La nouvelle décennie ne semblait guère différente de la précédente, du moins au début. Les républicains occupaient toujours la Maison-Blanche. L’épidémie du sida sévissait, plus dure, plus ravageuse, mais plus familière et moins choquante alors qu’elle tuait de plus en plus d’Américains.
Il y avait toujours autant de romans et de pièces gay, mais rien d’assez fort pour atteindre un public plus large. Jusqu’au jour où naquit un jeune et brillant dramaturge, doué d’une imagination et d’une maîtrise de la langue remarquables, et animé par la volonté de tout embrasser : le monde gay, le monde hétérosexuel, l’engagement, la rage, la comédie, la fantasy, la religion. Il fut aussitôt remarqué, et, chose étrange, il le fut sur la scène de Broadway grâce à une pièce qui se jouait en deux parties et durait sept heures.
Tony Kushner était un homme d’une trentaine d’années, tendu, qui parlait vite, avec une crinière bouclée, des yeux vifs encadrés par toutes sortes de lunettes, et un grand corps qui semblait diminuer ou grossir suivant les stades de son travail – il avait tendance à boire excessivement quand il en était aux premières versions pour se mettre au régime une fois son texte achevé.
Il était né à New York en 1956, dans une famille de musiciens. Son père jouait de la clarinette, sa mère du basson
1. Il avait un frère cadet qui devint joueur de cor, et une sœur aînée, sourde, qui se fit peintre. La famille déménagea à Lake Charles, en Louisiane, une
petite ville de 60 000 habitants avec une communauté juive d’une centaine de familles, pour que le père reprenne une affaire familiale de bois. Ce fut une époque malheureuse. Les deux parents avaient abandonné leur carrière musicale à contrecœur. La mère de Kushner s’essaya à d’autres carrières artistiques, dont la comédie – son fils la vit jouer dans
Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller et dans une adaptation du
Journal d’Anne Frank –, quand elle apprit qu’elle avait un cancer. Elle fut bien soignée et s’en remit, mais elle était épuisée et abandonna définitivement la musique et le théâtre.
Le père de Kushner, se doutant que son fils avait des tendances homosexuelles, l’envoya chez un psy à l’âge de 16 ans dans l’espoir de le voir changer. « Je ne tiens pas à être le père de Tchaïkovski », lui dit-il. Son fils n’abandonnera jamais la psychanalyse qu’il jugeait d’un réel secours.
Tony Kushner fit ses études à Columbia, à New York, en se concentrant sur le Moyen Age, une époque très religieuse, décimée par les pestes, qui avait le goût des allégories et des prophètes. L’écriture le tentait mais il avait peur de ne pas être à la hauteur – son père pensait qu’il était vain de se consacrer à un art si ce n’était pas pour être parmi les meilleurs. A New York il se découvrit une passion pour le théâtre, allant voir toutes sortes de spectacles, dont L’Opéra de quat’ sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill, dans une mise en scène de Richard Foreman qu’il revit plusieurs fois. En 1984, il commença des études de mise en scène à l’université de New York, persuadé que la mise en scène était plus facile que l’écriture. Il se mit à écrire pour avoir des textes à mettre en scène.
Comme beaucoup de personnalités dans cet essai, Tony Kushner n’était pas particulièrement précoce. Il avait 21 ans quand il coucha pour la première fois avec un homme, Mark Bronnenberg, un camarade et comédien de sa troupe de théâtre. (Il dédiera la première partie d’
Angels in America à Mark Bronnenberg, « mon ancien amant, mon ami de toujours, mon refuge et mon homosexuel préféré »). Il se plongea dans la littérature gay et écrira plus tard des préfaces intelligentes, généreuses, aux
Garçons de la bande, au
Cœur normal et à des pièces de Charles Ludlam. Mais en 1994, quand le
Center Stage de Baltimore lui demanda qui étaient ses écrivains préférés, les seuls contemporains gay qu’il cita étaient Tennessee Williams, et Adrienne Rich et Thom Gunn, deux poètes
2.
La poésie a toujours été importante pour Kushner, stimulant son imagination et nourrissant son écriture. Lui-même en écrit, ainsi « The Second Month of Mourning »
3, composé après la mort de sa mère, victime d’une rechute de son cancer en 1991.
« Toi, ou
la perte de toi.
Quel type de choix
est-ce, maintenant ?
Toi, ou
la perte de toi.
Et si la pierre ne pouvait être déplacée ?
Et si plus jamais le flot libre de l’air ?
Et maintenant tu es la perte de toi. »
Il est difficile de ne pas penser au « Kaddish » que Ginsberg avait écrit après la mort de sa mère, même si les deux poèmes sont très différents.
Tony Kushner était alors très proche d’une femme de théâtre qui s’appelait Kimberly Flynn, avec qui il discutait de livres, de théâtre, du rapport entre art et engagement, et avec qui il vécut un temps. Le dramaturge a dit qu’Angels in America pouvait être interprétée comme une histoire intellectuelle de leur amitié, mais sa pièce comprend aussi une histoire sentimentale enfouie, non dite. Kimberly Flynn fut victime d’un accident de voiture à New York qui la laissa longtemps handicapée. Kushner ne voulait pas l’abandonner, mais il accepta un poste de directeur de théâtre à Saint Louis, dans le Missouri. Quelques années plus tard, il exploitera ces scrupules en dessinant le terrifiant portrait d’un homme gay abandonnant son compagnon malade.
