II

Conversation sur la Nature et son Bien1

Des personnes sont assises, non loin les unes des autres, sur une plage de sable face à l’océan ; des emballages, des paniers, etc., indiquent qu’il s’agit d’une sortie pour la journée. Au milieu du bourdonnement des différentes conversations, on entend un participant feindre des sanglots.

 

Plusieurs voix. Y a-t-il matière à pleurer, Eaton ?

 

Eaton2. « Matière » est bien le mot. J’étais en train de regarder une belle vague ; ses lignes étaient parfaites ; sur sa crête, la lumière étincelant à travers ses courbes d’écume infiniment variées et délicates formait un tableau plus ravissant qu’aucun rêve. Et voilà qu’elle s’en est allée et ne reviendra jamais plus. Telle est la raison de mes larmes.

 

Grimes3. Tu as raison, Eaton, c’est bien envoyé. C’est sûr que les personnes bien nourries et bien cultivées — avec ce qu’elles possèdent de richesses et de connaissances toutes deux acquises aux dépens d’autrui — finissent par s’ennuyer. Alors elles deviennent sentimentales dans leur ennui et s’inquiètent de la « Nature » et de sa relation à la vie. Tout le monde ne prend pas ce chemin, bien sûr. Certains supportent ce sentiment fatigant avec des voitures et du champagne. Mais les autres — ceux qui financièrement n’appartiennent pas à cette classe, ou qui s’estiment trop raffinés pour ce genre d’expédients — recherchent de nouvelles sensations en spéculant pour savoir pourquoi ce bon vieux monde mal dégrossi ne manifeste pas ce que vous autres vous appelez des valeurs spirituelles et idéales — en un mot, vos égotismes.

Le fait est que toute cette discussion n’est que le symptôme de la maladie de la classe des loisirs. Si vous deviez travailler jusqu’à épuisement et même au-delà, préserver corps et âme à la fois, et, qui plus est, maintenir en vie l’âme de votre famille dans son corps, vous connaîtriez la différence entre vos problèmes artificiels et les véritables problèmes de la vie. Vos problèmes philosophiques à propos de la relation de « l’univers au bien moral et spirituel » n’existent que dans le sentimentalisme qui les engendre. La véritable question est : pourquoi l’organisation de la société ne permettrait-elle pas de faire en sorte que les ressources naturelles, qui existent en quantité suffisante, garantissent une sécurité et un niveau de vie décent à tous les hommes et femmes, avec une marge pour cultiver leurs instinct humains de sociabilité, d’amour de la connaissance et de l’art ?

Selon ma lecture de Platon, la philosophie à ses débuts était relativement consciente de l’aspect essentiellement politique de ses bases et de sa mission — elle reconnaissait que ses problèmes étaient ceux de l’organisation d’un ordre social juste. Mais elle s’est bien vite perdue dans les rêves d’un autre monde. Et ceux-là même qui parmi vous autres, philosophes, se targuent d’être si avancés qu’ils ne croient plus en un « autre monde » vivent et pensent encore en s’y référant. Vous ne l’appelez peut-être pas surnaturel, mais quand vous parlez d’un royaume de valeurs spirituelles ou idéales en général, et que vous interrogez sa relation à la Nature en général, vous avez seulement changé les étiquettes sur les bouteilles, pas leur contenu. Car ce qui fait que quelque chose est transcendantal — c’est-à-dire, dans le langage courant, surnaturel —, c’est purement et simplement son éloignement des affaires pratiques — affaires qui en dernière analyse consistent à gagner sa vie.

 

Eaton. Oui, Grimes a saisi à peu près l’essentiel de ma petite parabole, tout au moins l’un de ses aspects. Dans la vie quotidienne, on dit d’un homme qu’il est « à la rue », plus ou moins dérangé, quand il part délibérément à la recherche d’un certain type de résultat à partir de conditions qu’il sait d’ores et déjà être incapables de produire. S’il persiste dans cette recherche, et en vient à se lamenter parce que de la monnaie de singe ne permettra pas d’acheter des biftecks, ou parce qu’il n’arrive pas à se tenir chaud en brûlant le sable de cette plage, on le rejettera en le prenant pour un fou ou un hystérique. Si on consentait à raisonner avec lui malgré tout, on lui dirait de rechercher les conditions qui produiront ces résultats, de s’occuper de ces innombrables biens de la vie pour lesquels on peut, par une recherche intelligemment dirigée, trouver des moyens adéquats.

Avant le déjeuner, Moore entonnait encore la même rengaine : « La science moderne a complètement transformé nos conceptions de la Nature. Elle a dépouillé l’univers non seulement de toutes les valeurs morales qu’il possède tant aux yeux du païen de l’Antiquité que de nos ancêtres médiévaux, mais aussi de toute considération, de toute préférence, pour de telles valeurs. Dans son éternelle redistribution de matière en mouvement, n’existent que des incidents, des accidents transitoires, comme le flux et le reflux de la vague que je déplore, ou comme la note de musique qui peut parfois émerger du grondement et du crissement de la locomotive sur les rails. » C’est un point de vue unilatéral. Mais supposons qu’il en soit ainsi, quelle est la morale de l’histoire ? Certainement que nous devons changer de point de vue, d’angle de vision, arrêter de chercher des résultats à partir de conditions dont on sait qu’elles ne permettront pas de les obtenir, tourner notre regard vers les biens, les valeurs qui existent réellement et indubitablement dans l’expérience, et examiner selon quelles conditions naturelles on peut renforcer et étendre ces valeurs particulières.

