Toute science, dans les buts et les fins qu’elle se donne, est soumise à des conditions qui lui sont extérieures — des conditions qui résident dans la vie pratique de l’époque. Ceci n’est jamais aussi vrai que pour la psychologie. Sans entrer dans les subtilités de l’analyse, personne ne songerait à nier que la psychologie s’intéresse principalement à l’individu, qu’elle s’efforce de mettre au jour ces choses qui procèdent en particulier de l’individu, et le mode sur lequel elles se rattachent à lui. Or, la manière dont l’individu est conçu, la valeur qu’on lui attribue, les choses qui, dans sa constitution, suscitent l’intérêt, tout cela n’est pas dû, au départ, à la psychologie. Le point de vue scientifique considère ces faits de manière indirecte et comme réfléchie. C’est à la lumière de la vie sociale qu’ils se révèlent. Des sociétés autocratique, aristocratique ou démocratique proposent des estimations si différentes de la valeur et de la place de l’individualité, elles procurent aux individus, en tant qu’individus, des sortes d’expérience si différentes, elles s’efforcent d’éveiller des impulsions et de les organiser en vue de fins si différentes, que la psychologie qui émane de chacune d’elles doit montrer un caractère différent.
En ce sens, la psychologie est une science politique. Même si dans ses procédures conscientes, le psychologue de profession peut séparer très facilement son objet de ses liens et rapports pratiques, il n’en reste pas moins que le point de départ et le but de sa recherche est bien socialement établi. Fort de cette conviction, je me risquerai à aborder un sujet technique devant un auditoire chez qui cet aspect de la psychologie ne saurait guère susciter d’intérêt, mais avec l’espoir, néanmoins, que la portée humaine de mon propos lui apparaîtra.
Il y a aujourd’hui une forte tendance, apparemment croissante, à concevoir la psychologie comme le compte rendu de la conscience de l’individu considérée comme une chose en elle-même et par elle-même. La conscience est de telle sorte, laisse-t-on virtuellement entendre, qu’elle ne peut être analysée, décrite et expliquée qu’en ses propres termes. L’assertion communément établie est que la psychologie est un compte rendu de la conscience en tant que conscience. Cette proposition est supposée limiter la psychologie à un ordre de faits bien délimité pouvant faire l’objet de discussions scientifiques sans pour autant se préoccuper de ce qui le rattache au dehors. Mais si cette conception est vraie, alors il n’y a pas de connexion étroite et importante entre la psychologie et la philosophie en général. Que la philosophie, dont la portée est globale, dont les problèmes sont universels, puisse être bridée par une discipline dont la voix est si partielle et le matériau si limité, cela ne saurait faire l’objet d’une discussion sensée.
Mais il y a une autre possibilité. Si l’individu étudié par la psychologie est, après tout, un individu social, alors toute démarche serait par avance condamnée qui, même pour des buts scientifiques, viserait à établir absolument et séparément l’existence d’une sphère de conscience qui se suffirait à elle-même. Toute limitation de cette espèce et toutes les enquêtes, les descriptions et les explications qui l’accompagnent ne sont que des préliminaires. La « conscience » n’est qu’un symbole, qu’un organe anatomique dont la vie réside dans des opérations naturelles et sociales. Connaître le symbole, la lettre psychique, est important certes, mais sa nécessité ne repose cependant pas en lui-même mais dans le besoin d’un langage pour déchiffrer les choses signifiées. Si cette manière de voir est correcte, alors nous ne pouvons pas être aussi certains que la psychologie soit dépourvue de significations philosophiques. Quoi que l’individu signifie pour la vie sociale qu’il incorpore et anime, cette signification a pour philosophie la psychologie.
Ce problème est trop important et trop vaste pour être abordé lors d’une unique conférence. Je me risquerai cependant à considérer l’un de ses aspects, espérant que ces choses qui apparaîtront seront d’utiles clefs d’accès à un territoire plus vaste. Nous pouvons nous demander quelles seraient les conséquences sur la psychologie du fait de considérer son matériau comme quelque chose de si distinct qu’il serait susceptible d’un traitement n’impliquant aucune autre question plus générale ? Dans cette enquête, nous prendrons pour représentative une telle définition de la science : la Psychologie traite de la conscience « en tant que telle » dans ses modes et processus variés. Elle s’efforce d’isoler chacun d’eux pour en obtenir une description précise. Elle s’efforce de définir sa place dans l’ordre de la série pour nous permettre d’établir les lois par lesquelles l’un appelle l’autre à l’existence, ou de donner l’histoire naturelle de leur origine, leur maturation et leur dissolution. Elle est à la fois analytique et synthétique — analytique en ce qu’elle résout chaque état en ses éléments constituants ; synthétique en ce qu’elle révèle les processus par lesquels ces éléments se combinent en des touts et des séries complexes. Elle laisse de côté — elle passe sous silence — les questions concernant la valeur et la portée objective de ces modes, leur capacité à transmettre la vérité, à réaliser le bien, à faire advenir la beauté. Car ce sont précisément de telles questions portant sur la valeur, la validité que la philosophie doit traiter.