Le premier succès de Tony Kushner fut une adaptation très libre de L’Illusion comique de Pierre Corneille, l’histoire d’un père qui va consulter un magicien pour savoir ce qui est arrivé à son fils disparu. Le magicien fait défiler devant lui des scènes de la vie de son fils, une succession d’aventures et d’histoires sentimentales qui s’achèvent par le meurtre du fils. Le père est au désespoir, quand soudain il apprend que son fils est comédien et que tout était du théâtre. Dans un ultime retournement à la fois amer et réaliste, le père renonce à aller voir son fils, rassuré de savoir qu’il va bien. (Kushner et son père ne s’étaient pas réconciliés à l’époque où la pièce fut écrite.)
La première œuvre originale de Kushner était une pièce folle et ambitieuse, Bright Room, qui se passait à Berlin à deux époques, pendant la montée au pouvoir d’Hitler et après la chute du Mur. En 1990, Zillah, Juive américaine, vit à Berlin dans un appartement qui, en 1933, abritait un cercle d’amis nazis dont la présence hante les lieux. La pièce se veut, entre autres, une réponse à Cabaret dans la mesure où la comédie musicale et le film (non pas les histoires originales d’Isherwood) pouvaient laisser penser qu’Hitler était arrivé au pouvoir parce que les gens batifolaient et dansaient dans les boîtes, incapables de comprendre ce qui se passait. Kushner, lui, met tout autre chose en scène : une poignée de gens de théâtre luttant contre la prise du pouvoir par Hitler. Une série de cartons affichent des titres à la manière de Brecht, des commentaires d’ordre historique et des résultats d’élection, pour montrer que la montée en puissance de la gauche terrifie la moyenne bourgeoisie qui se précipite dans les bras des nazis. Les opposants allemands sont réduits à l’impuissance – et le Diable apparaît à la fin du premier acte. Cette leçon d’histoire échappa à beaucoup de spectateurs lorsque la pièce fut créée en janvier 1991, la veille de la première guerre d’Irak. Les gens ne retinrent que les longs monologues angoissés de Zillah s’adressant au public.
« Le problème c’est que nous avons une norme pour ce qui est le mal, Hitler, l’holocauste – l’incarnation du mal absolu […] Tout le monde perd la tête dès qu’il s’agit d’exploiter cette norme, rien
n’est comparable, rien n’y ressemble – la norme est devenue intouchable et plus rien ne peut être qualifié de Mal avec un grand M […] Au hasard, un ancien comédien devenu président que je ne nommerai pas était assis tranquillement, j’insiste, tranquillement, il regardait des dizaines de milliers de personnes mourant d’un fléau et ne prenait même pas la peine de dire qu’il était affecté, encore moins d’essayer d’intervenir […] Pourquoi faudrait-il empiler un nombre magique de corps avant de toucher le jackpot et mériter la comparaison avec vous-savez-qui ? »
La réflexion est brillante et terrifiante : si Hitler est l’incarnation absolue du mal, la plupart des salauds ont l’air de gens bien. Ce n’est pas ce que comprit le critique de New York Times, Frank Rich. « Il y a fort à parier que si le monde n’était pas à la veille d’une guerre, commençait-il par écrire, Bright Room, nouvel opus dramatique bas de gamme sur un monde à la veille d’une guerre, n’aurait aucune valeur annonciatrice quant au théâtre le plus scandaleux de 1991. Une fois de plus, y aura-t-il jamais un bon moment pour une œuvre engagée banalisant le national-socialisme du troisième Reich en le mettant au même niveau que la “nationale sénilité” de l’ère Reagan ? » Les gens changent – même les critiques de théâtre – et dix ans plus tard, en 2002, au moment de la seconde guerre d’Irak, Frank Rich n’écrivait plus sur le théâtre mais sur la politique, et il était aussi dubitatif que Kushner vis-à-vis des deux présidents américains va-t’en-guerre.
Tony Kushner avait introduit dans Bright Room un personnage gay : Baz, un jeune homme dépressif qui travaille pour l’Institut de la sexualité humaine, qu’Isherwood avait lui aussi beaucoup fréquenté. Baz est parfaitement accepté par ses amis et sa sexualité passe inaperçue. Inversement, Angels in America, la pièce suivante de Kushner, proposera une majorité de personnages gay, et l’auteur fera la part belle à la question homosexuelle.
Angels in America était à l’origine, en 1988, une commande d’Oskar Eustis pour le théâtre Eureka de San Francisco. Le spectacle devait durer deux heures et comprendre cinq personnages
gay, dont un mormon, marié, et le tristement célèbre Roy Cohn, qui venait de mourir du sida. Quelques années plus tôt, Kushner avait fait un rêve dans lequel un ange apparaissait en fendant le plafond de la chambre d’un de ses amis malades. Le rêve lui avait inspiré un poème intitulé « Angels in America », qu’il avait mis de côté, mais dont il reprit le titre pour sa nouvelle pièce. Il ne savait pas encore très bien ce qu’il allait s’y passer ; il songea même à en faire une comédie musicale.
