V

Le critère intellectualiste
de la vérité
1

I

Parmi les travaux qui ont contribué, dans le domaine de la philosophie contemporaine, à la ruine de l’intellectualisme de type épistémologique, et à son remplacement par une philosophie de l’expérience, l’œuvre de M. Bradley doit être sérieusement prise en considération. Il suffit par exemple de comparer sa métaphysique avec les deux affirmations fondamentales de T.H. Green, à savoir, d’une part, que la réalité est un système de relations indépendant, éternel et englobant, et d’autre part, que ce système de relations est de la même nature que ce processus de mise en relation qui constitue notre pensée — et l’on prend alors immédiatement conscience d’un changement d’atmosphère. Une grande part de l’œuvre de Bradley développe une polémique délibérée contre l’intellectualisme de type néo-kantien. Conjointement à cette critique, nous trouvons cependant chez lui, tout aussi développée, la thèse suivant laquelle la définition philosophique de la réalité doit être fondée sur un critère exclusivement intellectuel, un critère appartenant à la théorie et qui ne s’applique qu’à elle. Nous nous retrouvons alors face à un problème qui donne à réfléchir. Ce problème devient plus intéressant encore lorsque nous nous souvenons qu’il existe une tendance générale de plus en plus forte, parmi les philosophes qui prônent une méthode strictement intellectualiste pour définir la « réalité », à affirmer que la réalité à laquelle cette méthode accède a un contenu supra-intellectuel : que des caractéristiques intellectuelles, affectives et volitives se réunissent et fusionnent toutes dans une réalité « ultime ». Ce qui est curieux dans ce problème est que la Réalité est une « expérience absolue » dont l’aspect intellectuel n’est qu’un moment partiel et transmué. Pourtant, dans le cadre de la méthode philosophique, on accède à cette réalité en mettant l’accent exclusivement sur les aspects intellectuels de l’expérience présente et en excluant systématiquement les aspects émotionnels et volitifs sur lesquels on insiste pourtant s’agissant du contenu de l’expérience. Dans de telles circonstances, les esprits cyniques sont portés à se demander si cette lourde insistance sur un seul facteur de l’expérience présente au détriment des autres ne tiendrait pas au fait qu’il s’agit du seul moyen de maintenir la notion d’« expérience absolue » et d’empêcher qu’elle ne soit réduite à l’expérience ordinaire de la vie quotidienne. Ce paradoxe n’est pas propre à M. Bradley. Si l’on prend en considération le courant néo-kantien globalement tel qu’il existe sous sa forme moderne, on pourrait presque dire que son trait le plus caractéristique est son insistance à atteindre une « Réalité » qui comprend des facteurs et des phases extra-intellectuels, des aspects qui sont idéaux au sens moral et émotionnel, bien qu’il cherche à l’atteindre par l’intermédiaire d’une reconnaissance exclusive de la fonction de la connaissance prise isolément.

Dans ces conditions, un examen de la méthode et du critère de M. Bradley peut avoir des conséquences de grande portée. Exposons pour commencer les principaux points de sa critique de l’intellectualisme2. La connaissance ou le jugement fonctionne au moyen de la pensée ; c’est la prédication d’une idée (ou signification) à une existence en tant que sujet. Son but ultime est de réaliser une union ou harmonie parfaite entre l’existence et la signification. Mais cette opération est condamnée à l’avance dans la mesure où pour atteindre son objectif elle doit employer des moyens qui contredisent son propre objectif. Dans les jugements, cette incapacité interne concerne aussi bien le sujet que le prédicat et la copule. Le prédicat ou la signification, nécessaire pour compléter la réalité posée comme sujet du jugement, ne peut être référé et uni à lui qu’à la condition d’être lui-même aliéné de l’existence. Il soigne les blessures ou les insuffisances de son propre sujet (et, pour les idéalistes contemporains, toute insuffisance est in fine une discordance) seulement à condition d’infliger une autre blessure — à condition de scinder l’union de la signification et de l’existence propre à une phase antérieure. Cette existence est donc toujours abandonnée à son propre sort. C’est comme si l’on voulait assembler tous les tissus du monde en une pièce de vêtement unique et que le seul moyen d’y parvenir était d’arracher un morceau d’une étoffe pour le rattacher à une autre.

De surcroît, le sujet du jugement, tout comme son prédicat, fait obstacle au jugement par le simple fait de remplir sa fonction. Il a une « infinité sensible » et il a une « immédiateté », mais ces deux caractéristiques se contredisent mutuellement. Les caractéristiques particulières du sujet le transcendent toujours puisqu’ils sont indéfiniment reliés à quelque chose qui se trouve au-delà du sujet. « Dans son contenu tel qu’il nous est donné, il entretient des relations avec ce qui sort des limites de ce contenu » (ibid., p. 16), tandis que dans son immédiateté, il présente une union indivise d’existence et de signification. Aucun sujet ne peut être une simple existence, pas plus qu’une simple signification. Il est toujours une signification existante ou incarnée. En tant que tel, il revendique une certaine individualité ou le statut d’un tout existant par lui-même. Mais cette revendication indispensable est incompatible avec le caractère instable du sujet, avec la référence indéfinie à un extérieur qui lui est indispensable en tant que sujet susceptible de requérir et recevoir une signification supplémentaire par la prédication.

En ce qui concerne la copule, la citation suivante, tirée des Principes de la logique (p. 10)3, peut être utile : « Le jugement au sens propre du terme est l’acte de référer le contenu idéal (reconnu comme tel) à la réalité qui se trouve au-delà de cet acte même. » En d’autres termes, le jugement entendu comme acte (et c’est cet acte que la copule exprime) doit toujours tomber en dehors du contenu de connaissance en tant que tel. Cependant, puisque cet acte tombe assurément dans la réalité, il devrait être reconnu et établi par toute connaissance qui prétend à la pertinence à propos de la réalité comme un tout. Ces considérations, telles qu’elles viennent d’être exposées, sont hautement techniques et présupposent une certaine connaissance non seulement de la logique de M. Bradley mais également des analyses logiques de la connaissance introduites par Kant puis développées par Herbart, Lotze et quelques autres. Leur signification principale peut néanmoins être exposée sous une forme relativement non technique. L’expérience humaine est pleine de discordances. Si l’expérience consistait uniquement en l’existence brute (c’est ainsi que l’on imagine parfois l’expérience des animaux), elle serait alors complètement vide de signification et il n’y aurait aucun problème, aucune pensée, aucune occasion pour penser, et donc aucune philosophie. À l’inverse, si l’expérience était une union complète et étroite de l’existence et de la signification, il n’y aurait aucun embarras, aucun problème, aucune raison de chercher à pallier les défauts et les contradictions. Les existences, les choses incarneraient toutes les significations qu’elles suggèrent ; quant aux significations abstraites, aux valeurs qui sont seulement idéales, qui sont visées ou pensées mais jamais réalisées, nous les passerions complètement sous silence. Mais notre expérience diffère très distinctement de ces deux types d’expérience. Elle n’est ni existence dépourvue de toute signification ni existence s’éclairant elle-même et dotée d’une signification réalisée. Toutes les choses que nous expériençons ont une certaine signification, mais cette signification est toujours incarnée dans les choses de manière si partielle que nous ne pouvons pas nous reposer en elles. Elles désignent ce qui est au-delà d’elles ; elles indiquent des significations qui ne se trouvent pas réalisées en elles ; elles suggèrent des valeurs qu’elles ne parviennent pas à incarner et quand nous nous tournons vers d’autres choses pour concrétiser ce qui nous avait été refusé précédemment, soit nous retrouvons inlassablement le même état de division, soit nous rencontrons une déception et frustration encore plus marquées — nous nous retrouvons avec des significations contraires. Or, toute pensée émerge de cette discordance entre l’existence et la signification que l’existence incarne partiellement et refuse partiellement, qu’elle suggère mais refuse d’exprimer. Cependant, penser, cette manière de mettre l’existence et la signification en harmonie l’une avec l’autre, fonctionne toujours par sélection, par abstraction ; il fixe et vise des significations qui sont seulement idéales, sans appui terrestre, éthérées, qui ne relèvent que de la pensée et non de l’existence immédiate ou sensible. L’activité de penser fait porter l’accent sur l’idéal d’une union complète de l’existence et de la signification, mais elle est incapable de la produire. Et cette incapacité (selon M. Bradley) n’est pas due à une force externe, mais à la structure même de la pensée.