Insistons, si vous le voulez bien, sur le fait que la Nature prise en général ne manifeste pas un bien général. Alors, c’est précisément parce que le bien est à la fois si pluriel (si « multiple ») et si partial qu’il faut, par pitié, orienter toute l’énergie de notre intelligence et de nos efforts pour sélectionner les conditions naturelles spécifiques, plurielles et partielles, qui rendront au moins plus assurées et plus répandues les valeurs que nous avons. Toute autre voie prend le chemin de la folie, ou celle de l’enfant gâté qui pleure sur le rivage parce que les vagues ne demeurent pas immobiles, et pleure encore plus frénétiquement à la montagne parce que les sommets ne se liquéfient pas et ne coulent pas.

Mais non. Moore et son école n’en veulent pas : nous devons « recompter les voix ». Toute cette science, après tout, n’est qu’un mode de connaissance. Si nous examinons la connaissance elle-même, nous découvrons qu’elle implique une intelligence parfaite et totalisante, puis (en utilisant une autre tactique) que l’intelligence comporte la sensation, le sentiment, et aussi la volonté. Par là votre science physique elle-même, si seulement on la critique et l’examine, montre que son objet, la nature mécanique, est lui-même un élément inclus dans et supplanté par un tout spirituel et idéal qui englobe tout. Et voilà !

Bon, inutile d’insister maintenant sur le fait que tout ceci n’est que de la prestidigitation dialectique. Mais, acceptons-le, prenons-le pour argent comptant. Qu’en est-il alors ? Y a-t-il une seule valeur qui soit ancrée dans la vie de manière plus concrète et assurée qu’auparavant ? Cette intelligence parfaite nous rend-elle capable de corriger ici et maintenant un simple mauvais pas, une seule malheureuse erreur ? Cette bonté parfaite et totalisante permet-elle de guérir une seule maladie ? Rectifie-t-elle une seule transgression ? Donne-t-elle ne serait-ce que la moindre idée de la manière dont on pourrait opérer face à n’importe laquelle de ces choses ? Non, elle nous dit seulement : peu importe, car elles ont déjà été éternellement corrigées, éternellement guéries, dans la conscience éternelle qui seule est réellement Réelle. Arrêtons là. Il n’y a qu’un mal, qu’une douleur, que cette doctrine atténue : le sentimentalisme hystérique qui s’inquiète parce que l’univers pris en général ne manifeste pas un bien général. Mais c’est bien la seule chose qu’elle modifie. Le « sophisme pathétique » de Ruskin4 élevé à son énième degré de puissance, voilà le motif de l’idéalisme moderne.

 

Moore5. Il est certain que personne n’accusera Eaton d’être un esprit délicat — sauf dans sa logique, où, de manière tout aussi certaine, il n’est pas un esprit endurci. Son excitation, cependant, me convainc qu’il a au moins une petite idée de sa pétition de principe ; et en véritable pragmatiste qu’il est, il essaie par son action (à savoir, son flot de paroles) d’empêcher sa fausse logique de devenir explicite à ses yeux. À la question de savoir si les valeurs que nous semblons saisir, les buts que nous poursuivons, les biens que nous possédons ne sont rien de plus que des vagues transitoires, Eaton répond en disant : « Oh, bien sûr que ce sont des vagues ; mais n’y pensons pas — asseyons-nous solidement sur la vague, ou prenons-en une autre pour la renforcer ! » Pas étonnant qu’il recommande d’agir au lieu de penser ! Conseillés par le désespoir ou le pessimisme cynique, les hommes ont déjà essayé cette méthode auparavant. Mais c’est au pragmatisme contemporain qu’il revient de noyer notre chagrin dans l’ivresse de l’action irréfléchie en l’appelant l’achèvement le plus grand de la méthode philosophique, et de prêcher l’impatience volontaire en en faisant une doctrine d’espoir et d’illumination. En attendant, je préfère être un esprit délicat dans ma relation à la Réalité, et rendre cette relation plus raisonnable par l’esprit endurci de ma logique.

 

Eaton. Je suis prêt à rester silencieux suffisamment longtemps pour que tu traduises tes métaphores en logique, et que tu montres en quoi j’ai fait une pétition de principe.