La pièce prenait forme à mesure qu’il écrivait et elle fut bientôt pourvue d’un long sous-titre,
Fantaisie gay sur des thèmes nationaux, écho au sous-titre de George Bernard Shaw,
La Maison des cœurs brisés, Fantaisie russe sur un thème à l’anglaise. Kushner était comme Shaw, il aimait le théâtre d’idées, mais il s’inspirait également de Bertolt Brecht, du Livre de Mormon, de Karl Marx et du
Magicien d’Oz. Mike Nichols le fera remarquer plus tard : « Chez un véritable artiste arrive un moment où il se sent absolument prêt, où le temps afflue en lui. Ça n’arrive qu’une fois. Sans qu’il en ait la moindre conscience. Il n’a rien prévu. Il était en train de faire ce qu’il avait à faire
4. »
Il est difficile de rendre compte du tissu d’intrigues qui compose Angels in America, mais il en est au moins une qui peut être résumée : le jour où Prior, gay, apprend qu’il a le sida, son amant, Louis, un intello de gauche, panique et le quitte. Louis se sent coupable et se lie à Joe, un homosexuel refoulé mormon, avocat, marié avec Harper, malheureuse et dépendante des médicaments. Joe est courtisé par Roy Cohn qui a lui aussi le sida, et qui voudrait que Joe s’engage. Hannah, la mère de Joe, mormone, monte à New York pour sauver le mariage de son fils. Belize, un infirmier noir, ami de Prior, le soigne. Comme si ces différentes histoires ne suffisaient pas, les personnages ont des visions et des rêves. Cohn rêve d’Ethel Rosenberg qu’il a condamnée à la chaise électrique. Harper rêve de Prior qu’elle n’a jamais vu. Et Prior voit des fantômes, puis un ange – un ange qui fend le plafond de sa chambre et lui promet de lui révéler Tout.
La pièce est ambitieuse : elle propose un large éventail de personnages dont chacun lutte pour se repentir de fautes morales en
s’engageant politiquement ou religieusement. Nous sommes dans un monde frappé par le sida, en proie à plus de démons encore. L’atmosphère millénariste rappelle celle du
Septième Sceau, qui se déroule aussi en temps de peste – l’auteur exploitait ici son savoir de médiéviste –, même si le contexte est très américain. Mark Twain ne qualifiait-il pas le Livre de Mormon de « chloroforme imprimé » ? Il y a dans
Angels in America un type de religiosité visionnaire propre à la culture américaine – William Blake et le livre des Révélations chez les cowboys et les Indiens. Et la rencontre de deux peuples élus, deux nations de migrants, les Mormons et les Juifs, qui se révèlent également et farouchement américains.
La dimension épique, qui pourrait être pesante, est compensée par le rythme de la pièce, une succession de scènes courtes et vives comme le feu, de monologues qui sont autant d’arias, une poésie de guingois et un comique insolite. Kushner adorait la sensibilité
camp, libératrice, qu’il avait découverte à New York grâce au théâtre de Charles Ludlam (à propos de qui il écrivait : « Il perçoit très bien la dimension ridicule du monde… mais attention ! Il voit à travers vous, il a repéré votre petit secret, celui dont vous espérez que personne ne l’a remarqué : que vous aussi vous êtes ridicule
5 »). Son usage de la comédie est toujours sérieux. C’est un comique de situation qui prend de court le spectateur et nourrit le débat. Ainsi Prior et Harper qui se rencontrent pour la première fois à travers son rêve à lui et son hallucination à elle, droguée par les médicaments.
« Harper : […] De même que je ne bois jamais. Je ne prends jamais de drogues.
Prior : Excepté le valium. Par petites poignées.
Harper : C’est terrible, je sais. Théoriquement, les mormons n’ont pas le droit de prendre quoi que ce soit. Je suis mormone.
Prior : Je suis homosexuel.
Harper : Oh ! Dans mon église, on ne croit pas à l’existence des homosexuels.
Prior : Dans mon église à moi, on ne croit pas à l’existence des mormons. »
Outre la comédie, la pièce est portée par le don de l’écrivain pour le fantastique. Angels in America échappe aux contraintes du réalisme pour nous transporter au paradis. Comme James Merrill dans le Livre d’Ephraïm, le dramaturge puise dans le monde des esprits pour enrichir son vocabulaire narratif et, comme lui, il joue sur la grammaire de l’échappée poétique. Chaque vision est le fruit de la douleur et du désir d’un personnage, et porteuse d’une vérité psychologique. Mais ces épisodes sont plus que des rêves, ils ont des échos plus vastes, plus mystérieux. Comme chez Merrill, souvent nous regrettons qu’ils ne soient pas vrais.
Kushner a aussi un don pour créer des personnages. Tous les rôles d’Angels in America sont bons, notamment l’un, si fort qu’il finit par emporter l’adhésion de tous : Roy Cohn, le scélérat, personnage shakespearien, laboratoire de paroles et d’idées, un de ces monstres inoubliables, un rêve de comédien. Roy Cohn parle, pense, argumente, intrigue sans cesse. C’est une fabuleuse langue de vipère et un égoïste impénitent qui n’hésite pas à se servir dans l’assiette des autres au restaurant. Il pense autant de mal de lui-même que d’autrui – il se méfie de Belize jusqu’à ce que celui-ci le qualifie de « youpin radin ». Kushner lui fournit de bonnes raisons pour agir en tous points, y compris lorsqu’il se renie. Ainsi lorsqu’il explique à son médecin les raisons pour lesquelles il ne saurait être qualifié d’homosexuel.