À tous points de vue la connaissance s’effectue sous certaines conditions (et celles-ci ne lui sont pas imposées de l’extérieur mais sont inhérentes à sa propre nature qui est de juger) qui l’empêchent d’atteindre son objectif, l’union complète de l’existence et de la signification. Si nous admettons cet argument, il est difficile d’imaginer une critique plus sévère à l’encontre des prétentions de la philosophie à atteindre la « Réalité » en empruntant exclusivement la voie de la connaissance.

La présence de la contradiction est selon M. Bradley le critère de l’« apparence », tout comme l’absence de contradiction est le critère de la « réalité ». Il va donc sans dire que la connaissance et la vérité à laquelle on peut accéder relèvent de l’apparence. La contradiction entre existence et signification est son dernier mot. Il ne s’agit pas là d’une conséquence logique de la position de M. Bradley, mais il la formule lui-même expressément. « Ainsi la vérité appartient à l’existence, mais elle n’existe pas à proprement parler […]. La vérité présente une dissection mais pas une vie effective » (Apparence et Réalité, p. 167). Ou encore, « toute vérité est apparence puisque nous trouvons en elle le divorce de la qualité et de l’être » (ibid., p. 187). « Même la vérité absolue finit par se révéler erronée […]. La discordance interne appartient irrémédiablement aux caractéristiques spécifiques de la vérité […]. La vérité n’est que l’un des aspects de l’expérience et elle est donc rendue imparfaite et limitée par ce qu’elle échoue à inclure en elle » (ibid., p. 544-545). Rien ne pourrait être plus explicite quant au caractère intrinsèquement contradictoire de la vérité entendue aussi bien comme idéal que comme fait accompli ; rien ne pouvait être plus affirmatif quant au caractère d’irréalité ou d’apparence de la vérité. Si l’on suit la méthode de M. Bradley, nous ne pouvons en rester là. Non seulement la connaissance, s’effectuant par la pensée qui est toujours partielle, sélective, abstractive, est condamnée à l’échec dans la poursuite de ses objectifs, mais la contradiction entre la suggestion de significations par l’existence et cette réalisation dans une existence est elle-même due à la pensée.

Bradley écrit à propos de la pensée : « La forme relationnelle est un compromis sur lequel se tient la pensée et qu’elle développe. » Et toutes les antinomies particulières dont il traite sont interprétées comme reposant sur la catégorie de la relation (ibid., p. 180). Dans sa section sur l’Apparence, il passe en revue différents aspects et caractéristiques distinctives du monde comme les qualités premières et secondes, la substance et ses propriétés, la relation et les éléments qualitatifs, l’espace et le temps, le mouvement et le changement, la causalité, etc., tout en mettant en lumière toutes les discordances irréconciliables qui se trouvent en elles. Il ne les réfère pas expressément, de manière générale, à une source ou racine commune. Mais il semble juste d’inférer que la nature relationnelle de la pensée est sous-jacente à toutes les difficultés : car les cas mentionnés présentent exactement la même situation in concreto que celle qui est exposée in abstracto à propos de la pensée. Chaque fois, les contradictions qui surviennent se réduisent à la discordance fondamentale qui est supposée exister entre les relations et les éléments reliés. Chaque fois, on retrouve l’idéal d’une unité ultime dans laquelle les relations et les éléments disparaissent comme tels, en même temps que la nature de la relation est telle qu’elle empêche d’atteindre un tel achèvement. À un endroit au moins, M. Bradley déclare ouvertement que c’est la fonction de connaissance qui est responsable de la dégradation de la réalité en apparence. « Nous ne voulons pas dire que la chose est toujours elle-même une apparence. Nous suggérons que sa nature est telle qu’elle en devient une dès que nous la jugeons. Et cette caractéristique, comme on l’a vu tout au long de notre ouvrage, est l’idéalité. L’apparence procède du fait que le contenu se détache de l’existence. Et nous avons constaté que partout dans le monde, une telle idéalité prévaut » (ibid., p. 486, les italiques ne sont pas dans le texte original). Il n’est donc pas strictement vrai que le divorce de la signification et de l’existence initie la pensée ; bien plutôt, la pensée est cet élément indiscipliné qui provoque ce divorce, puis se donne pour tâche (tâche dans laquelle elle se condamne elle-même à l’échec) d’essayer de rétablir l’unité même qu’elle a au préalable détruite sans motif. L’acte de penser, la conscience de soi, est une maladie de l’unité primitive de l’expérience non pensée.

D’un côté, les revendications ultimes de la fonction de connaissance sont systématiquement discréditées, et cela non pas pour des raisons physiologiques ou psychologiques externes, comme celles qui sont parfois alléguées contre ses capacités, mais du fait de sa logique interne. Mais d’un autre côté, un critère strictement logique est délibérément choisi et employé à titre de critère fondamental et ultime pour la conception philosophique de la réalité. Une grande familiarité avec ce texte n’a pas suffi à émousser mon étonnement devant le fait que les mêmes considérations qui sont utilisées dans la première partie du livre pour condamner les choses que nous expériençons dans le domaine des apparences sont utilisées dans la dernière partie du livre pour servir une démonstration triomphante de l’existence et de la nature de la Réalité Absolue. Je vais commencer par étudier l’aspect formel de l’argument, pour ensuite me référer à des considérations matérielles4.

On atteint une conception positive de la Réalité à partir de l’idée selon laquelle « la réalité ultime doit être telle qu’elle ne se contredit pas elle-même ; nous avons ici un critère absolu. Et la preuve en est que dans nos efforts pour réfuter ce critère ou encore dans nos tentatives pour en douter, nous présupposons tacitement sa validité » (ibid., p. 186-187). En d’autres termes, lorsque nous commençons à penser, nous devons éviter de nous contredire ; éviter la contradiction, ou pour le dire positivement, atteindre la cohérence, l’harmonie, est la loi fondamentale de tout acte de penser. Étant donné qu’en pensant nous cherchons à atteindre la réalité, il s’ensuit que la réalité elle-même doit être en cohérence avec elle-même, et que sa cohérence détermine la loi de la pensée. Ou, à la manière dont M. Bradley présente les choses, « afin tout simplement de penser, tu dois te plier à la norme, une norme qui suppose une connaissance absolue de la réalité ; et tout en en doutant, tu l’acceptes, et tu lui obéis alors même que tu t’y opposes » (ibid., p. 153). La connaissance absolue dont il est question est, bien entendu, la connaissance du caractère totalement cohérent et non contradictoire de la réalité. Tous les lecteurs du livre de M. Bradley savent qu’il part de cette définition pour fournir un contenu positif à la réalité, pour donner une esquisse générale des caractéristiques qu’elle doit posséder et de la façon dont elle doit les posséder afin de préserver son caractère totalement cohérent. Cependant, ce n’est que l’aspect strictement formel du problème qui m’intéresse ici.

Sur ce plan, on touche, je crois, au cœur du problème en demandant, en référence à la première citation : absolu pour quoi ? Certainement absolu pour le processus qui est étudié, c’est-à-dire absolu pour la pensée. Mais l’importance de cet absolu pour la pensée est, pourrait-on dire, « absolument » (puisqu’il est admis qu’il ne s’agit ici que du seul domaine de la pensée) déterminé par la nature de la pensée elle-même. Or cette nature, comme l’ont déjà montré les considérations « relevant irrévocablement du caractère spécifique de la vérité », renvoie au monde de l’apparence et des discordances internes. Certes, on pourrait dire (d’un point de vue formel) que le critère de la pensée est absolu au sens où il est absolu ou ultime pour la pensée ; mais comment pourrait-on imaginer que cela change d’une manière ou d’une autre la nature et la valeur essentielles de la pensée ? Si la connaissance s’effectue au moyen de la pensée, et si la pensée instaure l’apparence en lieu et place de la réalité, toute donnée supplémentaire concernant la pensée, comme par exemple l’énoncé de son critère, tombe dans les limites de cette situation. Il est drôle de supposer qu’un trait particulier de la pensée puisse changer la nature fondamentale et essentielle de la pensée. Le critère de la pensée doit être contaminé par la nature de la pensée, au lieu d’être l’ange du salut qui, à un moment critique, transforme la fragile créature, la pensée, en un ambassadeur plénipotentiaire à la cour de l’Absolu.