 

Moore. C’est assez simple. Tu nous as invités à cultiver, à développer dans la vie humaine certaines valeurs. Mais la question est de savoir si ce sont ou ne sont pas des valeurs. Et cela pose la question de leur rapport à l’Univers — à la Réalité. Si la Réalité les fonde, alors ce sont effectivement des valeurs ; si elle les raille et s’en moque — comme c’est sûrement le cas si ce que la science mécanique appelle la Nature est ultime et absolu — alors ce ne sont pas des valeurs. Toi et tes semblables, vous êtes les vrais sentimentalistes, parce que vous êtes de purs subjectivistes. Vous dites : acceptons le rêve comme réel ; ne nous posons pas de question à son propos ; ajoutons une touche de couleur à ce brouillard et étendons-le jusqu’à ce qu’il obscurcisse la Réalité encore plus qu’il ne le fait naturellement, et tout est bien ! Moi je dis : peut-être que le rêve n’est pas un rêve mais un indice de la plus solide et de la plus ultime de toutes les réalités. Et un examen approfondi de ce que le positiviste, le matérialiste, tient pour solide, à savoir la science, révèle que le but, le critère et la présupposition même de cette dernière est que la Réalité est un Être spirituel absolument complet.

 

Eaton. Je pensais bien que ma pétition de principe ressemblerait à cela. Tu insistes pour traduire ma position dans les termes qui sont les tiens, et je ne suis donc pas surpris d’entendre que ce serait pour toi une pétition de principe que de soutenir mon point de vue. Selon moi, c’est seulement lorsqu’on soutient qu’une Réalité au-delà — une réalité métaphysique ou transcendantale — est nécessaire pour fonder les valeurs empiriques que la discussion même pour savoir si elles sont véritables ou illusoires est possible. Cesse de présupposer dans tout ce que je dis l’idée que la réalité des choses telles qu’elles sont dépend de quelque chose qui se trouve au-delà et derrière elles, et les faits te sauteront aux yeux. Les biens sont. Ils sont une multitude. Mais hélas les maux aussi sont. Et les deux existent à tous les degrés possibles ou presque. Ce n’est pas le contraste et la relation entre l’expérience in toto et quelque chose qui se situe au-delà de l’expérience qui conduit les hommes à la religion puis à la philosophie ; mais c’est plutôt le contraste au sein de l’expérience entre le meilleur et le pire, avec le problème qui en découle de savoir comment consolider l’un et réduire l’autre. À moins qu’on ne pose l’idée d’une réalité transcendantale en général, on ne peut même pas soulever la question de savoir si les biens et les maux sont vraiment ou s’ils semblent seulement être. L’inquiétude et la joie, le bien et le mal, c’est qu’ils sont ; l’espoir c’est qu’ils peuvent être régulés, guidés, accrus d’un côté et diminués de l’autre. Au lieu de négliger la pensée, nous (je veux dire les pragmatistes), nous l’exaltons, car nous affirmons qu’une discrimination intelligente des moyens et des fins est la seule ressource ultime pour ce problème qui est derrière tous les autres : contrôler les facteurs dont dépendent le bon et le mauvais dans la vie. Nous n’affirmons pas seulement, en effet, que c’est ce que l’intelligence fait, mais plutôt que c’est ce qu’elle est.

Historiquement, il est tout à fait possible de montrer comment ce problème humain et pratique de la relation entre bien et intelligence engendra, dans certaines conditions sociales données, les notions de bien transcendantal et de raison pure. Comme Grimes nous l’a rappelé, Platon

 

Moore. Oui, et Protagoras — ne l’oublie pas ! Car malheureusement nous connaissons tous deux l’origine et les conséquences de ta doctrine selon laquelle l’être et l’apparence sont identiques. Nous savons très bien que l’empirisme pur mène à l’identification de l’être et de l’apparence, et que c’est précisément pour cela que toutes les âmes profondément morales et religieuses ont, depuis Platon et Aristote jusqu’à maintenant, insisté sur l’idée d’une réalité transcendante.

 

Eaton. Personnellement, je n’ai pas besoin d’un absolu pour être capable de distinguer entre, disons, le bien de la gentillesse et le mal de la calomnie, ou le bien qu’est la santé et le mal qu’est la maladie. Dans l’expérience, les choses portent leurs propres caractéristiques spécifiques. Et jusqu’à présent l’idéaliste absolu n’a pas non plus répondu à la question de savoir comment la réalité absolue le rend capable de distinguer entre l’être et l’apparence dans un seul cas concret. Le problème est que pour lui tout l’Être se situe de l’autre côté de l’expérience, et toute l’expérience est apparence.

 

Grimes. Je pense vous avoir entendus parler d’histoire. J’aimerais que vous laissiez tomber les raisonnements dialectiques, et que vous vous tourniez vers l’histoire. Vous verriez que l’histoire est une lutte pour l’existence — pour du pain, pour un toit, pour nourrir et protéger sa progéniture. Vous verriez que l’histoire est le tableau de masses toujours en train de sombrer dans la lutte, en voie de disparition, parce que d’autres ont pris le contrôle des ressources naturelles, qui, même si elles ne sont pas aussi généreuses que le XVIIIe siècle l’imaginait, sont du moins en elles-mêmes largement assez abondantes pour satisfaire les besoins de tous. Mais parce que quelques personnes ont monopolisé la Nature, la plupart des hommes et des femmes ont à peine le temps de sortir la tête de l’eau pour entrapercevoir un état de choses meilleur qu’ils sont repoussés vers le fond. Le seul problème qui soit réel concernant la relation entre la Nature et le bien humain est le problème économique de l’exploitation des ressources naturelles dans l’intérêt de tous, et non pas dans l’intérêt d’une seule classe. Le problème dont vous deux, vous êtes en train de discuter, n’a pas d’existence — et n’en a jamais eu — hormis dans la tête de quelques métaphysiciens. Celui-ci n’aurait jamais eu une telle importance, ni une telle carrière, si les monopolisateurs ou les tyrans (avec l’habileté et la ruse qui les caractérisent) n’avaient pas vu que ces spéculations à propos de la réalité et d’un monde transcendantal pouvaient être distillées sous forme d’opiacées et distribuées parmi les masses pour les rendre moins rebelles. Voilà, au cas où tu voulais la connaître, Eaton, l’origine réelle, historique, du monde idéal au-delà. Une fois que tu auras compris cela, tu t’apercevras que les pragmatistes n’ont fait que la moitié du chemin. Tu verras que les questions pratiques sont pratiques, et qu’elles ne peuvent être résolues simplement en ayant une théorie à propos de la théorie différente de celle reçue traditionnellement — or ton pragmatisme ne revient qu’à cela.