« Les homosexuels ne sont pas des hommes qui couchent avec d’autres hommes. Les homosexuels sont des hommes qui en quinze ans de procédure contre la municipalité n’ont même pas été capables d’obtenir la suppression de lois discriminatoires. Les homosexuels sont des hommes qui ne connaissent personne et que personne ne connaît. Qui n’ont aucun pouvoir. Zéro. Tu crois que je peux être ça, Henry ? »
Roy Cohn transforme les arguments post-structuralistes de Michel Foucault et autres en une parfaite rhétorique du mensonge.
Il s’oppose à un personnage de contre-scélérat, anti-traître plutôt qu’anti-héros : Louis, qui abandonne son ami malade. Louis est un
homme intelligent, qui se connaît, mais faible, tourmenté. Dont Tony Kushner a dit qu’il était celui qui lui ressemblait le plus, même si nous ne sommes pas obligés de le prendre au mot. Le dramaturge est plus dur avec Louis qu’avec les autres personnages, y compris Cohn, de même que Mart Crowley était plus dur avec son alter ego, Michael, dans
Les Garçons de la bande, ou Edmund White, sans merci face au sien dans
Un jeune Américain. Les écrivains gay sont souvent critiques envers eux-mêmes, durs vis-à-vis de leur double imaginaire, comme les femmes écrivains. Il m’arrive de regretter qu’ils ne soient pas plus indulgents, même si ce doute teinté d’amertume peut se muer en fructueuse connaissance de soi. (Je connais des lecteurs gay qui refusent l’idée que Louis abandonne Prior sous prétexte que jamais ils n’ont vu personne réagir aussi brutalement à l’époque de l’épidémie. Un de mes amis proches, qui a accompagné son compagnon malade jusqu’à la fin, m’a avoué qu’au contraire il était soulagé, comme si c’était une façon de reconnaître la difficulté qu’il y a à rester auprès d’un être aimé mourant.)
Après la mort de Cohn, Belize insiste pour que Louis dise le kaddish en son nom avant qu’ils ne lui volent sa dose d’AZT. La prière juive est à la fois une invocation à Dieu et un appel à la paix. (« Que celui qui établit la paix dans ses hauteurs l’établisse dans sa miséricorde parmi nous et sur tout Israël, et dites Amen. ») C’est une des scènes les plus fortes de la pièce. Louis, Juif entièrement assimilé, récite la prière en hébreu en pensant au fantôme d’Ethel Rosenberg. Aux yeux de Dieu, même les pires d’entre nous doivent être, non pas pardonnés, mais distingués, soignés, reconnus. Ethel Rosenberg clôt la prière en lançant en anglais : « Espèce de salopard », que Louis s’empresse de répéter.
Avant même que l’auteur ait fini de l’écrire, tout le monde parlait d’
Angels in America. Ma découverte à moi eut lieu en mai 1990, le jour où la première partie fut montée sous forme d’atelier au Mark Taper Forum de Los Angeles. Oskar Eustis avait quitté San Francisco en emportant le texte pour ce nouveau théâtre qu’il dirigeait. Mon compagnon connaissait une des actrices qui nous avait dit : « Ça devrait vous intéresser. » Nous ne savions pas très bien à
quoi nous attendre. A peine arrivés, quand nous avons vu le titre et le sous-titre alambiqué –
Angels in America : Une fantaisie gay sur des thèmes nationaux. Première partie : Le millénium approche – outre le fait qu’il ne s’agissait que de la première partie, nous avons failli renoncer. Nos amis comédiens nous avaient valu suffisamment de mauvais spectacles.
Peu après, au premier entracte, nous étions sous le choc, enivrés. Jamais nous n’avions connu un tel choc au théâtre. A la fin, nous étions encore plus enthousiastes. Il fallait absolument que le spectacle soit monté à New York, découvrir la deuxième partie et la fin de l’histoire…
La création mondiale de la première partie eut lieu en 1991 au Mark Taper Forum de Los Angeles. Puis il y eut Londres en janvier 1992. Partout on annonçait une pièce d’un genre inédit, incarnée par l’image de l’ange. Il fallut attendre 1993 pour que la première partie se joue à New York, dans une mise en scène de George Wolfe, avec Stephen Spinella dans le rôle de Prior, Joe Mantello, le futur réalisateur, dans celui de Louis, Ron Leibman dans celui de Roy Cohn, et Kathleen Chalfant (qui jouait Nancy Reagan dans Just Say No) qui jouait à la fois Hannah Pitt et Ethel Rosenberg. C’était au théâtre Walter Kerr, sur la Quarante-Huitième Rue Ouest – non pas off-Broadway, mais dans un théâtre de Broadway qui portait le nom d’un critique ayant révisé son point de vue enthousiaste sur Qui a peur de Virginia Woolf ? après avoir appris que l’auteur était homosexuel.