Il semble vraiment que l’on soit ici fondé à supposer que tout l’argument repose sur une ambiguïté dans l’usage du terme « absolu ». Si l’on reste dans les strictes limites de l’argument, le terme absolu se contente de désigner le fait que la pensée a un principe particulier, une loi qui lui est propre, un mode de fonctionnement approprié qui ne doit pas être transgressé. Il désigne donc ce qui, quoi que ce soit, contrôle ultimement la fonction de penser. Mais M. Bradley prend d’emblée le terme « absolu » au sens d’une description d’une réalité qui, par sa nature même, est en contradiction totale avec l’apparence, c’est-à-dire avec le domaine de la pensée. À partir de l’ambiguïté d’un seul mot, la critique systématique de l’intellectualisme se transforme en pierre angulaire d’une méthode systématiquement intellectualiste de concevoir la réalité !

M. Bradley lui-même a reconnu la contradiction apparente entre sa critique de la pensée et le rôle qu’il donne au critère de la pensée comme unique voie vers une notion philosophique du réel. Traitant de ce problème, il s’est (à mon avis) approché au plus près d’une doctrine bien plus juste, et a encore d’autant mieux mis en évidence les faiblesses de sa propre position. Il va jusqu’à mettre les mots suivants dans la bouche d’un objecteur, et à admettre leur pertinence : « En fait, tous les axiomes sont des axiomes pratiques […] car, au final, aucun d’eux ne peut prétendre à davantage qu’à consister en une impulsion à se comporter d’une certaine manière. Et ils ne peuvent exprimer plus que cette impulsion, ainsi que l’impossibilité d’une satisfaction à moins qu’on ne s’y conforme » (ibid., p. 151). Après avoir admis cela (ibid., p. 152), il poursuit en disant : « Prenez par exemple la loi qui exige d’éviter les contradictions. Quand deux éléments ne restent pas tranquillement unis, mais se heurtent et entrent en conflit, nous ne pouvons nous satisfaire de cette situation. Notre impulsion première est de la transformer, et, au niveau théorique, de donner au contenu une forme telle que la variété reste paisiblement dans l’unité. Cette incapacité à trouver le repos d’une autre manière et cette tendance à transformer d’une façon et dans une direction déterminées constituent, une fois réfléchies et rendues explicites, notre axiome et notre norme intellectuelle » (ibid., p. 152 ; je souligne).

La réplique va de soi : si le critère intellectuel, le principe de non-contradiction sur lequel repose totalement sa Réalité Absolue, est lui-même un principe pratique, alors, le critère ultime pour réguler les opérations intellectuelles est lui aussi certainement pratique. À cette réplique évidente, M. Bradley répond ainsi : « Vous pouvez appeler l’intellect, si vous le souhaitez, une simple tendance au mouvement, mais vous devez vous souvenir qu’il s’agit d’un mouvement d’un genre très particulier […]. Penser est une tentative en vue de satisfaire une impulsion particulière, et cette tentative suppose de faire une hypothèse quant à la réalité […]. Mais pourquoi, pourrait-on objecter, cette hypothèse serait-elle meilleure que ce qui vaut pour la pratique ? Pourquoi la fin théorique serait-elle supérieure à la fin pratique ? Je n’ai jamais dit que tel était le cas, mais ici, c’est-à-dire en métaphysique, je suis autorisé à répondre que nous agissons théoriquement […]. La norme théorique à l’intérieur de la théorie doit assurément être absolue » (ibid., p. 153 ; je souligne. À comparer avec une citation de la p. 485 : « Cependant, notre attitude, en métaphysique, doit être théorique. » De même, aussi une citation de la p. 154 : « Puisque la métaphysique n’est que théorie, et que la théorie est par nature un produit de l’intellect, c’est ici l’intellect seul qui doit être satisfait »).

En admettant que l’intellect est un mouvement particulier ou une modalité de la pratique, en admettant que nous ne sommes jamais seulement agissant (sommes-nous d’ailleurs jamais seulement agissant ?) mais que nous avons « une occupation particulière et sommes donc soumis à des conditions particulières », le problème demeure de savoir quel type particulier d’activité est l’activité de penser ? En quoi consiste la différence expériencée qui la distingue d’autres types d’activité ? Quel commerce entretient-elle avec eux ? Quand le problème est de déterminer quel type particulier d’activité est l’acte de penser et quelle est la nature de l’unité cohérente qui lui sert de critère, et qu’on nous dit que l’acte de penser est une modalité particulière de la pratique et que son critère est la cohérence, on n’est franchement pas très avancé. La présupposition non interrogée de M. Bradley est que l’activité de penser est une activité totalement séparée (« l’intellect seul » qui doit être satisfait) à tel point que lui conférer une autonomie revient à dire que ni elle ni son critère n’ont un rapport quelconque avec les autres activités ; c’est dire que l’intellect est « indépendant » de par son critère de telle sorte que soit exclue toute interdépendance dans sa fonction et ses résultats. À moins de donner au terme « particulier » le sens d’isolé, dire que penser est un mode particulier d’activité n’invalide en rien l’idée selon laquelle il surgit dans un contexte pratique et s’effectue en vue de fins pratiques, pas plus que dire que le travail du maréchal-ferrant est une activité particulière n’empêche qu’il soit une modalité d’activité industrielle connectée à d’autres.

La présupposition sous-jacente du caractère séparé de la pensée apparaît clairement dans le dernier passage que j’ai cité. « Notre impulsion, dit-il, pousse à transformer la situation conflictuelle et, au niveau théorique, à faire coexister pacifiquement son contenu dans l’unité. » Si au « niveau théorique » on substituait « grâce à une opération théorique », on obtiendrait alors une conception de la théorie et de l’activité de penser qui ferait justice à l’autonomie de l’opération théorique et néanmoins la mettrait en rapport avec d’autres activités, en lui attribuant pour ainsi dire une tâche sérieuse, un objectif réel et une responsabilité concrète, et ainsi une testabilité. De ce point de vue, l’activité théorique est simplement la forme que prennent certaines activités pratiques après être entrées en conflit les unes avec les autres, la forme qui constitue le moyen le plus efficace et le plus fécond d’assurer leur propre harmonisation. Le conflit n’est pas théorique ; le résultat qu’est l’« unité harmonieuse » n’est pas théorique. Mais le terme « théorie » désigne le type d’activité grâce auquel le passage de la guerre à la paix est effectué de la façon la plus large et assurée5.

Cependant, en admettant la force de la thèse de M. Bradley dans ses propres termes, nous voyons la futilité du résultat. Il est assez juste de considérer, comme M. Bradley (ibid., p. 153), que si un homme décide de jouer le jeu métaphysique, il doit accepter les règles de la pensée ; mais si la pensée est déjà, dans son rapport à la réalité, un jeu inutile et vain, le fait de simplement suivre les règles du jeu ne risque pas d’augmenter la valeur de l’enjeu. Si l’on admet de telles prémisses sur le caractère de la pensée, affirmer que la norme théorique atteint sa forme ultime dans la métaphysique — dans la mesure où la métaphysique est une forme de théorie — est une mise en garde contre la métaphysique. Si l’intellect renferme une autocontradiction, soit il ne pourra jamais être satisfait, soit l’autocontradiction sera sa satisfaction.

II

Abandonnons maintenant l’examen de la preuve formelle par laquelle M. Bradley établit que le critère de la vérité philosophique doit uniquement être un canon de la pensée formelle. Ignorons la contradiction qui existe entre, d’une part, le fait d’identifier le travail de la pensée à la production de l’apparence et, d’autre part, le fait d’identifier la loi de cette même pensée à la loi d’une Réalité Absolue. Qu’en est-il du critère intellectualiste ? L’intellectualisme de la philosophie de M. Bradley est exprimé dans l’affirmation selon laquelle « la norme théorique garantit que la réalité soit un système cohérent avec lui-même » (ibid., p. 148). Mais comment le fait que le critère de la pensée soit la cohérence peut-il être utilisé pour déterminer la nature de la cohérence de son objet ? Ce que signifie « cohérence » en l’un de ses sens, la cohérence d’un raisonnement avec lui-même, nous le savons ; mais quelle est la nature de la cohérence de la réalité qui est nécessaire pour la cohérence du raisonnement ? La pensée doit sans conteste être logique ; mais en résulte-t-il que la réalité qui est pensée, et que l’on doit penser de manière cohérente si l’on doit penser, quel que soit l’objectif de la pensée, doit elle-même être préalablement logique ? Le centre de cet argument est, bien sûr, le vieil argument ontologique, délesté de toutes superfluités théologiques et redescendu à son poids de forme en tant que proposition métaphysique. Les détracteurs de ce principe fondamental de l’intellectualisme trouveront ici une nouvelle occasion de douter. Ils affirmeront que bien loin que la cohérence de la « réalité » tire son origine de la cohérence du raisonnement, cette dernière tire sa signification de la cohérence matérielle qu’elle vise. Ils diront que c’est en examinant les questions suivantes que l’on pourra parvenir à définir la nature de la cohérence qui constitue le but du penser et qui lui prescrit sa technique : quel type d’activité est concrètement l’activité de penser ? Quelles conditions spécifiques doit-elle remplir ? Quel est son usage, sa pertinence, sa portée dans les expériences concrètes ? Plus on insistera sur le fait que la norme théorique — la cohérence — est ultime dans la théorie, plus il sera pertinent et urgent de répondre à la question suivante : qu’est-ce donc concrètement qu’une théorie ? Et quelle est la nature de la cohérence matérielle qui teste sa cohérence formelle6 ?