Aujourd’hui, c’est cette vision qui est adoptée par la grande majorité des psychologues professionnels. Des raisons variées ont contribué à cette position générale. Une telle vision paraît enrôler celui qui la porte dans le camp des scientifiques plutôt que dans celui des métaphysiciens, et il y en a qui se méfient des métaphysiciens. D’autres préfèrent prendre les problèmes les uns après les autres et dans le détail, évitant ainsi cette recherche des causes ultimes, cet éventail infini de questions et de possibilités nouvelles qui semblent être le lot du philosophe. Quand bien même un esprit pondéré ne pourrait faire autrement que de sympathiser avec cette vision, celle-ci est à peine plus qu’un expédient. Car, ainsi que le remarque M. James, après s’être débarrassé de la question de la libre volonté en l’abandonnant au métaphysicien — « la métaphysique désigne seulement une tentative inhabituellement obstinée pour penser de manière claire et cohérente2 » —, la clarté et la cohérence ne sont pas des choses dont on puisse faire l’économie au-delà d’un certain point. Quand le métaphysicien s’accorde avec cette modestie nouvellement fondée du psychologue, si différente de la disposition d’esprit de Locke, Hume et Mill père et fils, il sauve sa conscience métaphysique — cela n’a pas même la dignité d’une conviction — en remarquant que l’on n’attend pas de sciences partielles, parce qu’elles sont partielles, qu’elles soient cohérentes en elles-mêmes pas plus qu’elles ne le soient les unes avec les autres. Quand le métaphysicien, dis-je, loue le psychologue pour rester sur sa ligne, cela nous rappelle qu’un autre motif est aussi présent. Il y a une ironie à demi consciente dans cette abnégation de la psychologie. Ce n’est pas la première fois que la science assume le travail de Cendrillon. Et, comme M. Huxley le lui a opportunément rappelé, cette science n’est pas complètement oublieuse, dans sa modestie, de l’éventuelle possibilité de faire obstacle à l’ambition de sa sœur hautaine, et d’un certain couronnement qui viendrait marquer son heure de gloire.
Mais quelles que puissent être les raisons, le fait laisse peu de doute. Presque tous nos psychologues professionnels reconnaissent sinon mettent en avant le caractère limité de leur travail. Je ne suis pas assez présomptueux pour aller contre cette vision des choses. Je me réclame, moi aussi, de ceux qui croient que la psychologie a affaire (du moins jusqu’à un certain point) avec la « conscience en tant que telle ». Mais je ne crois pas que cette limitation soit définitive. Au contraire : si l’on donnait à la « conscience » ou à « l’état de conscience » une signification intelligible, celle-ci serait, je crois, le sésame ouvrant le royaume de la philosophie. Car, vous en conviendrez, la formulation est ambiguë. Elle peut signifier une chose pour le métaphysicien qui affirme alors : voici que la psychologie reconnaît ses justes bornes et limites qu’elle s’engage à ne pas dépasser. Mais cela peut vouloir dire autre chose au psychologue dans son travail, quoi qu’il puisse en dire lui-même. Cela peut vouloir dire que le psychologue traite les états de conscience comme les formes signifiantes, analysables et dont on peut faire la description, et auxquelles il réduit toutes les choses qu’il étudie. Non pas qu’elles sont cette existence, mais qu’elles en sont les indications, les marques, faites pour être prises en charge par les méthodes scientifiques. C’est ainsi, par exemple, que procède le travail du paléontologue. Ces empreintes aux formes curieusement modelées auxquelles il se consacre ne sont pas la vie, pas plus qu’elles ne sont le terme, au sens littéral, de son effort. Mais à travers elles, en tant que signes et témoignages, il reconstitue la vie. L’artiste peintre pourrait tout autant affirmer qu’il ne s’intéresse aux couleurs qu’en tant que telles. Et, néanmoins, à travers elles, en tant que traces et indices, il nous révèle les mystères d’une prairie ensoleillée, d’une forêt ombrageuse et d’une vague au crépuscule. Ceux-ci sont ces choses-en-elles-mêmes dont les huiles de couleur sur sa palette sont les phénomènes.
Ainsi, le fait que le psychologue soit concerné par les états de conscience peut signifier que ces états sont les media et les conditions concrètes en lesquelles il réduit à dessein son matériau afin de s’en servir comme ressources méthodologiques grâce auxquelles il atteint et comprend ce qui n’a rien d’un état de conscience. Cependant, pour celui qui insiste sur la limitation immuable et définitive de la psychologie, l’état de conscience n’est pas la forme que revêtirait un fait en raison des exigences de l’investigation, il est littéralement le fait en lui-même et dans sa totalité. Ce n’est pas un intermédiaire ; il ferme l’horizon. Dès lors, la question se précise. J’entends que les états de conscience (et j’espère que vous comprendrez cette expression de manière suffisamment générale pour recouvrir toutes les données spécifiques de la psychologie) n’ont pas d’existence avant que le psychologue ne commence son travail. Il les porte à l’existence. Ce que nous recherchons réellement, c’est le processus de l’expérience, c’est la manière dont il survient et se déploie. Nous voulons connaître son cours, son histoire, ses lois. Nous voulons connaître ses différentes formes typiques ; comment chacune de ses formes prend son origine ; comment elle est reliée aux autres ; le rôle que chacune d’elles joue dans le maintien d’un cours de l’expérience inclusif, expansif et lié. Notre problème, en tant que psychologue, est de comprendre son modus operandi, sa méthode.
Appelons une nouvelle fois notre paléontologue à la rescousse. Dans une aire définie, il trouve un grand nombre et une grande variété d’empreintes. À partir d’elles, il va travailler à construire la structure et les habitudes de vie des animaux qui les ont laissées. Les traces existent indubitablement : elles sont là mais, cependant, le paléontologue les traite non pas en tant qu’existences achevées mais en tant que signes, en tant que phénomènes au sens littéral. Imaginez la réponse que recevrait un critique qui aviserait le paléontologue qu’il est en train de transcender le terrain de son activité scientifique, que son intérêt doit se limiter aux empreintes en tant que telles, qu’il doit s’efforcer de décrire chacune d’elles, de les analyser dans leurs formes les plus simples, d’en comparer les espèces différentes les unes avec les autres pour détecter des éléments communs et ainsi, finalement, découvrir les lois de leur arrangement dans l’espace !
Pourtant, les données immédiates sont les empreintes et les empreintes seulement. Le paléontologue, d’une certaine manière, accomplit toutes les choses que notre critique imaginaire lui recommande avec insistance. La différence n’est pas qu’il importe arbitrairement des données étrangères, qu’il invente d’autres entités et d’autres facultés qui ne sont pas là. La différence est dans son point de vue. Son intérêt est dans les animaux, et les données sont traitées de toutes les manières qui paraîtront servir réellement cet intérêt. Il en est de même pour le psychologue. Il est continuellement accaparé par la recherche empirique et minutieuse de faits particuliers : des états de conscience si l’on veut. Mais ces derniers ni ne définissent ni n’épuisent son problème scientifique. Ce sont ses empreintes, ses indices grâce auxquels il met sous ses yeux le processus de la vie qu’il étudie — avec cette différence supplémentaire que ses empreintes, après tout, ne lui sont pas données ; elles sont constituées par sa recherche elle-même3.
