IV

La théorie expérimentale de la connaissance1

De même qu’on identifie un objet, une préoccupation ou un événement, il devrait être possible de distinguer et de décrire un acte de connaissance. Il doit avoir ses propres caractéristiques, il doit présenter des traits spécifiques tout autant que l’orage, la constitution d’un État ou un léopard. Dans cette recherche, nous voulons avant tout trouver quelque chose qui soit pour soi-même, au moment même où il survient, une cognition, et non quelque chose qui soit appelé connaissance de l’extérieur et par quelqu’un d’autre, qu’il s’agisse d’un logicien, d’un psychologue ou d’un épistémologue. Il peut s’avérer que la « connaissance » était fausse et qu’ainsi elle n’était pas une connaissance ; mais cela se joue après coup. Elle peut se révéler riche en leçons de sagesse mais un tel résultat ne concerne qu’une sagesse postérieure à cet événement, il ne nous intéresse pas. Ce que nous cherchons, c’est quelque chose qui se prenne soi-même pour une connaissance, à tort ou à raison.

I

Il nous faut donc un cas spécifique, un exemple. Certes, les exemples sont communément reconnus comme dangereux par leur manière naïve et élégante de produire des pétitions de principe. Nous aurons recours à un exemple si simple qu’il apparaîtra comme aussi dénué de présupposition qu’il est possible de l’être. Et nous compliquerons progressivement cet exemple, en faisant attention de bien préciser à chaque étape quels nouveaux éléments sont introduits. Supposons donc une odeur, une simple odeur diffuse. Cette odeur peut être rattachée à quelque chose en supposant qu’elle conduit à l’action, qu’elle initie des changements qui se concluront par le fait de cueillir une rose et de s’en réjouir. Une telle description est destinée à s’appliquer à une séquence d’événements constatée et relatée de l’extérieur. Mais de quel type cette séquence doit-elle être pour constituer une connaissance, ou pour avoir quelque part dans son développement quelque chose qui mérite cette appellation ? L’odeur, primo, est là ; les mouvements qu’elle suscite sont présents ; la cueillette et la satisfaction finale sont expériencées. Toutefois, on peut dire que l’odeur n’est pas l’odeur de la rose ; les changements de mon organisme qui en résultent ne sont pas la sensation de marcher et d’atteindre cette rose ; le délice final n’est pas l’accomplissement du mouvement, et, par son intermédiaire, l’accomplissement de l’odeur originale ; « n’est pas » signifie chaque fois « n’est pas expériencé comme » tel. En bref, nous pourrions considérer ces expériences d’une manière grossièrement sérielle. L’odeur O est remplacée par (et déplacée dans) un mouvement ressenti K, qui est lui-même remplacé par la satisfaction S. Du point de vue externe que nous sommes en train d’adopter, il y a O-K-S. Mais d’un point de vue interne, pour la séquence elle-même, il y a maintenant O, puis maintenant K, puis maintenant S, et ainsi de suite jusqu’à la fin du chapitre. On ne trouve nulle part de regard en arrière ou en avant ; la mémoire et l’anticipation n’ont pas émergé. Une telle expérience n’est une connaissance ni comme tout ni comme partie, et elle ne remplit pas non plus de fonction cognitive.

Ici, cependant, on pourrait nous arrêter. On pourrait nous dire (de fait, on nous le dit constamment) que si quelque chose est présent à la « conscience », il doit y en avoir une connaissance comme de quelque chose de présent — présent, quoi qu’il en soit, dans la « conscience ». L’argument est qu’il y a une connaissance au moins au sens d’une simple appréhension, connaissance au sens d’accointance, connaissance du cela et non pas encore connaissance du quoi2. On admet alors que l’odeur ne connaît rien au sujet d’autre chose et qu’il n’y a rien de connu au sujet de l’odeur (qui est peut-être la même chose) ; mais l’odeur est connue ou par elle-même, ou par un esprit, un sujet, une sorte d’œil qui jamais ne cille ni ne fatigue. Il me faut répondre : non. Il n’y a jamais d’appréhension directe sans un contexte (même minimal) ; il n’y a pas d’accointance qui ne soit ni reconnaissance ni attente. Une accointance est une présence honorée d’une escorte, une présence introduite comme familière, ou une tendance associée poussant à l’accueillir les bras ouverts. L’accointance implique toujours un peu d’amitié, une trace de re-connaissance, de bienvenue anticipée ou d’accueil ou de terreur à l’égard de ce qui peut survenir.

Cette affirmation ne peut pas être rejetée sous prétexte de trivialité. Si on doit l’admettre, on doit également admettre toute la distance qui sépare l’être du connaître et on doit reconnaître qu’il existe un élément de médiation, c’est-à-dire d’art, dans toute connaissance. Cette disparité, cette transcendance, n’est pas quelque chose qui emprisonne notre connaissance, la connaissance finie, tout en creusant un gouffre entre notre type de conscience et un autre type de conscience que nous pourrions lui opposer, à la manière de l’agnostique ou du transcendantaliste (qui partagent tellement de possessions sous le régime de propriété commune !). Cette disparité repose seulement sur le fait que connaître est connaître ; c’est cette manière de faire porter des choses sur d’autres choses que nous appelons réflexion — une manière de manipuler des choses expériencées à la lumière les unes des autres.

« Le sentiment », ai-je lu dans un article récent, « est en accointance immédiate avec sa qualité propre, avec son propre être subjectif3 ». Comment s’effectue et d’où provient cette duplication de l’intériorité du sentiment entre sentiment connaissant et sentiment connu, entre sentiment comme être et comme intuition ? Osons repousser résolument de telles monstruosités. Le sentiment est sa propre qualité, son propre être spécifique (encore une fois, d’où viendrait-il et pourquoi serait-il subjectif ?). Même si cette thèse relevait du dogmatisme, elle n’en resterait pas moins une affirmation sur laquelle il faudrait insister, ne serait-ce que pour s’opposer à cet autre dogmatisme qui soutient qu’être dans la « conscience » revient toujours à être présent pour ou dans la connaissance. Permettez-nous donc de répéter une fois encore qu’être une odeur (ou quoi que ce soit d’autre) et être connu comme une odeur sont deux choses différentes. De même, être un « sentiment » et être connu comme un sentiment sont deux choses différentes4. Dans le premier cas, il s’agit de choséité, d’existence indubitable, directe ; de cette manière, toutes les choses qui sont dans la conscience sont des choses qui sont5. Dans le second cas, il s’agit d’un être réfléchi, de choses indiquant et appelant d’autres choses — de quelque chose offrant la possibilité de vérité et par là même d’erreur. Dans un cas, nous avons une immédiateté authentique ; dans le second (dans l’exemple analysé), une pseudo-immédiateté, qui, au moment même où elle proclame son immédiateté introduit en contrebande un autre terme (et un terme qui n’est expériencé ni en lui-même ni dans sa relation), le sujet ou la « conscience » à laquelle l’immédiat est relié6.

