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Rire dans le noir
« Riez et vous serez libres. »
Edmund White avait beau dire que l’humour était une valeur bourgeoise, Andrew Holleran avait beau dire que le sida avait tué la comédie, le rire était loin d’avoir déserté la communauté gay. Au contraire, c’était à la fois une échappatoire et une arme.
Charles Ludlam était un comique génial. C’était un jeune type chauve, petit, pas particulièrement beau, originaire du fin fond de Long Island, qui exploitait son imagination et son art du maquillage pour se travestir en une gamme ahurissante de divas ou de monstres. Il avait fait des études de théâtre à l’université d’Hofstra, à Long Island, mais il était venu travailler à New York, dans le Lower East Side, avec Ronald Tavel et d’autres acteurs et dramaturges d’avant-garde. Jusqu’au jour où il créa sa propre troupe, la Ridiculous Theatrical Company, avec son vieux copain de lycée, Christopher Scott. (Ce dernier était l’amant de Henry Geldzahler, qui avait un beau carnet d’adresses ; David Hockney les a peints tous deux dans un tableau célèbre.) La troupe, également appelée Theater of the Ridiculous, trouva finalement un toit sur Sheridan Square, au cœur de Greenwich Village, dans une immense cave qui avait été transformée en un théâtre magique appelé « Shrine of the Orient » dans les années 1920, avant d’abriter, dans les années 1930, le Café Society, la boîte de nuit où Billie Holliday chanta « Strange Fruit ». (« Le lieu est hanté par des super fantômes, dit Ludlam. Je sens qu’ils sont encore là2. ») C’est là qu’il créa une surprenante série de pièces : Conquest of the Universe or When Queens Collide ; dont le titre reprenait celui d’un film de science-fiction, When Worlds Collide, Der Ring Gott Farblonjet, version yiddish comique du Ring de Wagner, ou encore ses propres versions de Barbe-Bleue et La Dame aux camélias : Bluebeard et Camille. (« Au fond je suis la dame aux camélias de notre époque », dit-il un jour3.)
Ludlam adorait le théâtre, quel qu’il soit, mauvais, excellent, franchement nul, porno, destiné aux enfants… Le sien, fondé sur la parodie de films ou de pièces, exprimait une profonde sensibilité gay et était ponctuée de blagues gay, mais son humour et son inventivité étaient tels que quiconque ayant le goût de l’absurde pouvait apprécier. C’est ainsi qu’en 1978, Pauline Kael, grande critique de cinéma, expliquait le plaisir de ce théâtre parodique, « une hystérie pailletée qui consiste à exploiter les situations des vieux films jusqu’au bout de leur logique […] une vraie folie joyeuse et leste », en s’appuyant sur deux exemples, Carol Burnett et Charles Ludlam4.
Oui, le théâtre de Ludlam était un monde qui penchait évidemment du côté de l’art pour l’art, mais le comédien était un homme de son temps. En 1985, il justifiait son Salammbô, parodie de péplum, en disant que c’était sa façon à lui de réagir au sida. Ses athlètes musclés à moitié nus étaient un cadeau destiné au public gay (« Nous estimions que nous, les gay, nous avions la vie assez dure depuis deux ans. Nous avions besoin d’une petite récompense5) », mais comme la pièce se déroule dans l’antique Carthage, c’était aussi une occasion de réfléchir à des questions plus politiques, l’idée de dictature, par exemple, ou la place de la religion. L’avant-première avait eu lieu entre deux premières, celle de As Is et celle du Cœur normal.