Supposer que ces états existent en quelque façon par eux-mêmes, et que dans cette existence ils fournissent au psychologue un matériau tout fait, relève de l’espèce la plus caractéristique de « sophisme psychologique ». Il s’agit d’une confusion entre l’expérience telle qu’elle est pour celui qui l’expérience et ce que le psychologue en extrait au moyen de son analyse réfléchie.
Les données avec lesquelles commence le psychologue, ce sont des opérations, des actes et des fonctions. Si, dans le cours de la discussion, ces dernières sont perdues de vue, c’est seulement parce que, considérées comme allant de soi, elles demeurent, en contrôlant l’entier développement de l’enquête, et elles procurent le moyen en espèces d’un rachat. Des actes tels que percevoir, se souvenir, avoir l’intention, aimer, donnent les points de départ : seuls ils sont des expériences concrètes. C’est pour comprendre ces expériences, sous quelles conditions elles adviennent, et quels effets elles produisent, que l’analyse en termes d’états de conscience s’impose. Et les modes de conscience que l’on produit ainsi demeurent sans ordre et sans valeur sauf à pouvoir être retraduits en actes.
Se souvenir, c’est faire quelque chose, tout autant que ferrer un cheval ou que chérir une relique. Proposer, observer, être légèrement ému sont des termes de valeur, de pratique, d’opération. Tout comme la digestion, la respiration, la locomotion expriment des fonctions et non pas des « objets » observables. Mais il y a des objets que l’on peut décrire : les poumons, l’estomac, les muscles de la jambe, ou toute autre chose. À travers la structure, nous nous présentons la fonction ; elle se déploie complètement et en détail devant nous — en un mot elle est objectivée. L’anatomiste qui se consacre à ce genre de détail peut, s’il lui plaît (et cela doit probablement lui plaire d’y concentrer son attention), ignorer la fonction : découvrir ce qu’il a sous les yeux, analyser, mesurer, décrire suffisent à sa tâche. Mais, cependant, c’est la fonction qui a fixé le point de départ, imposé le problème et posé les limites, physiques tout autant qu’intellectuelles, de l’investigation subséquente. La référence aux fonctions transforme les détails découverts en autre chose qu’un ramassis d’éléments insignifiants et incohérents. Si ce n’était en vue de cette retraduction, on pourrait tout aussi bien se consacrer à la description minutieuse d’une parcelle de désert. Les états de conscience sont la morphologie de certaines fonctions4. Ce qui est vrai de l’analyse et de la description l’est également de la classification. Connaître, vouloir, sentir dénomme des états de conscience, non pas en eux-mêmes, mais en tant qu’actes et attitudes trouvés dans l’expérience5.
Lorsque nous nous bornons de façon rigide aux modifications de la conscience en tant qu’elle existe par elle-même, l’explication, même de « type empirique », est tout aussi impossible que la détermination d’un « état » et sa classification. Les sensations sont toujours définies, classées et expliquées par référence à des conditions qui, selon la théorie, sont étrangères : les organes sensoriels et les stimuli. De ce point de vue, toute la dimension physiologique de la démarche revêt un aspect ridiculement anormal6. C’est au prix de la cohérence logique que l’on poursuit l’expérimentation et même qu’on en fait grand cas. On ne peut imaginer ce que serait la nature d’une expérimentation qui se rapporterait à un état de conscience pris en lui-même, pour ne rien dire de ce que serait la réaliser. Alors que faire une expérimentation en la rapportant à des actes et aux conditions de leurs apparitions est une entreprise naturelle et évidente. De simples processus tels que l’association deviennent concrètement inexplicables dès lors qu’on suppose des états de consciences qui existeraient par eux-mêmes. Ainsi que l’atteste la psychologie récente, nous devons encore nous rapporter à des conditions qui n’ont pas de place ni ne méritent d’être prises en compte selon cette théorie — le principe d’habitude, d’action nerveuse, ou de quelque autre connexion dans l’objet7.
Il suffit de remarquer qu’il y a deux écoles qui s’opposent en psychologie pour comprendre à quel point le sujet n’est pas scientifique. Il suffit de considérer que ces deux écoles assument l’hypothèse des états de conscience en tant qu’existences per se pour localiser la source du scandale scientifique. Quelle que soit la question, qu’il s’agisse de la mémoire ou de l’association, de l’attention ou de l’effort, les mêmes dualismes se présentent d’eux-mêmes, la même nécessité de choisir entre deux écoles. L’une, perdue dans les distinctions qu’elle a développées, nie la fonction parce que ce qui se présente objectivement à elle ne sont que des états de conscience. Ainsi, elle abroge la fonction, la considérant comme un pur agrégat de ces états, ou comme une relation purement externe et artificielle entre ces états. L’autre école, reconnaissant que cette procédure évacue plutôt qu’elle n’explique ce qui a de la valeur dans l’expérience, s’efforce de lui rendre la pareille en déclarant que certaines fonctions sont elles-mêmes des données immédiates de la conscience, qu’elles existent côte à côte avec les « états » qu’elles transcendent toujours en valeur, et qu’elles sont appréhendées par un organe supérieur. Ainsi, contre les contenus élémentaires et les associations externes de l’école analytique de psychologie, on trouve la machinerie complexe de l’école intellectualiste avec sa pure conscience de soi en tant que source des vérités dernières, sa hiérarchie des intuitions, ses facultés toutes faites. Certes, ces « facultés spirituelles » sont désormais largement réduites à l’une des formes englobantes : Apperception, Volonté, Attention, ou tout autre terme à la mode. Mais le principe demeure identique : l’assomption d’une fonction comme une réalité donnée, isolable en elle-même et agissant sur d’autres existences, comme si les fonctions de la digestion et de la vision étaient considérées comme séparées des structures organiques, agissant d’une manière ou d’une autre sur elles depuis l’extérieur pour y apporter coopération et harmonie8 ! Cette division en écoles psychologiques est tout aussi raisonnable que le serait celle qui opposerait les botanistes entre les radiculistes et les floralistes ; entre ceux qui proclament que la racine est la structure élémentaire et essentielle et ceux qui affirment que puisque la germination est la fonction principale, la fleur en est effectivement le principe « synthétique » de contrôle. Les sensationnistes comme les intellectualistes supposent qu’il existe une sphère spéciale de « réalité » ou d’expériences réservée à la psychologie, à l’intérieur de laquelle les données éparpillées, existant par elles-mêmes et toutes faites, attendent qu’on les cueille et les trie comme des galets qui attendent le visiteur sur la plage. Ces deux écoles échouent pareillement à reconnaître que le psychologue doit, en premier, traiter avec l’expérience — celle-là même avec laquelle traitent le zoologue, le géologue, le chimiste, le mathématicien et l’historien — et que ce qui caractérise sa spécialité, ce ne sont pas quelques données ou quelques réalités qu’il pourrait désigner comme lui étant propres, mais le problème qui en émerge : le problème du courant des actes qui constituent le fait d’expériencer.