Mais nous ne pouvons pas en rester à des affirmations dogmatiques. L’accointance avec une chose ou une personne a une signification empirique déterminée. Il nous suffit de nous rappeler ce que c’est qu’être en accointance authentique et empirique avec une chose pour en finir une fois pour toutes avec cette présence troublante qui, bien qu’étant présence pure et simple, est maintenant connue, et par conséquent est revêtue et devenue compliquée. Être accointé avec une chose, c’est être assuré (du point de vue de l’expérience elle-même) qu’elle a telle ou telle caractéristique, qu’elle se comportera, si l’opportunité se présente, de telle ou telle manière, que les traits dont la présence est évidente et flagrante sont associés à des traits apparentés qui se montreront eux-mêmes si les lignes associées aux traits présents sont poursuivies. Avoir cette connaissance, c’est anticiper, jusqu’à un certain point, sur la base d’une expérience antérieure. Imaginons que Mr. Smith ne fasse guère partie du cercle de mes accointances ; je ne dispose pas alors d’un vaste ensemble de qualités associées à celles qui sont palpablement présentes, mais quelques-unes au moins des caractéristiques suggérées se manifestent : son nez, le ton de sa voix, l’endroit où je l’ai vu, sa vocation professionnelle, une anecdote intéressante à son propos, etc. Connaître une chose de cette manière revient à savoir ce à quoi une chose ressemble dans des situations particulières. Si quelqu’un a cette connaissance de l’odeur d’une fleur, cela signifie que l’odeur n’est pas seulement une odeur mais qu’elle me rappelle d’autres choses expériencées qui sont en continuité avec l’odeur. Nous disposons ainsi d’un ensemble de conditions de contrôle ou d’acquisition de ce qui est présent, nous avons la possibilité de traduire ce qui est présent dans les termes d’autres caractéristiques qui ne sont pas actuellement sensiblement présentes.

Revenons donc à notre exemple. Supposons que O n’est pas seulement déplacé par K puis par S. Supposons que O persiste et qu’il ne persiste ni comme un O inchangé au cours de K et S, ni comme ayant déjà fusionné avec eux dans une nouvelle qualité J. En effet, dans de tels cas, nous ne ferions que retrouver les situations que nous avons déjà considérées et écartées. Car la nouvelle qualité pourrait certes être plus complexe pour un observateur, ou plus riche en signification que les originaux O, K, S, mais elle ne pourrait pas être expériencée comme complexe. Nous devrions donc supposer quelque chose comme une composition photographique qui ne suggérerait rien de la complexité de son origine et de sa structure. Dans un tel cas, nous aurions simplement une autre image.

Mais nous pouvons également supposer que le flou de la photographie laisse suggérer la superposition des images ainsi que quelque chose de leur caractère. Nous obtenons alors un autre type de persistance, et un type de persistance dont la fécondité pour notre problème est plus grande. Nous imaginerons que notre S final revêt la forme d’une satisfaction-achevant-le-mouvement-initié-par-l’odeur. L’odeur est toujours présente, elle a persisté. Elle n’est plus présente sous sa forme originale mais elle est représentée avec une qualité, une fonction, celle d’avoir excité l’activité et d’avoir ensuite achevé sa trajectoire dans une certaine qualité de satisfaction. Il ne s’agit plus de O mais de Ω, c’est-à-dire O avec un surcroît de signification dû à une conservation et à un accomplissement au travers d’un processus. O n’est plus seulement une odeur, mais une odeur qui a été source d’excitation et, ainsi, de consolidation.

Ici, nous avons bien quelque chose de cognitif, mais pas quelque chose de cognitionnel. En disant que l’odeur est finalement expériencée comme signifiant une satisfaction (par l’intermédiaire d’un manipuler, d’un voir, etc.) et qu’elle ne la signifie pas de façon malheureuse mais en opérant de manière à produire ce qu’elle signifie, nous attribuons rétrospectivement une force et une fonction intellectuelles à l’odeur, et c’est cela qui est signifié par « cognitif ». Pourtant, l’odeur n’est pas cognitionnelle car elle n’a pas l’intention de signifier, en connaissant, ceci ou cela ; mais il s’avère, après l’événement, qu’elle l’a signifié. L’expérience finale, le Ω ou O transformé, n’est pas davantage une connaissance.

Ici encore, l’affirmation pourrait être contestée. Ceux qui s’accordent à refuser que la simple présence d’une qualité dans la « conscience » constitue une accointance et une appréhension simple pourraient maintenant nous opposer que l’expérience de l’accomplissement d’une signification est précisément ce qu’on entend par connaissance et qu’il correspond précisément au Ω de notre exemple. Il s’agit là d’un point fondamental. De même que l’odeur était tout d’abord présence ou être, qu’elle était moins que connaître, de même l’accomplissement est une expérience qui est plus qu’un acte de connaître. Voir et manipuler, jouir de la signification accomplie de l’odeur en tant qu’odeur de cette jolie chose, voilà qui n’est pas de la connaissance puisque c’est plus que de la connaissance.

Puisque tout cela peut sembler dogmatique, supposons donc que l’accomplissement, la réalisation, l’expérience, soit une connaissance. Comment pourrions-nous alors la distinguer d’autres formes de connaissance et la classer parmi les formes de la connaissance, c’est-à-dire de la cognition réfléchie et discursive ? De telles connaissances sont ce qu’elles sont précisément parce qu’elles ne sont pas des accomplissements, mais des intentions, des buts, des schèmes, des symboles d’accomplissement patent. Une connaissance, perceptive et conceptuelle, des chiens de chasse est le prérequis pour que je puisse véritablement chasser avec la meute. La partie de chasse peut en retour augmenter ma connaissance des chiens et de leurs comportements. Mais la connaissance des chiens, en tant que connaissance, n’en a pas moins pour caractéristique d’être distincte de la manière dont elle est utilisée dans cette expérience accomplie : la partie de chasse. Celle-ci est une réalisation de connaissance ; et elle seule, admettez-le, vérifie, valide, connaît, ou fournit des épreuves de vérité. La connaissance préalable du chien était, si vous voulez, hypothétique, elle manquait d’assurance ou de certitude catégorique. C’est seulement la partie de chasse, l’expérience s’accomplissant et se réalisant, qui fournit la connaissance car elle seule donne une complète assurance, elle seule met correctement la foi en actions.

