Introduction
La révolution gay fut d’abord et avant tout une révolution littéraire.
Avant la Seconde Guerre mondiale, l’homosexualité était un vilain petit secret sur lequel on n’écrivait guère et dont on discutait rarement. Quand soudain, après la guerre, une poignée d’écrivains homosexuels audacieux décidèrent d’exploiter leur expérience personnelle dans leur œuvre. Au début ils étaient étonnamment ouverts, puis peu à peu, après avoir été attaqués par les critiques et les journalistes, ils devinrent plus circonspects. Mais ils furent suivis par de nouveaux écrivains qui allaient bâtir à partir de ce qu’ils avaient semé. Le monde changeait, ils pouvaient se permettre d’être plus francs, et leur franchise donnait lieu à plus de changement encore. Naquit alors une troisième génération qui se permit encore plus de libertés, jugeant que l’homosexualité était égale à l’hétérosexualité, ni plus ni moins.
Cet ouvrage est l’histoire de cinquante années d’une évolution façonnée par une course-relais entre romanciers, dramaturges et poètes – des hommes considérés à l’origine comme des hors-la-loi, aujourd’hui considérés comme des pionniers, voire des pères fondateurs. Des hommes dont les écrits ont cristallisé un bouleversement social aussi profond et inattendu que celui qui a été provoqué par le mouvement des droits civils ou le féminisme.
A présent quelques mots sur les mots : j’utilise parfois le terme « gay » pour caractériser des livres ou des personnes à une époque où le terme n’était pas très courant. Je le préfère à « inverti », « homo », « tapette », « pédé »… On pourra m’opposer qu’un homme qui se qualifiait de tapette en 1950 avait une identité différente de celui qui se qualifiait de queer en 1995. Mais aujourd’hui les gay, quel que soit le nom qu’ils se donnent, occupent un champ très large de désirs, d’identités et de définitions de soi. Et les noms ne sont que des approximations2.
Moi-même je suis d’abord romancier, et romancier gay, mais je me suis délibérément exclu de cette analyse. J’aurais eu du mal à parler de mes romans sans avoir l’air de faire mon propre éloge. Cependant mes livres jettent nécessairement une certaine ombre. Je ne prétends pas être entièrement objectif : les œuvres que j’admire sont souvent des œuvres qui m’ont influencé ou avec lesquelles je me sens des affinités.
Cet essai n’est pas une histoire littéraire définitive et exhaustive. Je n’ai pas pris en compte tous les écrivains de valeur ou d’importance. Je n’ai pas non plus voulu proposer un échantillon idéal d’écrivains qu’il faudrait absolument avoir lus. J’ai choisi d’écrire une histoire culturelle au sens large et de privilégier les auteurs qui m’ont permis de la raconter, ceux dont les récits sont les plus vivants.
Je me suis inspiré d’histoires de la littérature qui mêlent la critique, la biographie, l’histoire sociale, les révélations inattendues, et un point de vue affirmé. Mes références sont Patriotic Gore d’Edmund Wilson, Exile’s Return de Malcolm Cowley, et Great War and Modern Memory de Paul Fussell. Ces livres sont un plaisir à lire en soi, et ils me donnent toujours envie d’en lire ou relire une demi douzaine d’autres. J’espère que cet ouvrage produira le même effet sur ses lecteurs.