RIMBAUD À ERNEST DELAHAYE176

Laïtou177 (Roches) (Canton d’Attigny).
Mai [18]73.

Cher ami, tu vois mon existence actuelle dans l’aquarelle ci-dessous.

Ô Nature ! ô ma mère !178

[Ici, un dessin : voir page suivante.]

Quelle chierie ! et quels monstres d’innocince, ces paysans. Il faut, le soir, faire deux lieues, et plus, pour boire un peu. La mother m’a mis là dans un triste trou.

[Autre dessin.]

Je ne sais comment en sortir : j’en sortirai pourtant. Je regrette cet atroce Charlestown179, l’Univers, la Bibliothè180, etc… Je travaille pourtant assez régulièrement, je fais de petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre181. C’est bête et innocent. Ô innocence ! innocence ; innocence, innoc…, fléau !

Verlaine doit t’avoir donné la malheureuse commission de parlementer avec le sieur Devin, imprimeux du Nôress182. Je crois que ce Devin pourrait faire le livre de Verlaine à assez bon compte et presque proprement. (S’il n’emploie pas les caractères enmerdés183 du Nôress : il serait capable d’en coller un cliché, une annonce !)

Je n’ai rien de plus à te dire, la contemplostate184 de la Nature m’absorculant185 tout entier. Je suis à toi, ô Nature, ô ma mère !

Je te serre les mains, dans l’espoir d’un revoir que j’active autant que je puis.

R.

images

Je rouvre ma lettre. Verlaine doit t’avoir proposé un rendez-vol186 au Dimanche 18, à Boulion187. Moi je ne puis y aller. Si tu y vas, il te chargera probablement de quelques fraguemants en prose188 de moi ou de lui, à me retourner.

La mère Rimb. retournera à Charlestown dans le courant de Juin, c’est sûr, et je tâcherai de rester dans cette jolie ville, quelque temps.

Le soleil est accablant et il gèle le matin.

J’ai été avant-hier voir les Prussmars189, à Vouziers, une sous-préfecte190 de 10 000 âmes, à sept kilom. d’ici. Ça m’a ragaillardi.

Je suis abominablement gêné. Pas un livre, pas un cabaret à portée de moi, pas un incident dans la rue. Quelle horreur que cette campagne française. Mon sort dépend de ce livre, pour lequel une demi-douzaine191 d’histoires atroces sont encore à inventer. Comment inventer des atrocités ici ! Je ne t’envoie pas d’histoires, quoique j’en aie déjà trois, ça coûte tant ! Enfin voillà !

Au revoir, tu verras ça.

Rimb.

Prochainement je t’enverrai des timbres pour m’acheter et m’envoyer le Faust192 de Gœthe, Biblioth[èque] populaire. Ça doit coûter un sou de transport.

Dis-moi s’il n’y a pas des traduct. de Shakespeare193 dans les nouveaux livres de cette biblioth194.

Si même tu peux m’en envoyer le catalogue le plus nouveau, envoie.

R.

Monsieur Ernest Delahaye,

À Charleville.