Or, il n’y a ni ne peut y avoir d’objection à cette définition de la connaissance, si du moins on la formule de façon cohérente. On a raison d’identifier la connaissance à la complète assurance, mais j’ai tout autant raison de l’identifier avec autre chose. L’usage ordinaire du langage et le sens commun pourraient fournir de nombreuses justifications à la définition de la connaissance comme une complète assurance. Mais l’expérience s’accomplissant7 n’est pas, en tant que telle, complète assurance, et même en admettant cette définition, elle n’est donc pas une connaissance. Assurance, validation cognitive, garantie de validité, tout cela en dérive sans pour autant coïncider avec la connaissance. Elle donne, mais n’est pas, l’assurance. L’élaboration complète d’une histoire, la manipulation d’une machine et la chasse avec les chiens ne sont pas, pour autant qu’elles sont des accomplissements, des confirmations de significations préalablement considérées comme cognitives, au sens où elles ne sont pas expériencées comme telles sur le moment. Penser que les schèmes, les symboles et les significations préalables sont accomplis dans une expérience ultérieure revient à présenter dans la réflexion les relations mutuelles entre les significations et les expériences dans lesquelles elles se trouvent effectivement incarnées. Cette attitude réfléchie ne peut pas être identique à l’expérience accomplie comme telle ; elle se produit seulement rétrospectivement, quand la valeur des significations, ou des idées cognitives, est inspectée de façon critique à la lumière de leur accomplissement ; ou elle se produit comme une interruption de l’expérience s’accomplissant. Le chasseur arrête sa chasse comme accomplissement pour réfléchir au fait qu’il a fait une erreur dans l’idée qu’il se faisait du chien, ou encore, pour réfléchir au fait que son chien est tout à fait conforme à l’idée qu’il s’en faisait — que sa notion en est donc confirmée. Ou l’homme arrête la construction en cours de sa machine et se retourne vers son plan pour le corriger ou pour en admirer toute la valeur. Par conséquent, l’expérience s’accomplissant n’est pas par elle-même connaissance, même si nous identifions la connaissance avec une plénitude d’assurance ou de garantie. En outre, elle ne fournit, n’offre d’assurance que dans une situation que nous n’avons pas encore considérée8.

Avant que les catégories de confirmation ou de réfutation puissent être introduites, il faut qu’intervienne quelque chose qui vise à signifier quelque chose et qui, par conséquent, puisse être garanti ou anéanti par ce qu’il signifie ; et c’est précisément ce que nous n’avons pas encore trouvé pour l’instant. Il nous faut donc retourner vers notre exemple et introduire une complication supplémentaire. Supposons que la qualité odeur resurgisse à une date ultérieure, et qu’elle ne resurgisse ni comme l’original O, et ni encore comme le Ω final, mais comme un O’ qui est destiné à, ou chargé de la possibilité de, devenir un accomplissement comparable à Ω. Le O’ qui resurgit est conscient de quelque chose d’autre qu’il signifie, qu’il vise à produire par l’intermédiaire d’une opération à laquelle il incite, quelque chose d’autre sans lequel sa propre présence serait avortée et, pour ainsi dire, injustifiée, dénuée de sens. Nous voilà maintenant avec une expérience qui est cognitionnelle, non plus seulement cognitive ; cette expérience est simultanément conscience d’une signification au-delà d’elle, au lieu de se voir attribuer une signification par quelque chose d’autre à une période ultérieure. L’odeur connaît la rose ; la rose est connue par l’odeur, et l’importance de chaque terme est constituée par la relation dans laquelle ils se rapportent l’un à l’autre. Cela signifie que l’importance de l’odeur est la relation indicative et l’exigence que maintient l’odeur jusqu’à la jouissance de la rose en tant qu’expérience s’accomplissant, alors que cette jouissance est précisément le contenu ou la définition de ce que l’odeur signifie consciemment, c’est-à-dire de ce qu’elle visait à signifier. La chose-signification aussi bien que la chose-signifiée sont des éléments de la même situation. L’une et l’autre sont présentes, mais elles ne sont pas présentes de la même manière. En effet, l’une est présente comme non-encore-présente-de-la-même-manière-que-l’autre-l’est. Elle est présente comme quelque chose qui doit être rendu présent de la même manière que l’autre par l’intervention d’une opération. Nous ne devons pas renoncer face à une difficulté purement verbale. Parler d’une chose comme présente-comme-absente suggère une incohérence verbale. Mais c’est précisément de cette manière que tous les contenus idéaux, tous les buts (c’est-à-dire les choses dont on fait des buts) sont présents. Les choses peuvent être présentées comme absentes, de même qu’elles peuvent être présentées comme dures ou douces, noires ou blanches, à six pouces du corps ou à cinquante perches. La présupposition selon laquelle un contenu idéal devrait être ou bien totalement absent, ou bien être présent précisément de la même façon que lorsqu’il est réalisé n’est pas seulement dogmatique, mais contradictoire. La seule manière d’être expériencé pour un contenu idéal est tout simplement d’être présenté comme n’étant pas-présent-de-la-même-manière que quelque chose d’autre de présent, ce dernier type de présence fournissant le modèle ou le type même de la présence satisfaisante. Dès qu’un contenu est présent de cette manière, il cesse d’être un contenu idéal. Ce qui est constitutif de la différence entre une présence « réelle » et une présence « idéale », ce n’est pas une opposition entre une simple existence et la non-existence, ou entre une conscience présente et une réalité hors de la conscience présente, mais entre un mode de présence satisfaisant et un mode de présence insatisfaisant.

Dans les termes de notre exemple, la manipulation et la jouissance de la rose sont présentes, mais elles ne le sont pas de la même manière que l’odeur l’est. Elles sont présentes comme allant exister de cette même manière par l’intermédiaire d’une opération à laquelle l’odeur donne son soutien. La situation est intrinsèquement une situation incommode — une situation dans laquelle tout dépend de la performance de l’opération mentionnée, de l’adéquation du mouvement en tant que lien de connexion, ou ajustement réalisé entre la chose qui signifie et la chose signifiée. En généralisant à partir de l’exemple, nous obtenons la définition suivante : une expérience est une connaissance s’il y a dans sa qualité une distinction et une connexion expériencées entre deux éléments répondant aux conditions suivantes : l’un signifie ou vise la présence de l’autre de manière semblable à la manière dont il est lui-même déjà présent, alors que l’autre n’est pas présent de la même manière mais devient présent de cette manière-là si la signification ou visée de son compagnon ou camarade doit être accomplie par l’intermédiaire de l’opération qu’il enclenche.

II

Revenons maintenant brièvement à la question de la connaissance comme accointance, puis, et de façon plus développée, à celle de la connaissance comme assurance ou accomplissement qui confirme et valide. Avec la résurgence de l’odeur en tant qu’elle signifie quelque chose d’au-delà d’elle, il y a appréhension, connaissance que. On pourrait maintenant dire que je connais ce à quoi ressemble l’odeur d’une rose, ou que je connais ce à quoi cette odeur ressemble ; je suis accointé avec l’odeur agréable de la rose. En bref, sur la base d’une qualité présente, l’odeur anticipe et devance certaines caractéristiques ultérieures.