 

Moore. Si tu veux dire par là que tout ce à quoi revient le pragmatisme c’est ton grossier Philistinisme, je pense que tu n’es pas loin du compte. Si l’on oublie que la seule fin de l’action est d’arriver à une approximation de la conscience complète et inclusive et si on considère, comme le font les pragmatistes, que la conscience est un moyen d’action, alors toutes les formes d’activité extérieure se valent. L’art, la religion, tous les grands sommets de la science qui n’ont pas de traduction immédiate dans les usines perdent leur sens, et tout ce qui reste, c’est cette satisfaction dure et sèche des besoins économiques qui est l’idéal de Grimes.

 

Grimes. Un idéal qui n’existe, d’ailleurs, que dans ton imagination. Je ne connais pas de preuve plus convaincante du manque futile de pertinence de l’idéalisme que la façon ruineuse dont il réduit le contenu de la vie quotidienne réelle dans les esprits de ceux qui défendent l’idéalisme. Je pense parfois que je suis le seul véritable idéaliste. Si les conditions d’une existence physique confortable et équitable pour tous étaient un jour assurées, je serais pour ma part sans crainte au sujet de l’éclosion et de la récolte des fruits de l’art et de la science, et de toutes les activités « supérieures » liées au loisir. La vie est bien assez intéressante pour moi ; montrons-le à tous.

 

Arthur6. Je me trouve dans une position particulière eu égard à cette discussion. Une analyse de ce qui est impliqué dans cette particularité éclairera peut-être les points qui sont en jeu, car j’aime à croire que l’analyse et la définition de ce qui existe sont essentielles tant pour résoudre les doutes que pour les essais de réforme. Pour faire bref, et non par vanité, je présenterai la particularité à laquelle je me réfère sous une forme personnelle. Je ne crois pas un instant en une Réalité différente qui soit au-delà et derrière la Nature. Je ne crois pas qu’une manipulation des implications logiques de la science puisse donner des résultats capables de remplacer ceux que la Science elle-même fournit dans son application directe. Je considère la Nature comme quelque chose qui est, et non pas qui semble être, et la Science comme sa transcription fidèle. Pourtant, parce que je crois en ces choses, et non en dépit d’elles, je crois que but et bien existent. Qu’Eaton puisse croire que l’accomplissement et la réalisation croissante d’un but peuvent exister dans la conscience humaine sans exister d’abord dans le monde qui est révélé dans cette conscience me dépasse tout autant que le fait que Moore puisse croire qu’une manipulation de la méthode de la connaissance puisse fournir des considérations d’un tout autre ordre que celles qui sont directement obtenues par l’usage de cette méthode. Si le but et l’accomplissement existent en tant que biens naturels, alors, et alors seulement, la conscience peut elle-même être un accomplissement de la Nature, et être aussi un bien naturel. Toute autre conception est inexplicable pour un esprit lucide — excepté, historiquement, comme un produit de l’individualisme politique moderne et du romantisme littéraire qui se sont associés pour produire cette philosophie idéaliste selon laquelle l’esprit crée l’univers en le connaissant.

La conception qui affirme que but et réalisation sont profondément naturels, et que la conscience — ou si vous voulez, l’expérience — est elle-même le point culminant et l’apogée de la Nature, n’est pas une conception nouvelle. Formulée par Aristote, elle a toujours persisté partout où cette tradition de pensée lucide n’a pas été obscurcie par le romantisme. La doctrine scientifique moderne de l’évolution confirme et précise l’intuition métaphysique d’Aristote. De manière détaillée et preuves à l’appui, elle présente comme un trait constitutif de l’existence la tendance à des résultats cumulatifs et le mouvement spécifique des choses vers leur point culminant et leur achèvement. Cette doctrine décrit un univers possédant, en droit et par sa constitution propre, et non par une réflexion qui viendrait s’ajouter après coup, des différences de valeur et d’importance. Et de plus ces différences exercent une influence sélective sur le cours des choses, c’est-à-dire qu’elles déterminent véritablement les événements qui surviennent. Elle nous dit que la conscience elle-même constitue un tel événement naturel à la fois cumulatif et culminant. C’est pourquoi elle convient au monde qu’elle habite, et que ses déterminations de valeur ne sont ni arbitraires ni obiter dicta, mais sont des descriptions de la Nature elle-même.

