La révolution gay fut d’abord et avant tout une révolution littéraire.
Avant la Seconde Guerre mondiale, l’homosexualité était un vilain petit secret sur lequel on n’écrivait guère et dont on discutait rarement. Quand soudain, après la guerre, une poignée d’écrivains homosexuels audacieux décidèrent d’exploiter leur expérience personnelle dans leur œuvre. Au début ils étaient étonnamment ouverts, puis peu à peu, après avoir été attaqués par les critiques et les journalistes, ils devinrent plus circonspects. Mais ils furent suivis par de nouveaux écrivains qui allaient bâtir à partir de ce qu’ils avaient semé. Le monde changeait, ils pouvaient se permettre d’être plus francs, et leur franchise donnait lieu à plus de changement encore. Naquit alors une troisième génération qui se permit encore plus de libertés, jugeant que l’homosexualité était égale à l’hétérosexualité, ni plus ni moins.
Cet ouvrage est l’histoire de cinquante années d’une évolution façonnée par une course-relais entre romanciers, dramaturges et poètes – des hommes considérés à l’origine comme des hors-la-loi, aujourd’hui considérés comme des pionniers, voire des pères fondateurs. Des hommes dont les écrits ont cristallisé un bouleversement social aussi profond et inattendu que celui qui a été provoqué par le mouvement des droits civils ou le féminisme.
Commençons par des écrivains aussi éloignés que Gore Vidal, Allen Ginsberg et James Baldwin : chacun est une personnalité exceptionnelle, intelligente, éloquente, énergique, ambitieuse, opiniâtre
et courageuse. Ces hommes étaient souvent drôles et brillants. Ils n’étaient jamais ennuyeux. Ils pouvaient avoir le goût de la compétition, être combatifs, auto-destructeurs ou paumés. Leur vie n’est pas toujours exemplaire. Consacrer sa vie à l’écriture peut vous rendre fou (« Nous, poètes, dans notre jeunesse commençons dans la joie, écrivait William Wordsworth. Mais de là finit par naître le découragement et la folie »). Et raconter des histoires gay dans les années 1950 et 1960 (et plus tard), c’était se heurter à une réelle adversité. Non seulement il était difficile d’être publié ou joué, mais le succès était souvent synonyme d’attaques de la part du monde littéraire, de l’insulte la plus brutale à la condescendance la plus glaciale.
Ce livre est un recueil d’histoires de guerre et d’histoires d’amour. Il y sera souvent question de profondes amitiés entre écrivains. Et d’un large éventail de relations sexuelles et d’histoires sentimentales. Tous ces écrivains sont des personnalités passionnées et chacun exploite le désir à sa façon : ils sont froids et farouches, ou au contraire affectueux et vulnérables. Presque tous ont connu une vie de couple à un moment ou un autre, mais très peu ont été monogames. Les couples gay vivent souvent ouvertement ce que les couples hétérosexuels vivent en secret. Ou, pour reprendre les termes de l’historien Michael Bronski : « Les gay sont exactement comme les hétérosexuels. Sauf que les hétérosexuels mentent sur leur vraie nature. »
Ce livre propose une histoire des écrivains gay de sexe masculin, et non des écrivains lesbiennes. J’ai fini par me concentrer sur ce sujet à mon corps défendant, car il fallait que je simplifie une histoire déjà compliquée. En outre, la littérature lesbienne a sa propre dynamique et sa propre généalogie. Elle a besoin qu’un ou une historien(ne) s’y consacre.
Chose surprenante, l’histoire de ces hommes n’avait jamais été racontée dans sa continuité. Les critiques contemporains regrettent souvent que la littérature ne joue plus de rôle significatif dans la vie culturelle. Elle a pourtant joué un rôle majeur dans l’élaboration du mode de vie gay moderne. Autrefois, nos professeurs nous expliquaient qu’un artiste engagé était un mauvais artiste (« Tu ne commettras point de sociologie », écrivait W. H. Auden). J’ai tendance à penser le contraire, que l’art digne de ce nom est un terrain
d’expérimentation pour les changements sociaux à venir. Ernest Hemingway ne proposait-il pas un début d’explication quand il disait qu’un écrivain doit apprendre à reconnaître « ce qu’il sent vraiment plutôt que ce qu’il est censé sentir ou ce qu’on lui a appris à sentir
1 » ? C’est le but que tous les gay, pas seulement les écrivains, devraient se fixer afin de construire leur propre vie. Cet essai est consacré à plusieurs auteurs qui ont décidé d’écrire ce qu’ils sentaient vraiment, fût-ce au prix d’une vie plus difficile.
A présent quelques mots sur les mots : j’utilise parfois le terme « gay » pour caractériser des livres ou des personnes à une époque où le terme n’était pas très courant. Je le préfère à « inverti », « homo », « tapette », « pédé »… On pourra m’opposer qu’un homme qui se qualifiait de tapette en 1950 avait une identité différente de celui qui se qualifiait de
queer en 1995. Mais aujourd’hui les gay, quel que soit le nom qu’ils se donnent, occupent un champ très large de désirs, d’identités et de définitions de soi. Et les noms ne sont que des approximations
2.
Moi-même je suis d’abord romancier, et romancier gay, mais je me suis délibérément exclu de cette analyse. J’aurais eu du mal à parler de mes romans sans avoir l’air de faire mon propre éloge. Cependant mes livres jettent nécessairement une certaine ombre. Je ne prétends pas être entièrement objectif : les œuvres que j’admire sont souvent des œuvres qui m’ont influencé ou avec lesquelles je me sens des affinités.
Cet essai n’est pas une histoire littéraire définitive et exhaustive. Je n’ai pas pris en compte tous les écrivains de valeur ou d’importance. Je n’ai pas non plus voulu proposer un échantillon idéal d’écrivains qu’il faudrait absolument avoir lus. J’ai choisi d’écrire une histoire culturelle au sens large et de privilégier les auteurs qui m’ont permis de la raconter, ceux dont les récits sont les plus vivants.
Je me suis inspiré d’histoires de la littérature qui mêlent la critique, la biographie, l’histoire sociale, les révélations inattendues, et un point de vue affirmé. Mes références sont Patriotic Gore d’Edmund Wilson, Exile’s Return de Malcolm Cowley, et Great War and Modern Memory de Paul Fussell. Ces livres sont un plaisir à lire en soi, et ils me donnent toujours envie d’en lire ou relire une demi douzaine d’autres. J’espère que cet ouvrage produira le même effet sur ses lecteurs.