Edmund White avait beau dire que l’humour était une valeur bourgeoise, Andrew Holleran avait beau dire que le sida avait tué la comédie, le rire était loin d’avoir déserté la communauté gay. Au contraire, c’était à la fois une échappatoire et une arme.
Charles Ludlam était un comique génial. C’était un jeune type chauve, petit, pas particulièrement beau, originaire du fin fond de Long Island, qui exploitait son imagination et son art du maquillage pour se travestir en une gamme ahurissante de divas ou de monstres. Il avait fait des études de théâtre à l’université d’Hofstra, à Long Island, mais il était venu travailler à New York, dans le Lower East Side, avec Ronald Tavel et d’autres acteurs et dramaturges d’avant-garde. Jusqu’au jour où il créa sa propre troupe, la Ridiculous Theatrical Company, avec son vieux copain de lycée, Christopher Scott. (Ce dernier était l’amant de Henry Geldzahler, qui avait un beau carnet d’adresses ; David Hockney les a peints tous deux dans un tableau célèbre.) La troupe, également appelée Theater of the Ridiculous, trouva finalement un toit sur Sheridan Square, au cœur de Greenwich Village, dans une immense cave qui avait été transformée en un théâtre magique appelé « Shrine of the Orient » dans les années 1920, avant d’abriter, dans les années 1930, le Café
Society, la boîte de nuit où Billie Holliday chanta « Strange Fruit ». (« Le lieu est hanté par des super fantômes, dit Ludlam. Je sens qu’ils sont encore là
2. ») C’est là qu’il créa une surprenante série de pièces :
Conquest of the Universe or When Queens Collide ; dont le titre reprenait celui d’un film de science-fiction,
When Worlds Collide,
Der Ring Gott Farblonjet, version yiddish comique du
Ring de Wagner, ou encore ses propres versions de
Barbe-Bleue et
La Dame aux camélias :
Bluebeard et
Camille. (« Au fond je suis la dame aux camélias de notre époque », dit-il un jour
3.)
Ludlam adorait le théâtre, quel qu’il soit, mauvais, excellent, franchement nul, porno, destiné aux enfants… Le sien, fondé sur la parodie de films ou de pièces, exprimait une profonde sensibilité gay et était ponctuée de blagues gay, mais son humour et son inventivité étaient tels que quiconque ayant le goût de l’absurde pouvait apprécier. C’est ainsi qu’en 1978, Pauline Kael, grande critique de cinéma, expliquait le plaisir de ce théâtre parodique, « une hystérie pailletée qui consiste à exploiter les situations des vieux films jusqu’au bout de leur logique […] une vraie folie joyeuse et leste », en s’appuyant sur deux exemples, Carol Burnett et Charles Ludlam
4.
Oui, le théâtre de Ludlam était un monde qui penchait évidemment du côté de l’art pour l’art, mais le comédien était un homme de son temps. En 1985, il justifiait son
Salammbô, parodie de péplum, en disant que c’était sa façon à lui de réagir au sida. Ses athlètes musclés à moitié nus étaient un cadeau destiné au public gay (« Nous estimions que nous, les gay, nous avions la vie assez dure depuis deux ans. Nous avions besoin d’une petite récompense
5) », mais comme la pièce se déroule dans l’antique Carthage, c’était aussi une occasion de réfléchir à des questions plus politiques, l’idée de dictature, par exemple, ou la place de la religion. L’avant-première avait eu lieu entre deux premières, celle de
As Is et celle du
Cœur normal.