Souvenons-nous des paroles de Spencer que Moore citait ce matin : « La conscience n’éprouve aucun plaisir à être une bulle infinitésimale sur un globe lui-même infinitésimal, comparé à la totalité des choses. Ceux à qui le cours impitoyable des changements inflige des souffrances qui sont souvent sans remède ne trouvent aucune consolation dans la pensée qu’ils sont à la merci de forces aveugles, qui causent indifféremment la destruction d’un soleil ou la mort d’un animalcule. Contempler un univers qui n’a ni commencement ni fin concevables, et ni but intelligible, ne procure aucune satisfaction7. » Je suis assez naïf pour croire que la seule véritable question est de savoir si l’objet de notre « conscience », de notre « pensée », de notre « contemplation », est ou n’est pas tel que cette citation l’énonce. Si ce qu’elle dit est exact, le pragmatisme comme le subjectivisme (dont je soupçonne qu’il n’est qu’une variation, qui met l’accent sur la volonté plutôt que sur l’idée) nous invitent à fermer les yeux face à ce qui est, pour encourager l’illusion que les choses sont autres que ce qu’elles sont. Mais la situation n’est pas aussi désespérée. Pour parler en termes dogmatiques, la description donnée de l’univers est juste, mais non pas vraie. Et la doctrine de l’évolution pour laquelle Spencer dit avoir tant fait en est la preuve. Un univers descriptible en termes évolutionnistes est un univers qui ne montre évidemment pas un Dessein, mais plutôt une tendance et un but, qui ne manifeste évidemment pas l’accomplissement d’une fin unique, mais d’une multiplicité de biens naturels dont l’apogée est la conscience. Aucune description de l’univers, en terme uniquement de redistribution de matière en mouvement, n’est suffisante, quelle que soit la mesure dans laquelle elle est vraie, car elle ignore ce fait cardinal que le caractère de la matière en mouvement et de sa redistribution est tel que des fins s’accomplissent cumulativement — que le monde de valeurs que nous connaissons est rendu effectif. Nier ceci, c’est nier l’évolution ; l’admettre, c’est admettre un but en un sens seulement objectif — le seul intelligible — de ce terme. Je ne dis pas qu’en plus du mécanisme il y a d’autres causes ou facteurs idéaux qui interviennent. J’insiste seulement pour qu’on raconte toute l’histoire, pour qu’on remarque le caractère du mécanisme — à savoir qu’il est tel qu’il produit et soutient une multiplicité de formes de bien. Le mécanisme est une machinerie qui accomplit des résultats. L’ignorer c’est refuser d’ouvrir les yeux sur la totalité des aspects de l’existence.

Parmi ces multiples biens naturels, je le répète, se trouve la conscience elle-même. L’une des fins dans lesquelles la Nature aboutit véritablement à son terme est précisément la conscience qu’elle prend d’elle-même, de ses processus et de ses fins. Mais remarquons que si la conscience est un bien naturel, ce n’est pas parce qu’elle est séparée et existe de manière isolée, ni parce que nous pourrions, pragmatiquement, séparer et cultiver certaines valeurs qui n’ont pas d’existence au-delà d’elle, mais parce qu’il est bon que les choses soient connues selon leurs caractères propres. Et cette conception apporte un résultat précieux : connaître les choses telles qu’elles sont, c’est les connaître telles qu’elles culminent dans la conscience, c’est connaître le fait que l’univers accomplit et maintient véritablement sa propre auto-manifestation.

Un dernier mot pour situer cette conception par rapport à la position de Grimes. Concevoir l’histoire humaine comme le théâtre de la lutte des classes pour la domination, une lutte causée par l’amour du pouvoir ou l’appât du gain, est une conception purement mythologique des émotions. Ce que nous appelons histoire est en grande partie non humain, mais pour autant qu’elle est humaine, elle est dominée par l’intelligence : l’histoire est l’histoire du développement de la conscience. Il ne s’agit pas de dire que l’intelligence est vraiment souveraine dans la vie, mais qu’au moins par rapport à la stupidité, l’erreur et l’ignorance, elle est souveraine. Reconnaître les choses telles qu’elles sont, voilà la source causale de tout progrès. Notre système industriel actuel n’est pas le produit de l’avidité ou de la soif tyrannique de pouvoir, mais de la science physique qui nous donne la maîtrise du mécanisme de l’énergie de la Nature. Si le système existant est un jour remplacé, il ne sera pas remplacé grâce à de bonnes intentions et de vagues sentiments, mais par une pénétration plus approfondie des secrets de la Nature.

