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La grande invasion
« Aucun lieu n’est privé de Dieu ; il n’en est aucun qui ne soit en lui. »
Saint Hilaire de Poitiers,
La Trinité, 1, 6
Les religieux. Ils sont partout. Ils interviennent partout. Ils ont un avis sur tout. Ils exigent tout... des autres. Plus avisés que les politiques, plus inspirés que les intellectuels, plus volubiles que les experts, leurs recommandations, jadis brocardées, ignorées, ringardisées sont maintenant écoutées et lues avec dévotion comme s’il s’agissait d’articles de publications scientifiques. À chacune de leurs apparitions, même les animateurs les plus grinçants, les plus acides esquissent une génuflexion comme s’ils passaient devant l’autel.
Jadis champion de l’universalisme et de la laïcité, notre pays vit en vérité à l’heure d’une étrange défaite. D’une déchéance de la rationalité qui est moins la victoire d’une croyance sur une autre ou d’un camp sur un autre que la déroute générale du sens commun.
Réseaux sociaux, télévision, radios, journaux, colloques, en journée comme en soirée, c’est peu d’écrire que les religieux ont désormais voix au chapitre. Ils ont envahi notre quotidien et nous avons fini par accepter l’insupportable. L’insupportable ? C’est de voir l’exécutif se presser au Vatican pour une canonisation, des élus rompre le jeûne du ramadan et inaugurer des mosquées et des ministres porter kippa en se rendant à des manifestations du Crif. L’insupportable ? C’est de voir le ban et l’arrière-ban de la République regroupés sous les voûtes gothiques de Notre-Dame pour écouter sans broncher le sermon, sorti d’un discours de Christine Boutin, du cardinal André Vingt-Trois, l’esprit de Torquemada sans le souffle de Bossuet. Et tout cela sans que personne ne trouve à redire, comme s’il s’agissait de la chose la plus sensée et la plus naturelle du monde.
Parallèlement à cette invasion de l’espace public qui a chassé la raison au point que l’on puisse, aujourd’hui, sans se trouver ridicule, discuter d’un « ordre naturel », la liste des interdits s’allonge : ne pas se promener court vêtu, ne pas manger tel ou tel aliment, ne pas laver deux vaisselles dans le même évier, ne pas s’épiler les sourcils, ne pas fumer lors du jeûne ou ne pas s’asseoir à la terrasse d’un café, ne pas écouter de la musique, ne pas regarder ce film, ne pas assister à cette pièce de théâtre, ne pas visiter cette exposition, interdits considérés comme autant de crachats à la face de dieu, ne pas manquer de respect à la moindre manifestation de ce que Freud appelait le « délire collectif », ne pas faire du sport en ne se souciant que du sport, ne pas céder à la tentation des jeux vidéo, ne pas faire l’amour en ne se souciant que de faire l’amour, ne pas prendre de plaisir, surtout pas, et, bien évidemment, se garder de lire romans, essais, poésies qui ne se rapporteraient pas à ces vies vertueuses confites en dévotion... « Je suis l’homme d’un seul livre », pérorait Thomas d’Aquin. Voilà sans doute pourquoi nos trois monothéismes qui se sont baptisés « religions du Livre » – par antiphrase sans doute – sont celles qui ont le plus pratiqué l’autodafé1 et détruit les bibliothèques durant les siècles.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment avons-nous pu laisser se déverser à nouveau sans réagir ces flots de pensée magique ? Comment avons-nous accepté d’être ainsi réquisitionnés pour dialoguer avec les sectateurs de divinités qui se détestent cordialement et très humainement, trop humainement ? Mort de Dieu, disaient nos Anciens ? Imams, prêtres et rabbins sont, aujourd’hui, morts de rire, oui ! Il y a bien longtemps que la religion n’a pas été à ce point au-devant de la scène, revisitant notre passé, écrasant notre présent, empoisonnant notre futur.
Un de ses adversaires les plus farouches et donc les plus salubres, Nietzsche, écrivait : « Les idées qui mènent le monde arrivent sur des pattes de colombe2... » Tout doucement, sans faire de bruit, les paroles de « paix » se sont imposées tels de redoutables conquérants. En quatre décennies, les croyants dont on prophétisait, hier encore, l’irréfragable disparition, dont on dépeignait l’interminable agonie, occupent l’espace public ad nauseam et ils étouffent comme le lierre le débat contradictoire tant il est vrai que s’élever contre la vérité est compris comme le plus épouvantable des péchés.