« Librement inspiré » de
Salammbô de Flaubert, sans doute le roman le plus absurde jamais écrit par un grand romancier, étrange mélange de prose grandiloquente et de mélodrame, le
Salammbô de Charles Ludlam était un spectacle délirant, avec un décor
extrêmement élaboré et un nombre inouï de comédiens, dont une grosse dame nue qui jouait le rôle d’un homme, et des colombes vivantes. Aujourd’hui encore, l’affiche de la pièce représente Ludlam dans le rôle de Salammbô, allongée sur un divan, telle une Elizabeth Taylor bien en chair, entourée de monsieurs-muscles enduits d’huile. Le public gay adorait ; le public hétérosexuel, lui, gardait ses distances, redoutant un goût
trop gay. La pièce étant chère à produire, Ludlam réussit à la financer en reprenant sa parodie du mélodrame victorien
The Mystery of Irma Vep, avec son compagnon Everett Quinton. Les deux comédiens interprétaient chacun quatre rôles – une vraie gageure, d’autant que Ludlam jouait dans les deux spectacles en alternance – et ne cessaient d’aller et venir en courant entre la scène et les coulisses pour se changer. (Il y avait dans
Irma Vep une des scènes les plus drôles que j’aie jamais vues de ma vie : un soir de tempête, Ludlam s’installe devant la cheminée avec un livre ; il porte une liquette de nuit et de longues anglaises blondes qui ressemblent à des saucisses. Derrière lui, une grande main griffue frappe à la fenêtre. Il n’entend rien. La main continue à frapper. Le public rit. Ludlam est plongé dans son livre. La main frappe plus fort. Ludlam s’arrête de lire, prend une longue respiration… se lèche un doigt et tourne la page. Le public rit de plus belle. On sent le temps qui passe, c’est long… une éternité. Au moment où vous vous dites que ça ne peut plus durer, Ludlam entend un bruit et ouvre de grands yeux horrifiés. Le public devient fou. C’est gros comme une maison, mais c’est génial.)
Ludlam et Quinton ont continué à jouer Irma Vep après Salammbô, en alternance avec The Artificial Jungle, nouvelle création de Ludlam. Pendant ce temps-là, ce dernier jouait également pour le cinéma et la télévision, et trouva le temps de mettre en scène un opéra à Santa Fe.
En novembre 1986, il découvrit qu’il avait le sida. Il ne le dit qu’à une seule personne, Quinton, continuant à jouer et mettre en scène comme si de rien n’était. Il commença à travailler sur
Titus Andronicus pour l’édition du festival « Shakespeare in the Park » de l’été suivant. En mars 1987, il s’enferma un mois à cause d’un « rhume ». En avril, il fut transporté d’urgence à l’hôpital St Vincent ;
il ne pouvait plus respirer. Il y mourut le 28 mai 1987. Sa disparition fut annoncée en première page du
New York Times. Le journal rendait compte de son travail tout en disant qu’il était mort du sida. Une telle honnêteté était rare à l’époque. Il avait 44 ans.
Andrew Holleran rédigea un texte sur sa mort, concluant que le sida marquait la fin de la comédie drag et camp : il avait tort. Il y en eut d’autres. L’acteur/actrice/dramaturge Charles Busch avait déjà écrit et interprété Vampire Lesbians of Sodom, en 1984. La pièce avait été un succès, et elle fut suivie par Psycho Beach Party en 1987 (le titre original aurait dû être Gidget Goes Psychotic, mais le prénom Gidget, titre d’une série de romans « de jeune fille », était déjà déposé) et par The Lady in Question, parodie de film noir, en 1989. Le travail de Charles Busch tenait davantage de la culture « pop » que celui de Ludlam, mais il témoignait du même goût pour le travestissement et la parodie, de la même sensibilité à la poésie camp.
Il y a aussi John Epperson, qui a créé le personnage de Lypsinka, drag queen à la manière kabuki, fine, éthérée, qui ne possède pas sa propre voix mais s’exprime à travers des chansons préenregistrées et des extraits de vieux films. Epperson était d’une telle maigreur que lorsqu’il se déshabillait dans I Could Go on Lypsinking, plus d’un spectateur devait penser à ses amis squelettiques à l’hôpital, même si sur scène cette silhouette chantait allègrement contre la mort.
L’humour était une arme également présente dans le roman. Armistead Maupin avait commencé par la comédie en y intégrant peu à peu les chagrins et les tracas de la vie quotidienne. David Feinberg, lui, incarnait la veine du comique enragé : son roman Eighty-Sixed, publié en 1988, juxtaposait l’histoire de J. B. Rosenthal, arrogant narrateur, en 1980, avant le sida, et celle du même, en 1986, après le début de l’épidémie, vivant dans un monde d’écorchés vifs.
La dimension comique n’était pas de l’ordre du saupoudrage, au contraire, c’était un moyen de défense supplémentaire, l’art de manier un nouveau type de vocabulaire. Pour certains écrivains, en revanche, c’était un moyen de tourner le dos à la maladie, une façon réfléchie, intelligente, de faire diversion en montrant que la
vie continuait. Le roman le plus exemplaire de cette veine, et celui qui eut le plus de succès, est celui de Stephen McCauley,
L’Objet de mon affection.