« Librement inspiré » de Salammbô de Flaubert, sans doute le roman le plus absurde jamais écrit par un grand romancier, étrange mélange de prose grandiloquente et de mélodrame, le Salammbô de Charles Ludlam était un spectacle délirant, avec un décor extrêmement élaboré et un nombre inouï de comédiens, dont une grosse dame nue qui jouait le rôle d’un homme, et des colombes vivantes. Aujourd’hui encore, l’affiche de la pièce représente Ludlam dans le rôle de Salammbô, allongée sur un divan, telle une Elizabeth Taylor bien en chair, entourée de monsieurs-muscles enduits d’huile. Le public gay adorait ; le public hétérosexuel, lui, gardait ses distances, redoutant un goût trop gay. La pièce étant chère à produire, Ludlam réussit à la financer en reprenant sa parodie du mélodrame victorien The Mystery of Irma Vep, avec son compagnon Everett Quinton. Les deux comédiens interprétaient chacun quatre rôles – une vraie gageure, d’autant que Ludlam jouait dans les deux spectacles en alternance – et ne cessaient d’aller et venir en courant entre la scène et les coulisses pour se changer. (Il y avait dans Irma Vep une des scènes les plus drôles que j’aie jamais vues de ma vie : un soir de tempête, Ludlam s’installe devant la cheminée avec un livre ; il porte une liquette de nuit et de longues anglaises blondes qui ressemblent à des saucisses. Derrière lui, une grande main griffue frappe à la fenêtre. Il n’entend rien. La main continue à frapper. Le public rit. Ludlam est plongé dans son livre. La main frappe plus fort. Ludlam s’arrête de lire, prend une longue respiration… se lèche un doigt et tourne la page. Le public rit de plus belle. On sent le temps qui passe, c’est long… une éternité. Au moment où vous vous dites que ça ne peut plus durer, Ludlam entend un bruit et ouvre de grands yeux horrifiés. Le public devient fou. C’est gros comme une maison, mais c’est génial.)
Le talent de McCauley recèle des zones plus sombres (très bien mises en valeur dans l’histoire de sa famille intitulée « Let’s Say », publiée dans l’anthologie de Patrick Merla, Boys Like Us : Gay Men Tell their Coming Out Stories), mais l’écrivain présente toujours sa facette la plus rationnelle, la plus sensée et la plus drôle. L’Objet de mon affection fut un des plus grands succès de la littérature gay, qui dépassa largement les frontières. Quand les gens parlent d’un succès qui « dépasse les frontières » dans ce domaine, ils sous-entendent que le livre touche un public hétérosexuel. Les éditeurs et les critiques, eux, pensent que ces meilleures ventes signifient que le livre touche un public gay plus large, les lecteurs homosexuels qui n’aiment pas les livres « trop » gay. En réalité, l’histoire de l’amitié amoureuse de George et Nina eut un succès fou auprès des femmes hétérosexuelles, de jeunes célibataires qui rêvaient d’avoir un meilleur ami gay, fût-il imaginaire6. Armistead Maupin avait lui aussi un public qui dépassait les frontières, mais il avait dû se battre pour que son éditeur aille dans cette direction. En revanche, dans le cinéma et à la télévision, les producteurs avaient très vite repéré le filon. Les Chroniques de San Francisco étaient déjà sous option en 1979, peu après la sortie du premier volume, même s’il faudrait attendre des années avant que la série ne voie le jour sur PBS. C’était en 1993, et malgré son immense succès, la chaîne publique hésita à continuer de peur de ne pas avoir de nouvelles subventions de l’Etat. Quatre ans plus tard seulement, la deuxième série fut réalisée par la chaîne câblée Showtime.
Porté par le succès du Cœur normal, Kramer avait commencé à écrire du théâtre et était même revenu au roman. Mais l’art est difficile et la vie est courte. Le sida continuait à le hanter. Et il n’était pas le seul à être frustré de voir que si peu était fait. Au début de l’année 1987, on comptait 37 000 malades du sida aux Etats-Unis, et 16 000 morts7. La FDA (Food and Drug Administration) mettait un temps fou à donner son accord pour la mise en vente de nouveaux traitements. Le seul médicament disponible était l’azidothymidine, ou AZT, un antirétroviral actif qui coûtait cher et avait des effets secondaires toxiques.