Bardés de prescriptions, cuirassés de dogmes, hérissés de certitudes, les religieux ne connaissent aucune limite à leurs conseils, à leurs réprimandes et, de plus en plus, à leurs menaces. Fin de vie, famille, droit des femmes, mariage pour tous, vaccination, économie, écologie, croissance, terrorisme, climat et même laïcité, il est désormais devenu impossible d’échapper à un sujet – fût-ce la puberté des cigales au Portugal – qui ne soit pas coiffé par une de ses innombrables autorités spirituelles (Grand Précieux, Souverain pontife, Guide suprême, Grand Mufti...). Autant d’éminences que nos représentants, même les plus récalcitrants, doivent consulter tel jadis l’oracle de Delphes tant il est avéré qu’eux seuls savent lire dans les entrailles de la nation et y distinguer le bien du mal, la morale du péché, l’espérance du progrès.
« Écoutez-les ! » nous conseille-t-on, car il serait gravissime de heurter ce que l’on nomme joliment dans la novlangue d’une laïcité de complaisance : « leur sensibilité ».
Faut-il les écouter ? Chiche ! Commençons par Mère Teresa, devenue par la grâce de l’Église catholique sainte Teresa de Calcutta, expliquer, lorsqu’elle vint chercher son prix Nobel de la paix en 1979, à Oslo, dans son discours récipiendiaire, d’abord ceci : « Je suis sûre que cette récompense va conduire à un amour compréhensif entre les riches et les pauvres. » Ou encore : « Nous ne sommes pas là pour faire du travail social ! », mais aussi, devant ce parterre de personnalités mondiales qui ne broncheront pas, engoncées dans leurs habits en queue-de-pie et leurs formalismes : « L’avortement est la plus grande force de destruction de la paix aujourd’hui, par le meurtre d’innocents enfants, un meurtre commis directement par la mère elle-même. Que signifie de s’entretuer ainsi ? Même si les mères oublient leurs enfants tués, moi je n’oublierai pas ces millions d’enfants non nés parce que tués. Et personne ne parle d’eux. Pour moi, les pays qui légalisent l’avortement sont de pauvres nations. » Un raté ? Une erreur ? Écoutons le cardinal Giovanni Battista Re, préfet de la congrégation pour les évêques du Vatican, quand il prétend que « le viol est moins grave que l’avortement3 », pour justifier l’excommunication de la mère d’une Brésilienne de 9 ans ayant avorté à la suite d’un viol. Sami Abu-Yusuf, imam de Cologne, assène, lui, que les agressions sexuelles perpétrées dans sa ville sont dues au fait que « les femmes se parfument et sortent à moitié nues », jetant ainsi « de l’huile sur le feu4 ». Méditons les paroles de ce pasteur vedette pentecôtiste qui estime qu’il suffit de répandre « de l’huile sainte tous les 6 kilomètres » pour évangéliser le Costa-Rica. Réfléchissons aux analyses des évangélistes soutenant Ted Cruz, candidat « modéré » de l’establishment républicain aux primaires, qui présentaient les homosexuels comme « des cannibales ». Après tout, nous en sommes venus à un point d’incandescence où tout se discute, y compris le « féminisme islamique », pourvu que l’on trouve les bons débatteurs pour garantir l’audimat et crever le buzz.
Qui dira la séduction venimeuse de ces émissions où la parole la plus insensée doit être accueillie avec respect, empathie, esprit d’ouverture même quand on vous explique doctement que l’homosexualité est le cheval de Troie de l’Occident, une invention faite pour déstabiliser les cités et détruire le monde musulman comme le prétendit Houria Bouteldja, patronne des Indigènes de la république et invitée vedette de Frédéric Taddéi au temps de « Ce soir (ou jamais) ! » ?