Ici, la psychologie tient sa revanche vis-à-vis de ceux qui voudraient l’exclure de toute dimension philosophique importante. En fait, la plus grande partie des questions discutées par l’épistémologie actuelle, et ce qui est désigné par le terme de métaphysique de la logique et de l’éthique, provient de et est désespérément compromise par cette hypothèse originaire de la « conscience en tant que telle » — en d’autres termes, est provoquée par la raison même qui est avancée pour contester à la psychologie toute signification essentielle pour l’épistémologie et la métaphysique. Telle est l’ironie de la situation. En effet, le problème des épistémologues est habituellement posé comme la question de savoir jusqu’où le sujet peut se « transcender » lui-même pour obtenir une connaissance valide du monde objectif. Le langage dans lequel le problème est posé manifeste la pleine revanche du psychologue. C’est uniquement parce que l’expérience a été réduite à des « états de conscience » comme existences indépendantes que la question de l’auto-transcendance revêt quelque sens. Si je puis m’exprimer ainsi, toute l’industrie de l’épistémologie est un travail de Sisyphe. Mutatis mutandis, la même chose vaut aussi pour la métaphysique de la logique, de l’éthique et de l’esthétique. Dans chaque cas, le problème de base est devenu celui de savoir comment un pur état de conscience peut être le véhicule d’un système de vérité, d’un bien objectivement garanti, d’une beauté qui soit autre chose qu’un sentiment agréable. Nous pouvons certes excuser le psychologue de ne pas conduire les enquêtes spéciales qui sont l’affaire de la logique, de l’éthique et de l’esthétique. Mais pouvons-nous nous excuser nous-mêmes de déformer ainsi ses résultats et de rendre ainsi les problèmes philosophiques si arbitraires qu’ils ne peuvent trouver de solution qu’en forçant arbitrairement les faits scientifiques ?
Indubitablement, nous sommes entre deux écueils. En assignant à la psychologie la responsabilité de découvrir la méthode de l’expérience en tant que séquence d’actes et de passions, n’outrepassons-nous pas cette limitation aux détails concrets qui la constitue désormais en science ? Le psychologue ne sera-t-il pas le premier à rejeter cette tentative de le mêler aux affaires de la philosophie ? Il suffit seulement de garder à l’esprit les faits spécifiques impliqués dans les termes de Cours ou de Processus de l’Expérience pour éviter ce danger. La préoccupation immédiate du psychologue concerne des faits très délimités et empiriques — des questions comme celles des limites de l’audition, de l’origine des tons, de la structure et des conditions de la gamme musicale, etc. Tout comme les structures particulières de la roche sont la préoccupation immédiate du géologue, les plantes particulières, celle du botaniste, et ainsi de suite. Mais à travers la collection, la description, la localisation et la classification des roches, le géologue est conduit vers le récit splendide de la formation de la Terre. Le caractère séparé, limité et fixé de son travail se fond dans l’histoire fluide et dynamique de la Terre. Tout de même en est-il des plantes qui conduisent inévitablement à l’ensemble du processus de la vie et de son évolution.
Formellement, le botaniste étudie toujours le genre, l’espèce, la plante, et encore plutôt les parties spéciales de cette dernière, ses éléments structurels. En réalité, il étudie la vie elle-même ; les structures sont les indications et la signature au travers desquelles il perce les mystères de la vie qui se développe dans le monde changeant. Pour la botanique, il était sans aucun doute nécessaire d’en passer par le moment linnéen : celui d’une implication dans des détails figés, des classifications rigides, des découpages et des remodelages ; de mettre l’accent sur les particularités de nombre, de taille et d’apparence des structures adultes, et de considérer les changements, la croissance et la fonction comme autant d’éléments accessoires, plus ou moins intéressants, de la forme. Examiner ce moment est instructif car nombre des discussions et des investigations contemporaines, dans leur caractère suggestif, en sont presque une réminiscence déplaisante. Le psychologue devrait tirer parti de l’histoire des sciences qui se sont développées depuis. La conception de l’évolution n’est pas tant une loi additionnelle qu’une volte-face. Désormais, la structure fixe, la forme séparée, l’élément isolé, au mieux, ne donnent accès qu’à la connaissance d’un processus et, au pire, ne sont que les indices de l’incompréhension, la marque de l’échec à saisir le problème.