Originaire des environs de Boston, Stephen McCauley avait fait ses études à l’université du Vermont puis emménagé à New York où il avait travaillé dans une agence de voyage et suivi des cours d’écriture à Columbia. C’est là qu’il avait commencé son premier roman, qu’il acheva à Boston. Publié en 1987, L’Objet de mon affection est un récit écrit à la première personne qui raconte la vie de George, gay, à Brooklyn, et de ses amis, hommes et femmes, gay et hétéros, dont, surtout, Nina. L’amitié amoureuse de George et Nina s’inscrit dans une longue tradition romanesque qui date de Petit déjeuner chez Tiffany, mais McCauley n’est jamais faussement timide ni mystérieux au sujet de George. Il évite de parler du sida, mais il n’évite jamais de nous émouvoir. George et Nina sont tous les deux aussi névrosés, et chacun se sert de cette amitié pour ne pas avoir à s’engager sérieusement avec quiconque ni à construire sa vie.
Le talent de McCauley recèle des zones plus sombres (très bien mises en valeur dans l’histoire de sa famille intitulée « Let’s Say », publiée dans l’anthologie de Patrick Merla,
Boys Like Us : Gay Men Tell their Coming Out Stories), mais l’écrivain présente toujours sa facette la plus rationnelle, la plus sensée et la plus drôle.
L’Objet de mon affection fut un des plus grands succès de la littérature gay, qui dépassa largement les frontières. Quand les gens parlent d’un succès qui « dépasse les frontières » dans ce domaine, ils sous-entendent que le livre touche un public hétérosexuel. Les éditeurs et les critiques, eux, pensent que ces meilleures ventes signifient que le livre touche un public gay plus large, les lecteurs homosexuels qui n’aiment pas les livres « trop » gay. En réalité, l’histoire de l’amitié amoureuse de George et Nina eut un succès fou auprès des femmes hétérosexuelles, de jeunes célibataires qui rêvaient d’avoir un meilleur ami gay, fût-il imaginaire
6. Armistead Maupin avait lui aussi un public qui dépassait les frontières, mais il avait dû se battre pour que son éditeur aille dans cette direction. En revanche, dans le cinéma et à la télévision, les producteurs avaient très vite repéré le filon. Les
Chroniques de San Francisco étaient déjà sous option en 1979, peu
après la sortie du premier volume, même s’il faudrait attendre des années avant que la série ne voie le jour sur PBS. C’était en 1993, et malgré son immense succès, la chaîne publique hésita à continuer de peur de ne pas avoir de nouvelles subventions de l’Etat. Quatre ans plus tard seulement, la deuxième série fut réalisée par la chaîne câblée Showtime.
L’Objet de mon affection était également sous option peu de temps après sa sortie, mais le film ne sortit sur les écrans qu’en 1988. Le scénario, écrit par Wendy Wasserstein, est très loin du roman : c’est l’histoire d’une jeune femme hétérosexuelle amoureuse d’un homme complètement gay – le livre est plus nuancé et plus compliqué. Cependant le roman et le film prouvaient qu’il existait un public pour ce type d’intrigue. Max Mutchnick, un des deux créateurs de la série télé Will et Grace, a beau ne jamais avoir mentionné le roman de McCauley, j’ai du mal à croire qu’il n’ait pas lu le livre ni vu le film. L’Objet de mon affection sortit sur les écrans en mars 1988 ; Will et Grace débuta six mois plus tard. La série fit un tabac et se prolongea le temps de huit saisons, touchant sûrement plus de spectateurs que la somme totale de lecteurs des livres cités ici même.
Autre exemple, Joe Keenan, un romancier qui fit lui-même le saut, abandonnant très vite le monde des livres pour rejoindre celui de la télévision. Après Le Mariage à la mode et Le Retour d’Elsa Champion, deux récits drôles et légers, l’auteur quitta New York pour aller travailler sur la série télévisée Frasier à Los Angeles. Il était parfait pour la télévision, et ses blagues sur le petit monde gay – qui mettaient l’accent sur le côté placard et sur les différences hétéro/homo – réservaient toujours des surprises et des rebondissements inattendus.
Du côté du théâtre, plusieurs dramaturges avaient choisi d’aborder la question du sida par la comédie.
