnalités qui n’osaient pas sortir du placard. McKellen écoutait tranquillement, puis leur demanda : « Vous pensez que je devrais en sortir ? » « Oui », répondirent-ils avant de passer la soirée à lui expliquer pourquoi4. Peu après, dans un entretien qu’il accordait à Radio Four Britain, McKellen annonçait qu’il était gay. Maupin lui dédiera son roman suivant.
Bye Bye Barbary Lane parut en 1989. Maupin déclara que c’était le dernier volume de la série. Il redoutait que le public se lasse, comme souvent pour les séries télé. Il avait envie de passer à autre chose.
« Il pencha la tête en arrière et laissa le soleil sécher ses larmes. L’air sentait l’herbe fraîchement tondue, et ce qu’il voyait du ciel était presque absurdement bleu. Les oiseaux dans les arbres étaient aussi dodus et babillards que dans les dessins animés. »
La tension est telle que la dernière image apporte, non pas de la douceur, mais une certaine amertume, une note de colère.
Le roman, conclusion de la série, ne s’achève ni autour d’un lit de mort ni sur une confrontation spectaculaire, mais au fil de brèves rencontres bien vues et très réalistes. Mary Ann agit de façon simple, mais dure. Pour ne pas dévoiler la fin, je me contenterai de dire que son comportement est tout à fait humain et plausible, même si le petit monde de Barbary Lane est choqué. Et même si les lecteurs furent atterrés. Au fond, Mary Ann révèle sa vraie personnalité, et j’admire l’auteur d’avoir osé la montrer. Mary Ann est son personnage le plus audacieux : une fille attachante, auquel on s’identifie, qui évolue avec le temps et obtient ce qu’elle veut, transformée par la réussite. Maupin a transféré sur elle des sentiments et des désirs qui devaient l’effrayer chez lui. Il va même jusqu’à laisser entendre que nous, sympathiques lecteurs, pourrions agir de façon aussi peu glorieuse. Les lecteurs apprécient rarement qu’on leur tienne ce genre de propos.
Mary Ann est la face sombre du roman, l’héroïne irréprochable qui faute, expulsée du royaume d’Arcadie. Ou plutôt, une femme libre qui quitte le royaume.
Autre énigme aux yeux des lecteurs : Michael. Que va-t-il devenir ? Pour le moment il va bien, mais il faudra attendre 1989 pour que l’on mette au point un traitement contre le sida. Maupin a préféré laisser la question en suspens, même si à l’époque il n’y avait qu’une seule issue. Mais qui sait s’il n’avait pas une autre raison pour finir ainsi ? Il n’avait peut-être aucune envie de voir Michael mourir.
En vérité, Edmund White ne savait comment réagir face au sida. Personne n’avait la réponse. Les gens étaient sous le choc et jonglaient avec toutes sortes d’idées contradictoires sur le rôle de l’art. Paradoxalement, quand Edmund White écrivait de la fiction à propos du sida, il n’hésitait nullement à avoir recours à l’humour et au mélodrame.
Entre-temps il avait commencé à écrire La Tendresse sur la peau, la suite d’Un jeune Américain. Il avait décidé de revenir sur sa vie à travers une série de quatre romans autobiographiques, sans être sûr d’avoir le temps de mener son projet à terme.
La santé de Baldwin se dégradait ; il fumait, buvait beaucoup. Au printemps 1987, on découvrit qu’il avait un cancer de l’œsophage. On l’opéra, mais les résultats n’étaient guère encourageants, et il fut transporté à Saint-Paul-de-Vence où il passa les derniers mois de sa vie entouré de proches, dont son frère, David, son biographe, David Leeming, et son ancien amant, Lucien Happersberger, qui venait de mettre fin à son troisième mariage.
James Baldwin mourut chez lui, en France, puis son corps fut rapatrié à New York, où eut lieu une messe d’adieu, le 8 décembre, à St John the Divine, l’immense cathédrale inachevée qui s’élève entre Harlem et l’Upper West Side. Plusieurs personnes prirent la parole, notamment Maya Angelou, Toni Morrison et Amiri Baraka, dont les éloges funèbres furent publiés par la New York Times Book Review. Tous célébraient l’écrivain noir, aucun l’écrivain gay. Le New York Times ne mentionna son homosexualité que pour dire qu’on lui avait reproché d’en parler trop ouvertement dans son œuvre romanesque. La Chambre de Giovanni et Un autre pays, ses meilleurs romans, étaient à peiné cités, on se souvenait surtout de l’essayiste. La « dégayisation » de James Baldwin avait commencé.
Robert Ferro envoya une lettre au New York Times pour dire qu’il déplorait ce silence : « Rien, ou presque, n’a été dit sur sa contribution importante dans ce domaine. Sans doute n’est-ce pas très surprenant, et sans doute est-ce à nous, gay, de le revendiquer comme champion, à l’image de ce qu’ont fait les Noirs. En tant qu’homme et en tant qu’écrivain, Baldwin était noir et gay : c’est ce mélange qui lui a permis de trouver sa voix, sa force et sa couronne. »
Depuis, le monde littéraire continue à minimiser, ou ignorer, la sexualité de l’écrivain, comme s’il était trop difficile de prendre en compte les deux aspects minoritaires de sa personnalité en même temps. Chacun sacrifie l’aspect qui le met mal à l’aise, et le portrait de Baldwin est toujours incomplet. L’écrivain est présenté comme un auteur ayant beaucoup promis mais peu donné. On garde essentiellement le souvenir d’un superbe orateur et d’un exemple de l’échec du rêve américain – et non du grand romancier qu’il était.