Considérons par exemple qu’un homme veuille récuser le critère de la cohérence de la pensée. Peut-on le réfuter en s’appuyant sur le « fait » que la réalité éternelle est éternellement cohérente avec elle-même ? Face à une telle objection, sa réaction évidente ne serait-elle pas : « Et alors ? En quoi cette proposition a-t-elle un rapport avec ce que je suis en train de penser ici et maintenant ? La réalité absolue est sans nul doute un grand nombre de choses, peut-être même des choses tout à fait sublimes et précieuses ; mais je m’intéresse à un travail particulier de la pensée, et tant que vous ne m’aurez pas montré les chaînons intermédiaires qui relient ce travail à l’affirmation du caractère cohérent avec soi-même de la réalité absolue, je ne vois pas quelle différence cette caractéristique, sans nul doute très séduisante, de la réalité ferait dans ce qui me préoccupe ici et maintenant. Vous pourriez tout aussi bien mentionner n’importe quel autre fait hors de propos, comme la taille de l’impératrice de Chine. » Usons d’une autre stratégie à l’égard de cet homme. Attirons son attention sur le but spécifique qu’il vise dans la situation à laquelle il pense, et mettons en avant les conditions requises pour qu’il atteigne ce but. Montrons que s’il ne remplit pas les conditions nécessaires pour ce but, sa pensée va se développer de façon si désordonnée qu’elle se mettra elle-même en échec. C’est à la cohérence des moyens avec le but de l’activité concrète que nous en appelons. « Essaye de penser, disons-nous à notre homme, fais-en l’expérience, efforce-toi à certains moments de rendre tes raisonnements cohérents les uns avec les autres, et à d’autres moments d’introduire délibérément des éléments incohérents ; puis observe ce que tu obtiens dans les deux cas et en quoi le résultat obtenu est lié au but visé dans ta pensée. » Soulignons que, puisque le but de la pensée est d’atteindre une conclusion solide, la pensée sera condamnée à l’échec tant que les étapes du raisonnement n’auront pas été rendues cohérentes les unes avec les autres. Ne partons pas de la simple cohérence du raisonnement — de l’aspect intellectuel de la question — pour en appeler à une réalité absolue cohérente avec elle-même ; au contraire, partons du caractère matériel du but à atteindre pour en appeler au type de procédure formelle nécessaire pour y parvenir.

Alors, avec tout notre cœur, nous dirons que la norme de la pensée est absolue (c’est-à-dire ultime) au sein de l’acte de penser. Mais qu’est-ce que penser ? La norme qui guide le travail du maréchal-ferrant doit être absolue au sein du travail du maréchal-ferrant, mais en quoi consiste-t-il ? Aucun préjugé n’empêche de reconnaître que son travail est une activité pratique qui existe comme un élément distinct utile dans un système d’activités semblables. C’est parce que les hommes emploient des chevaux pour le transport des personnes et des marchandises que ceux-ci doivent être ferrés. Le critère ultime du travail du maréchal-ferrant est de produire de bons fers à cheval, mais la nature d’un bon fer à cheval est déterminée non pas par son travail mais par les activités dans lesquelles on emploie des chevaux. Cette fin est ultime (absolue) pour cette opération, mais cette finalité même prouve que cette opération n’est pas absolue et fermée sur elle-même, mais qu’elle est reliée à d’autres et est responsable de ses effets. Pourquoi le fait que la fin de l’activité de penser est ultime pour la pensée devrait-il être entendu en un autre sens ?

Suivons donc cette suggestion, à titre d’expérimentation. Supposons que parmi des objets réels, et quant à leurs valeurs et leurs significations, de réelles oppositions et incompatibilités existent ; supposons que ces conflits sont à la fois dérangeants en eux-mêmes et source de toutes sortes de difficultés supplémentaires — si bien qu’on pourrait les suspecter d’être à l’origine de tous les maux des hommes, de toutes les infractions et de toutes les destructions de valeur ou de bien. Supposons que l’acte de penser soit, non pas par accident mais par essence, un moyen, et même le seul moyen qui s’avère adéquat, pour faire face à ces situations malencontreuses — supposons qu’être « dans une impasse », en difficulté, soit la « situation malencontreuse » fondamentale de l’intelligence. Supposons que si l’on s’efforce d’une manière brutale d’éliminer ces oppositions et d’accorder les choses de façon à garantir satisfaction, épanouissement et bonheur, cette méthode de l’offensive brutale, qui consiste à essayer directement d’imposer la paix aux éléments belliqueux, échoue. Supposons alors un effort pour effectuer cette transformation par une méthode indirecte — par une enquête sur l’état de fait en désordre, par la formulation d’opinions, de conceptions de ce à quoi ressemblerait la situation si un ordre harmonieux était restauré. Enfin, supposons que sur cette base, un plan d’action soit établi, et que ce plan, une fois mis en pratique jusqu’à produire ses effets, réussisse infiniment mieux à atteindre l’accomplissement désiré que la méthode d’offensive brutale. Supposons encore que cette activité indirecte corresponde précisément à ce que nous entendons par penser. Cela n’impliquerait-il pas que l’harmonie est la fin et la corroboration de l’acte de penser ? Que les observations sont pertinentes et les idées correctes seulement dans la mesure où, lorsqu’on agit totalement sur leur base, elles réussissent à éliminer ce qui est indésirable et incohérent ?

Mais, dira-t-on, penser est un processus qui présuppose quelque chose quant à la nature de la réalité, à savoir que la réalité est en cohérence avec elle-même. Cette assertion prend la fin pour le commencement. La présupposition n’est pas que la « réalité » est cohérente avec elle-même, mais que par l’activité de penser, dans un but particulier ou en ce qui concerne un problème concret, elle peut acquérir une plus grande cohérence. Pourquoi la présupposition concernant la « réalité » impliquerait-elle autre chose que le fait que les réalités spécifiques qui concernent la pensée sont capables d’être harmonisées ? Dire que, pour s’exercer, la pensée doit supposer que la réalité est déjà harmonieuse revient à dire que la pensée doit commencer par contredire ce qui se présente à elle comme des données immédiates et partir du principe que son but concret est vain et illusoire. Pourquoi attribuer à la pensée la responsabilité d’introduire des contradictions au sein de la réalité à seule fin de lui permettre de s’adonner à la gymnastique visant à les supprimer ? Ce que la pensée concrète présuppose à propos de la « réalité » est que les choses existantes acquièrent par une activité guidée par la pensée un certain caractère qu’il est excellent pour elles de posséder et qu’ainsi, elles l’acquièrent plus librement et plus efficacement que par aucune autre méthode. On pourrait tout aussi bien dire que le maréchal-ferrant ne parviendrait à aucune pensée concernant les effets pratiques susceptibles d’être produits sur le fer s’il n’y avait pas un archétype platonicien du fer à cheval présent dans le ciel des idées ! Mais la pensée du maréchal-ferrant présuppose quelque chose quant à la réalité présente, donnée, à savoir que grâce à une activité intelligemment dirigée, on peut donner à ce morceau de fer la forme appropriée d’un fer à cheval. Il s’agit d’une hypothèse pratique : l’hypothèse qu’une chose spécifique peut obtenir, d’une manière spécifique, une valeur spécifique qui répond à un besoin. En outre, cette hypothèse peut être testée pratiquement : il suffit d’agir sur la base de cette hypothèse et de voir si elle fait ce qu’elle prétend pouvoir faire, à savoir guider les activités jusqu’au résultat escompté. L’hypothèse concernant la réalité n’est pas quelque chose qui s’ajoute à l’idée, elle n’est pas quelque chose qu’une idée déjà existante ferait. L’idée est une telle hypothèse relative à la possibilité d’un changement dans l’état de chose tel qu’il est expériencé, et son critère ou sa mise à l’épreuve consiste à voir si ce changement possible peut être obtenu lorsqu’on fait véritablement de cette idée le point de départ de l’action.