Avec le changement de point de vue, de l’existence enclose en elle-même au processus inclusif, de l’unité structurale de composition à l’unité de fonction de contrôle, de la forme sans changement au mouvement dans la croissance, c’est l’ensemble du schème des valeurs qui est modifié. Les facultés sont des directions définies de développement ; les éléments sont des produits entendus comme formant des points de départ pour de nouveaux processus ; les faits nus sont des indices du changement ; les conditions statiques sont des modes d’ajustements réalisés. Ce n’est pas que le phénomène concret, empirique, perde en dignité, encore moins que des entités « métaphysiques » invérifiables ne soient abusivement introduites ; mais c’est que notre but est la découverte d’un processus d’actions dans ses adaptations aux circonstances. Si nous appliquons cette logique évolutionniste en psychologie, jusqu’où devrons-nous aller ? Les questions de limites des stimuli pour un sens donné, par exemple l’ouïe, sont en réalité des questions d’interruptions temporaires et d’ajustements indiquant et délimitant l’équilibre favorable de l’organisme en son ensemble. Ces questions sont liées à celle de l’usage de la sensation en général et des sensations auditives en particulier pour les habitudes de vie. Ce sont des questions à propos de l’origine et de l’usage d’une perception localisée et spécifiée. Et celle-ci implique à son tour toute la question de la reconnaissance spatiale et temporelle, de la signification de l’expérience de la-chose-et-des-qualités, et ainsi de suite. Et lorsqu’on nous dit que la question de l’origine de l’expérience de l’espace n’a absolument rien à voir avec celle de la nature et de la signification de l’espace expériencé, cette affirmation est simplement la preuve que celui qui la tient en est resté au point de vue statique. Il croit que les choses, les relations ont une existence et une signification séparées des conditions particulières dans lesquelles elles adviennent dans l’expérience, et séparées aussi du service particulier rendu dans ces conditions particulières.
Bien sûr, je suis loin d’affirmer que chaque psychologue doive faire le voyage jusqu’au bout. Chacun peut s’engager, comme il lui plaît, dans les sections ou les sous-sections qu’il préférera. Et, sans doute, le bien-être de la science se trouvera augmenté par une telle division du travail. Mais la psychologie parcourt l’ensemble, depuis la détection de chaque acte d’expérienciation jusqu’à l’observation des besoins qui requièrent un organe spécifique propre à répondre à la situation, et à la découverte du mécanisme par lequel celui-là opère pour maintenir le cours de l’action.
Mais l’on pourra me dire que le mur qui sépare la psychologie de la philosophie ne peut pas être si aisément ignoré. La psychologie est affaire d’histoire naturelle, même s’il peut être admis que c’est l’histoire naturelle du cours de l’expérience. Alors que la philosophie, elle, est affaire de valeurs, de la critique et de la justification de certaines normes. On dit que l’une traite de la genèse, des conditions temporelles d’origine et de transition, et l’autre de l’analyse et de la constitution éternelle. Je dois rappeler que cette séparation rigide entre genèse et analyse me semble être une survivance d’un âge préhistorique et pré-évolutionniste. Elle n’indique pas tant l’existence d’une barrière établie entre philosophie et psychologie que la distance qui sépare la philosophie de toute science. Car la leçon que les mathématiciens ont apprise les premiers, que les physiciens et les chimistes ont ruminée, et que les disciplines biologiques ont, elles aussi, fini par apprendre, c’est qu’une analyse subtile et assurée n’est possible qu’au moyen d’une étude patiente des conditions d’origine et de développement. La méthode d’analyse en mathématique est la méthode de construction. La méthode expérimentale est la méthode de fabrication, d’observation de l’histoire de la production. Le terme « cause » (lorsqu’il est pris dans le sens d’une entité existante), si accroché aux basques de la science qu’il a pu empêcher son progrès, a une signification universelle quand il est entendu comme condition d’apparition au sein d’un processus. Et, ainsi qu’on l’a déjà suggéré, la conception de l’évolution est tout autant la découverte d’une loi générale de la vie que la généralisation de toute méthode scientifique. Chaque fois que l’analyse ne peut pas procéder à l’examen des états successifs de son objet, depuis son commencement jusqu’à son point culminant, qu’elle ne peut pas contrôler cet examen par la découverte des conditions sous lesquelles ces états apparaissent, alors elle est seulement préliminaire. Elle peut faire avancer l’invention d’instruments adéquats pour l’enquête, elle peut aider à définir des problèmes, elle peut servir à suggérer des hypothèses de valeur. Mais, en tant que science, elle respire un air déjà vicié. Il n’y a pas de moyen pour séparer les résultats qui émergent du sujet lui-même de ceux qui sont introduits par les hypothèses et les présupposés de notre propre réflexion. Il n’en est pas ainsi avec l’histoire naturelle quand elle est digne de ce nom. Ici, l’analyse est le déploiement de l’existence elle-même. Ses distinctions ne sont pas des cases faites à notre convenance ; elles sont des poteaux indiquant les bifurcations du processus lui-même. Ses classifications ne sont pas une tentative pour se saisir des facteurs qui résistent à l’analyse ultérieure ; elles sont le patient balisage des sentiers poursuivis. Rien n’est plus dépassé que de supposer que l’intérêt pour la genèse est un intérêt pour la réduction des formes plus élevées en des formes plus rudimentaires. C’est un intérêt pour situer les conditions exactes et objectives dans lesquelles un fait donné apparaît, et en relation avec lesquelles il détient, en conséquence, sa signification. Rien n’est plus naïf que de supposer qu’en faisant de l’« histoire naturelle » (terme péjoratif en lequel, cependant, réside toute la dignité du drame de l’univers) nous apprenons simplement quelque chose des conditions temporelles dans lesquelles une valeur donnée apparaît, alors que ses qualités éternelles et essentielles demeurent toujours aussi opaques. La nature ne connaît pas de tel divorce entre qualité et circonstances. Les choses adviennent quand elles sont voulues et comme elles sont voulues ; leur qualité est précisément la réponse qu’elles donnent aux conditions qui les requièrent, cependant que leur signification réside dans le prolongement ultérieur du mouvement total qu’elles permettent. La séparation entre analyse et genèse, au lieu de servir comme un critère tout fait permettant de séparer les événements empiriques et temporels de la psychologie de la constitution rationnelle et éternelle de la philosophie, est le signe d’un dualisme philosophique : c’est supposer que les valeurs sont imposées de l’extérieur et fixées de manière statique sur des rebuts sans intérêt.
