NOTICE

En 2008, Patrick Taliercio a découvert à Charleville même un numéro du Progrès des Ardennes daté du 25 novembre 1870 et contenant le texte de Rimbaud. La collection de ce journal régional fondé le 8 novembre 1870 et dirigé par le photographe Émile Jacoby reste à l’heure présente incomplète. Le Progrès des Ardennes, quotidien radical, dont l’existence fut brève, avait été créé pour concurrencer Le Courrier des Ardennes, conservateur et dévoué auparavant au second Empire. Rimbaud et son ami Ernest Delahaye, tentés par le journalisme, s’étaient empressés de proposer des articles et des notes à la rédaction, mais ils avaient pris soin de se cacher sous un pseudonyme, Dhayle pour Delahaye, Jean Baudry pour Rimbaud qui, tout en reprenant ainsi la plupart des lettres de son nom, endossait aussi celui du héros d’une pièce d’Auguste Vacquerie, créée le 19 octobre 1863.

Dès le 9 novembre, Jacoby, qui venait de recevoir de lui un poème (sans doute « Le Dormeur du Val »), lui avait répondu dans son journal par ces lignes : « À M. J. Baudry, à Charleville. Impossible d’insérer vos vers en ce moment. Ce qu’il nous faut, ce sont des articles d’actualité et ayant une utilité immédiate. Quand l’ennemi ne sera plus sur notre sol, nous aurons peut-être le temps de prendre les pipeaux et de chanter les suites de la paix. Mais aujourd’hui, nous avons autre chose à faire. » Le témoignage tardif de Charles-Marie Des Granges présentant, dans ses Poètes français : 1820-1920 (Hatier, 1932), « Le Dormeur du Val » comme publié dans le même journal en novembre 1870 (numéro non retrouvé) semblerait prouver cependant que Jacoby admit finalement le sonnet de Rimbaud. Quant au « Rêve de Bismarck », Delahaye, dans ses Souvenirs familiers (1913), en a bien signalé l’envoi et la publication et en a offert un résumé on ne peut plus précis repris intégralement dans notre biographie de Rimbaud (Arthur Rimbaud : une question de présence, Tallandier, 1999).

Cette prose de Rimbaud, considérée par lui comme une « fantaisie », à l’instar de « Ma Bohème » (voir p. 62), donne à voir sur son activité littéraire prête à tenir compte de l’actualité la plus immédiate.

 

« Nous garantissons l’authenticité de ce fait. »

(Peuple français)

 

C’est le soir. Sous sa tente, pleine de silence et de rêve, Bismarck, un doigt sur la carte de France, médite ; de son immense pipe s’échappe un filet bleu.

Bismarck médite. Son petit index crochu chemine sur le vélin du Rhin à la Moselle, de la Moselle à la Seine ; de l’ongle, il a rayé imperceptiblement le papier autour de Strasbourg ; il passe outre.

À Sarrebruck47, à Wissembourg, à Woerth, à Sedan, il tressaille, le petit doigt crochu : il caresse Nancy, égratigne Bitche et Phalsbourg48, raie Metz, trace sur les frontières de petites lignes brisées, – et s’arrête…

Triomphant, Bismarck a couvert de son index l’Alsace et la Lorraine ! – Oh ! sous son crâne jaune, quels délires d’avare ! Quels délicieux nuages de fumée répand sa pipe bienheureuse !…

*
*     *

Bismarck médite. Tiens ! un gros point noir semble arrêter l’index frétillant. C’est Paris.

Donc, le petit ongle mauvais, de rayer, de rayer le papier, de ci, de là, avec rage, – enfin, de s’arrêter… Le doigt reste là, moitié plié, immobile.

Paris ! Paris ! – Puis, le bonhomme a tant rêvé l’œil ouvert, que, doucement, la somnolence s’empare de lui : son front penche vers le papier ; machinalement, le fourneau de sa pipe, échappée à ses lèvres, s’abat sur le vilain point noir…

Hi ! povero49 ! en abandonnant sa pauvre tête, son nez, le nez de M. Otto de Bismarck, s’est plongé dans le fourneau ardent… Hi ! povero ! va povero ! dans le fourneau incandescent de la pipe…, hi ! povero ! Son index était sur Paris… Fini, le rêve glorieux !

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*     *

Il était si fin, si spirituel, si heureux, ce nez de vieux premier50 diplomate ! – Cachez, cachez ce nez51 !…

Eh bien ! mon cher, quand, pour partager la choucroute royale, vous rentrerez au palais, [………..] avec des cris de… dame […] dans l’histoire, vous porterez éternellement ce nez carbonisé entre vos yeux stupides !…

Voilà ! fallait pas rêvasser !

Jean Baudry