Adam et les Experts, de Victor Bumbalo, est une comédie d’un noir absolu, racontant l’histoire absurde d’un homme gay confronté aux médecins. Autre pièce de Bumbalo,
What Are Tuesdays Like ? est une comédie dont le ton, plus doux, permet de faire passer le récit d’une année passée
dans la sale d’attente d’une clinique réservée aux victimes du sida. Le dramaturge Paul Rudnick, lui, avait eu l’audace d’intégrer dans
Jeffrey des éléments de music-hall pour rendre compte d’un monde moderne cul par-dessus tête, composé de groupes de soutien pour accros au sexe et de collecteurs de fonds pour le sida pleins d’enthousiasme. Même Larry Kramer s’essaya à la comédie – repassant d’abord par la case engagement.
Porté par le succès du
Cœur normal, Kramer avait commencé à écrire du théâtre et était même revenu au roman. Mais l’art est difficile et la vie est courte. Le sida continuait à le hanter. Et il n’était pas le seul à être frustré de voir que si peu était fait. Au début de l’année 1987, on comptait 37 000 malades du sida aux Etats-Unis, et 16 000 morts
7. La FDA (Food and Drug Administration) mettait un temps fou à donner son accord pour la mise en vente de nouveaux traitements. Le seul médicament disponible était l’azidothymidine, ou AZT, un antirétroviral actif qui coûtait cher et avait des effets secondaires toxiques.
Le Lavender Hill Mob était une nouvelle association de militants qui organisait des manifestations à New York et Atlanta, comme dans les années 1960, pour sensibiliser l’opinion publique et accélérer les choses. Le 10 mars 1987, un intervenant annula sa conférence au Lesbian and Gay Community Center de New York : Kramer fut invité à parler à sa place. Il accepta sur-le-champ.
Le centre était situé dans un ancien lycée de la Treizième Rue Ouest (en face de l’immeuble où Anaïs Nin avait présenté Gore Vidal à Truman Capote). La salle de réunion du rez-de-chaussée était une grande pièce un peu miteuse. Larry Kramer avait face à lui trois cents personnes assises sur des chaises pliantes. Il commença par demander aux gens assis sur sa gauche de se lever en les exhortant : « Au train où vont les choses, dans cinq ans, vous serez peut-être tous morts. Les deux tiers des gens de cette salle seront peut-être morts d’ici cinq ans. Je vous remercie, vous pouvez vous rasseoir. »
8 Larry Kramer parlait vite et visait juste. Le temps passait, expliqua-t-il, et le GMHC et les autres associations luttant contre le sida n’étaient pas assez engagées. Il fallait s’organiser. Au passage il félicita le Lavender Hill Mob pour les actions qu’il menait à Atlanta.
Ce soir-là, Michael Petrelis, membre de l’association, était dans la salle. A peine l’intervention de Kramer finie, il bondit de sa chaise en proposant d’organiser une manifestation publique à New York. Kramer était d’accord. « Il faut qu’on sensibilise la FDA, et vite. Ce qui veut dire actions concertées, piquets, arrestations. Vous avez honte d’être arrêtés ? Tant pis, il faut prendre le risque, je ne peux pas vous dire ce qui va se passer avant qu’on s’y mette
9. »
Deux jours plus tard, une nouvelle réunion avait lieu au centre. Il y avait encore plus de monde, et c’est là que se forma la Aids Coalition to Unleash Power, plus connue sous le nom d’Act Up. Le premier objectif était de faire pression sur le gouvernement pour accélérer la mise en vente de nouveaux médicaments. Le but était précis, l’organisation était entièrement démocratique, et décidée à éviter les problèmes de bureaucratie qui avaient empoisonné le GMHC. La première action fut l’organisation d’une grande manifestation à Wall Street. Le Public Theater leur avait prêté une marionnette représentant le directeur de la FDA que les manifestants brandissaient. La circulation fut bloquée, dix-sept personnes furent arrêtées, dont Kramer, Petrelis et plusieurs membres du bureau du GMHC.
Act Up se développa et s’imposa très vite. L’association joua un rôle très important dans la guerre du sida et attira des milliers de jeunes gens, notamment ceux qui avaient des relations dans les médias, et d’excellents graphistes. L’affiche et le slogan « Silence = Mort » étaient placardés partout. Act Up organisa d’immenses manifestations contre les agences de santé fédérales et les grands groupes pharmaceutiques Bristol-Myers et Burroughs Wellcome. Les réunions du lundi soir attiraient une telle foule qu’elles finirent par avoir lieu de l’autre côté de la ville, dans la grande salle du Cooper Union, où Abraham Lincoln avait pris la parole jadis.