Les conditions d’une connaissance que l’on peut confirmer ou réfuter sont donc remplies. Du développement de la situation ici décrite, de la transformation qui se signale et s’exige elle-même, il résulte soit un accomplissement soit une déception. Ou bien l’odeur s’accomplit elle-même dans la rose, ou bien elle ne le fait pas. L’odeur comme visée est corroborée par les faits ou anéantie. Comme nous l’avons déjà souligné, l’expérience ultérieure d’accomplissement n’est pas primairement une confirmation ou une réfutation. Sa teneur est trop vitale, trop urgente pour être réduite en elle-même à la seule valeur d’une mise à l’épreuve pour une visée ou une signification9. Mais elle acquiert dans la réflexion cette signification de vérification. Si la visée de l’odeur ne s’accomplit pas, la discordance pourra nous conduire à faire retour, dans la réflexion, à la situation initiale. Des développements intéressants se produisent alors. L’odeur signifiait une rose et pourtant elle n’a pas signifié une rose (c’est ce qui s’est avéré) ; elle signifiait une autre fleur, ou quelque chose dont on ne peut dire en quoi il consiste. Il est clair qu’il y a quelque chose d’autre qui entre en ligne de compte ; quelque chose, qui se trouve au-delà de l’odeur telle qu’elle a été expériencée la première fois, a déterminé la validité de sa signification. Aurions-nous donc ici une référence transcendantale, distincte d’une référence expérimentale ? Seulement si ce quelque chose d’autre ne faisait pas de différence, ou pas de différence décelable, dans l’odeur elle-même. Si l’observation et la réflexion les plus attentives ne pouvaient trouver aucune différence entre les qualités senties qui échouent et celles qui réussissent à accomplir leurs intentions, alors, il y aurait un facteur qui contrôlerait et perturberait de l’extérieur et qui, parce qu’il serait extérieur à la situation, ne pourrait jamais être utilisé dans la connaissance et ainsi, ne pourrait jamais être utilisé dans aucune forme concrète de mise à l’épreuve ou de vérification. Dans ce cas, la connaissance dépendrait d’un facteur extra-expérimental ou transcendantal. Mais cette qualité transcendantale elle-même rendrait impossible à la fois la confirmation et la réfutation, la correction, la critique des prétentions ou significations des choses. Sur une base transcendantale, nous devrions substituer les concepts de succès et d’échec accidentels à ceux de vérité et d’erreur. La visée tomberait tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre. Pourquoi et comment, seuls les dieux le sauraient — et cela uniquement si le facteur extra-expérimental n’était pas pour eux un facteur extra-expérimental mais était constitutif d’une différence concrète dans l’odeur concrète. Mais heureusement la situation n’est pas telle qu’elle vient d’être décrite. Le facteur qui détermine le succès ou l’échec institue effectivement une différence dans la chose qui signifie l’objet et cette différence est détectable dès que l’attention, par l’intermédiaire de l’échec, a été convoquée par le besoin de la découvrir. À la toute fin, cela produit cette différence : l’odeur est infectée par un élément d’incertitude de signification — et ceci en tant qu’aspect de la chose qui est expériencée, et non pour un observateur. Cette conscience additionnelle apporte avec elle une circonspection additionnelle. La signification est plus critique et l’opération plus prudente.

Mais nous ne devons pas nous arrêter à ce stade. L’attention peut être complètement dirigée vers le sujet des odeurs. Les odeurs peuvent devenir l’objet de la connaissance. Elles peuvent prendre, pro tempore10, la place précédemment occupée par la rose. C’est-à-dire qu’on peut observer les cas dans lesquels les odeurs signifient autre chose que seulement des roses ; on peut volontairement produire de nouveaux cas afin de se livrer à une inspection plus poussée, et on peut ainsi rendre compte des cas dans lesquels les significations ont été falsifiées par le cours des choses ; on peut distinguer plus précautionneusement les particularités de ces significations qui ont été vérifiées par les événements, et ainsi sauvegarder et fortifier dans une certaine mesure l’emploi à l’avenir de significations similaires. Superficiellement, il pourrait sembler que les odeurs soient alors traitées à la manière dont Locke considère les idées simples ou Hume les « idées distinctes qui sont des existences séparées ». Les odeurs semblent endosser un statut indépendant et isolé pendant la période de l’investigation. Telles qu’elles sont généralement étudiées par le psychologue expérimental et le psychologue analytique, les « sensations » sont de telles choses détachées. Mais on s’expose à d’énormes erreurs si l’on oublie que cette séparation apparente et cet isolement sont les résultats d’un procédé scientifique mis en œuvre délibérément — qui participe d’une technique d’enquête scientifique visant à obtenir des conclusions mises à l’épreuve. C’est seulement parce que les odeurs font partie d’un monde de connexions qu’elles sont les signes de choses au-delà d’elles et c’est seulement parce qu’elles sont des signes qu’il est profitable et nécessaire de les étudier comme si elles étaient des entités complètes et fermées sur elles-mêmes.

Dans la détermination réfléchie des choses en référence au fait qu’elles signifient spécifiquement d’autres choses, les expériences d’accomplissement, de déception et d’égarement jouent inévitablement un rôle important et récurrent. Elles sont elles aussi des faits réels, des faits reliés de manière réelle aux choses qui visaient à signifier d’autres choses et aux choses qui étaient visées. Lorsque ces accomplissements et ces refus sont l’objet d’une réflexion portant sur les relations déterminées qu’ils entretiennent avec leurs significations respectives, ils obtiennent une qualité qui leur manque singulièrement dans leur occurrence immédiate en tant qu’accomplissement ou déception, à savoir, la propriété de conférer assurance ou rectification, de confirmer ou de réfuter. La vérité et la fausseté ne sont les propriétés d’aucune expérience, en soi et pour soi ou en sa première visée, mais les propriétés de choses dans lesquelles le problème de l’assurance fait consciemment son entrée. La vérité et la fausseté ne se présentent elles-mêmes comme des faits significatifs que dans des situations dans lesquelles des significations spécifiques et les expériences d’accomplissement ou de non-accomplissement dont elles ont déjà fait l’objet sont intentionnellement comparées et distinguées en référence à la question de la valeur, d’une signification en termes de fiabilité, qu’il s’agisse d’une signification donnée ou d’une classe de significations. Tout comme la connaissance elle-même, la vérité est une relation expériencée entre choses et elle n’a pas de signification hors d’une telle relation11, pas plus que des adjectifs comme confortable, correct ou persuasif n’ont de valeur hors des choses spécifiques auxquelles ils sont appliqués, comme respectivement un appartement, un discours ou un orateur. Cela serait d’un grand bénéfice pour la logique et la théorie de la connaissance si nous traduisions toujours le substantif « vérité » en le rapportant à l’adjectif « vrai », puis à l’adverbe « vraiment », ou du moins, si nous procédions ainsi jusqu’à ce que nous soyons complètement habitués nous-mêmes au fait que « vérité » est un substantif abstrait qui résume une qualité présente dans des affaires spécifiques et dans leurs contenus spécifiques.

