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Des anges en Amérique
La nouvelle décennie ne semblait guère différente de la précédente, du moins au début. Les républicains occupaient toujours la Maison-Blanche. L’épidémie du sida sévissait, plus dure, plus ravageuse, mais plus familière et moins choquante alors qu’elle tuait de plus en plus d’Américains.
Il y avait toujours autant de romans et de pièces gay, mais rien d’assez fort pour atteindre un public plus large. Jusqu’au jour où naquit un jeune et brillant dramaturge, doué d’une imagination et d’une maîtrise de la langue remarquables, et animé par la volonté de tout embrasser : le monde gay, le monde hétérosexuel, l’engagement, la rage, la comédie, la fantasy, la religion. Il fut aussitôt remarqué, et, chose étrange, il le fut sur la scène de Broadway grâce à une pièce qui se jouait en deux parties et durait sept heures.
Tony Kushner était un homme d’une trentaine d’années, tendu, qui parlait vite, avec une crinière bouclée, des yeux vifs encadrés par toutes sortes de lunettes, et un grand corps qui semblait diminuer ou grossir suivant les stades de son travail – il avait tendance à boire excessivement quand il en était aux premières versions pour se mettre au régime une fois son texte achevé.
La poésie a toujours été importante pour Kushner, stimulant son imagination et nourrissant son écriture. Lui-même en écrit, ainsi « The Second Month of Mourning »3, composé après la mort de sa mère, victime d’une rechute de son cancer en 1991.
« Toi, ou
la perte de toi.
Quel type de choix
est-ce, maintenant ?
Toi, ou
la perte de toi.
Et si la pierre ne pouvait être déplacée ?
Et si plus jamais le flot libre de l’air ?
Et maintenant tu es la perte de toi. »
Il est difficile de ne pas penser au « Kaddish » que Ginsberg avait écrit après la mort de sa mère, même si les deux poèmes sont très différents.
Tony Kushner était alors très proche d’une femme de théâtre qui s’appelait Kimberly Flynn, avec qui il discutait de livres, de théâtre, du rapport entre art et engagement, et avec qui il vécut un temps. Le dramaturge a dit qu’Angels in America pouvait être interprétée comme une histoire intellectuelle de leur amitié, mais sa pièce comprend aussi une histoire sentimentale enfouie, non dite. Kimberly Flynn fut victime d’un accident de voiture à New York qui la laissa longtemps handicapée. Kushner ne voulait pas l’abandonner, mais il accepta un poste de directeur de théâtre à Saint Louis, dans le Missouri. Quelques années plus tard, il exploitera ces scrupules en dessinant le terrifiant portrait d’un homme gay abandonnant son compagnon malade.
Le premier succès de Tony Kushner fut une adaptation très libre de L’Illusion comique de Pierre Corneille, l’histoire d’un père qui va consulter un magicien pour savoir ce qui est arrivé à son fils disparu. Le magicien fait défiler devant lui des scènes de la vie de son fils, une succession d’aventures et d’histoires sentimentales qui s’achèvent par le meurtre du fils. Le père est au désespoir, quand soudain il apprend que son fils est comédien et que tout était du théâtre. Dans un ultime retournement à la fois amer et réaliste, le père renonce à aller voir son fils, rassuré de savoir qu’il va bien. (Kushner et son père ne s’étaient pas réconciliés à l’époque où la pièce fut écrite.)
La première œuvre originale de Kushner était une pièce folle et ambitieuse, Bright Room, qui se passait à Berlin à deux époques, pendant la montée au pouvoir d’Hitler et après la chute du Mur. En 1990, Zillah, Juive américaine, vit à Berlin dans un appartement qui, en 1933, abritait un cercle d’amis nazis dont la présence hante les lieux. La pièce se veut, entre autres, une réponse à Cabaret dans la mesure où la comédie musicale et le film (non pas les histoires originales d’Isherwood) pouvaient laisser penser qu’Hitler était arrivé au pouvoir parce que les gens batifolaient et dansaient dans les boîtes, incapables de comprendre ce qui se passait. Kushner, lui, met tout autre chose en scène : une poignée de gens de théâtre luttant contre la prise du pouvoir par Hitler. Une série de cartons affichent des titres à la manière de Brecht, des commentaires d’ordre historique et des résultats d’élection, pour montrer que la montée en puissance de la gauche terrifie la moyenne bourgeoisie qui se précipite dans les bras des nazis. Les opposants allemands sont réduits à l’impuissance – et le Diable apparaît à la fin du premier acte. Cette leçon d’histoire échappa à beaucoup de spectateurs lorsque la pièce fut créée en janvier 1991, la veille de la première guerre d’Irak. Les gens ne retinrent que les longs monologues angoissés de Zillah s’adressant au public.
