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Marée haute
Le retournement avait eu lieu quelques années plus tôt, alors que les campagnes de prévention commençaient à porter leurs fruits : le taux de contamination par le virus HIV diminuait. C’est en 1995 que le taux de mortalité du sida, 50 000 morts, fut le plus élevé aux Etats-Unis. Les inhibiteurs de protéase furent introduits en 1996. Andrew Sullivan consacra un long article aux nouveaux protocoles de soin, publié par le supplément dominical du New York Times, qui annonçait la fin de l’épidémie. La fin pour lui, certes, mais les traitements coûtaient chers et il fallait du temps pour que les gens moins fortunés, ayant difficilement accès aux soins, y aient droit. Le fait est qu’aux Etats-Unis le nombre de morts chuta de 37 000 en 1996 à 21 000 en 1997 et 18 000 en 1998.
C’était une bonne nouvelle, mais ce n’était pas la fin heureuse que les gens espéraient, la découverte du traitement miracle. C’était une évolution lente, comparable au retour de la lumière, un matin, un jour de pluie glacée. Le sida devenait peu à peu une maladie chronique, maîtrisée, mais sans solution définitive. En 2000, plus d’un demi-million d’Américains en étaient morts. On estime qu’entre trois quarts et trois cinquièmes de ces morts touchaient des hommes gay ou bisexuels. L’homosexualité est encore une telle honte que nous ne disposons d’aucun chiffre plus précis.
L’on vit alors de nombreux films gay, dont la majorité émanaient de producteurs indépendants. La montée en puissance du cinéma indépendant américain, aux budgets plus faibles, donnait la parole à tout le monde, gay et hétérosexuels, noirs et blancs, hommes et femmes. Il y eut de bons films : Un compagnon de longue date, d’après un scénario de Craig Lucas ; Ni dieux ni démons, adaptation de mon roman, Le Père de Frankenstein ; et Mysterious Skin, d’après le roman de Scott Heim. D’un autre côté, le partenariat entre les studios qui avaient beaucoup d’argent et la fiction gay demeurait problématique. Craig Lucas et un autre dramaturge gay, Douglas Carter Beane, furent appelés par Los Angeles après le succès de plusieurs de leurs pièces sur les planches de New York. Tous deux en gardent un mauvais souvenir, du moins à en juger par les histoires de personnages gay à Hollywood qu’ils écriront plus tard. The Dying Gaul, de Lucas, est une pièce amère et rageuse, l’histoire d’un écrivain gay, piégé, qui trahit ses principes et s’emporte à tel point qu’il est responsable de la mort accidentelle d’une femme et de deux enfants. L’accident est un peu artificiel (il implique une histoire de tueur), en revanche la rage de l’auteur est très plausible. Douglas Carter Beane était aussi furieux, mais il l’exprima différemment, dans une comédie joyeusement nihiliste et caustique, The Little Dog Laughed, où tout le monde se renie : un comédien, son agent, même le tapin qui tombe amoureux de lui – tous préférent le succès consensuel au vrai bonheur.
Le roman contient d’autres éléments autobiographiques : la relation de Maupin avec son père, le souvenir de sa mère, ses réflexions sur l’écriture, le sexe, l’engagement, la marijuana, le vieillessement… Mais l’aspect le plus directement autobiographique, le cœur du livre, est une histoire vraie, connue, la preuve que la réalité dépasse souvent la fiction.
C’était en 1991. Un certain Tony Johnson avait écrit une lettre d’admiration à Paul Monette, auteur d’un témoignage qui avait eu beaucoup de succès, Le Temps dérobé, Chronique du sida. Tony Johnson avait 13 ans, mais il avait attrapé le sida à cause d’un réseau de pédophiles organisé par ses parents. Il vivait désormais avec sa mère adoptive, Vicki Johnson, dans le New Jersey. Paul Monette vivait à Los Angeles, mais tous deux commencèrent à se parler au téléphone tous les soirs.
Tous les gens qui ont discuté avec Tony ont été impressionnés par son intelligence et sa force de caractère, malgré tout ce qu’il avait subi. Monette l’encouragea à écrire son histoire, ce qu’il fit, avant d’envoyer le manuscrit à David Groff, éditeur chez Crown, un des fondateurs du Publishing Triangle. David Groff fut séduit par le livre et décida de le publier contre une avance raisonnable de 5 000 dollars. Il envoya les épreuves à Maupin pour qu’il lui donne une citation. Maupin fut tellement impressionné qu’il prit contact avec Tony Johnson, et tous deux commencèrent à s’appeler régulièrement eux aussi.