Il y en a qui admettront que les « états de conscience » ne sont que des coupes dans le flux de la conduite arrêté pour l’examen ; des coupes que l’on réalise pour pouvoir reconstruire l’expérience dans son cours historique. Cependant, dans la connaissance du cours et de la méthode de notre expérience, ils soutiendront que nous sommes loin du domaine propre de la philosophie. L’expérience, disent-ils, est juste l’accomplissement historique d’individus finis ; elle nous raconte l’histoire du cheminement vers les trésors de la vérité, celle d’une victoire limitée pour s’en saisir, mais au sein d’une défaite encore plus grande. Mais, disent-ils, la réalité n’est pas le sentier qui conduit à la réalité ; et le récit des errances tortueuses au long de ce sentier ne saurait guère rendre compte avec fiabilité du but. En d’autres termes, la psychologie peut nous raconter quelque chose de la façon dont nous, mortels, saisissons le monde des choses et des vérités, dont nous nous approprions et nous assimilons ses contenus, dont nous y réagissons. Elle peut soulever les problèmes que de telles approches et appréhensions posent au cours de nos propres destinées individuelles. Mais elle ne peut pas ignorer doctement, ni sainement nier, la distinction entre ces efforts et découvertes individuels et la « Réalité » qui subsiste et soutient sa propre structure en dehors de ces détails futiles et finis. Les processus par lesquels nous faisons passer La Réalité dans les termes de nos expériences fragmentaires, inabouties et peu concluantes, sont si extérieurs à la Réalité elle-même qu’ils ne peuvent rien révéler de celle-ci. Il y a l’ordo ad universum, l’objet de la philosophie ; il y a l’ordo ad individuum, l’objet de la psychologie.
Je suis convaincu que de telles hypothèses demeurent dissimulées chez tous ceux qui renoncent aux liens de parenté entre psychologie et philosophie9. Deux conceptions se tiennent réciproquement. L’opinion selon laquelle la psychologie ne rend finalement compte que des états de conscience, qu’elle ne peut donc jeter aucune lumière sur les objets que traite la philosophie, va de pair avec la doctrine selon laquelle l’ensemble de la vie consciente de l’individu n’est pas organiquement lié au monde. La base philosophique et l’étendue de cette doctrine ne relèvent pas, ici, de notre examen. Mais, même en passant, on ne peut s’empêcher de remarquer que la doctrine n’est jamais soutenue de manière cohérente. La doctrine, si on la développe logiquement, conduit si directement à un scepticisme intellectuel et moral que, habituellement, la théorie préfère travailler dans un arrière-plan obscur, comme une disposition à penser, un tempérament intellectuel, plutôt que de s’affirmer en une position explicite. Même les timides expositions du processus de l’expérience humaine en tant que simplement annexé à la réalité de l’univers nous ramènent aux considérations du début : la dépendance des théories de l’individu à l’égard de la position de l’individu pratique et social à un moment donné. La doctrine de la signification accidentelle futile et transitoire de l’expérience individuelle comparée aux réalités éternelles — l’idée qu’au mieux l’individu réalise seulement pour et en lui-même ce qui a déjà été fixé et achevé — n’est compatible qu’avec un certain schème intellectuel et politique et doit se modifier lorsque celui-ci change. Quand un tel réarrangement adviendra, notre évaluation de la nature et de l’importance de la psychologie devra refléter ce changement.
Quand la maîtrise humaine des méthodes qui contrôlent l’action était précaire et entravée, quand les outils qui assujettissaient le monde des choses et des forces en vue de leur usage et de leur opération étaient rares et grossiers, il était inévitable que l’individu soumette aveuglément sa perception et ses fins à l’au-delà aveugle de la réalité. Dans de telles circonstances, l’autorité externe doit régner ; la croyance que l’expérience humaine est approximative et sans consistance en elle-même est inévitable. Dans de telles circonstances, la référence à l’individu, au sujet, est un recours pour expliquer seulement l’erreur, l’illusion et l’incertitude. La nécessité d’un contrôle et d’une rédemption externes de l’expérience se manifeste dans la faible valorisation du moi et de tous les facteurs et phases de l’expérience qui en émanent. Dire que la psychologie, à l’âge médiéval, peut seulement être comprise comme une partie de la théologie du péché et du rachat est aussi évident que dire que la psychologie, à l’âge grec, peut constituer un chapitre de la cosmologie.
Contre quoi l’on soutiendra que la psychologie, nous apportant une connaissance de la conduite de l’expérience, est une conception de la démocratie. Son postulat est que puisque l’expérience se réalise elle-même dans les individus, puisqu’elle s’administre elle-même par leur intermédiaire, le compte rendu de son cours et de la méthode de son accomplissement est une affaire indispensable et pleine de sens.
La démocratie n’est possible que parce qu’il y a un changement dans les conditions intellectuelles. Elle implique des outils pour accéder à la vérité dans le détail et au jour le jour, à mesure que nous avançons. Ce n’est que la possession de ces outils qui justifiera la reddition des principes fixes et totalisants auxquels, en tant qu’universels, se soumettent tous les particuliers et les individus pour leur évaluation et la régulation. Sans cette possession, c’est seulement le courage du fou qui se risquerait à entreprendre l’aventure dans laquelle la démocratie s’est engagée : la mise en ordre de la vie pour répondre aux besoins du moment en accord avec la vérité garantie du moment. La vie moderne implique la sanctification de l’ici et du maintenant, du spécifique, du particulier et de l’unique, de ce qui peut advenir une fois et qui n’a d’autre valeur sauf celle qu’il porte lui-même. Une telle sanctification est un monstrueux fétichisme sauf si la déité est là ; sauf si l’universel vit, se meut et a son être dans l’expérience en tant qu’elle est individualisée10. Cette conviction de la valeur de ce qui est individualisé trouve son expression ultérieure en psychologie, qui entreprend de montrer comment procède cette individualisation, et sous quel aspect elle se présente elle-même.