Il est difficile de rendre compte du tissu d’intrigues qui compose Angels in America, mais il en est au moins une qui peut être résumée : le jour où Prior, gay, apprend qu’il a le sida, son amant, Louis, un intello de gauche, panique et le quitte. Louis se sent coupable et se lie à Joe, un homosexuel refoulé mormon, avocat, marié avec Harper, malheureuse et dépendante des médicaments. Joe est courtisé par Roy Cohn qui a lui aussi le sida, et qui voudrait que Joe s’engage. Hannah, la mère de Joe, mormone, monte à New York pour sauver le mariage de son fils. Belize, un infirmier noir, ami de Prior, le soigne. Comme si ces différentes histoires ne suffisaient pas, les personnages ont des visions et des rêves. Cohn rêve d’Ethel Rosenberg qu’il a condamnée à la chaise électrique. Harper rêve de Prior qu’elle n’a jamais vu. Et Prior voit des fantômes, puis un ange – un ange qui fend le plafond de sa chambre et lui promet de lui révéler Tout.
« Harper : […] De même que je ne bois jamais. Je ne prends jamais de drogues.
Prior : Excepté le valium. Par petites poignées.
Harper : C’est terrible, je sais. Théoriquement, les mormons n’ont pas le droit de prendre quoi que ce soit. Je suis mormone.
Prior : Je suis homosexuel.
Harper : Oh ! Dans mon église, on ne croit pas à l’existence des homosexuels.
Prior : Dans mon église à moi, on ne croit pas à l’existence des mormons. »
Outre la comédie, la pièce est portée par le don de l’écrivain pour le fantastique. Angels in America échappe aux contraintes du réalisme pour nous transporter au paradis. Comme James Merrill dans le Livre d’Ephraïm, le dramaturge puise dans le monde des esprits pour enrichir son vocabulaire narratif et, comme lui, il joue sur la grammaire de l’échappée poétique. Chaque vision est le fruit de la douleur et du désir d’un personnage, et porteuse d’une vérité psychologique. Mais ces épisodes sont plus que des rêves, ils ont des échos plus vastes, plus mystérieux. Comme chez Merrill, souvent nous regrettons qu’ils ne soient pas vrais.
Kushner a aussi un don pour créer des personnages. Tous les rôles d’Angels in America sont bons, notamment l’un, si fort qu’il finit par emporter l’adhésion de tous : Roy Cohn, le scélérat, personnage shakespearien, laboratoire de paroles et d’idées, un de ces monstres inoubliables, un rêve de comédien. Roy Cohn parle, pense, argumente, intrigue sans cesse. C’est une fabuleuse langue de vipère et un égoïste impénitent qui n’hésite pas à se servir dans l’assiette des autres au restaurant. Il pense autant de mal de lui-même que d’autrui – il se méfie de Belize jusqu’à ce que celui-ci le qualifie de « youpin radin ». Kushner lui fournit de bonnes raisons pour agir en tous points, y compris lorsqu’il se renie. Ainsi lorsqu’il explique à son médecin les raisons pour lesquelles il ne saurait être qualifié d’homosexuel.
« Les homosexuels ne sont pas des hommes qui couchent avec d’autres hommes. Les homosexuels sont des hommes qui en quinze ans de procédure contre la municipalité n’ont même pas été capables d’obtenir la suppression de lois discriminatoires. Les homosexuels sont des hommes qui ne connaissent personne et que personne ne connaît. Qui n’ont aucun pouvoir. Zéro. Tu crois que je peux être ça, Henry ? »
Roy Cohn transforme les arguments post-structuralistes de Michel Foucault et autres en une parfaite rhétorique du mensonge.