Haine de l’autre, du déviant quand ils doivent composer ; volonté d’écraser l’infâme, d’écharper le mécréant quand ils sont en situation dominante... Oui, assurément, ces religieux sont des êtres sensibles, modérés dans leur réflexion et pondérés dans leurs propos. « Écoutez-les ! » Car certes, ils ont des principes (quoi de plus normal, ils sont authentiques et – à une époque où ce souci est considéré comme un exploit – ils font le job), mais ils souffrent surtout de devoir ramener sur le droit chemin pastoral les brebis égarées que nous sommes. Au fond, ils ont l’âme aussi délicate que ce curé de la région lyonnaise, coupable durant plus de vingt ans d’actes pédophiles sur des scouts, qui reconnaissait « éprouver une blessure profonde dans son cœur de prêtre » avant d’être chargé par sa hiérarchie d’enseigner le catéchisme à de jeunes enfants. Il est vrai que, depuis, le cardinal Barbarin nous a assuré avoir fait « son examen de conscience ». Nous sommes donc rassurés, messeigneurs.
Je me souviens
Autrefois, les religieux évitaient de nous mordre les mollets à chaque pas que nous faisions. Je parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent plus connaître. D’un temps où l’on se souciait peu de savoir si notre camarade de classe était d’une confession différente de la nôtre. À peine notait-on parfois quelques absences durant l’année scolaire ou des choix alimentaires à la cantine différents des nôtres, il n’est cependant même pas sûr qu’on les rattachait à la religion. Les vocables mêmes d’enfants chrétiens, d’enfants musulmans ou d’enfants juifs étaient pour nous absurdes : il s’agissait de la religion de nos parents ou de nos grands-parents, d’une affaire d’adultes dans laquelle nous n’avions pas à intervenir. Et cela tombait plutôt bien car nous ne souhaitions pas être sollicités. De même que nous étions trop jeunes pour avoir un avis sur la politique ou la marche du monde, nous étions bien trop jeunes pour avoir un avis sur cette question. On se moquait gentiment de ceux qui sortaient de la messe parce qu’ils brillaient comme des souliers neufs et devaient suivre leurs parents tête baissée, tel un troupeau d’oies se dandinant jusqu’à la pâtisserie pour acheter le gâteau crémeux succédant au gigot-flageolets dominical. Mais ces camarades brocardés prenaient gentiment leur revanche quand ils montraient une médaille dorée à leur cou représentant l’agneau pascal. Aujourd’hui, ce sont les enfants qui traînent leurs parents pour se faire baptiser lorsque pour la troisième fois consécutive la maîtresse a demandé à ceux qui ne l’étaient pas de lever la main.
De religion, on ne parlait jamais ou presque. C’était le grand absent. Cela paraissait incongru, déplacé. Sauf quand on décidait de se rendre à la messe de Noël ou que l’on enviait l’ami, sapé comme un milord pour sa bar-mitsva, que l’on mangeait les dates offertes par la voisine pendant la période du ramadan. Et quand nos grands-mères évoquaient le petit point rond visible sur le noyau du fruit pour nous confier que la Vierge Marie, le Prophète ou Moïse avaient poussé un « O » de stupeur et de satisfaction pour déguster cette chair exagérément sucrée, cela nous faisait doucement rigoler.
On se repassait en douce les dessins de Siné et les blagues du professeur Choron. On se répétait les histoires d’un camarade qui avait bu le vin de messe ou d’un autre qui s’était évanoui en accompagnant son père qui voulait lui montrer comment égorger le mouton. Mais, encore une fois, il s’agissait moins pour nous de religion dont la fabrication humaine, trop humaine, ne faisait aucun doute, que de rites d’initiation ou plus simplement de bizutages inventés par ces grands enfants que sont les parents.
Ni militantisme, ni nihilisme dans nos comportements, notre détachement était naturel, il n’était pas un acte de foi. Seulement, nous n’éprouvions pas la nécessité d’user de béquilles pour faire nos premiers pas alors que s’ouvraient devant nous toutes les portes du savoir. L’ivresse de la connaissance était un alcool plus fort que les breuvages doucereux qui nous parlaient d’anges et de sheitans, de bons et de mauvais points. Et si d’aventure, plus tard, des faits religieux nous ont interpellés, c’est parce qu’ils se rapportaient à de hauts faits historiques ou qu’ils avaient été touchés par l’aile de l’ange du bizarre. Plutôt que les discours lénifiants et hypocrites de ces gros insectes aux élytres dorés qui bourdonnaient au-dessus de nos têtes, nous regardions du côté des mystiques, des hérétiques, des apostats ou des tutoyeurs de Dieu qui se tenaient à nos côtés.