Un an après la manifestation de Wall Street, Larry Kramer quitta Act Up, comme il avait quitté le GMHC. Il jugeait que l’association était trop démocratique et avait un objectif trop ciblé. Il aurait voulu plus de structure. Plus tard, il revendiquera l’association comme étant son bébé, sa création ; plusieurs personnes
se défendront : son intervention avait servi de catalyseur, certes, mais il n’était pas l’unique fondateur. Difficile de savoir ce qui s’est passé exactement. David Feinberg s’est moqué de la tendance de Kramer à se retourner contre les siens dans une pochade où il imagine la situation à une époque postérieure au sida : « Larry Kramer monte une association destinée à s’attaquer au problème de santé le plus urgent auquel nous sommes confrontés depuis le sida : le DSBU (Deadly Sperm Build-Up)
10. Trois mois plus tard il est chassé manu militari du conseil de direction, à sa propre demande. »
Quelles que soient les raisons de son départ, Larry Kramer se replongea dans le théâtre et reprit le manuscrit d’une comédie,
Just Say No : A Play About a Farce, qui se déroule à Washington. Foppy Schwartz, le personnage principal, gay et confident de ces dames à la manière de Capote, est un monsieur Loyal qui permet de faire défiler une série de personnalités à peine déguisées, dont un maire refoulé (Ed Koch), une Première dame (Nancy Reagan), et le fils de celle-ci, danseur (Ron Reagan). L’intrigue est une histoire de cassette vidéo volée qui contiendrait le film d’une partouze à la Maison-Blanche ; une call-girl est assassinée ; le fils de la Première dame tombe amoureux d’un homme… Une servante noire s’adresse régulièrement au public en aparté : « Un pédé juif blanc de Georgetown vient d’étrangler un fidèle Schwartz qui parlait mal », annonce-t-elle ainsi
11. Résumée par écrit, la pièce donne l’impression d’être bruyante, grossière et pas très drôle. Des amis qui l’ont vue en 1988 m’ont certifié qu’elle était vraiment comique.
La première eut lieu off-Broadway en octobre 1988, à la veille des élections présidentielles. Les comédiens étaient tous hors pair, en particulier Kathleen Chalfant qui jouait le rôle de Mrs Potentate, la vraie-fausse Nancy Reagan. Le spectacle attira du monde, en partie parce que le vice-président de Reagan, George Bush, l’emporta sur le candidat démocrate, Michael Dukakis, et les gens avaient besoin de se consoler. Les critiques, en revanche, furent unanimement mauvaises. Dans le
New York Times, Mel Gussow comparait Kramer à Ludlam pour dire qu’il ne lui arrivait pas à la cheville, ajoutant qu’« après avoir écrit son texte et arrêté d’engager les hostilités,
M. Kramer aurait mieux fait de remiser le tout dans le dernier tiroir de son bureau ».
Tous le monde pensait que Kramer était meilleur activiste que dramaturge. Son engagement comportait pourtant une grande part de mise en scène. Ce fut patent un an plus tard, au moment où St Martin’s Press fit paraître Reports from the Holocaust : The Making of an Aids Activist, un recueil de ses essais les plus polémiques. Kramer présentait chaque texte en expliquant dans quelles circonstances et pourquoi il avait été écrit. Si bien que ses longues tirades et ses diatribes semblaient moins gratuites, plus maîtrisées, plus proches de monologues qui seraient dits par un comédien nommé Larry Kramer. Le recueil permettait aussi de comprendre que l’écrivain essayait différentes voix, dont celle du prédicateur à la manière de Martin Luther King. Cela donnait une image de lui plus sensible, du moins pour ceux qui n’étaient pas trop las, ou ceux qui n’avaient pas été personnellement attaqués par lui.