III

Dans les pages précédentes, j’ai tenté une description de la fonction de connaître qui soit faite en ses termes propres et en toute objectivité. C’est une description dont l’intention est réaliste, si par réaliste on veut bien comprendre naturaliste — une description faite en prenant pour guide ce que M. Santayana a justement appelé « suivre le fil directeur du sujet ». Hélas, de tels projets se trouvent de nos jours confrontés à un sérieux obstacle d’origine étrangère. La réalisation de ce projet doit déjà faire face à des difficultés qui lui sont propres, et les premiers essais sont voués à être imparfaits, voire complètement erronés. Mais de nos jours, ces essais, pour la plupart, ne sont même pas appréciés selon leur valeur propre : ils ne sont pas examinés et critiqués en tant qu’entreprises naturalistes. Ils sont comparés avec des projets d’une tout autre nature, relevant d’une théorie épistémologique de la connaissance qui leur est étrangère, mais dont les présupposés fournissent pourtant les critères à partir desquels est testée leur validité. Bien sûr, le terme « épistémologie », pris à la lettre, signifie seulement théorie de la connaissance. Ce terme aurait pu donc être employé simplement comme synonyme de logique descriptive — de théorie qui prend la connaissance telle qu’elle la trouve, et qui cherche à en rendre compte comme on rendrait compte de toute autre fonction ou tout autre épisode naturels. Mais la simple évocation de ce qui aurait pu être suffit à faire ressortir ce qui est. Tout ce qui passe pour de l’épistémologie présuppose que la connaissance n’est pas une fonction ou un événement naturels, mais un mystère.

Le point de départ de l’épistémologie, c’est la supposition qu’il y a certaines conditions existant derrière la connaissance. Le mystère serait déjà bien grand si la connaissance était constituée de conditions non naturelles se trouvant derrière la connaissance, mais il est accru par le fait que ces conditions sont définies de telle sorte qu’elles sont incompatibles avec la connaissance. D’où le problème fondamental de l’épistémologie : comment la connaissance überhaupt, la connaissance en général, est-elle possible ? En raison de l’incompatibilité entre les fonctions et épisodes concrets de la connaissance d’une part et d’autre part les conditions d’arrière-plan auxquelles elle doit se conformer, un second problème est soulevé : comment la connaissance en général, la connaissance überhaupt, est-elle valide ? De là le divorce complet dans la pensée contemporaine entre l’épistémologie entendue comme théorie de la connaissance et la logique entendue comme étude des modes spécifiques de formation de ces croyances particulières qui sont meilleures que les autres croyances alternatives au sujet d’une même question. De là, également, le divorce complet entre une psychologie naturaliste, à la fois biologique et sociale, exposant en quoi la fonction de connaître est le fruit d’une évolution trouvant son origine dans d’autres activités naturelles, et une épistémologie se demandant comment la connaissance est tout simplement possible.

Il est hors de question d’exposer ici en détail le contraste entre l’épistémologie transcendantale et une théorie expérimentale de la connaissance. Néanmoins, pour faciliter la compréhension de cette dernière, je peux brièvement et grossièrement montrer comment ces présupposés, qui font de la connaissance un mystère et par conséquent l’objet d’une branche particulière de la philosophie, ont émergé à partir d’une situation qui est clairement empirique.

Comme je viens de le dire, l’épistémologie fait de la possibilité de la connaissance un problème, parce qu’elle suppose derrière la connaissance des conditions qui sont incompatibles avec les caractéristiques évidentes de la connaissance telle qu’elle existe empiriquement. Elle suppose, d’une part, que l’organe ou l’instrument de connaissance n’est pas un objet naturel, mais un certain état d’esprit ou de conscience tout fait, quelque chose de purement « subjectif », un mode d’existence très particulier qui vit, se meut et déploie son être dans un royaume différent des choses à connaître. Elle suppose, d’autre part, que le but ultime et le contenu de la connaissance se présentent sous la forme d’une chose fixe, toute faite, qui n’a aucun rapport organique avec l’origine, la finalité et le développement de la tentative faite pour la connaître — sous la forme en somme d’une sorte de Ding-an-sich ou de « Réalité » absolue et extra-empirique.

1. Il n’est pas compliqué de voir en quel point apparaît, dans le développement de la connaissance naturelle, c’est-à-dire le processus par lequel une chose en signifie une autre, l’idée que le moyen par lequel on connaît est, dans l’ordre de l’existence, quelque chose de radicalement différent de la chose à connaître. Cette idée découle de l’expérience répétée du non-accomplissement, de la frustration et de la déception. L’odeur, finalement, ne signifiait pas la rose, mais quelque chose de tout à fait différent. Et pourtant, elle exerçait avec une telle force sa fonction indicative, qu’on ne pouvait faire autrement — ou du moins ne faisait pas autrement — que de croire en l’existence de la rose. Il s’agit là d’un genre d’expérience typique et familier, qui conduit très tôt à reconnaître que « les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être ». Il existe deux méthodes opposées pour traiter cette assertion. La première est celle que nous avons indiquée ci-dessus (p. 94). On entre de manière plus précise, patiente et attentive dans les faits en question. On emploie toutes sortes de méthodes, inventées pour les besoins de la cause, en vue d’examiner les choses qui sont signes et celles qui sont signifiées. On fait varier la situation de manière expérimentale, afin de pouvoir dire quelles sont les odeurs qui signifient les roses quand les roses sont ce qui est signifié, ce qui dans l’odeur ou dans la rose nous a conduit à l’erreur, et de pouvoir être capable de discriminer les cas où, compte tenu de toutes les circonstances, on doit suspendre son jugement. On fait simplement du mieux qu’on peut pour régler notre système de signes, de façon à les rendre les plus instructifs possible, et l’on emploie pour ce faire (comme on l’a mentionné plus haut) toutes les expériences possibles de réussite et d’échec, en élaborant de manière délibérée des cas qui éclaireront les causes empiriques spécifiques de la réussite et de l’échec.

Or il se trouve que, lorsque ces faits concernant l’erreur ont été consciemment généralisés et formulés, à savoir dans la pensée grecque, une telle technique d’enquête et de rectification spécifiques n’existait pas — en vérité, elle ne pouvait guère apparaître avant que l’erreur soit considérée comme une anomalie fondamentale. C’est pourquoi la méthode que nous venons d’esquisser pour résoudre cette situation était impossible. On peut certes imaginer que de pauvres ombres en peine préfèrent reporter toute déclaration au sujet de la solution de cette difficulté, en attendant que les générations futures apportent plus de lumière sur la question elle-même. Mais l’on peut difficilement imaginer des êtres humains passionnés professer un tel devoir de réserve. En tout état de cause, la pensée grecque proposa ce qui semblait une porte de sortie satisfaisante : il existe deux ordres d’existence — le premier est permanent et achevé, c’est la région nouménale à laquelle seule peut être correctement appliqué le qualificatif d’Être ; le second est transitoire, phénoménal, sensible, c’est la région du non-Être, ou du moins du simple Être-en-devenir, où l’Être est irrémédiablement mélangé avec le non-Être, avec l’irréel. Seul le premier est le domaine de la connaissance, de la vérité ; le second est le territoire de l’opinion, de la confusion et de l’erreur. En somme, le contraste à l’intérieur de l’expérience entre les cas où certaines choses réussissent à signifier réellement et durablement d’autres choses et les cas où elles échouent a été érigé en une différence globale de statut relative aux propriétés intrinsèques des choses impliquées dans ces deux types de cas.