Quoi qu’il en soit, le problème devient nettement plus simple quand on s’en tient aux faits empiriques. À leur niveau, il n’y a pas de discordance totale entre l’existence et la signification ; il y a simplement un « relâchement du lien qui les unit » quand les objets contrarient nos plans et ne satisfont pas nos désirs, ou lorsque nous inventons des solutions et que nous ne parvenons pas immédiatement à trouver les moyens de les réaliser. Les « conflits » ne sont ni physiques, ni métaphysiques, ni logiques ; ils sont moraux et pratiques. Ils se situent entre un but et les moyens d’y parvenir. Par conséquent, l’objectif de l’acte de penser n’est pas d’opérer une réconciliation totale et « Absolue » entre l’existence et la signification, mais de parvenir à un ajustement spécifique entre les choses et nos buts et entre nos buts et les choses au moment précis où la crise atteint son point crucial. Bien qu’ayant fait le plus possible de concessions à la théorie bradleyienne de la discordance de la signification et de l’existence dans notre expérience, ainsi qu’à son idée d’un lien entre cette dualité et la fonction du jugement (comme impliquant notamment une affirmation quant à la séparation actuelle et quant à l’union idéale), et à son traitement de la cohérence comme but et norme, il n’y a pas un détail de cette théorie qui ne soit amplement élucidé et qui ne trouve une justification empirique infiniment mieux fondée par la conception selon laquelle le « conflit » par lequel l’activité de penser commence et la « cohérence » par laquelle elle s’achève sont pratiques et humains.

III

Nous voilà conduits explicitement à la question de la vérité, la « vérité » étant, de l’aveu même de M. Bradley, la fin et la norme de l’activité de penser. J’avoue être parfaitement incapable de comprendre au juste la conception que les intellectualistes se font de la relation de la vérité aux idées d’un côté, et à la « réalité » de l’autre. Mes difficultés proviennent, je crois, du fait qu’ils donnent si peu de descriptions analytiques et détaillées. Lorsqu’ils écrivent sur la vérité, ils semblent plutôt en proie à une forte influence émotionnelle — comme s’ils étaient victimes d’un pragmatisme non critique — qui oblige à deviner une grande partie de ce qu’ils pensent. De leurs discussions, on peut déduire trois sens distincts assignés au terme de « vérité ». En premier lieu, la vérité est quelque chose qui caractérise les idées, théories, hypothèses, croyances, jugements, propositions, assertions, etc. — tout ce qui implique une affirmation d’ordre intellectuel. De ce point de vue, un critère de vérité est ce qui permet de juger la valeur de la visée, de la signification ou de la prétention intellectuelles de n’importe quelle affirmation intellectuelle en tant qu’elle est intellectuelle. Il s’agit là d’un sens intelligible du terme de vérité. En deuxième lieu, il semble être présupposé qu’un certain genre de réalité est déjà Vérité, indépendamment des idées et des significations, et qu’une telle Vérité est le critère du genre de vérité plus basse et moins noble que peuvent posséder ou viser les idées. Mais ce n’est pas fini. L’idée que toute vérité doit avoir un critère hante tellement l’intellectualiste que la réalité qui, en comparaison des idées, est considérée comme La Vérité (et le critère de leur vérité) est traitée comme si elle devait à son tour recevoir un soutien et une garantie de la part d’une autre Réalité, résidant à l’arrière-plan et qui serait son critère à elle. C’est ainsi qu’est amené le troisième type de vérité, La Vérité Absolue (la raison pour laquelle ce processus ne devrait pas continuer indéfiniment est loin d’être claire, mais la nécessité d’une régression à l’infini peut être émotionnellement écartée en parlant toujours de ce dernier type de vérité comme étant Absolue). Il est bien possible que ce schéma soit « vrai », mais il n’est pas évident par lui-même ni même facilement compréhensible. Que la vérité soit 1) ce à quoi prétendent les idées en tant qu’idées, et que pourtant elle soit 2) la Réalité qui en tant que réalité est le critère de la vérité des idées, et que pourtant elle soit encore 3) une Réalité qui annule et transcende complètement toute référence aux idées — le sens exact de tout cela est loin d’être clair pour moi, et je ne crois pas, jusqu’à plus amples informations, que cela soit clair pour qui que ce soit.

Dans ses discussions plus strictement consacrées à la logique, M. Bradley part de l’idée que la vérité renvoie aux affirmations et prises de position intellectuelles en tant que telles. Mais rapidement la Vérité devient une sorte d’essence transcendante indépendante. L’identification, page 146, de la réalité et de la vérité n’est peut-être qu’une formule en passant, mais la distinction faite entre la validité et la vérité absolue (p. 362) ainsi que la discussion des Degrés de Réalité et de Vérité impliquent le présupposé d’une identité de la vérité et de la réalité. La Vérité, prise en ce sens, s’avère finalement être le critère de la vérité, celle des idées. Mais voilà qu’est faite encore (p. 545) une distinction entre la « Vérité Finie », comme image de la réalité qui satisferait complètement l’intelligence en tant que telle, et la « Vérité Absolue », qui est obtenue seulement en dépassant l’intelligence — seulement quand l’intelligence en tant que telle est absorbée dans quelque Absolu où elle perd son caractère distinctif.

Je suis persuadé que le débat avancerait si l’on trouvait des formulations plus explicites concernant les rapports entre « idée vraie », « vérité », « critère de vérité » et « réalité ». Un exposé plus explicite de la position soutenue au sujet du rapport entre vérification et vérité ne manquerait pas non plus d’être apprécié. Il n’est pas rare que les intellectualistes admettent que le processus de vérification est expérimental, et qu’il consiste à mettre en œuvre différentes activités qui expriment la visée de l’idée et la confirment ou la réfutent en fonction des changements effectués. Cela semble vouloir dire que la vérité est simplement la croyance mise à l’épreuve ou vérifiée en tant que telle. C’est alors qu’une curieuse réserve est introduite : on nous dit que le processus expérimental découvre qu’une idée est vraie, et que l’erreur des pragmatistes est de croire que le processus par lequel une vérité est découverte est celui par lequel elle est faite. Prétendre « faire la vérité » est considéré comme un blasphème à l’encontre de la notion même de vérité : voilà ce qui arrive quand on ose traduire l’expression latine « vérification » par le français « faire vrai ».

Si l’on regarde l’épouvantail qu’on a ainsi invoqué, on verra que l’horreur qu’il inspire est largement due à des raisons sentimentales. Supposons qu’on s’en tienne à l’idée que la vérité est une propriété qui appartient à une signification dans la mesure où elle est mise à l’épreuve à travers une action qui la porte avec succès jusqu’à son accomplissement. En ce cas, faire la vérité d’une idée, c’est la modifier et la transformer jusqu’à ce qu’elle aboutisse à un tel succès — jusqu’à ce qu’elle déclenche une manière de répondre qui finisse par réaliser sa prétention à être la méthode permettant d’harmoniser les discordances d’une situation donnée. La signification est refaite et remaniée en agissant constamment sur elle et en tenant compte dans son contenu des informations tirées de tous les échecs rencontrés dans la recherche de cette harmonie. De ce point de vue, vérification et vérité sont deux noms désignant la même chose. On l’appelle « vérification » quand on la considère du point de vue du processus en cours, quand tout ce qui fait la vérité de l’idée est développé petit à petit et exposé à la vue de tous. On l’appelle « vérité » quand on la regarde du point de vue du résultat, du processus récapitulé et condensé.

Supposons que l’idée soit une invention, par exemple celle du téléphone. Dans ce cas, la vérification de l’idée et la construction de l’appareil qui accomplit sa visée ne sont-elles pas une seule et même chose ? Dans ce cas, la vérité de l’idée signifie-t-elle autre chose que ce résultat qui prouve que l’idée peut être mise à exécution ? Certains intellectualistes ne sont pas de type absolutiste ; ils ne pensent pas que tous les buts, desseins et projets des hommes relatifs à des actions, dans le champ industriel, social ou bien moral, aient été enregistrés de toute éternité comme s’ils avaient déjà été accomplis dans la réalité. Comment s’en sortent-ils avec ce problème de la vérité des idées pratiques ?