Frank Rich était toujours le critique de théâtre le plus important du New York Times. Il vit plusieurs fois le spectacle, la première partie à Londres, puis les deux, Le millénium approche et Perestroïka au Mark Taper en novembre 1992, une semaine avant l’élection de Bill Clinton à la présidence. Le lendemain de la première partie à Broadway, il livra un papier dithyrambique, affirmant que c’était « la pièce américaine la plus extraordinaire depuis des années ». Suivit un concert d’éloges dans tous les grands journaux et magazines américains. « La pièce américaine la plus ambitieuse de notre temps », écrivait Jack Kroll dans Newsweek. « Une victoire pour le théâtre, affirmait John Lahr dans le New Yorker, et pour le pouvoir de métamorphose de l’imagination, capable de transformer la désolation en beauté. » La première partie de la pièce fut couronnée par le prix Pulitzer et par le Tony Award. (Dans son discours de remerciement, Tony Kushner déborda, bien sûr, sur le temps qui lui était imparti ; l’orchestre joua pour essayer de le faire taire. « Ça, c’est un orchestre qui fait peur », s’écria-t-il en éclatant de rire avant de poursuivre, exalté.) La seconde partie fut créée en même temps à Londres et à New York en novembre 1992. Les louanges étaient encore plus inouïes. Variety y voyait « une œuvre monumentale », New York Newsday une œuvre « enjouée et profonde, pleine d’esprit et de compassion, une théâtralité extravagante et une profonde spiritualité », avec quelques touches d’un goût douteux.
Le second thème, plus vaste, plus étrange, plus original et plus insaisissable, est celui de la prophétie. C’est le vrai moteur de la première partie, Le millénium approche, à la fin de laquelle Prior et le public se voient promettre une révélation qui sera la clé expliquant tout.
« L’Ange : Je te salue, Prophète !
Le Grand Œuvre commence :
Le Messager est arrrivé.
Noir. »
C’est un des baissers de rideau les plus forts jamais vus au théâtre.
La seconde partie, Perestroïka (qui signifie « reconstruction » en russe) s’ouvre avec un long monologue d’Aleksii Antedilluvianovich Prelapsarianov, le plus vieux bolchevique du monde, qui se plaint de voir que plus personne n’a de « théorie », car les gens qui ne sont pas portés par « une belle doctrine, une théorie aussi forte, aussi prestigieuse, aussi universelle », sont comme des serpents sans peau. Le public imagine que l’ange sera porteur d’un nouveau message pour Prior.
Mais à l’acte suivant, après une longue intervention de l’ange (« Ouvre-moi Prophète. Je je je je suis / le Livre ») et un orgasme céleste extatique, l’ange livre un message d’une brutalité sidérante : « Arrêtez de bouger ! » Car l’agitation est vaine, seule la stase est juste. Le mouvement c’est l’ennemi – ainsi l’immigration, source de problèmes. Le monde doit demeurer tel qu’il est. Lorsque Prior rapporte sa vision à Belize, celui-ci l’interprète comme un fantasme lié à Louis, l’homme disparu. Prior voudrait retrouver sa vie d’antan. Nous comprenons le sens du message et nous attendons de voir où il nous mènera.
Le succès critique d’Angels in America était-il la preuve que le monde des lettres avait jeté ses oripeaux de prude ? Je ne le crois pas, les vieux démons survivaient. Roger Shattuck, professeur de littérature française, éprouvait une telle répugnance vis-à-vis de l’homosexualité qu’il était incapable de voir ce qui se jouait sur scène. A ses yeux, la pièce « plaide en faveur de l’extinction des contraintes morales », et l’ange qui apparaît à la fin de la première partie est là pour bénir des personnages au comportement répréhensible7. Il ne prit pas la peine d’aller voir la seconde partie. Lee Siegel, qui rendait compte de l’adaptation pour la télévision, affirmait qu’Angels in America était « une pièce de seconde zone écrite par un dramaturge de seconde zone qui se trouve être gay, et parce qu’il a écrit une pièce sur l’homosexualité et sur le sida, personne – je dis bien personne – ne dira jamais qu’Angels in America est un galimatias surfait, grossier, poseur et gorgé de formules. » Il n’avait sans doute pas lu le papier de Roger Shattuck ni celui des critiques gay. Le seul argument de Siegel est le fait que les personnages ne cessent de parler de leurs sentiments, de les analyser, de les décrire, tel un metteur en scène face à ses comédiens, plutôt que de simplement les dire – c’est pourtant ainsi que les gens s’expriment aujourd’hui.8
La pièce ne plut pas à tous les critiques gay, en général pour de curieuses raisons, très personnelles. Leo Bersani, professeur de littérature française, lui aussi, et auteur d’un essai provocateur intitulé Le rectum est-il une tombe ?, déclarait : « Le succès inouï de cette pièce trouble et prétentieuse est le signe que […] l’Amérique est prête, quoique angoissée, à voir et entendre parler des gay – du moment que nous la rassurons en lui montrant que nous sommes comme tout le monde, moralement sincères et, surtout chez Kushner, porteurs de sens, mais inoffensifs9. » Il est assez étrange d’entendre déplorer la sincérité morale des gay, plus étrange encore quand il s’agit d’un professeur agrégé d’une soixantaine d’années qui peut difficilement passer pour un modèle d’anarchisme nihiliste. Leo Bersani a pourtant raison sur un point : le succès de la pièce devait beaucoup au portrait des personnages gay comme de gens moralement sérieux, ce que le public – en tout cas le public de théâtre – était enfin prêt à entendre.