Alors, oui, la religion était tenue à bonne distance et cependant, je n’ai pas le souvenir que les croyants de ces décennies enfuies se soient sentis particulièrement menacés, méprisés ou persécutés en raison de leur foi. Comment alors ne serait-on pas saisi de vertige en regardant la formidable régression qui nous frappe ? La religion porte en elle désormais le fanatisme, l’obscurantisme, le dogmatisme comme la nuée porte l’orage. Elle redevient – mais a-t-elle cessé un instant de l’être – la « première forme historique de totalitarisme réussi » pour reprendre la formule du philosophe Yvon Quinou5 qui, fidèle aux enseignements des grands penseurs du XIXe siècle, s’attache à rétablir les fondements d’une raison commune. Sans passer par la case du terrorisme, je voudrais prendre seulement deux exemples qui illustrent plus sûrement ce mouvement qui s’apparente davantage à une tectonique des plaques qu’à une révolution.
Cette haine de l’Autre
Premier exemple. Rappelons-nous les conditions politiques qui présidèrent à l’adoption de l’interruption volontaire de grossesse, à l’automne 1974, et souvenons-nous de celles entourant le vote du mariage pour tous, près de quarante ans plus tard. Assurément deux vrais, deux grands enjeux pour les croyants. Dans le premier cas, Simone Veil, au plus fort de la bataille, s’était moins heurtée à la levée des troupes catholiques qu’au soulèvement des élus conservateurs et phallocrates ; à l’arrivée, ce fut presque un affrontement gauche-droite assez classique qui se déroula dans l’hémicycle durant les 25 heures de débat.
Dans le second cas, le clivage traditionnel qui est apparu, dès la discussion en commission, entre la majorité et l’opposition a été gommé, presque effacé, à mesure qu’éclataient des empoignades parlementaires et que le débat se déplaçait dans la rue où s’élevèrent d’antiques bannières annonçant l’urgence de sauver la France au nom du Sacré-Cœur. Pensant naïvement instrumentaliser les troupes mobilisées par l’enseignement catholique, les députés de droite qui se sont prêtés au petit jeu enfantin de l’obstruction parlementaire ont été littéralement débordés, obligés de courir après leurs ouailles, prenant tardivement conscience qu’il s’agissait non pas de mettre en difficulté le gouvernement en place mais de préparer la confrontation entre ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas. Voilà pourquoi on vit converger, dans une même communauté de desseins, prêtres, imams et rabbins sommant de nous ranger aux appels d’un « ordre naturel ».
La différence entre le déroulement de ces deux moments de notre histoire politique récente est saisissante. Personne n’oserait soutenir que la loi sur l’IVG est moins mobilisatrice pour les croyants que la question du mariage gay, bien au contraire. Dans un passé proche, la droite européenne et, en particulier, la droite espagnole ont enfourché gaillardement cette rossinante. Non, la réalité est qu’entre ces deux textes, ces deux époques, les religieux sont parvenus à renouer avec ces temps bénis où ils pouvaient en toute quiétude grimper en chaire et déverser leurs anathèmes à grand jet de bile telle Linda Blair dans L’Exorciste.
Second exemple. La France est un pays à la singularité étonnante. De fait, elle est la seule nation occidentale à faire cohabiter sous un même toit des communautés juives et musulmanes aussi importantes. Or, il s’est produit, le dimanche 13 juillet 2014, au sein de cette maison partagée, un fait suffisamment grave pour nous indigner tous et nous rappeler l’urgence de refaire du commun, c’est-à-dire de refaire de la République. Ce dimanche, donc, par deux fois, des groupes de manifestants qui défilaient en soutien aux Palestiniens de Gaza se sont comportés comme si l’attaque d’une synagogue était une conséquence logique de leur action politique et de leur soutien humanitaire à une cause qui, au départ, oppose bien deux peuples et non deux religions, à moins de tirer un trait sur les chrétiens arabes et leur civilisation, ce qui ne pose guère de problème, reconnaissons-le, aux idiots utiles de l’islam radical.