Le sentimentalisme moderne est révolté par le franc naturalisme d’Aristote qui dit que certains sont esclaves par nature tandis que d’autres sont libres par nature. Mais mettons que demain arrive le socialisme, alors quelqu’un — non pas n’importe qui, mais quelqu’un de précis — gouvernera cette machine et quelqu’un d’autre sera gouverné par elle. Je ne serais pas étonné que mes amis socialistes s’imaginent toujours actifs de cette première façon — peut-être compensent-ils par là le fait que pour le moment ils font tout en imagination, et ne participent pas à la gestion du gouvernement. Mais ceux qui sont gouvernés, qui sont contrôlés, méritent au moins un moment d’attention. Ne pourrions-nous pas pour une fois reconnaître que si jamais il y a une justice dans ces positions d’infériorité et de supériorité relatives, c’est parce que méritent de gouverner ceux qui, du fait de leur clairvoyance, en sont capables, tandis que ceux qui, du fait de leur ignorance, en sont incapables, méritent d’être gouvernés ? Si tel est le cas, quelle différence cela fait-il, excepté dans la terminologie, avec Aristote ?

Ou bien penses-tu, Grimes, que tout ce que les hommes veulent pour être des hommes, c’est avoir leur estomac bien rempli, avec l’assurance d’une constante abondance sans fournir trop de travail préalable ? Non, crois-moi, les hommes sont des hommes, et par conséquent leur aspiration se dirige vers le divin, même quand ils ne le savent pas. Leur désir se dirige vers l’élément qui gouverne, l’intelligence. Jusqu’à ce qu’ils y parviennent, ils resteront mécontents, rebelles, ingouvernables — et donc gouvernés — et ce, quelle que soit la manière dont on bat le jeu de cartes social.

 

Grimes, après avoir haussé les épaules avec dédain, finit par dire : Il y a une chose que j’aime bien chez Arthur : il est franc. Il révèle au grand jour ce à quoi vous croyez vraiment au fond de vos cœurs : la suprême et sublime théorie. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, du moment qu’on définit, classe et forme des syllogismes selon les lignes déjà tracées. L’intelligence pure du Dieu d’Aristote (comme lui en avait bien conscience) était une glorification du loisir ; et le point de vue d’Arthur, si seulement Arthur en prenait conscience, est le snobisme intellectuel de la classe des loisirs, au même titre que le luxe et l’étalage qu’il condamne sont du snobisme matériel. Il n’y a vraiment rien d’autre à dire.

 

Moore. Revenons à ce jeu que Grimes méprise. Arthur n’a-t-il pas pratiquement dit que l’univers est bon parce qu’il culmine dans l’intelligence, et que l’intelligence est bonne parce qu’elle perçoit que l’univers culmine… en elle ? Et, d’après cette théorie, l’ignorance, l’erreur et le mal qui s’ensuit ne sont-ils pas des accomplissements moins véritables de la Nature que l’intelligence et le bien ? Et sur quoi se fonde-t-il pour donner le nom d’accomplissement et de fin à ce qui, au mieux, n’est qu’un épisode infinitésimal, fragmentaire et transitoire ? J’ai dit qu’Eaton faisait une pétition de principe. Arthur semble considérer que c’est la preuve d’une intelligence supérieure (d’une intelligence qui prend avec réalisme les choses pour ce qu’elles sont) que de faire cette pétition de principe. Qu’est-ce que cette Nature, cet univers où le mal est un fait aussi obstiné que le bien, où le bien est constamment détruit par ce même pouvoir qui le produit, où la conscience n’est qu’un oiseau de passage voué à une extinction ultime — qu’est-ce qu’une telle Nature, qui est tout ce qu’Arthur a à nous offrir, sinon le problème, la contradiction première en question ? Un optimisme complaisant pourrait ignorer ses contradictions intrinsèques, mais un esprit plus sérieux est forcé de passer derrière et au-delà de ce spectacle jusqu’à un bien permanent qui inclut et transcende les biens perdus et les espoirs trahis. Ce n’est pas parce que les idéalistes ont refusé d’observer les faits tels qu’ils sont, mais précisément parce que le spectacle de la Nature est, en surface, tel que l’a décrit Arthur, que les idéalistes ont toujours soutenu que ce n’était qu’Apparence, et ont tenté d’accéder à travers elle à la Réalité8.

 

Stair9. Je ne pensais pas dire quoi que ce soit. Mon état d’esprit est si différent de celui de chacun d’entre vous qu’il ne me semblait pas nécessaire d’introduire encore une autre opinion là où le désaccord règne déjà. Mais pendant qu’Arthur parlait, j’ai eu l’impression que peut-être ce désaccord existait précisément parce que le mot qui résoudrait tout n’avait pas été prononcé. Car, au fond, vous êtes tous d’accord avec Arthur, et c’est là la cause de votre désaccord avec lui et entre vous. Vous êtes d’accord pour faire de la raison, de l’intellect pris en un certain sens, l’arbitre final. Mais la raison, l’intellect, est le principe de l’analyse, de la division, de la discorde. Quand j’en appelle au sentiment comme l’agent ultime de l’unité, et par conséquent de la vérité, vous souriez courtoisement : mysticisme, dites-vous tout haut ou tout bas, et l’affaire est close. Sentiment, sensation, appréhension immédiate, communication de l’Être avec lui-même, voilà les mots que je dois effectivement utiliser quand j’essaie de dire la vérité que je vois. Mais je sais bien à quel point les mots sont inadéquats. Et pourquoi ? Parce que le langage est l’outil privilégié de l’intelligence, et par conséquent trahit inévitablement la vérité qu’il voudrait transmettre. Mais rappelez-vous que les mots ne sont que des symboles, et que l’intelligence doit demeurer dans le royaume des symboles, et vous trouverez une issue. Sensation, sentiment, etc., ces mots, tels que je les prononce, ne cherchent qu’à vous inviter à trouver une attitude propre à révéler la vérité — une attitude propre à la vision directe.