Frank Rich était toujours le critique de théâtre le plus important du
New York Times. Il vit plusieurs fois le spectacle, la première partie à Londres, puis les deux,
Le millénium approche et
Perestroïka au Mark Taper en novembre 1992, une semaine avant l’élection de Bill Clinton à la présidence. Le lendemain de la première partie à Broadway, il livra un papier dithyrambique, affirmant que c’était « la pièce américaine la plus extraordinaire depuis des années ». Suivit un concert d’éloges dans tous les grands journaux et magazines américains. « La pièce américaine la plus ambitieuse de notre temps », écrivait Jack Kroll dans
Newsweek. « Une victoire pour le théâtre, affirmait John Lahr dans le
New Yorker, et pour le pouvoir
de métamorphose de l’imagination, capable de transformer la désolation en beauté. » La première partie de la pièce fut couronnée par le prix Pulitzer et par le Tony Award. (Dans son discours de remerciement, Tony Kushner déborda, bien sûr, sur le temps qui lui était imparti ; l’orchestre joua pour essayer de le faire taire. « Ça, c’est un orchestre qui fait peur », s’écria-t-il en éclatant de rire avant de poursuivre, exalté.) La seconde partie fut créée en même temps à Londres et à New York en novembre 1992. Les louanges étaient encore plus inouïes.
Variety y voyait « une œuvre monumentale »,
New York Newsday une œuvre « enjouée et profonde, pleine d’esprit et de compassion, une théâtralité extravagante et une profonde spiritualité », avec quelques touches d’un goût douteux.
La pièce était particulièrement exaltante, mais les gens ne savaient comment l’interpréter. Le dramaturge imagine une multitude de personnages et d’idées avec lesquels il jongle, comme un chef d’orchestre jongle avec les phrases musicales, ajoutant de nouvelles idées à mesure que progresse la pièce. Il n’est pas étonnant qu’il ait eu du mal à achever la seconde partie. A un moment il a même pensé rassembler tous les personnages au sommet de l’Empire State Building avant de déclencher une bombe nucléaire.
Angels in America est un tel laboratoire d’idées que non seulement les lecteurs en ont des interprétations divergentes, mais un seul et même lecteur y verra différentes significations suivant le temps. Telle est donc mon interprétation, du moins à l’heure où j’écris.
Je distinguerai deux fils thématiques. Le premier, très concret, est lié à la question suivante : à quelles obligations un individu est-il tenu vis-à-vis des autres ?
La question ne concerne pas seulement l’intrigue principale mais toutes les intrigues secondaires : Que doit Louis à Prior ? Que doit Joe à sa femme, Harper ? Que doit Joe à l’Eglise mormone ? Et ainsi de suite. Elle dépasse toutes les lignes de séparation, droite-gauche, homo-hétéro, croyant-agnostique. Chacun de nous agit suivant un équilibre délicat entre le moi et la famille, l’individu et la communauté, le désir intime et les attentes du groupe. Les homosexuels sont particulièrement obligés de rompre avec la pensée communautaire
de leur Eglise et celle de la société afin de construire leur vie. (C’est pourquoi beaucoup ont encore le roman d’Ayn Rand,
La Grève, sur leur table de chevet.) Mais la liberté qui permet à un homme d’être gay lui permet également d’abandonner son amant malade. Elle permet aussi à un mormon d’abandonner son Eglise et de jouer main dans la main avec Roy Cohn. Même l’ange s’exclame : « Je je je je ! » Roy Cohn incarne l’émancipation de soi, mais c’est loin d’être un bel idéal. Kushner ne cesse de passer d’un extrême à l’autre, entre soi et oubli de soi ; il ne propose pas de solution définitive car il n’y en a pas. Il offre ce qu’ailleurs il appelle « une vérité dialectiquement formée
6. » Nous sommes voués à passer notre vie à aller et venir entre ces deux absolus.
Le second thème, plus vaste, plus étrange, plus original et plus insaisissable, est celui de la prophétie. C’est le vrai moteur de la première partie, Le millénium approche, à la fin de laquelle Prior et le public se voient promettre une révélation qui sera la clé expliquant tout.
« L’Ange : Je te salue, Prophète !
Le Grand Œuvre commence :
Le Messager est arrrivé.
Noir. »
C’est un des baissers de rideau les plus forts jamais vus au théâtre.
La seconde partie, Perestroïka (qui signifie « reconstruction » en russe) s’ouvre avec un long monologue d’Aleksii Antedilluvianovich Prelapsarianov, le plus vieux bolchevique du monde, qui se plaint de voir que plus personne n’a de « théorie », car les gens qui ne sont pas portés par « une belle doctrine, une théorie aussi forte, aussi prestigieuse, aussi universelle », sont comme des serpents sans peau. Le public imagine que l’ange sera porteur d’un nouveau message pour Prior.
Mais à l’acte suivant, après une longue intervention de l’ange (« Ouvre-moi Prophète. Je je je je suis / le Livre ») et un orgasme céleste extatique, l’ange livre un message d’une brutalité sidérante : «
Arrêtez de bouger ! » Car l’agitation est vaine, seule la stase est
juste. Le mouvement c’est l’ennemi – ainsi l’immigration, source de problèmes. Le monde doit demeurer tel qu’il est. Lorsque Prior rapporte sa vision à Belize, celui-ci l’interprète comme un fantasme lié à Louis, l’homme disparu. Prior voudrait retrouver sa vie d’antan. Nous comprenons le sens du message et nous attendons de voir où il nous mènera.
Trois actes plus loin, Prior grimpe au Ciel. Il ne trouve pas Dieu – Dieu a fui –, mais il croise des petits dieux, des anges désemparés qui ne savent comment faire avancer le monde. Les anges proposent à Prior de lui offrir une identité éternelle, immuable. Prior comprend que l’absence de changement signifie la paralysie, et la paralysie, la mort. Le changement est la vie. Il répond :
« Je veux encore de la vie. Je prends tout. Oui. C’est comme ça.