Maupin signa un contrat pour un roman qui raconterait une amitié impliquant un garçon atteint du sida, mais il était incapable d’écrire un mot, ne sachant si Tony Johnson existait ou non. Le blocage dura trois ans, jusqu’au moment où il comprit que la clé de son histoire était justement ça, la frontière entre réalité et fiction, la narration comme une consolation. Il n’avait pas réellement honte d’avoir été dupe.
L’écrivain savait que son histoire était particulièrement noire et tenait un peu de la sorcellerie. Qui était donc cette femme mystérieuse qui exploitait le silence, la peur et l’incrédulité des gens, après des décennies de secrets sur la sexualité, suivies par des années de mensonges sur le sida ? Et pourquoi ? Pour l’argent ? Parce qu’elle était folle ? Pour s’amuser ? L’histoire met en jeu autre chose que la crédulité. Elle rappelle ce que G. K. Chesterton a écrit à propos de Dickens. Les gens sont souvent « roulés », ce qui n’est pas toujours une mauvaise chose. « Etre roulé et emporté n’importe où, c’est découvrir l’intérieur de toute chose. C’est l’hospitalité des circonstances […]. Le sceptique en est exclu4. »
Les histoires ont le pouvoir de nous transporter à l’intérieur d’une vie, quelle qu’elle soit.
Ainsi finissons-nous avec deux romans, Une voix dans la nuit et Les Heures, qui jouent sur les ressources (et les dangers) de l’art du récit, à l’image de la majorité des ouvrages que j’ai analysés dans cet essai, qui sont des histoires – et des poèmes, parce qu’un poème cache souvent une histoire.
Une histoire est un objet merveilleusement fuyant. Ce n’est pas un sermon ni une déclaration affirmant oui ou non. C’est un objet plus silencieux, presque secret. Qui raconte tout simplement une action, un drame, une vie, si bien qu’un lecteur sera emporté, un autre réticent, un troisième indifférent. Une histoire a le pouvoir d’échapper à la censure officielle (au moins dans certains pays), et à notre censure la plus intime (culpabilité, peur, honte). Enfin, une histoire a le pouvoir de nous projeter dans le corps d’un autre, de nous permettre d’éprouver des émotions que nous n’aurions jamais éprouvées, peine, joie, concupiscence, amour, de même que le sentiment d’être opprimé, ou oppresseur. Certaines histoires sont bonnes, d’autres mauvaises, les meilleures sont celles qui nous transportent dans un nouvel espace, vrai. A quoi bon retrouver de vieux supposés et des préjugés rances ?
Cet essai était une analyse des différents types de récits que les hommes gay se racontaient entre eux avant de les raconter à leurs proches et au monde entier. Nous avons commencé par ce qu’ils avaient le droit de dire, des histoires, prudentes, de perte et de destruction : Un garçon près de la rivière ou La Chambre de Giovanni, par exemple. L’idée de perte est une idée forte, qui permettait à beaucoup de lecteurs de trouver du sens et de l’espoir. Puis il a été question de libération, d’un feu de liberté, avec Howl ou, plus tard, de nombreux récits de coming-out, trop souvent négligés. Je l’ai déjà dit, je suis étonné de voir le peu d’écrivains qui exploitent ce fil narratif, aussi fort que l’histoire d’une conversion religieuse. Cependant il existe, de façon sous-jacente, dans la trilogue d’Edmund White, dans les chroniques de Maupin, même dans Angels in America. Nous avons également croisé des histoires d’amitiés amoureuses, entre un homosexuel et une femme hétérosexuelle, avec Petit déjeuner chez Tiffany, ou entre deux hommes, avec L’Ami de passage. Mais je n’oublie pas les simples récits, dépouvus de scrupules, vrais ou faux, qui se donnent pour ce qu’ils sont et échappent à la fois au jugement et au sensationnalisme. Les poèmes de Frank O’Hara en sont un exemple en poésie, mais il aura fallu attendre Un homme au singulier pour que ce nouveau type d’honnêteté puisse se déployer. C’est à partir de ce terrain-là que les écrivains gay bâtissent depuis : Edmund White, Stephen McCauley, Mark Doty, Paul Russell, moi-même et beaucoup d’autres. Le sida a été l’occasion d’imaginer de nouvelles intrigues, souvent terrifiantes, d’inscrire la littérature gay dans une tradition littéraire plus ancienne, liée à la mort, élégies et tragédies qui disent la peur et la peine. Les Heures et Une voix dans la nuit traduisent le double pouvoir de l’imagination, capable d’abuser comme de contenir et d’éloigner la mélancolie.