La veille, une manifestation, à Asnières, s’était déroutée de son parcours pour faire le siège de la grande synagogue. Ces attaques survenaient quelques jours après le lancement d’un engin incendiaire contre l’édifice religieux d’Aulnay-sous-Bois, carbonisant la porte du lieu de culte. Il fut un temps où le soutien au peuple palestinien passait par une myriade d’associations de gauche ou d’ultragauche. Et l’on n’insistera jamais assez sur le caractère laïque de celles-ci. Régulièrement, les cortèges venaient s’échouer à proximité de l’ambassade d’Israël à Paris. Ce qui a changé la donne, c’est l’irruption durant cette dernière décennie de ce que l’on peut appeler le palestinisme, ce philistinisme politique, avec sa prétention de défendre les Palestiniens mille fois mieux que ne sauraient le faire les Palestiniens eux-mêmes, en les éclairant sur l’objectif religieux de leur combat et en remplaçant le fameux keffieh par le fumeux hijab.
Au moment où nous écrivons ces lignes, cela ne semble pas créer trop d’émoi à la gauche de l’échiquier politique. Dommage. Il y a là matière à réflexion : comprendre la portée de ce glissement progressif. Le malheur est qu’en attendant, il n’en est souvent question que dans les titres de la presse étrangère et des étrangers à la presse comme cette foultitude de blogs, de sites à vocation communautaire ou semi-communautaire, de pages Facebook, de comptes Twitter où chacun des deux camps s’affronte à coups de battes de base-ball syntaxique, de vidéos de propagande ou de photos de corps déchiquetés. Un malheur intégriste ne venant jamais seul, une fraction du judaïsme français, ébranlé par le nouveau cours de la haine des juifs, est tentée par les anathèmes religieux.
Les uns et les autres inclinent aux boniments, usent et abusent du silence protecteur d’une partie de leurs communautés respectives. Un nouvel Hibernatus qui aurait pris congé de notre société, qui reviendrait, aujourd’hui, et prendrait connaissance de ces « échanges », serait aussitôt saisi par cette haine de l’Autre s’exprimant par le prisme religieux qui s’étale au grand jour et en toute obscénité.
« Dans tout homme sommeille un prophète, écrit Cioran dans Précis de décomposition, et quand il s’éveille, il y a un peu plus de mal dans le monde. » Pénétrez un peu la pensée de ces prophètes de notre temps qui ont poussé ces dernières décennies comme des champignons dans le compost intellectuel et politique de nos renoncements, aventurez-vous dans le cerveau de ces docteurs de la foi aux noms variés, vous trouverez toujours derrière les artifices de la rhétorique la carence de la réflexion, la défaillance de la pensée logique, l’attachement paranoïaque à quelque chose qui ne tient pas debout et, à la fin des fins, le titubement de l’homme ivre.
Sombres temps
Hannah Arendt en avait eu la prescience6 : sombres temps, assurément, que notre époque « où le domaine public s’obscurcit, où le monde devient si incertain que les gens cessent de demander autre chose de les décharger du soin de leurs intérêts vitaux et de leur liberté privée ». Sombres temps, quand la liberté de ne pas croire, pensée comme une des libertés fondamentales, est caricaturée comme une entreprise liberticide. Sombres temps, quand des prédicateurs peuvent disserter devant des enfants pour savoir si la musique est ou non l’œuvre du diable parce que des parents leur ont abandonné l’éducation de leurs bambins. Sombres temps où les défenseurs de la laïcité sont traînés sous les quolibets et fleurdelisés du terme injurieux de laïcards. Sombres temps où apparaissent de nouveaux mouvements millénaristes présentés comme la quintessence de la sagesse et du détachement de soi sous prétexte qu’ils déambulent en robe safran. Sombres temps, quand les publicistes servants, qui chassent en meute, organisent des procès en sorcellerie pour faire rendre gorge aux rares hérétiques ayant la prétention de critiquer les crédules qui fuient le réel pour se réfugier derrière les fables, les contes, la fiction. Églises, confréries, sectes ont droit au respect alors même qu’elles ridiculisent les non-croyants en les présentant systématiquement comme des fanatiques.
Mais que faites-vous de la « soif de spiritualité » ? demanderont les religieux comme si cette dernière ne résidait qu’entre les murs de leurs édifices. Comme si un infidèle était incapable de connaître l’éveil, l’émerveillement, le mystère ou la reconnaissance à travers l’art, l’amitié, la littérature, la musique, l’amour ou la nature faute d’avoir lu les textes sacrés, textes que bon nombre de sommités religieuses se seront contentées de survoler.