Avec les débuts de la pensée moderne, la région de l’« irréel », source de l’opinion et de l’erreur, fut située exclusivement à l’intérieur de l’individu. L’objet était entièrement réel et entièrement satisfaisant, mais le « sujet » ne pouvait appréhender l’objet qu’à travers ses propres états subjectifs, ses « sensations » et ses « idées ». La conception grecque des deux ordres d’existence était conservée, mais au lieu de deux ordres caractérisant l’« univers » lui-même, l’un des deux ordres était l’univers, et l’autre était l’esprit individuel essayant de connaître cet univers. À l’évidence, ce schéma pouvait aisément rendre compte de l’erreur et de l’hallucination. Mais comment, sur de tels fondements, la connaissance, la vérité pouvaient-elles se produire ? Le problème grec de la possibilité de l’erreur devint le problème moderne de la possibilité de la connaissance.

Poser le problème en des termes qui soient indépendants de l’histoire, des expériences d’échec, de déception et de non-accomplissement de la fonction de signification ou de visée peut conduire l’individu sur le chemin de la science — vers une investigation plus soigneuse et extensive des choses elles-mêmes, avec l’idée de détecter les sources spécifiques d’erreur, de se prémunir contre elles et de réguler, dans la mesure du possible, les conditions qui font que des objets sont porteurs d’une signification au-delà d’eux-mêmes. Mais les déceptions et l’impatience vis-à-vis de méthodes si lentes et conjecturales (qui ne garantissent aucune infaillibilité, mais augmentent seulement les probabilités de conclusions valides) peuvent convertir quelqu’un à l’épistémologie. Il peut alors considérer le désaccord, c’est-à-dire l’échec de l’odeur à faire advenir la signification qu’elle vise, comme un fait global plutôt que comme un fait spécifique — à savoir comme la preuve d’un contraste général entre les choses qui signifient et les choses qui sont signifiées, au lieu d’y voir la preuve nécessaire d’un examen plus attentif et plus complet des odeurs et de l’exécution des opérations qu’elles indiquent. On peut alors être tenté de dire : c’est de ma faute ! Les odeurs sont seulement mes odeurs. Ce sont des états subjectifs qui existent dans un ordre d’être fait de conscience, alors que les roses existent dans un autre ordre, fait d’un type de substance radicalement différent. Ou bien alors : les odeurs ont pour substance une conscience qui est « finie », alors que celle des choses réelles, des objets qui les remplissent, est faite d’une conscience « infinie ». Il faut alors faire appel à un lien purement métaphysique pour les mettre en relation les unes avec les autres. Et pourtant ce lien n’a pas d’effet sur la connaissance. Il ne rend pas la signification d’une odeur plus valide que celle d’une autre ; il ne nous permet pas de distinguer des degrés relatifs de validité. En tant que principe de contrôle, cette relation transcendantale est dans le même rapport à toutes les significations, et par là les condamne et les justifie toutes de manière égale12.

Il est curieux de remarquer que le transcendantaliste est invariablement le premier à succomber au sophisme du psychologue. Puis, ayant adopté lui-même l’attitude psychologiste (qui consiste à s’intéresser aux significations comme si c’était des « idées » fermées sur elles-mêmes), il accuse l’empiriste d’avoir confondu la simple existence psychologique avec la validité logique. En d’autres termes, il part du présupposé que l’odeur de notre exemple (prise comme symbole de tous les objets cognitionnels) est un état purement mental ou psychique, si bien que la question de la référence ou de l’intentionnalité logique devient le problème de savoir comment ce qui est seulement mental peut « connaître » ce qui est extra-mental. Mais d’un point de vue strictement empirique, l’odeur qui connaît n’est pas plus mentale — purement mentale — que la rose qui est connue. On peut, si l’on y tient, dire que l’odeur, lorsqu’elle implique une signification ou une intentionnalité consciente, est « mentale », mais ce terme de « mental » ne désigne pas quelque genre d’existence séparée — comme un état de la conscience. Il désigne seulement le fait que l’odeur, qui est un objet réel et non psychique, exerce à présent une fonction intellectuelle. Cette nouvelle propriété implique, comme James l’a montré, une relation en plus — une nouvelle propriété que vient à posséder un objet non mental lorsque cet objet, pris dans un nouveau contexte, prend un nouveau rôle et acquiert un nouvel usage13. Être « dans l’esprit » signifie être dans une situation où la fonction de visée intentionnelle est directement concernée14. Celui qui croit que l’expérience qui connaît est ab origine une chose strictement « mentale » n’aura-t-il pas à expliquer comment, de fait, elle acquiert une référence spécifique extra-mentale, capable d’être testée, confirmée ou réfutée ? Ou s’il croit que, lorsqu’on la considère comme purement mentale, on ne fait qu’exprimer la forme qu’elle prend pour l’analyse psychologique, n’aura-t-il pas à expliquer pourquoi il persiste à attribuer à l’empiriste qu’il critique ce type de caractérisation intrinsèquement « mental » ? Un objet devient signifiant lorsqu’il est utilisé empiriquement d’une certaine manière ; et, dans certaines circonstances, le caractère exact et la valeur de cette signification deviennent objet d’attention. Mais l’épistémologue transcendantaliste, avec ses « significations » purement psychiques et ses « vérités » purement extra-empiriques, suppose un deus ex machina dont le mécanisme est gardé secret. Et, comme pour augmenter encore l’arbitraire de sa supposition, il doit admettre que la faculté transcendantale a priori grâce à laquelle les états mentaux acquièrent une référence objective ne nous est d’aucun secours pour distinguer, dans le concret, une référence objective qui est fausse d’une autre qui est valide.