Bien sûr, une telle conception signifie quelque chose pour la philosophie comme pour la psychologie. Elle implique probablement pour la philosophie la plus grande part de transformation. De la part de la philosophie, elle implique de renoncer à toute prétention à être l’unique source de vérité et la gardienne exclusive de certaines valeurs. Cela signifie que la philosophie doit être une méthode et non une compagnie d’assurances ou un chevalier errant. Cela signifie un alignement sur la science. La philosophie n’a pas à être sacrifiée aux clameurs partiales et superficielles de ce qui, parfois officieusement et avec prétention, s’exhibe comme Science. Mais il y a un sens en lequel la philosophie doit aller à l’école des sciences, ne doit conserver aucune donnée qui n’ait été dûment acquise de leurs mains, ne doit accueillir aucune méthode d’enquête ou de réflexion qui ne soit semblable à celles quotidiennement employées dans les sciences. Aussi longtemps qu’elle revendiquera pour elle-même un territoire spécial de faits, des modes particuliers d’accès à la vérité, elle devra occuper une position douteuse. Pourtant cette revendication, elle doit la maintenir jusqu’à ce que la psychologie se développe d’elle-même. Il y a quelque chose dans l’expérience, dans les choses, que les sciences physique et biologique n’atteignent pas ; quelque chose qui, de plus, n’est pas seulement plus d’expériences ou plus d’existences, mais quelque chose sans quoi leurs matériaux demeurent inexpériencés, non réalisés. De telles sciences traitent seulement de ce qui pourrait être expériencé, du contenu de l’expérience, pour autant qu’il y a de l’expérience. C’est la psychologie qui nous dit comment cette expérience possible abandonne son caractère seulement hypothétique, et se trouve estampillée du label catégorique de ce-qui-est-expériencé. Comment, en un mot, cette expérience possible s’incarne ici et maintenant dans une vie individuelle singulière. Là est la transition nécessaire de la science vers la philosophie, un passage qui transporte la structure solide et éprouvée de la première dans la forme large et libre de la seconde.
[NOTE : J’ai laissé cet article presque en l’état, bien que je sois désormais conscient que beaucoup trop de choses y sont entassées qui ne peuvent être correctement présentées en un seul texte. Le mouvement de réflexion, ces dix dernières années, de 1899 à 1909, a contribué, je l’espère, à l’éclaircissement croissant des positions principales défendues dans cet article. Le retour d’un réalisme de type naturaliste, le refus de l’existence de la « conscience », le développement d’une psychologie fonctionnelle et dynamique (concomitant de l’aversion pour l’interprétation des fonctions en tant que facultés d’une âme-substance), toutes ces tendances sont en sympathie avec le but de cet article. Il y a une autre raison pour le laisser en l’état : on a constamment objecté au nouvel empirisme fonctionnel et pragmatique défendu dans ce volume au motif que les conceptions de la connaissance et de la vérification qu’il défend ne conduisent qu’au subjectivisme et au solipsisme. L’article peut montrer que l’identification de l’expérience avec les purs états de conscience représente le point de vue du critique et non pas celui de l’empirisme critiqué. C’est à lui et non à moi de redouter les implications subjectivistes d’une telle position. L’article pose aussi clairement la question de savoir dans quelle mesure l’isolement de la « conscience » vis-à-vis de la nature et de la vie sociale qui caractérise la démarche de beaucoup de psychologues aujourd’hui est responsable du maintien, en philosophie, de problèmes artificiels.]
1. Texte présenté lors d’une conférence publique prononcée devant l’Union philosophique de l’université de Californie, avec pour titre : « Psychologie et méthode philosophique », mai 1899, et publié dans le University Chronicle en août 1899 ; ici réédité avec de légers changements, principalement des élisions.
2. W. James, The Principles of Psychology, op. cit., vol. I, chap. VI, p. 145. James a écrit en réalité seulement : « Metaphysics means nothing but an unusually obstinate effort to think clearly. » (N.d.T.)
3. Ceci est un fait qui n’est pas sans rapport avec la question de la nature et de la valeur de l’introspection. La plupart des auteurs se débarrassent de l’objection selon laquelle l’introspection « altère » la réalité et qu’ainsi elle ne serait pas digne de confiance, en affirmant qu’après tout l’introspection n’altère pas tant la réalité que ça, pas au-delà de ce qui est réparable et que, plus encore, la mémoire nous aide à reconstituer ces altérations. Il serait plus simple d’admettre le fait : que le but de l’introspection est précisément d’effectuer la bonne sorte d’altération. Si l’introspection devait nous donner à nouveau l’expérience originale, nous ne ferions que vivre à nouveau et de manière directe l’expérience passée ; et en tant que psychologues, nous ne serions pas avancés d’un iota. La réflexion sur cette proposition évidente devrait mettre au jour une variété d’autres objets dignes d’être notés.
4. Donc, séparer « psychologie structurale » et « psychologie fonctionnelle », c’est nous laisser sans possibilité de comprendre scientifiquement la fonction, tout en nous privant de toute norme de référence pour sélectionner, observer et expliquer la structure. [La controverse entre psychologie structurale et psychologie fonctionnelle est née de l’article séminal de Dewey « The Reflex Arc Concept in Psychology » (1896, in EW 5, p. 96-110), où Dewey critique la conception structurale de l’arc réflexe en psychologie, qui le décompose en trois événements séparés les uns des autres (stimulus, sensation ou idée, réponse), au lieu d’y voir les phases coordonnées d’un processus unitaire ayant une valeur adaptative. Edward B. Titchener (1867-1927), représentant de la tradition psychologique allemande et notamment de Wundt aux États-Unis, répliqua en cherchant à montrer la supériorité de la psychologie structurale sur une telle psychologie fonctionnelle, dans la mesure où l’« anatomie » de l’esprit doit primer sur sa « physiologie » (c’est par la structure de l’« organe » qu’on comprend sa fonction), cf. pour les textes qui précèdent le présent essai « The Postulates of a Structural Psychology » (The Philosophical Review, vol. VII, no 5, sept. 1898, p. 449-465) et « Structural and Functional Psychology » (The Philosophical Review, vol. VIII, no 3, mai 1899, p. 290-299). C’est donc lui qui formule cette opposition, qui sera reprise et défendue, du côté fonctionnaliste, par le psychologue collègue de Dewey à Chicago, James R. Angell (1869-1949), cf. notamment « The Relations of Structural and Functional Psychology to Philosophy » (The Philosophical Review, vol. XII, no 3, mai 1903, p. 243-271) et son manifeste plus tardif « The Province of Functional Psychology », in The Psychological Review, vol. XIV, no 2, 1907, p. 61-91. Contre la décomposition de la conscience en ses éléments constitutifs, la psychologie fonctionnelle, d’inspiration darwinienne, entend étudier les processus mentaux comme des opérations, dont la fonction est l’ajustement de l’organisme à son environnement. (N.d.T.)]