Le détracteur de la pièce le plus inattendu fut Andrew Sullivan, jeune journaliste d’origine britannique, ouvertement gay, dans The New Republic. Sullivan n’était pas particulièrement féru de théâtre, mais il était obnubilé par la pièce. « Le mode de vie – et de mort – gay mérite certainement quelque chose de plus noble et de plus subtil que ça. » Sa critique était incohérente. Il commençait par regretter que la dimension comique de la pièce « ne dépasse jamais […] le niveau Neil Simon version West Village », ajoutant ensuite que c’était de « l’agit-prop politique » ne pouvant toucher que « la gauche radicale, d’où le prix Pulitzer qui l’a couronnée ». Laquelle est la plus ridicule ? L’idée d’une pièce d’un Neil Simon communiste, ou l’image du jury du prix Pulitzer tel un parterre de vieux marxistes ?
Tony Kushner répondra indirectement à Andrew Sullivan dans un texte consacré à la libération gay publié par The Nation à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire des émeutes du Stonewall. Intitulée « A Socialism of the Skin (Liberation, Honey !) », cette réflexion intelligente, souvent drôle mais au fond sérieuse, est une réponse à un article plus tardif de Sulllivan, intitulé « The Politics of Homosexuality »10. Kushner y fait un aveu amusant, qui vient compléter la multiplicité de ses facettes : « A l’époque j’avais un gros faible pour Andrew, pourtant néo-conservateur, ou néo-gaucho (peu importe comment on les appelait à l’époque !). Je ne l’aurais jamais épousé mais il est tellement mignon ! Jusqu’au jour où il m’a traité de Neil Simon du West Village, par écrit, et mon faible a disparu. Ceci explique cela, et prouve qu’en dépit de ma blessure, je suis capable de la contrainte et de la raison auxquelles il en appelle au début de son article. » Kushner propose ensuite une analyse fondée et respectueuse de l’article de Sullivan. Selon celui-ci, les militants gay auraient tort de lier la question gay aux questions de race, de classe et de genre ; au contraire, elle devrait être envisagée indépendamment afin d’avoir un support plus large. Kushner pense que se concentrer sur cette seule question n’attirera pas plus de soutiens. Que toutes les minorités sont dans le même bateau. « Souffrir nous apprend à être solidaires, ou du moins devrait nous l’apprendre. » A l’époque, Kushner venait de s’opposer à un essai de Bruce Bawer, gay et conservateur, intitulé A Place at the Table : « Bruce ne supporte pas de voir les gay devenir marrants, méchants, parlant des garçons avec affectation […] En outre il est, et je dis ça très poliment, un peu lent à la détente. Il a mis cinq ans à comprendre qu’un homosexuel ferait mieux de ne pas écrire de critiques de cinéma pour l’American Spectator, magazine à l’homophobie pernicieuse. » Cependant il traitait Sullivan sur un pied d’égalité, respectant son point de vue et acceptant certains de ses arguments.
Le hasard fait bien les choses : Andrew Sullivan put lui répondre peu après, en face à face, sur le plateau télévision de l’émission de Charlie Rose.