2. Ce présupposé des « états mentaux » purement originels a évidemment pour contrepartie celui d’une Réalité Absolue, fixe et achevée en elle-même, puisque nos états mentaux ne font qu’indiquer allusivement cette Réalité et ne trouvent leur véritable sens et leur but transcendant que dans la Vérité in rerum natura. Si l’instrument et le moyen de connaître consistent dans un ordre d’existence fermé sur lui-même et différant en nature de l’Objet à connaître, alors cet Objet doit se tenir en dehors, dans un isolement complet par rapport au but concret de le connaître et aux procédures concrètes pour le connaître. Mais si l’on revient au fait que connaître est un événement naturel, susceptible de description, nous nous apercevons que, de même que l’odeur ne signifie pas la Rose en général (ou toute autre chose en général), mais un groupe spécifique de qualités dont on vise et anticipe l’expérience, de même la fonction de connaître s’exprime toujours sous forme de relations entre une expérience qui est donnée et une expérience spécifique possible qui est voulue. La « rose » qui est visée dans telle situation particulière est la rose de cette situation. Quand cette expérience est consommée, elle est accomplie parce que les conditions de cette visée et pas d’une autre ont été remplies — et non parce qu’auraient été remplies les conditions de la faculté de connaître ou de signifier en général. Des significations ultérieures et des accomplissements ultérieurs peuvent augmenter et enrichir encore cette expérience consommatrice. L’objet ou le contenu de la rose en tant que chose connue peut être différent et plus riche la fois suivante, etc. Mais on n’a pas le droit d’instituer, comme objet de l’odeur qui connaît, « une rose » en général et sans autre précision. L’objet d’une connaissance est toujours le strict corrélat de la chose particulière qui le vise. Ce n’est pas quelque chose qu’on puisse opposer en bloc à ce qui y renvoie de manière cognitive, comme lorsque l’épistémologue oppose la rose « réelle » (l’objet) à la rose seulement phénoménale ou empirique qui se trouve signifiée par cette odeur particulière. À mesure que la signification devient plus complexe, plus riche, plus finement distinguée, l’objet qui réalise ou accomplit cette signification croît de manière similaire en qualité. Mais nous ne pouvons pas instituer une rose, entendue au sens d’un objet dont le contenu serait saturé, complet et exhaustif comme ce qui serait réellement visé par n’importe quelle odeur de rose, qu’elle vise consciemment à la signifier ou non. L’épreuve pour décider de la validité cognitionnelle de l’odeur réside dans l’objet spécifique qu’elle cherche à obtenir. C’est en ce sens que l’on dit que la valeur de chaque terme se trouve dans son rapport à l’autre terme. Cela s’applique à l’objet qui est signifié comme à ce qui signifie. L’accomplissement, la réalisation, sont toujours des termes relatifs. Il en ressort que le critère de la vérité ou de la fausseté de la signification, de l’adéquation, de la chose cognitionnelle, réside à l’intérieur et non à l’extérieur des relations de la situation. Une chose qui en signifie une autre par le moyen d’une opération intermédiaire réussit ou échoue à accomplir l’opération indiquée lorsque cette opération parvient ou échoue à donner l’objet signifié. D’où la vérité ou la fausseté de l’objet cognitionnel originel.

IV

Après ce détour, j’en reviens pour conclure à une rapide caractérisation générale de ces situations où nous sommes conscients que des choses en signifient d’autres, et où cette conscience est si critique que, dans le but d’augmenter les chances de réalisation et de faire baisser les risques de frustration, nous faisons tous les efforts possibles pour régler les significations attachées à ces choses. De telles situations définissent le type de connaissance que nous appelons scientifique. Il y a des choses qui prétendent signifier d’autres expériences, et où cette propriété de signifier d’autres objets n’est pas découverte ab extra et après coup, mais fait partie de la chose même. Cette propriété est tout aussi réaliste et spécifique que n’importe quelle autre propriété de la chose. On peut, par conséquent, tout aussi bien en examiner et en déterminer la nature que dans le cas des autres. De plus, comme l’assurance (distinguée de la pure chance) de l’accomplissement dépend de cette propriété, un intérêt tout spécial incline à nous absorber dans sa détermination. De là naît le type scientifique de connaissance, dont la domination sur les autres types est allée croissant.

Nous utilisons des significations dans toutes nos constructions intentionnelles de l’expérience — dans toutes nos anticipations, qu’elles soient artistiques, utilitaires, technologiques, sociales ou bien morales. On s’est aperçu que la réussite de l’anticipation dépend des caractères de la signification. C’est la raison pour laquelle on insiste tant sur la détermination correcte de ces significations. Puisque ce sont les instruments dont dépend l’accomplissement dans la mesure où il est contrôlé (et non accidentel), ils deviennent eux-mêmes l’objet d’un intérêt incomparable. Aux yeux de tout le monde par certains moments, et presque tout le temps pour des personnes d’une certaine classe (les scientifiques), la détermination des significations utilisées dans le contrôle des accomplissements (des actions faites sur la base des significations) est une question centrale. La théorie expérimentale ou pragmatiste de la connaissance explique l’importance dominante de la science. Elle ne la déprécie ni ne la rejette.

Il est possible que certains pragmatistes soient à blâmer pour la tendance qu’ont leurs adversaires à supposer que la pratique à laquelle ils font référence soit à prendre en un sens étroitement utilitaire, comme si elle renvoyait à un usage préconçu d’un genre inférieur — bien que je ne puisse trouver la moindre preuve pour accepter ces dires. Parce que ce à quoi fait référence la théorie pragmatiste, c’est précisément au fait que toutes les affaires de la vie où une régulation est nécessaire — toutes les valeurs, en tout genre — dépendent de l’utilisation de significations. Il faut réduire l’action à rien de moins qu’à la mise en œuvre des idées, à l’exécution, difficile ou aisée, des significations. D’où l’importance sans comparaison attachée à la construction attentive et impartiale des significations, et de l’examen constant et répété de leur valeur, telle que la manifestent les expériences d’accomplissement ou de déviation.

Que la vérité désigne des vérités, c’est-à-dire des vérifications spécifiques, des combinaisons de significations et de résultats reprises de manière réfléchie, est, pouvons-nous dire, le point central de la théorie expérimentale. La vérité, en général et dans l’abstrait, est un nom correct pour désigner une relation expériencée entre les choses de l’expérience : cette espèce de relation dans laquelle les intentions sont considérées rétrospectivement à partir de l’accomplissement auquel elles parviennent en vertu de leurs propres opérations et incitations naturelles. Ainsi, la théorie expérimentale explique de manière simple et directe la tendance absolutiste à traduire les choses vraies concrètes en une relation générale, la Vérité, pour hypostasier ensuite cette abstraction en l’identifiant à un être réel, la Vérité per se et in se, dont toutes les choses et tous les événements passagers — c’est-à-dire, toutes les réalités expériencées — ne sont que des approximations futiles et fantomatiques. Ce type de relations est central pour la volonté humaine, pour l’effort conscient des hommes. Sélectionner, conserver, étendre, propager ces significations que le cours des événements a engendré, noter leurs particularités, être d’emblée sur le qui-vive et les rechercher anxieusement, les substituer aux significations qui consomment notre énergie pour rien — voilà ce qui définit le but de tout effort rationnel et de toute ambition légitime. La théorie absolutiste transpose cette loi morale ou volontaire de l’action sélective en une loi quasi physique (c’est-à-dire métaphysique) de l’être indifférencié. Identifiez l’être métaphysique avec ce qui est significatif et excellent — autrement dit, avec ces mises en relation entre les choses que, dans nos moments de compréhensions les plus profondes et de nos saisies d’ensemble les plus vastes, nous voudrions conserver et reproduire —, et ce sera alors l’expérimentaliste plutôt que l’absolutiste qui sera dans son droit pour proclamer la suprématie de la Vérité et la supériorité de la vie dévouée à la Vérité pour elle-même sur une vie consacrée à une « simple » activité. Mais retrouver dans un ordre de choses qui existe indépendamment de notre pensée et de nos desseins la qualité même qui définit le but de notre pensée et de nos efforts, c’est, d’un seul et même coup, mythologiser la réalité et priver de raison d’être toute vie qui s’efforce de penser.