La vérité de telles idées ne consiste-t-elle pas à les faire devenir vraies, en construisant, grâce à un comportement approprié, une condition qui satisfasse aux exigences du cas en question ? Si, dans ce cas, la vérité signifie la capacité réelle d’une idée à « faire carrière », y a-t-il quelque chose, dans la logique de ce cas, qui nous empêche d’appliquer des considérations analogues à n’importe quelle idée ?

J’entends un bruit dans la rue. La signification que ce bruit suggère est le passage d’une automobile. Pour mettre à l’épreuve cette idée, je vais à la fenêtre, et, par le fait d’écouter et de regarder attentivement — écouter et regarder étant des modes de comportement —, j’organise en une situation unique des éléments d’existence et de signification qui étaient auparavant déconnectés. C’est ainsi que la vérité d’une idée est faite. Ce qui était une proposition ou une hypothèse n’est plus une simple supposition ou une simple conjecture. Si je n’avais pas réagi à cette idée d’une manière appropriée, elle serait restée une simple idée ; au mieux, une simple candidate à la vérité qui, à moins que l’on agisse sur-le-champ sous son inspiration, serait restée pour toujours de la théorie. Dans un tel cas — où la fin à accomplir réside dans la découverte d’un certain ordre de faits —, l’intellectualiste soutiendrait-il que la catégorie de vérité a une existence ou une signification indépendante de l’action de former et de soutenir une certaine interprétation ? Soutiendra-t-il que sans l’inquiétude initiale d’ordre pratique qui introduit le but pratique de l’enquête, il y aurait eu, nécessairement et de toute façon, une idée ? Le monde doit-il être dupliqué intellectuellement pour une raison purement intellectuelle ? Cet événement, que j’identifie à présent à une automobile bruyante, n’aurait-il pas conservé, pour une intelligence pure, son statut non identifié de simple modification physique dans un vaste système non identifié de matière-en-mouvement ? Y avait-il une quelconque nécessité d’ordre intellectuel qui forçait cet événement à provoquer ce jugement-ci et pas un autre, à savoir qu’il signifie une automobile ? Y avait-il une quelconque nécessité d’ordre physique ou bien métaphysique ? Y avait-il une quelconque nécessité, si ce n’est le besoin de caractériser cet événement dans un but qui m’était propre ? Et pourquoi devrions-nous rechigner à qualifier de pratique un tel besoin ? Si la nécessité qui a conduit à former et développer un jugement intellectuel donné était purement objective (qu’elle soit physique ou bien métaphysique), pourquoi la chose ne devrait-elle pas également être caractérisée de millions et de millions d’autres manières ? Par exemple, d’après sa distance à tel cratère de la Lune, ou bien d’après son effet sur la circulation sanguine ou sur le tempérament colérique de mon voisin, ou d’après son rapport à la doctrine Monroe ? En bref, les prises de position et affirmations intellectuelles ne signifient-elles pas des événements nouveaux et significatifs dans la manière de traiter les choses ?

Il est peut-être aventureux de chercher à suivre les mécanismes internes du processus par lequel la vérité est d’abord identifiée à un certain type supérieur de Réalité, puis par lequel cette Vérité est prise comme critère de la vérité des idées, alors que, dans le même temps, on soutient que la vérité est quelque chose de purement intellectuel que possèdent déjà les idées. Mais il semble y avoir des raisons de croire que cette identification est due à une double confusion, la première concernant les idées et la seconde les choses. Sur le premier point : lorsque la vérité d’une idée est faite, on dit souvent, de manière rétrospective, qu’« elle était vraie de tout temps ». Ce truisme, comme tel, est inoffensif : il n’est qu’une manière de reformuler le fait que l’idée a bel et bien fonctionné et réussi. Mais on peut le considérer non pas comme énonçant un truisme mais comme apportant une nouvelle connaissance, comme s’il nous faisait en effet entrevoir une révélation au sujet de la vérité. Alors on dit que l’idée a fonctionné ou qu’elle a été vérifiée parce qu’elle était déjà, de manière inhérente et en tant que simple idée, la vérité — le pragmatiste, dit-on alors, faisant l’erreur de supposer qu’elle est vraie parce qu’elle fonctionne. Il est difficile de comprendre le sens de l’objection si l’on se rappelle que l’expérimentalisme veut dire que le fonctionnement effectif d’une idée et sa vérité sont une seule et même chose, ce fonctionnement n’étant ni la cause ni la preuve de la vérité, mais sa nature même. Imaginons qu’un homme, dans des circonstances particulièrement risquées, vienne à être sauvé de la noyade. Un témoin déclare qu’il est à présent hors de danger. « Oui, répond quelqu’un d’autre, mais il était hors de danger de tout temps, et le processus de sauvetage, s’il a administré la preuve de ce fait, ne l’a pas constitué. » La déclaration du témoin laisse déjà à désirer, dans la mesure où, étant une pure tautologie et caractérisant le processus tout entier dans les termes de son résultat, elle semble dire quelque chose alors que, comme toute tautologie, elle ne dit rien. Mais si elle devait être considérée comme révélant les conditions antérieures de cette histoire, indépendamment du processus qui l’a conduite à son heureuse conclusion, elle serait abominablement fausse. Et elle manifesterait sa fausseté dans le fait que, si on avait agi sous son inspiration, on aurait laissé l’homme se noyer. Pareillement, dire, après coup, qu’une idée donnée était vraie de tout temps, c’est perdre de vue ce qui fait qu’une idée est une idée, à savoir son caractère hypothétique, et c’est par là en faire délibérément un dogme borné — quelque chose à quoi on ne pourrait jamais appliquer de critère de vérification. L’intellectualiste considère presque toujours la conception pragmatiste comme si elle était, du point de vue du pragmatiste autant que du sien, une négation de l’existence de la vérité, alors qu’elle n’est rien d’autre qu’une thèse relative à sa nature. Lorsque l’intellectualiste comprendra ce point, il se demandera, je l’espère : que signifie donc, sur une base pragmatiste, la proposition selon laquelle une idée est vraie de tout temps ? Si l’affirmation qu’une idée était vraie de tout temps n’a pas d’autre signification que de dire que l’idée a bel et bien réussi à accomplir, grâce à une action, ce qu’elle visait, alors, simplement répéter que l’idée était vraie de tout temps sinon elle n’aurait pas pu réussir ne nous avancera guère7.

En ce qui concerne les choses, la réalité est identifiée à la vérité. Alors, selon le principe que deux choses égales à une troisième sont égales entre elles, la vérité en tant qu’idée et la vérité en tant que réalité sont considérées comme une seule et même chose. Partout où nous trouvons une idée améliorée ou mise à l’épreuve, une idée qui a fait carrière, il y a une existence concrète sous la forme d’une situation complétée ou harmonisée. La même activité qui prouve l’idée construit une situation intrinsèquement satisfaite à partir d’une situation qui était intrinsèquement discordante — car c’est précisément cette capacité qu’a une idée, en tant que but et méthode d’action, de déterminer une telle transformation qui est le critère de sa vérité. Or, à moins d’être particulièrement attentif à tous les éléments de la situation, on perd de vue la manière spécifique qu’a la réalité harmonisée de fournir le critère de vérité (à savoir, par sa fonction d’être le terme final d’un processus de détermination active). Et alors l’existence une fois accomplie, considérée dans son caractère purement existant et en dehors de son caractère pratique ou d’accomplissement, est prise pour La Vérité. Mais lorsque la réalité est ainsi séparée du processus par lequel elle est accomplie, quand elle est prise comme étant simplement donnée, elle n’est ni vérité ni critère de vérité. Elle est un état de choses comme un autre. Le téléphone, une fois accompli, est le critère de validité d’une certaine idée antérieure, dans la mesure où il est le point d’aboutissement d’activités qui incarnent la nature de l’idée ; mais en tant que simple téléphone, en tant que machine existant dans la réalité, il n’est pas plus vérité ou critère de vérité que ne l’est une fissure dans un mur ou un pavé dans la rue.