Le Lavender Hill Mob était une nouvelle association de militants qui organisait des manifestations à New York et Atlanta, comme dans les années 1960, pour sensibiliser l’opinion publique et accélérer les choses. Le 10 mars 1987, un intervenant annula sa conférence au Lesbian and Gay Community Center de New York : Kramer fut invité à parler à sa place. Il accepta sur-le-champ.
Le centre était situé dans un ancien lycée de la Treizième Rue Ouest (en face de l’immeuble où Anaïs Nin avait présenté Gore Vidal à Truman Capote). La salle de réunion du rez-de-chaussée était une grande pièce un peu miteuse. Larry Kramer avait face à lui trois cents personnes assises sur des chaises pliantes. Il commença par demander aux gens assis sur sa gauche de se lever en les exhortant : « Au train où vont les choses, dans cinq ans, vous serez peut-être tous morts. Les deux tiers des gens de cette salle seront peut-être morts d’ici cinq ans. Je vous remercie, vous pouvez vous rasseoir. »8 Larry Kramer parlait vite et visait juste. Le temps passait, expliqua-t-il, et le GMHC et les autres associations luttant contre le sida n’étaient pas assez engagées. Il fallait s’organiser. Au passage il félicita le Lavender Hill Mob pour les actions qu’il menait à Atlanta.
Deux jours plus tard, une nouvelle réunion avait lieu au centre. Il y avait encore plus de monde, et c’est là que se forma la Aids Coalition to Unleash Power, plus connue sous le nom d’Act Up. Le premier objectif était de faire pression sur le gouvernement pour accélérer la mise en vente de nouveaux médicaments. Le but était précis, l’organisation était entièrement démocratique, et décidée à éviter les problèmes de bureaucratie qui avaient empoisonné le GMHC. La première action fut l’organisation d’une grande manifestation à Wall Street. Le Public Theater leur avait prêté une marionnette représentant le directeur de la FDA que les manifestants brandissaient. La circulation fut bloquée, dix-sept personnes furent arrêtées, dont Kramer, Petrelis et plusieurs membres du bureau du GMHC.
Act Up se développa et s’imposa très vite. L’association joua un rôle très important dans la guerre du sida et attira des milliers de jeunes gens, notamment ceux qui avaient des relations dans les médias, et d’excellents graphistes. L’affiche et le slogan « Silence = Mort » étaient placardés partout. Act Up organisa d’immenses manifestations contre les agences de santé fédérales et les grands groupes pharmaceutiques Bristol-Myers et Burroughs Wellcome. Les réunions du lundi soir attiraient une telle foule qu’elles finirent par avoir lieu de l’autre côté de la ville, dans la grande salle du Cooper Union, où Abraham Lincoln avait pris la parole jadis.
Un an après la manifestation de Wall Street, Larry Kramer quitta Act Up, comme il avait quitté le GMHC. Il jugeait que l’association était trop démocratique et avait un objectif trop ciblé. Il aurait voulu plus de structure. Plus tard, il revendiquera l’association comme étant son bébé, sa création ; plusieurs personnes se défendront  : son intervention avait servi de catalyseur, certes, mais il n’était pas l’unique fondateur. Difficile de savoir ce qui s’est passé exactement. David Feinberg s’est moqué de la tendance de Kramer à se retourner contre les siens dans une pochade où il imagine la situation à une époque postérieure au sida : « Larry Kramer monte une association destinée à s’attaquer au problème de santé le plus urgent auquel nous sommes confrontés depuis le sida : le DSBU (Deadly Sperm Build-Up)10. Trois mois plus tard il est chassé manu militari du conseil de direction, à sa propre demande. »
Quelles que soient les raisons de son départ, Larry Kramer se replongea dans le théâtre et reprit le manuscrit d’une comédie, Just Say No : A Play About a Farce, qui se déroule à Washington. Foppy Schwartz, le personnage principal, gay et confident de ces dames à la manière de Capote, est un monsieur Loyal qui permet de faire défiler une série de personnalités à peine déguisées, dont un maire refoulé (Ed Koch), une Première dame (Nancy Reagan), et le fils de celle-ci, danseur (Ron Reagan). L’intrigue est une histoire de cassette vidéo volée qui contiendrait le film d’une partouze à la Maison-Blanche ; une call-girl est assassinée ; le fils de la Première dame tombe amoureux d’un homme… Une servante noire s’adresse régulièrement au public en aparté : « Un pédé juif blanc de Georgetown vient d’étrangler un fidèle Schwartz qui parlait mal », annonce-t-elle ainsi11. Résumée par écrit, la pièce donne l’impression d’être bruyante, grossière et pas très drôle. Des amis qui l’ont vue en 1988 m’ont certifié qu’elle était vraiment comique.