L’époque bénie où les romanciers et les dramaturges étaient les fidèles invités des émissions de fin de soirée était révolue. Gore Vidal et Truman Capote avaient dû céder la place à Burt Reynolds, Charo et consort. PBS avait plus ou moins repris le flambeau, mais la chaîne invitait rarement des personnalités gay ou lesbiennes. L’émission de Charlie Rose était hebdomadaire et durait cinq heures, il fallait la nourrir, le journaliste invitait donc de temps à autre une homme ou une femme gay. Il avait déjà invité Kushner, quand la pièce avait battu tous les records de nominations aux Tony Awards. Un an plus tard, le 24 juin 1994, il le réinvita, pour le vingt-cinquième anniversaire de Stonewall, avec un plateau exclusivement composé de personnalités gay.
Charlie Rose annonça que la discussion, houleuse, avait commencé dans les coulisses. Suivit alors un spectacle déconcertant, une querelle de chapelle déplorable. Fallait-il considérer la question des droits des homosexuels comme indépendante, ou au contraire comme une partie des droits de l’homme ? Etait-ce une question de culture ou de politique, de droite ou de gauche ? Charlie Rose ne mentionna pas une fois l’article que Kushner venait d’écrire dans The Nation, alors que beaucoup des arguments de Sullivan étaient une réponse à cet article. Bruce Bawer, que son costume cravate faisait malheureusement ressembler à Roy Cohn, ne cessait de déplorer « une certaine politique de gauche », « le programme qui penche vers la gauche » et « une poignée de gauchistes ». Sullivan coupait la parole à tout le monde avec un sourire énigmatique aux lèvres. Kushner faisait souvent la grimace en entendant ce qui se disait – impossible de glisser la moindre note d’humour et de légèreté. Donna Minkowitz, elle, gardait son calme, faisant çà et là quelques remarques pertinentes sur le mythe des homosexuels fortunés et la différence entre l’identité lesbienne et l’identité masculine gay. Tous les quatre parlaient souvent en même temps, telle une volée d’oiseaux. Charlie Rose était dépassé. Lui qui est connu pour interrompre ses invités se contentait d’écouter, le menton dans la main. La dernière partie de l’émission fut moins chaotique : c’était un entretien en tête à tête avec le comédien Ian McKellen venu à New York pour son one-man show, A Knight Out, et pour défiler à l’occasion de l’anniversaire de Stonewall.
Tony Kushner a plutôt bien vécu son succès. Son père a fini par reconnaître qu’il était fier d’avoir un fils comparable à Tchaïkovski, et lui-même recommença à écrire, tout en sachant que ce serait difficile. En 1994, il publia une suite d’Angels intitulée Slaves ! consacrée à l’histoire de l’Union soviétique, reprenant certaines idées de Perestroïka. Puis il se lança dans un nouveau drame épique, Henry Box Brown or The Mirror of Slavery, qui raconte la tournée d’une troupe de théâtre afro-américaine en Angleterre pendant la guerre de Sécession. Il mit de côté la pièce pour aller suivre un atelier de théâtre à Londres, et en 2000, il commença un roman à thèse, semi-autobiographique, intitulé The Intelligent Homosexual’s Guide to Capitalism and Socialism with a Key to the Scriptures12 – dont le titre était un nouveau clin d’œil à G. B. Shaw, auteur d’un Guide de la femme intelligente en présence du socialisme et du capitalisme. Il ne finit jamais le roman, mais dix ans plus tard il en reprendra le titre pour une pièce qui raconte l’histoire d’une famille dysfonctionelle de Brooklyn, une Maison des cœurs brisés de la gauche américaine. Tony Kushner n’a rien écrit de gay entre Angels in America et The Intelligent Homosexual’s Guide… Je me trompe peut-être, mais il me semble que son écriture en a souffert. Sa pièce Homebody/Kaboul et son opéra Caroline, or Change offrent de vrais moments de bonheur, mais ni l’une ni l’autre ne dégagent la tension ni la luminosité d’Angels.
Puis il poursuit, incluant davantage le public.
« Et maintenant au revoir.
Tous vous êtes formidables, tous et un par un.
Je vous bénis. Et longue vie.
Le Grand Œuvre peut commencer. »
Exprimer son moi gay permet d’exprimer ses autres moi, notamment son moi universel, qui embrasse tout. Même si, comme le rappelle Prior, il n’y a pas de réponse définitive. Seule peut se poursuivre l’œuvre.