Il est toujours cocasse de voir ces dernières jeter à la tête du mécréant leur « spiritualité » comme de la vaisselle sale. Il faut croire dans l’immense majorité des cas que cette dernière leur apporte fort peu de réconfort. Leur prétention de s’élever est le plus souvent lestée par leur souci de préempter le pouvoir dans ce monde, leurs plus hautes aspirations contrebalancées par leur appétit bien terrestre d’influence ici et maintenant. Dans aucun des monothéismes et pas davantage dans l’hindouisme, la spiritualité ne parvient à apaiser cet appétit dévorant de puissance, il faut, quel qu’en soit le prix, se mêler de la vie des princes et de ses sujets mais aussi des autres confessions, des kouffars, des agnostiques, de toutes les formes de dissidences intellectuelles et spirituelles. Bref, ils sont parvenus à retourner l’injonction de Voltaire (« écrasons l’infâme »). L’infâme, c’est désormais nous tous. Dans leur rêve perpétuellement revisité d’un passé aux passions simples, tout non-religieux est un chien.
1. À noter que le mot autodafé vient du portugais auto-dafé, traduction de actus fidei qui signifie « acte de foi ». Le 12 juillet 1562, Diego de Landa, évêque du Yucatán, fait allumer un immense bûcher non pas pour les hommes, mais pour les livres, tous les livres de l’Amérique. Seuls quatre codex mayas réchapperont du bûcher. Le 20 mars 2011, le pasteur évangéliste Terry Jones brûle un Coran. Début 2013, l’Aqmi (Al-Qaïda au Maghreb islamique) détruit des centaines de manuscrits à Tombouctou, vieux de plusieurs siècles. En janvier 2015, l’État islamique brûle 2 000 livres à Mossoul.
2. Ainsi parlait Zarathoustra.
3. Le cardinal Giovanni Battista Re soutenait l’archevêque brésilien José Cardoso Sobrinho qui, le 5 mars 2009, avait excommunié la mère d’une fillette, enceinte de jumeaux après avoir été violée par son beau-père ainsi que tout le personnel médical ayant mis fin à la grossesse. Il faut reprendre cette histoire édifiante telle qu’elle est racontée par la correspondante du Figaro au Brésil, Lamia Oualalou : « Elle a tout juste 9 ans, mais victime de malnutrition, elle en apparaît même moins sur les photos. Ce mercredi des Cendres, alors que le Brésil tout entier émergeait de cinq jours de folie carnavalesque, elle a pu, pour la première fois de sa vie, quitter sa petite ville d’Alagoinha pour se rendre à Recife, la capitale de l’État du Pernambouc, dans le Nordeste brésilien. Mais ce n’était pas des vacances. L’enfant a été conduite dans un hôpital pour se faire avorter. Violée par son beau-père depuis l’âge de 6 ans, elle était enceinte de jumeaux. Interpellé par la police, l’homme a reconnu avoir également abusé de l’aînée de sa femme, une adolescente de 14 ans souffrant de déficiences mentales. Lorsqu’il diagnostique la grossesse, le médecin José Severiano Cavalcanti est choqué : “Elle n’a même pas de seins.” Une vie sexuelle précoce, imposée par son violeur, a déclenché ses règles avant l’heure. Le praticien préconise immédiatement l’avortement. Au Brésil, comme dans la majorité des pays d’Amérique latine, il est considéré comme un crime. La loi ne l’autorise que dans deux exceptions, si la grossesse est provoquée par un viol, ou en cas de danger pour la santé de la mère. Ici, les deux arguments s’appliquent. La petite mesure 1,36 m et pèse 33 kg, son corps est incapable de mener cette grossesse à terme. Même si l’acte était légal, la fillette a dû attendre près de dix jours pour mettre fin à sa grossesse. L’archevêque de Recife et Olinda, Dom José Cardoso Sobrinho, a fait appel au président du tribunal de justice et demandé à la clinique qui accueillait la petite de refuser l’avortement. “La loi de Dieu est au-dessus de la loi des hommes”, a-t-il argumenté. »
4. Il aura fallu à l’imam trois semaines de « réflexion » pour livrer son « analyse », le 21 janvier 2016, des agressions sexuelles en masse perpétrées dans plusieurs villes allemandes le soir du réveillon sur la chaîne russe Ren-TV.
5. Critique de la religion : Une imposture morale, intellectuelle et politique, Éditions La ville brûle, 2014.
6. De l’humanité dans de sombres temps, in Vies politiques, Gallimard, 1974.