La vision béatifique ? Oui, et non. Non, si vous entendez par là quelque chose de rare, d’extrême, de presque anormal. Oui, si vous entendez par là la plus commune, la plus convaincante, la seule manière véritablement convaincante dont le bien le plus haut dans l’échelle des biens se révèle, la vision de la sainteté en Dieu. Car cette doctrine est empirique ; le mysticisme est au cœur de tout empirisme positif, de tout empirisme qui ne s’intéresse pas plus à nier le rationalisme qu’à s’affirmer lui-même. L’expérience mystique marque en chaque homme le moment où il réalise la suprématie du bien, et donne ainsi la mesure de la distance qui le sépare du matérialisme pur. Et puisque le matérialiste absolu est la plus rare des créatures, et que l’homme qui a la foi en un bien invisible est la plus commune, chaque homme est un mystique — et l’est au plus haut point dans ses meilleurs moments.

Quelle vaine contradiction de devoir, comme Moore et Arthur, essayer de fournir des preuves de la suprématie des valeurs idéales dans l’univers ! La seule preuve possible est la preuve qui existe actuellement — la réalisation directe et sans entrave de ces valeurs. Car chaque valeur porte nécessairement avec elle l’épaisseur de son être. Faisons taire les clameurs pleines d’orgueil de l’intellect et de la volonté, pour que dans ce silence l’Être énonce sa propre et ultime parole, qui n’est pas un argument ou une raison extérieure de croire, mais la révélation de lui-même qu’il communique à l’âme. Qui sont les prophètes et les maîtres depuis toujours ? Ceux qui ont été sensibles au plus profond d’eux-mêmes à ces messages.

 

Grimes. Je suppose, n’est-ce pas, que la pauvreté et éventuellement la maladie sont des aides particulièrement efficaces en vue de cette vision spirituelle ? La morale est évidente. Les changements économiques sont parfaitement hors de propos, parce qu’ils sont strictement matériels et externes. En effet, dans l’ensemble, les efforts de réforme sont indésirables, car ils distraient l’attention du fait que la chose finale, la vision du bien, est totalement déconnectée des circonstances extérieures. Je ne suis pas en train de dire, Stair, que tu crois personnellement cela ; mais n’est-ce pas par un tel quiétisme que se conclut logiquement tout mysticisme ?

 

Stair. Ce n’est pas aussi vrai que de dire que dans tes efforts de réforme tu es vraiment inspiré par la vision divine de la justice, et que c’est cette vision mystique et non la simple augmentation quantitative des choses à manger et à boire qui est le motif qui t’anime.

 

Grimes. Eh bien, à mon avis, toute cette affaire de valeurs et d’expériences mystiques se résume à une proposition simple et directe. Les masses submergées ne se préoccupent pas elles-mêmes des questions dont tu traites. Elles n’ont même pas le temps de considérer si elles veulent les prendre en considération. Et le citoyen libre — cette espèce rare dont l’existence à l’heure actuelle est comme un rappel et une annonce sporadiques de la démocratie finale — ne s’inquiète pas non plus de la relation entre le cosmos et la valeur. Pourquoi ? Cela ne vient ni d’une intuition mystique ni non plus d’une preuve métaphysique, mais c’est parce qu’il a bien d’autres intérêts qui en valent la peine. Ses amis, son métier et ses passions, ses livres, sa musique, son club : ces choses l’absorbent et il y trouve ses récompenses. Multiplier de tels hommes ayant de tels intérêts, voilà, je le répète, le véritable problème ; et c’est un problème qui ne peut être résolu que par une redistribution économique et matérielle.

 

Eaton. Heureusement, Stair, que nous déclinons tous la responsabilité d’avoir à créer les biens que la vie — qu’on l’appelle Dieu, la Nature ou la Chance — fournit. Mais nous ne pouvons pas, même si nous le voulons, décliner la responsabilité de maintenir et d’étendre ces biens quand ils sont advenus. Trouver tout à fait merveilleux — comme le fait Arthur — que l’intelligence perçoive les valeurs telles qu’elles sont est trivial, car ce n’est qu’une manière élaborée de dire qu’elles sont advenues. Nous inviter, en cessant toute lutte et tout effort, à communier avec l’Être dans les moments de pénétration et de joie que la vie fournit, c’est nous convier à être indulgents envers nous-mêmes — à nous réjouir aux dépens de ceux sur lesquels pèse le fardeau de conduire les affaires de la vie. Car même les mystiques ont encore besoin de manger et de boire, d’être vêtus et abrités, et quelqu’un doit bien faire ces choses non mystiques. Or ignorer les autres dans l’intérêt de notre propre perfection n’est pas propice à une véritable unité de l’Être.