J’ai vécu des moments très durs, et d’autres en vivent aussi, pires encore, mais… ils sont vivants, ils vivent malgré tout […]. Je veux vivre encore. »
Puis il se réveille, comme Dorothy Gale dans Le Magicien d’Oz, entouré d’amis : « J’ai fait un rêve incroyable. Vous étiez là, et vous… Tu étais là aussi. […] C’était à la fois affreux et merveilleux, je n’arrêtais pas de dire que je voulais rentrer chez moi. »
La première fois que j’ai vu Perestroïka, beaucoup de spectateurs ont ri quand ils ont reconnu les références au Magicien d’Oz. L’idée des anges au paradis est déstabilisante, les gens étaient soulagés de se retrouver en terrain familier, même s’ils ne savaient qu’en faire.
Comment interpréter cette fin, en effet ? Personnellement, j’y vois d’abord une histoire sans queue ni tête, et inversement, une parabole. Il n’existe pas de « théorie aussi forte, aussi prestigieuse, aussi universelle » qui serait un fil conducteur idéal ; l’Union soviétique nous a montré où cela menait. Au contraire, l’auteur ménage une impasse, un contre-dénouement délibéré.
La réponse consistant à dire qu’il n’y a pas de réponse déçoit souvent les gens. Pourquoi ? Elle est l’accord parfait vers lequel tend cette polyphonie de personnages, d’idées et d’intrigues. Et elle est liée à la « vérité dialectiquement formée » que je relevais plus haut.
Il n’y a pas de réponses simples et définitives. Une œuvre d’art n’a pas à fournir de réponses pour être accomplie. Elle est là pour nous stimuler et nous fournir un espace afin que nous nous interrogions à mesure que nous nous engageons avec les autres.
Angels in America fut un triomphe exceptionnel, couronné par les prix les plus prestigieux, ovationné par le public new-yorkais, et parti pour une longue tournée aux Etats-Unis. La pièce fut mise en scène partout, dans les lycées et les universités, suscitant des manifestations hostiles en Caroline du Nord et ailleurs. Elle fut également traduite et montée dans le monde entier, en Allemagne, en Espagne, au Japon, en Pologne… Dès le début il fut question de l’adapter au cinéma. Après plusieurs négociations avancées, dont un contrat avec Robert Altman, elle fut finalement adaptée pour la télévision en deux parties, sur HBO, en 2003. La réalisation était de Mike Nichols ; Al Pacino jouait le rôle de Roy Cohn et Meryl Streep reprenait celui de Kathleen Chalfant.
Le succès critique d’
Angels in America était-il la preuve que le monde des lettres avait jeté ses oripeaux de prude ? Je ne le crois pas, les vieux démons survivaient. Roger Shattuck, professeur de littérature française, éprouvait une telle répugnance vis-à-vis de l’homosexualité qu’il était incapable de voir ce qui se jouait sur scène. A ses yeux, la pièce « plaide en faveur de l’extinction des contraintes morales », et l’ange qui apparaît à la fin de la première partie est là pour bénir des personnages au comportement répréhensible
7. Il ne prit pas la peine d’aller voir la seconde partie. Lee Siegel, qui rendait compte de l’adaptation pour la télévision, affirmait qu’
Angels in America était « une pièce de seconde zone écrite par un dramaturge de seconde zone qui se trouve être gay, et parce qu’il a écrit une pièce sur l’homosexualité et sur le sida, personne – je dis bien personne – ne dira jamais qu’
Angels in America est un galimatias surfait, grossier, poseur et gorgé de formules. » Il n’avait sans doute pas lu le papier de Roger Shattuck ni celui des critiques gay. Le seul argument de Siegel est le fait que les personnages ne cessent de parler de leurs sentiments, de les analyser, de les décrire, tel un metteur en
scène face à ses comédiens, plutôt que de simplement les dire – c’est pourtant ainsi que les gens s’expriment aujourd’hui.
8La pièce ne plut pas à tous les critiques gay, en général pour de curieuses raisons, très personnelles. Leo Bersani, professeur de littérature française, lui aussi, et auteur d’un essai provocateur intitulé
Le rectum est-il une tombe ?, déclarait : « Le succès inouï de cette pièce trouble et prétentieuse est le signe que […] l’Amérique est prête, quoique angoissée, à voir et entendre parler des gay – du moment que nous la rassurons en lui montrant que nous sommes comme tout le monde, moralement sincères et, surtout chez Kushner, porteurs de sens, mais inoffensifs
9. » Il est assez étrange d’entendre déplorer la sincérité morale des gay, plus étrange encore quand il s’agit d’un professeur agrégé d’une soixantaine d’années qui peut difficilement passer pour un modèle d’anarchisme nihiliste. Leo Bersani a pourtant raison sur un point : le succès de la pièce devait beaucoup au portrait des personnages gay comme de gens moralement sérieux, ce que le public – en tout cas le public de théâtre – était enfin prêt à entendre.