A cette époque, Ed Koch n’était plus maire de New York mais c’était une personnalité importante : il fut nommé président honoraire du GMHC, ce qui en rendit fou plus d’un. Il déménagea alors au numéro 2 de la Cinquième Avenue, dans l’immeuble où vivait Kramer. La petite histoire veut que l’écrivain l’ait régulièrement pris à parti dans l’entrée, jusqu’au jour où Ed Koch brandit un mandat lui interdisant de s’adresser à lui. Kramer aurait trouvé un moyen de contourner l’interdiction en s’adressant à son chien dès qu’il savait que Koch pouvait l’entendre : « Molly, tu vois, c’est le monsieur qui a tué plein d’amis de papa. »
12Quoi qu’il en soit, Kramer se remit à son roman, désormais intitulé The American People, un mélange de fiction autobiographique, d’histoire et de roman historique. Mais le théâtre lui manquait et il décida de reprendre l’ébauche d’une pièce conçue comme un complément au Cœur normal, consacré au passé et à l’avenir de Ned Weeks. La pièce fut successivement appelée The Furniture of Home, The Tyranny of Blood, pour finalement devenir The Destiny of Me, titre emprunté au poème de Walt Whitman, « Hors du berceau balancé sans fin ».
Hospitalisé pour suivre un protocole expérimental de soins contre le sida, Ned Weeks se lance dans une longue conversation avec son moi plus jeune. L’auteur a intégré des passages coupés du Cœur normal et réfléchit à ce qui s’est passé depuis qu’il a quitté le GMHC. Les scènes avec son père, sa mère et son frère sont extrêmement fortes ; les reproches et les accusations sans fin des uns et des autres finissent par dégager une puissance impressionnante. L’histoire qui se déroule au jour le jour est moins convaincante : les manifestants protestant devant l’hôpital, le traitement expérimental qui échoue, Ned et les médecins qui se disputent, Ned qui balance des paquets de sang par terre, comme il balançait des sacs de provisions dans Le Cœur normal. Rien ne peut le sauver, ni la médecine, ni l’activisme, ni l’amour des autres. La pièce s’achève alors que Ned et son jeune moi entonnent une chanson d’amour, « Make Believe », extraite de la comédie musicale Showboat.
La première eut lieu en octobre 1992 au Lucille Lortel Theater, sur Christopher Street, dans une excellente mise en scène et avec une belle distribution. Piper Laurie jouait la mère, Peter Frechette, le frère, Jonathan Hadary, Ned, et l’incroyable John Cameron Mitchell interprétait le rôle du jeune Ned (des années avant qu’il ne joue dans Hedwig and the Angry Inch).
Peu avant la première, Kramer avait rencontré Gore Vidal à l’hôtel Plaza afin de l’interviewer pour un nouvel hebdomadaire gay, QW. Vidal était rentré aux Etats-Unis pour la sortie de En direct du Golgotha, un roman satirique, inégal, sur les débuts de la chrétienté et sur les médias modernes. La rencontre entre ces deux monologueurs hors pair pouvait difficilement bien se passer.
« Il est très gros », écrivait Kramer dans son introduction avant de se moquer de Vidal qui commandait un steak et de confier au lecteur : « Il a beau être un de mes héros, il est comme moi, manifestement très las […] je m’identifie complètement à lui. Qui l’a jamais écouté ? Quels torts sa colère a-t-elle servi à redresser ? » Tout se passe comme si Kramer s’entretenait avec lui-même. Ce qui ne l’empêche pas d’accuser Vidal de ne jamais parler du sida, de ne
jamais avoir dit qu’il était gay, et de ne pas avoir fait de Lincoln un personnage gay dans son
Lincoln, best-seller paru en 1984.
« LK : Des discussions ont cours dans les cercles d’histoire gay pour savoir si Lincoln a eu des relations gay.
GV : Je suis convaincu qu’il en a eu.
LK : Vous ne pensez pas que c’est important de l’écrire ?
GV : Si, mais, voyez-vous, ce n’est pas à cette partie de sa vie que je me suis intéressé…
LK : Mais qui d’autre que vous pouvait le dire ?
GV : Si j’avais écrit sur le jeune Lincoln, je l’aurais fait, mais je me suis concentré sur sa présidence, à l’époque de la guerre de Sécession.
LK : Sauf que moi, je voudrais que vous écriviez sur le jeune Lincoln ! Qui d’autre que Gore Vidal pourrait le faire ? Ce serait dix fois plus utile que de s’en prendre directement à la Constitution, de dire à ce putain de pays que leur président chéri était gay, ou du moins qu’il a eu une période gay dans sa vie. »
13Epuisé par Kramer, l’auteur de Myra Breckinridge, homme éloquent et policé s’il en était, finit par se renfrogner et montrer son agacement. C’est une des rares occasions où le lecteur compatit réellement avec Gore Vidal.