En effet, l’intelligence est, comme tu le dis, discrimination, distinction. Mais pourquoi ? Parce que nous devons agir pour rendre plus sûr, au milieu du flux mouvant des circonstances, un bien fragile mais précieux que la Nature a accordé, et parce que, pour agir avec succès, nous devons agir après une sélection consciente, c’est-à-dire après une discrimination des moyens et des fins. Bien sûr, tous les biens arrivent, comme Arthur le dit, comme des résultats naturels, mais tous les maux arrivent de la même manière, de même que tous les degrés de bien et de mal. Appeler culminations, accomplissements, les résultats qui arrivent, et argumenter ensuite en faveur d’une constitution quasi morale de la Nature parce qu’elle produit de tels résultats, c’est utiliser une logique qui s’applique aussi bien au cycle de la vie du germe qui, en s’accomplissant lui-même, tue l’homme par la malaria qu’au processus de la vie humaine qui, en atteignant sa plénitude, interrompt l’accomplissement de ce germe. On met la charrue devant les bœufs en affirmant que, puisque la Nature est constituée de telle sorte qu’elle produit des résultats ayant toute espèce de valeur, alors c’est qu’elle est guidée par la prise en considération de ces différences de valeurs. La Nature, jusqu’à ce qu’elle produise un être qui se bat et qui pense pour pouvoir se battre plus efficacement, ne sait pas si ce qui lui importe, c’est la justice plutôt que la cruauté, la concurrence féroce de la lutte pour l’existence plutôt que les améliorations qui se produisent incidemment au cours de cette lutte. Littéralement, elle n’a pas de pensée propre. Et il ne suffirait pas, loin de là, pour rendre hommage à la Nature d’avoir pris en considération la valeur, de se contenter d’introduire seulement une conscience qui se représenterait avec indifférence la scène sur laquelle elle s’est développée. Mais une fois que l’organisme sentant, ayant expériencé les valeurs naturelles, bonnes et mauvaises, commence à sélectionner, à préférer et à se battre pour ses préférences, et qu’il choisit et rassemble, dans sa perception et sa pensée, ce qui favorise ses buts et ce qui va à leur encontre afin de combattre le plus vaillamment possible, alors et alors seulement, la Nature parvient vraiment à prendre en considération le bien. Et ceci équivaut à la naissance de l’intelligence. Car le fait d’avoir une fin en vue et, en fonction de cette fin, de sélectionner dans le flux naturel certaines conditions pour les organiser en moyens, voilà ce qu’est l’intelligence. Donc, ce n’est pas quand la Nature produit pour résultat la santé, l’efficacité, ou la complexité qu’elle montre qu’elle a de la considération pour la valeur, mais c’est seulement quand elle produit un organisme vivant qui a des préférences et les défend. Si tout ce que la Nature fait, c’est de faire apparaître de la complexité, de la santé, de l’adaptation, alors autant parler d’accident plutôt que de but. Mais quand la Nature produit une intelligence, alors là, la Nature a vraiment accompli quelque chose. Ce n’est pas, cependant, parce que cette intelligence représente avec impartialité la nature qui l’a produite, mais parce que dans la conscience humaine, la Nature devient véritablement partiale. C’est parce que dans la conscience une fin est préférée, sélectionnée pour être préservée, et parce que l’intelligence ne représente pas le monde juste comme il est in toto, mais se figure plutôt les conditions, mais aussi les obstacles, permettant de préserver continuellement le bien sélectionné. Car dans une expérience où les valeurs sont manifestement précaires, une intelligence qui n’est pas un principe d’accentuation et d’évaluation (une intelligence qui définit, décrit, et classifie uniquement pour l’amour de la connaissance) est un principe stupide et catastrophique.

Quant à Grimes, il a en effet raison de dire que les problèmes ne sont résolus que là où ils apparaissent — à savoir, dans l’action, dans les adaptations du comportement. Mais, pour le meilleur ou pour le pire, ils ne peuvent être résolus ici qu’avec méthode ; et au bout du compte la méthode est l’intelligence, et l’intelligence est la méthode. Au problème pratique le plus important, le plus humain, le moins technique, doit correspondre la méthode la plus ouverte et ayant les vues les plus larges. Je ne dis pas que toutes les choses qui ont été appelées philosophie participent de cette méthode. Je dis, cependant, qu’une théorie large et générale portant sur l’ajustement des facteurs conflictuels de la vie est de la philosophie — peu importe comme on la nomme. Et à moins que la philosophie technique suive le chemin de la théologie dogmatique, elle doit s’identifier sincèrement à une telle conception de son propre but et de sa propre destinée.

1. Réimprimé à partir du Hibbert Journal, vol. VII., no 4, juillet 1909.

2. Eaton soutient la position du pragmatiste. (N.d.T.)

3. Grimes adopte le point de vue du déterminisme économique qui a sans doute rapport avec une certaine lecture de Marx. (N.d.T.)

5. La position de Moore est celle de l’idéaliste absolu qui, sans doute, est empruntée aux thèses principales de Francis Herbert Bradley (1846-1924), notamment celles d’Appearance and Reality (1893). (N.d.T.)

8. Reprise des mots mêmes du titre de l’ouvrage de F. Bradley, Appearance and Reality. (N.d.T.)