Le détracteur de la pièce le plus inattendu fut Andrew Sullivan, jeune journaliste d’origine britannique, ouvertement gay, dans The New Republic. Sullivan n’était pas particulièrement féru de théâtre, mais il était obnubilé par la pièce. « Le mode de vie – et de mort – gay mérite certainement quelque chose de plus noble et de plus subtil que ça. » Sa critique était incohérente. Il commençait par regretter que la dimension comique de la pièce « ne dépasse jamais […] le niveau Neil Simon version West Village », ajoutant ensuite que c’était de « l’agit-prop politique » ne pouvant toucher que « la gauche radicale, d’où le prix Pulitzer qui l’a couronnée ». Laquelle est la plus ridicule ? L’idée d’une pièce d’un Neil Simon communiste, ou l’image du jury du prix Pulitzer tel un parterre de vieux marxistes ?
Tony Kushner répondra indirectement à Andrew Sullivan dans un texte consacré à la libération gay publié par
The Nation à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire des émeutes du Stonewall. Intitulée « A Socialism of the Skin (Liberation, Honey !) », cette réflexion intelligente, souvent drôle mais au fond sérieuse, est une
réponse à un article plus tardif de Sulllivan, intitulé « The Politics of Homosexuality »
10. Kushner y fait un aveu amusant, qui vient compléter la multiplicité de ses facettes : « A l’époque j’avais un gros faible pour Andrew, pourtant néo-conservateur, ou néo-gaucho (peu importe comment on les appelait à l’époque !). Je ne l’aurais jamais épousé mais il est tellement mignon ! Jusqu’au jour où il m’a traité de Neil Simon du West Village, par écrit, et mon faible a disparu. Ceci explique cela, et prouve qu’en dépit de ma blessure, je suis capable de la contrainte et de la raison auxquelles il en appelle au début de son article. » Kushner propose ensuite une analyse fondée et respectueuse de l’article de Sullivan. Selon celui-ci, les militants gay auraient tort de lier la question gay aux questions de race, de classe et de genre ; au contraire, elle devrait être envisagée indépendamment afin d’avoir un support plus large. Kushner pense que se concentrer sur cette seule question n’attirera pas plus de soutiens. Que toutes les minorités sont dans le même bateau. « Souffrir nous apprend à être solidaires, ou du moins devrait nous l’apprendre. » A l’époque, Kushner venait de s’opposer à un essai de Bruce Bawer, gay et conservateur, intitulé
A Place at the Table : « Bruce ne supporte pas de voir les gay devenir marrants, méchants, parlant des garçons avec affectation […] En outre il est, et je dis ça très poliment, un peu lent à la détente. Il a mis cinq ans à comprendre qu’un homosexuel ferait mieux de ne pas écrire de critiques de cinéma pour l’
American Spectator, magazine à l’homophobie pernicieuse. » Cependant il traitait Sullivan sur un pied d’égalité, respectant son point de vue et acceptant certains de ses arguments.
Le hasard fait bien les choses : Andrew Sullivan put lui répondre peu après, en face à face, sur le plateau télévision de l’émission de Charlie Rose.
L’époque bénie où les romanciers et les dramaturges étaient les fidèles invités des émissions de fin de soirée était révolue. Gore Vidal et Truman Capote avaient dû céder la place à Burt Reynolds, Charo et consort. PBS avait plus ou moins repris le flambeau, mais la chaîne invitait rarement des personnalités gay ou lesbiennes. L’émission de Charlie Rose était hebdomadaire et durait cinq heures, il fallait la nourrir, le journaliste invitait donc de temps
à autre une homme ou une femme gay. Il avait déjà invité Kushner, quand la pièce avait battu tous les records de nominations aux Tony Awards. Un an plus tard, le 24 juin 1994, il le réinvita, pour le vingt-cinquième anniversaire de Stonewall, avec un plateau exclusivement composé de personnalités gay.
Charlie Rose commença par donner la parole à Martin Duberman, historien, Jim Fouratt, militant, et Barbara Smith, éditrice, pour rappeler les événements du Stonewall. Puis ce fut le tour de Kushner, Donna Minkowitz, journaliste du Village Voice, et les deux personnes que Kushner venaient de prendre à partie, Andrew Sullivan et Bruce Bawer. Le genre de confrontation qui paraît formidable sur papier mais se révèle très souvent vaine en réalité.
Charlie Rose annonça que la discussion, houleuse, avait commencé dans les coulisses. Suivit alors un spectacle déconcertant, une querelle de chapelle déplorable. Fallait-il considérer la question des droits des homosexuels comme indépendante, ou au contraire comme une partie des droits de l’homme ? Etait-ce une question de culture ou de politique, de droite ou de gauche ? Charlie Rose ne mentionna pas une fois l’article que Kushner venait d’écrire dans
The Nation, alors que beaucoup des arguments de Sullivan étaient une réponse à cet article. Bruce Bawer, que son costume cravate faisait malheureusement ressembler à Roy Cohn, ne cessait de déplorer « une certaine politique de gauche », « le programme qui penche vers la gauche » et « une poignée de gauchistes ». Sullivan coupait la parole à tout le monde avec un sourire énigmatique aux lèvres. Kushner faisait souvent la grimace en entendant ce qui se disait – impossible de glisser la moindre note d’humour et de légèreté. Donna Minkowitz, elle, gardait son calme, faisant çà et là quelques remarques pertinentes sur le mythe des homosexuels fortunés et la différence entre l’identité lesbienne et l’identité masculine gay. Tous les quatre parlaient souvent en même temps, telle une volée d’oiseaux. Charlie Rose était dépassé. Lui qui est connu pour interrompre ses invités se contentait d’écouter, le menton dans la main. La dernière partie de l’émission fut moins chaotique : c’était un entretien en tête à tête avec le comédien Ian McKellen
venu à New York pour son one-man show,
A Knight Out, et pour défiler à l’occasion de l’anniversaire de Stonewall.