1. Ce chapitre reprend un article publié dans Mind, vol. XV, N.S., juillet 1906. La dernière section est considérablement remaniée dans son organisation et son contenu.

3. Je dois rappeler de nouveau au lecteur un point suggéré précédemment. C’est l’identification de la présence à la conscience avec la connaissance comme telle qui conduit à construire un esprit (un ego, un sujet) dont l’une des propriétés est de connaître (même si souvent il connaît faussement !), ou encore, c’est cette identification qui conduit à conférer aux « sensations » cette propriété consistant à examiner leurs propres entrailles. Étant donné le sentiment correct que la connaissance suppose une relation, et selon l’hypothèse qu’il n’existe pas ici d’autre chose à laquelle la chose se trouvant dans la conscience pourrait être reliée, elle est reliée par voie de conséquence à l’âme substance, ou à son rejeton fantomatique, un « sujet », ou à la « conscience » elle-même.

4. Rappelons de surcroît que cette théorie exige ou bien que les choses présentes soient déjà des choses psychiques (sentiments, sensations, etc.) afin de pouvoir être assimilées par l’esprit connaissant, sujet de conscience, ou bien qu’elle traduise le réalisme purement naïf dans le miracle d’un esprit qui sortirait de lui-même afin de poser ses mains fantomatiques sur les choses du monde extérieur.

5. Cela signifie que les choses peuvent être présentes comme connues, exactement de la même manière qu’elles peuvent être présentes comme dures ou douces, agréables ou dégoûtantes, objet d’espérance ou d’effroi. La médiation, ou l’art d’intervenir, qui caractérise la connaissance signale précisément la manière par laquelle les choses connues comme connues sont immédiatement présentes.

7. « Fulfilling experience », qui renvoie au processus en voie d’accomplissement par contraste avec le résultat accompli (« fulfillment »). (N.d.T.)

8. En d’autres termes, la situation décrite ici ne doit pas être confondue avec celle dans laquelle on chasserait en vue de mettre à l’épreuve l’idée qu’on se serait faite d’un chien.

9. En développant une critique de la théorie de la signification et de l’accomplissement avancée par Royce dans World and Individual, le Dr Moore a clairement mis en lumière l’étendue des conséquences de cette distinction, dans l’un des essais de ses Studies in Logical Theory. Je cite une phrase : « Il y a certainement une différence notable entre l’expérience comme une idée dotée d’un but et l’expérience qui accomplit ce but. Appeler idée l’une et l’autre prête pour le moins à confusion. » Le texte ci-dessus se contente d’ajouter qu’il y a également une différence notable et importante entre des expériences qui, de facto, visent un but et s’accomplissent (c’est-à-dire, qui semble être telles par surcroît), et celles dont ont dit qu’elles sont telles, et dont on constate qu’elles sont ce qu’elles ont signifié.

[Josiah Royce (1855-1916), ami et adversaire de William James à Harvard, fut l’un des représentants américains les plus originaux — car le plus pragmatiste — de l’idéalisme absolu. Son livre The World and the Individual (1899) est issu de ses Gifford Lectures. Addison Webster Moore (1866-1930), doctorant puis collègue de Dewey à Chicago, s’imposa après son départ comme une figure centrale de l’instrumentalisme de « l’école de Chicago ». Dewey cite ici sa contribution aux Studies in Logical Theory (Chicago, The University of Chicago Press, 1903), intitulée « Some Logical Aspect of Purpose », qui se présente comme une discussion du caractère téléologique et fonctionnelle des idées que soutient également Royce. La citation est tirée de la p. 350. (N.d.T.)]

10. Ce n’est pas par accident que l’on associe la science et la philosophie avec le loisir, avec un certain surplus économique. Reporter à plus tard la pratique a une valeur pratique : permettre de substituer la théorie à la pratique, permettre de développer de nouvelles et fascinantes formes de pratiques. Mais c’est un accomplissement excessif de la pratique qui rend possible cette remise à plus tard et cette substitution.

11. C’est l’incapacité de saisir l’association de la vérité d’une signification avec la promesse spécifique, l’entreprise ou l’intention exprimée par une chose, qui sous-tend, pour autant que je puisse en juger, les critiques adressées à la conception expérimentale ou pragmatiste de la vérité. C’est la même incapacité qui est responsable de la vision de la vérité en général qui caractérise les absolutistes.

12. La croyance en la transcendance métaphysique de l’objet de la connaissance semble avoir son origine réelle dans une transcendance empirique d’un type très spécifique et qu’il est possible de décrire. La chose qui signifie est une première chose ; la chose qui est signifiée en est une autre, et elle est (comme on l’a déjà dit) une chose qui se présente comme donnée d’une autre manière que la chose qui signifie. C’est quelque chose qui doit être donné de la première manière. Aussi attentif et complet que puisse être l’examen des choses qui indiquent et signifient, il ne peut supprimer et annihiler ce gouffre. La probabilité que la chose signifie correctement peut être augmentée selon des degrés variés — et c’est ce que nous appelons le contrôle. Mais l’on ne peut jamais atteindre de certitude finale, autrement qu’en expérimentant — en accomplissant les opérations indiquées et en découvrant si oui ou non ce qui était visé et signifié se trouve rempli in propria persona. Prise en ce sens expérimental, la vérité ou l’objet de toute visée donnée se trouve toujours au-delà ou en dehors de la chose cognitionnelle qui la signifie. L’erreur tout autant que la vérité est une fonction nécessaire de la connaissance. Mais la reprise non empirique de cette relation de transcendance (relation à un au-delà) situe toute l’erreur d’un côté (notre connaissance) et toute la vérité de l’autre (la conscience absolue ou bien la chose-en-soi).

13. Comparez avec son essai, « Does Consciousness Exist ? », in The Journal of Philosophy, Psychology and Scientific Methods, vol. I, p. 480. [« La “conscience” existe-t-elle ? », in W. James, Essais d’empirisme radical, op. cit., p. 35-56. (N.d.T.)]