La première eut lieu off-Broadway en octobre 1988, à la veille des élections présidentielles. Les comédiens étaient tous hors pair, en particulier Kathleen Chalfant qui jouait le rôle de Mrs Potentate, la vraie-fausse Nancy Reagan. Le spectacle attira du monde, en partie parce que le vice-président de Reagan, George Bush, l’emporta sur le candidat démocrate, Michael Dukakis, et les gens avaient besoin de se consoler. Les critiques, en revanche, furent unanimement mauvaises. Dans le New York Times, Mel Gussow comparait Kramer à Ludlam pour dire qu’il ne lui arrivait pas à la cheville, ajoutant qu’« après avoir écrit son texte et arrêté d’engager les hostilités, M. Kramer aurait mieux fait de remiser le tout dans le dernier tiroir de son bureau ».
Quoi qu’il en soit, Kramer se remit à son roman, désormais intitulé The American People, un mélange de fiction autobiographique, d’histoire et de roman historique. Mais le théâtre lui manquait et il décida de reprendre l’ébauche d’une pièce conçue comme un complément au Cœur normal, consacré au passé et à l’avenir de Ned Weeks. La pièce fut successivement appelée The Furniture of Home, The Tyranny of Blood, pour finalement devenir The Destiny of Me, titre emprunté au poème de Walt Whitman, « Hors du berceau balancé sans fin ».
Hospitalisé pour suivre un protocole expérimental de soins contre le sida, Ned Weeks se lance dans une longue conversation avec son moi plus jeune. L’auteur a intégré des passages coupés du Cœur normal et réfléchit à ce qui s’est passé depuis qu’il a quitté le GMHC. Les scènes avec son père, sa mère et son frère sont extrêmement fortes ; les reproches et les accusations sans fin des uns et des autres finissent par dégager une puissance impressionnante. L’histoire qui se déroule au jour le jour est moins convaincante : les manifestants protestant devant l’hôpital, le traitement expérimental qui échoue, Ned et les médecins qui se disputent, Ned qui balance des paquets de sang par terre, comme il balançait des sacs de provisions dans Le Cœur normal. Rien ne peut le sauver, ni la médecine, ni l’activisme, ni l’amour des autres. La pièce s’achève alors que Ned et son jeune moi entonnent une chanson d’amour, « Make Believe », extraite de la comédie musicale Showboat.
La première eut lieu en octobre 1992 au Lucille Lortel Theater, sur Christopher Street, dans une excellente mise en scène et avec une belle distribution. Piper Laurie jouait la mère, Peter Frechette, le frère, Jonathan Hadary, Ned, et l’incroyable John Cameron Mitchell interprétait le rôle du jeune Ned (des années avant qu’il ne joue dans Hedwig and the Angry Inch).
Peu avant la première, Kramer avait rencontré Gore Vidal à l’hôtel Plaza afin de l’interviewer pour un nouvel hebdomadaire gay, QW. Vidal était rentré aux Etats-Unis pour la sortie de En direct du Golgotha, un roman satirique, inégal, sur les débuts de la chrétienté et sur les médias modernes. La rencontre entre ces deux monologueurs hors pair pouvait difficilement bien se passer.
Epuisé par Kramer, l’auteur de Myra Breckinridge, homme éloquent et policé s’il en était, finit par se renfrogner et montrer son agacement. C’est une des rares occasions où le lecteur compatit réellement avec Gore Vidal.