Ce fut une heure de télévision particulièrement animée. Charlie Rose ou un autre aurait pu chercher à renouveler l’expérience. Hélas, plus personne ne prit le risque, à ma connaissance en tout cas. C’était l’exception prouvant la règle. Quiconque s’intéressait à la question gay dépendait de la presse et des livres.
Donna Minkowitz continua à écrire des articles intelligents pour le
Village Voice et pour
Out, un nouveau mensuel. Bruce Bawer partit s’installer aux Pays-Bas, puis en Norvège, deux pays dont la culture l’attirait, se faisant un nouveau nom en attaquant systématiquement les Européens de gauche, jugés trop tolérants vis-à-vis des immigrés musulmans. Andrew Sullivan quitta
The New Republic après avoir annoncé qu’il avait le sida, mais il continua à écrire sur les problématiques gay en inaugurant l’usage du blog. Au cours des mois précédant la diffusion d’
Angels in America sur HBO, il reprit la bataille et publia de nombreux articles sur son blog, qualifiant la pièce de « charabia gaucho prétentieux », raillant les chiffres (4,2 millions de spectateurs « seulement »), citant le moindre papier négatif, sans jamais justifier les raisons de son acharnement
11.
Tony Kushner a plutôt bien vécu son succès. Son père a fini par reconnaître qu’il était fier d’avoir un fils comparable à Tchaïkovski, et lui-même recommença à écrire, tout en sachant que ce serait difficile. En 1994, il publia une suite d’
Angels intitulée
Slaves ! consacrée à l’histoire de l’Union soviétique, reprenant certaines idées de
Perestroïka. Puis il se lança dans un nouveau drame épique,
Henry Box Brown or The Mirror of Slavery, qui raconte la tournée d’une troupe de théâtre afro-américaine en Angleterre pendant la guerre de Sécession. Il mit de côté la pièce pour aller suivre un atelier de théâtre à Londres, et en 2000, il commença un roman à thèse, semi-autobiographique, intitulé
The Intelligent Homosexual’s Guide to Capitalism and Socialism with a Key to the Scriptures12 – dont le titre était un nouveau clin d’œil à G. B. Shaw, auteur d’un
Guide de la femme intelligente en présence du socialisme et du capitalisme. Il ne
finit jamais le roman, mais dix ans plus tard il en reprendra le titre pour une pièce qui raconte l’histoire d’une famille dysfonctionelle de Brooklyn, une
Maison des cœurs brisés de la gauche américaine. Tony Kushner n’a rien écrit de gay entre
Angels in America et
The Intelligent Homosexual’s Guide… Je me trompe peut-être, mais il me semble que son écriture en a souffert. Sa pièce
Homebody/Kaboul et son opéra
Caroline, or Change offrent de vrais moments de bonheur, mais ni l’une ni l’autre ne dégagent la tension ni la luminosité d’
Angels.
Tony Kushner est un luftmensch, un homme d’idées, un penseur, doué pour l’abstraction, qui n’est jamais aussi bon au théâtre que lorsqu’il exploite le corps gay. Il écrit bien entendu sur toutes les espèces de corps, mais le corps gay est celui qui lui permet de se scinder au mieux pour faire se confronter ses diverses facettes. Il met également en valeur sa nature poétique, sa sensualité, et nourrit son sens de l’humour. Quand il puise dans sa sexualité, il est comme Antée reprenant des forces chaque fois qu’il effleure le sol. Sinon c’est un pur esprit, un grand horloger, comme le disait son écrivain préféré, Herman Melville, au sujet de Dieu.
En écrivant sur les homosexuels, il écrit finalement sur tous. J’ai beau penser que le silence vaut parfois mieux pour les écrivain gay (Albee, par exemple), je ne le pense pas pour Kushner. En faisant fi de son moi gay, il fait fi de beaucoup de sa personnalité. En le libérant, il l’exprime pleinement. L’exemple le plus beau est l’épilogue d’Angels.
Prior est revenu de son rêve de paradis, prêt à mourir, mais il survit. Quatre ans après ce rêve, en 1990, il retrouve ses amis à Central Park autour de la fontaine Bethesda. (La survie de Prior est plus vraisemblable aujourd’hui que lorsque quand la pièce fut créée.) Il s’adresse au public en évoquant ses amis et la vie de ces amis. Et achève en s’exprimant en tant qu’homosexuel :
« Nous ne mourrons plus dans un secret honteux. Le monde va sans cesse de l’avant. Nous serons des citoyens à part entière. Le temps est venu. »
Puis il poursuit, incluant davantage le public.
« Et maintenant au revoir.
Tous vous êtes formidables, tous et un par un.
Je vous bénis. Et longue vie.
Le Grand Œuvre peut commencer. »
Exprimer son moi gay permet d’exprimer ses autres moi, notamment son moi universel, qui embrasse tout. Même si, comme le rappelle Prior, il n’y a pas de réponse définitive. Seule peut se poursuivre l’œuvre.