Le moyen terme qui, en servant d’intermédiaire, parachève la confusion de la vérité avec les idées d’un côté et avec la « réalité » de l’autre est, à mon avis, le fait que les idées, après avoir été mises à l’épreuve dans l’action, sont utilisées pour développer et fonder d’autres croyances. Il y a des cas où une idée cesse d’exister en tant qu’idée dès que sa vérité est faite. C’est vrai dans les faits, et il n’y a pas de raison de croire qu’il n’en aille pas de même en théorie. Tel est le cas, je crois, dans une large part, peut-être la majeure partie, des idées qui servent de médiateur dans les crises mineures et passagères de la vie pratique quotidienne. Je ne peux imaginer de situation dans laquelle la vérité dont j’ai parlé plus haut — la vérification d’une certaine idée à propos d’un certain bruit — fonctionnerait encore comme une vérité — en dehors du fait que je lui ai donné une fonction dans cet essai en l’utilisant pour corroborer une certaine théorie. La plupart du temps, de telles idées, laissant la place à une situation de fait — par exemple la perception d’une automobile bruyante —, cessent d’exister. À ce moment, on peut dire « mon idée au sujet du bruit était une idée vraie » ou, sans même aller aussi loin, on peut se contenter seulement de la perception finale. Mais l’idée mise à l’épreuve n’a plus jamais besoin de refaire son apparition dans d’autres problèmes en tant que facteur de preuve. Tel n’est manifestement pas le cas, cependant, avec nos idées scientifiques. Dans sa valeur première, l’idée ou l’hypothèse de la gravitation énoncée par Newton se situait, une fois vérifiée, exactement au même niveau que l’hypothèse au sujet du bruit dans la rue. En théorie, cette vérité eût pu être tellement isolée que son caractère de vérité aurait disparu pour la pensée aussitôt qu’une certaine condition factuelle aurait été établie. Mais en pratique, c’est tout à fait l’inverse qui arriva. Cette idée est mise à l’œuvre dans bien d’autres enquêtes, et elle est mise à l’œuvre non plus comme simple idée, mais comme une idée prouvée. De telles vérités obtiennent une position « éternelle » — sans considération de leur application à ce qui est ici et maintenant seulement, parce qu’il y a tellement d’ici et tellement de maintenant pour lesquels elles sont utiles. De même que dire d’une idée qu’elle était vraie de tout temps est une manière de dire, rétrospectivement, qu’elle s’est manifestée d’une certaine façon, de même, dire d’une idée qu’elle est « éternellement vraie », c’est signaler de manière prospective qu’on en attend des modes d’application illimités. Par conséquent, la signification de cette expression est strictement pragmatique. Elle ne désigne pas une propriété inhérente à l’idée en tant qu’existence intellectualisée, mais dénote une propriété d’usage et d’utilisation. Être toujours à portée de la main en cas de besoin, voilà une éternité suffisante pour tout esprit raisonnable.

IV

Je suis passé de considérations très générales qui nous ont occupés dans les premières parties de cet article à des questions qui, en comparaison du moins, sont spécifiques. Je conclus par un résumé, dans l’espoir qu’il unifie les premières et les dernières parties de cet essai.

1. La condition qui précède et provoque tout exercice particulier de connaissance réfléchie est toujours celle d’une discordance, d’une lutte, d’une « collision ». Cette condition est d’ordre pratique, car elle implique les habitudes et les intérêts de l’organisme, d’un agent. Cela ne veut pas dire que la lutte est seulement personnelle, subjective ou psychologique. C’est l’agent, ou l’individu, qui n’est qu’un des facteurs de la situation, et non la situation qui subsisterait dans l’individu. L’individu doit être identifié dans la situation, avant qu’une quelconque situation puisse être référée à un individu (comme c’est le cas en psychologie). Mais la discordance provoque et contrôle une activité de connaissance réfléchie seulement parce que le sort d’un agent est en jeu dans la crise. Certains éléments apparaissent comme des obstacles, des interférences, des manques — en somme, comme n’étant pas satisfaisants et comme ayant besoin de quelque chose pour les compléter. D’autres éléments apparaissent comme désirés — comme exigés, comme des satisfactions qui ne sont pas données. Ce conflit (qui accompagne tout désir) entre le donné et le voulu, le présent et l’absent, est à la fois l’origine et le modèle de cette relation paradoxale particulière entre l’existence et la signification dont Bradley fait l’essence du jugement. Il n’est pas irrationnel, au sens où nous aurions affaire au monde des apparences, mais il est non rationnel — ce qui est une preuve que nous avons affaire à un problème pratique.

2. Ce qui est intellectuel ou réfléchi, ce qui est logique, c’est toute affirmation au sujet de ce conflit, en tant qu’elle est une tentative pour le décrire et le définir. C’est comme si l’on maintenait le conflit pratique à bout de bras pour l’inspecter et enquêter sur lui. De cette manière, la réaction brutale et aveugle au caractère insatisfaisant de la situation est mise en suspens. L’action est convertie en activités d’observation, d’inférence, de raisonnement ou de définition des fins et des moyens. C’est ce changement dans la qualité de l’activité, de l’action directe et franche à l’activité indirecte de l’enquête en vue d’une affirmation, qui constitue la nature spécifique de la pratique réfléchie sur laquelle M. Bradley a attiré l’attention. La découverte de la nature du conflit fournit des matériaux pour ce qui, dans le jugement, est du côté du fait, de l’existence. La conception ou la prédiction de l’objet qui mettrait fin au conflit fournit des matériaux pour ce qui, dans le jugement, est du côté de la signification. Celle-ci est idéale parce que faite pour anticiper l’avenir, de même que le côté factuel est existentiel, parce que fait pour rapporter et rappeler. C’est la raison pour laquelle les deux côtés sont nécessairement distingués l’un de l’autre et pourtant renvoient en même temps l’un à l’autre : c’est seulement par la position des termes d’un problème qu’une solution peut être envisagée et c’est seulement en fonction du projet de trouver une solution que les éléments d’un problème peuvent être sélectionnés et interprétés. Dans son origine comme dans sa destinée, cette détermination corrélative de l’existence et de la signification se fait par essai et expérimentation. Dans un jugement, la vocation du sujet n’est pas d’inclure toute réalité possible, mais de sélectionner les éléments de la réalité qui sont utiles pour identifier la source et la nature de la difficulté rencontrée. Et la vocation du prédicat n’est pas de regrouper toute les significations possibles pour les rapporter indistinctement, en un acte final unique, à toute l’existence, mais de formuler le point de vue et la méthode par lesquels on peut de la manière la plus efficace affronter la difficulté de la situation dans sa particularité. La sélection des éléments pertinents pour caractériser le problème et la projection de la méthode pour l’affronter sont théoriques, hypothétiques, intellectuelles — c’est-à-dire qu’elles sont des essais pour considérer la question, en vue de guider, d’économiser et de libérer les activités par lesquelles elle pourra être réellement affrontée.

3. Le critère de la valeur d’une idée est donc la capacité de l’idée (en tant qu’elle définit la fin ou le résultat dans des termes qui sont susceptibles d’être utiles pour la méthode) à opérer en vue d’accomplir l’objet pour lequel cette idée a été formulée. La capacité à opérer de cette manière est l’épreuve, la mesure, le critère de sa vérité. D’où l’on voit que le critère est pratique dans le sens le plus évident de ce terme. On peut, si on veut, considérer que le critère est l’objet dans lequel aboutit l’idée quand on l’utilise pour guider l’action ; mais si on voit les choses ainsi, le danger est d’oublier que cet objet sert de critère en sa capacité d’accomplissement et non en tant que simple existence objective.

4. Les difficultés se recoupent, les problèmes reviennent et se ressemblent quant au type de traitement qu’ils exigent pour être résolus. Des modes divers d’activité, avec leurs buts respectifs, qui pendant un certain temps se déroulent de manière plus ou moins indépendante les uns des autres, se voient organisés en un seul système global de comportement. On découvre que la solution d’un problème crée d’autres difficultés ailleurs ; ou bien que la vérité faite dans la solution d’un problème fournit une méthode efficace pour affronter des questions surgissant apparemment de sources sans rapport avec lui. Ainsi, certaines idées mises à l’épreuve dans l’accomplissement d’une fonction constante et récurrente obtiennent une certaine position permanente. L’usage prospectif de telles vérités, la satisfaction qu’on anticipe quand on les emploie, le sentiment de contrôle assuré lorsqu’on les possède deviennent bien plus importants que les circonstances dans lesquelles leurs vérités furent faites la première fois. En devenant des ressources permanentes, de telles idées éprouvées en viennent à posséder une énergie généralisée de par leur statut. Elles sont des vérités en général, des vérités « en elles-mêmes » ou dans l’abstrait, des vérités auxquelles on assigne une valeur positive en propre. Ces vérités sont les « vérités éternelles » de nos débats traditionnels. S’ajoute naturellement et normalement à leur valeur intellectuelle et pratique une qualité esthétique. Elles sont intéressantes à contempler, et leur contemplation éveille des émotions d’admiration et de respect. Prendre ces émotions comme raison suffisante pour assigner à ces vérités une sainteté intrinsèque particulière, indépendante de la justification par l’usage qu’on en fait, c’est tout simplement succomber à cette disposition qui, chez le sauvage, lui fait attribuer une efficacité magique aux choses physiques. D’un point de vue esthétique, de telles vérités sont plus que des instruments. Mais ignorer à la fois l’aspect instrumental et l’aspect esthétique de ces vérités, et attribuer leurs valeurs, dues aux caractères instrumental et esthétique, à une quelconque constitution intérieure et a priori, c’est en faire des fétiches.