5. La réponse suivante peut être aisément anticipée : « Ceci est vrai pour les opérations citées, mais seulement parce que des processus complexes ont été sélectionnés. Un terme tel que “connaître” doit, naturellement, exprimer une fonction qui implique un système de références imbriquées. Mais, pour cette raison même, nous revenons à la sensation qui est le type authentique d’“état de conscience” en tant que tel, pur, non adultéré et non sophistiqué. » Ce point est vaste pour une note, mais les considérations qui suivent seront instructives : 1. Le même psychologue poursuivra en nous informant que les sensations, comme nous les expériençons, sont un réseau de références — elles sont perceptuelles, et plus ou moins conceptuelles même. D’où il ressortirait que quoi qu’elles soient d’autre, les sensations, pour lesquelles l’existence close-sur-elle-même est affirmée, ne sont pas des états de conscience. Et 2. on nous dit qu’on les atteint par l’abstraction scientifique en vue de rendre compte de formes complexes. D’où il apparaîtrait qu’elles sont hypothéquées [sic. On aurait attendu « hypothesized » plutôt qu’« hypothecated ». (N.d.T.)] en tant que produits de l’interprétation et pour les fins d’une interprétation ultérieure. C’est seulement l’illusion que les formes plus complexes seraient juste des agrégats (au lieu d’être des actes, comme voir, espérer, etc.) qui empêche de reconnaître le point en question — à savoir que l’« état de conscience » est un instrument d’enquête ou un dispositif méthodologique.
6. D’un autre côté, si ce que nous essayons d’atteindre est juste le cours et la procédure de l’expérienciation, alors toute considération qui nous aidera à distinguer et à rendre compréhensible ce processus sera absolument pertinente.
7. On peut éviter de se méprendre si j’anticipe ici une remarque ultérieure : Je ne veux pas le moins du monde dire que ces « états de conscience » requièrent une « unité synthétique » ou les facultés d’un esprit substantiel pour effectuer leurs associations. Tout au contraire : cette théorie admet aussi les « états de conscience » en tant qu’existences en elles-mêmes. Ma position est que l’« état de conscience » en tant que tel est toujours un résultat méthodologique développé dans le mouvement et pour les fins de l’analyse psychologique.
8. Les « fonctions » sont, en vérité, des attitudes et des actes ordinaires et quotidiens : voir, sentir, parler, écouter, se souvenir, espérer, aimer, craindre.
9. On se souvient que dans cette période intermédiaire — fin des années 1890, début des années 1910 — c’est, d’une part, la découverte de la psychologie expérimentale et de ses apports concernant la définition de nombreux concepts parmi lesquels celui de conscience et, d’autre part, la mise à l’épreuve expérimentale de nouvelles techniques pédagogiques au sein de l’École-Laboratoire de Chicago qui conduisent Dewey à transformer les termes de sa philosophie pour la naturaliser et la rendre plus instrumentale. De telles modifications résultaient donc en partie de cette nouvelle articulation revendiquée entre philosophie et psychologie. (N.d.T.)
10. C’est peut-être le moment opportun pour faire allusion à l’absence de références, dans cette discussion, à ce qui est désigné, parfois, comme psychologie rationnelle — l’assomption d’un ego séparé, substantialisé, d’une âme, ou quoi que ce soit d’autre, existant côte à côte avec les expériences particulières et les « états de conscience », agissant sur eux et subissant leur action. En l’ignorant et en me limitant à la théorie des « états de conscience » et à la théorie de « l’histoire naturelle », je peux apparaître non seulement comme ayant indûment restreint ce qui intéresse la question, mais aussi comme ayant affaibli mon point de vue, tant cette doctrine paraît offrir un terrain privilégié depuis lequel défendre l’étroite relation entre psychologie et philosophie. Ce « rétrécissement », si c’en est un, devra attendre pour être considéré, faute de temps et pour d’autres raisons. Mais je ne peux concéder l’autre point. L’existence indépendante de l’âme restreint et dégrade l’individualité, faisant d’elle une chose séparée et extérieure au flux total des choses, étrangère aux choses expériencées et, conséquemment, la mettant en relation avec ces choses de manière mécanique ou miraculeuse. Ce raisonnement est vicié pour cette raison précise à laquelle on a déjà objecté : le fait que la psychologie aurait un morceau de réalité qui lui serait alloué, au lieu d’être occupée elle-même par toutes les manifestations et les opérations de toutes les existences se rapportant à l’action concrète. De ce point de vue, l’attitude qui revendique les « états de conscience » est une attitude bien plus fructueuse et prometteuse. Certes, elle ignore certaines considérations ; et quand elle tourne cette ignorance en déni, elle nous laisse avec de bien curieux hiéroglyphes. Mais, après tout, il y a une clef ; ces symboles peuvent être lus ; ils peuvent être traduits en termes de cours de l’expérience. Ainsi traduits, le moi, l’individu ne sont ni supprimés ni érigés en entités miraculeuses et étrangères. Ils sont envisagés en tant qu’unité de référence et en tant que fonction impliquées dans toutes les choses lorsqu’elles sont pleinement expériencées — le pivot autour duquel elles tournent.