Il n’y a pas à exagérer la permanence et la stabilité de telles vérités en ce qui concerne leur usage récurrent et prospectif. C’est de manière toute relative qu’elles sont immuables. Lorsqu’on les applique à de nouveaux cas, qu’on les utilise comme ressources pour faire face à de nouvelles difficultés, les vérités les plus anciennes sont dans une certaine mesure refaites. Et même, c’est seulement grâce à de telles applications, à de telles réfections, que ces vérités conservent leur fraîcheur et leur vitalité. Sinon, elles sont reléguées au statut de vagues réminiscences d’une antique tradition. Même la vérité selon laquelle deux plus deux égale quatre a gagné une nouvelle signification, a vu sa vérité refaite en une certaine mesure, dans le développement de la théorie moderne des nombres. Si l’on se place dans l’attitude de l’enquêteur scientifique et qu’on se demande quelle est la signification de la vérité per se, alors surgissent devant nous ces idées qui sont activement employées dans la conquête de nouveaux champs, dans l’organisation de nouveaux matériaux. Telle est la différence essentielle entre la vérité et le dogme, entre ce qui est vivant et ce qui est mort et corrompu. C’est, par-dessus tout, dans le domaine de la vérité morale que cette manière de voir ressort le mieux. Les vérités morales, aussi vraies furent-elles au lieu et au moment de leur naissance, sont néfastes et trompeuses, c’est-à-dire fausses si elles ne sont pas recréées en les appliquant aux urgences de l’heure présente. Et c’est peut-être lorsqu’on souligne ce fait, présent sous une forme ou sous une autre dans tous les systèmes de morale et dans toutes les religions significatives sur le plan moral, que l’on prend le plus aisément conscience du caractère de la vérité.

1. Ce chapitre reprend en le modifiant un article paru dans la revue Mind, vol. 16, N.S, juillet 1907. Bien que les modifications aient été apportées afin de rendre l’article moins technique, celui-ci demeure, je le crains, encore trop technique pour être compris des lecteurs qui ne seraient pas familiers avec les débats récents concernant la théorie logique.

[Cet essai prend place dans une controverse qui a duré une dizaine d’années dans les pages de la revue Mind opposant Francis Herbert Bradley (1846-1924), l’idéaliste britannique le plus célèbre et le plus original de son époque, aux pragmatistes. En réplique à deux articles critiques et même polémiques que le pragmatiste britannique F.C.S. Schiller (1864-1937) fait paraître dans la revue (« “Useless” Knowledge : A Discourse Concerning Pragmatism », Mind, vol. 11, no 42, avril 1902, et « On Preserving Appearances », Mind, vol. 12, no 47, juillet 1903), Bradley écrit « On Truth and Practice » (vol. 13, juillet 1904), où il évoque aussi les Studies in Logical Theory (1903) dirigé par Dewey, auquel il accorde un plus grand mérite. Le volume suivant (vol. 13, oct. 1904) voit la parution groupée d’un article de Schiller (« In Defense of Humanism ») et de James (« Humanism and Truth »). La parution des Studies in Humanism (1907) de Schiller et bientôt du Pragmatism (1907) de James relance le débat : Bradley publie « On Truth and Copying » dans Mind en avril 1907, prenant à partie plutôt James que Schiller, qu’il ne considère pas comme un interlocuteur légitime, mais c’est finalement Dewey qui répond, par le présent essai, d’abord publié sous le titre de « Reality and the Criterion for the Truth of Ideas » (juillet 1907) : l’article reprend les différents arguments échangés sur la nature de la connaissance et de la vérité, mais en les replaçant sur le fond de la métaphysique de Bradley. Schiller riposte également et dans le même numéro (« Mr. Bradley’s Theory of Truth »). Bradley réagit à son tour par « On Memory and Judgment » et surtout « On the Ambiguity of Pragmatism » (Mind, vol. 17, no 66, avril 1908), où il se concentre sur les critiques de James et de Dewey, en négligeant complètement Schiller, mais c’est ce dernier qui reprend encore la plume, avec « Is Mr. Bradley Becoming a Pragmatist ? » (Mind, vol. 17, no 67, juillet 1908). Le voyage de James à Oxford, sur les terres mêmes de Bradley, est l’occasion pour lui d’élargir également la discussion en opposant sa conception pluraliste de la réalité au monisme de Bradley, et ses conférences sont publiées en avril 1909 sous le titre de A Pluralistic Universe. Bradley continue la controverse dans les pages de Mind : « On Truth and Coherence » (Mind, vol. 19, no 71, juillet 1909) et « Coherence and Contradiction » (Mind, vol. 18, no 72, oct. 1909), suivi toujours par Schiller (« The Present Phase of “Idealist” Philosophy », vol. 19, no 73, janvier 1910). Alors que James écrit, en réponse au dernier article de Bradley, l’un de ses tout derniers textes (« Bradley or Bergson », janvier 1910, mais dans le Journal of Philosophy, Psychology and Scientific Methods), Dewey republie son propre essai dans The Influence of Darwin, le débat étant toujours d’actualité puisque Bradley fait paraître de son côté un nouvel article : « Appearance, Contradiction, and Error » (vol. 19, no 74, avril 1910). La mort de James en août 1910, mais aussi la montée des nouveaux réalistes en Angleterre et aux États-Unis (Moore et Russell, Perry et Montague, etc.) critiquant l’idéalisme absolu d’un autre point de vue que celui des pragmatistes, va mettre un terme à la controverse et déplacer les débats. Bradley rassemble en 1914 ses articles dans Essays on Truth and Reality, Oxford, Clarendon Press. (N.d.T.)]

2. Je suis, pour l’essentiel, le chapitre XV de Appearance and Reality, intitulé « Thought and Reality ». [La première édition de Appearance and Reality : A Metaphysical Essay (Londres, Swan Sonnenschein) date de 1893, mais Dewey doit suivre la seconde édition de1897, avec un appendice de précisions et de réponses à des critiques. Le livre est structuré en deux grandes parties, la première, intitulée « Apparence », met au jour toutes les contradictions de l’entendement lorsqu’il cherche à penser l’expérience immédiate par concepts, et la seconde, « Réalité », recherche les conditions d’une connaissance vraie de la réalité, au-delà des apparences produites par l’intelligence, pour la trouver dans une expérience absolue. Celle-ci, jamais vécue par les êtres humains finis et tout au plus approchée par les mystiques, est néanmoins requise par le mouvement dialectique lui-même qui nous porte au-delà du premier moment de l’unité infra-relationnelle de l’expérience immédiate (le feeling), puis au-delà du deuxième moment des séparations et des mises en relation de l’entendement, vers le troisième moment de la nouvelle unité et totalité supra-relationnelle (l’Absolu) — d’où l’alliance entre un scepticisme de l’intelligence et un monisme de l’expérience, opposée point par point au pragmatisme de Dewey. (N.d.T.)]

4. Le nœud de l’argument se trouve aux chapitres XIII et XIV, à propos de la « Nature générale de la réalité ».

6. Cela indique que la plupart des arguments traditionnels contre le pragmatisme ne considèrent pas sa thèse sérieusement. Ils partent de l’hypothèse que le pragmatisme propose une conception de la vérité qui ne change rien aux idées courantes quant à la nature de l’intelligence. Mais l’affirmation essentielle du pragmatisme tient à ce qu’il fonde sa nouvelle conception de la vérité sur une conception originale de la nature de l’intelligence, aussi bien de ses objectifs que de sa méthode. Certes cette conception différente de l’intelligence peut être erronée, mais la controverse qui garde intactes les théories courantes et habituelles sur la pensée et discute uniquement de la « vérité » n’apportera pas grand-chose. Puisque la vérité est l’accomplissement adéquat de la fonction de l’intelligence, tout le problème dépend de la nature de l’intelligence.