L’élève. Cher professeur, je souhaiterais me former mon propre avis au sujet de la nouvelle théorie de la vérité qu’on vous attribue. Ma curiosité est d’autant plus vive que cette théorie, telle que me l’a exposée mon vieux maître, Professeur Purus Intellectus, contrevient de manière si flagrante au sens commun, à la science et à la philosophie, que je ne vois pas comment elle peut être soutenue en toute bonne foi par un homme raisonnable.
Le professeur. Comme cette théorie (ou du moins ce qui passe pour elle) vous est déjà quelque peu familière, présentez vos objections avec ordre et peut-être apparaîtra-t-il que cette théorie qui vous est familière n’est avancée par aucun homme raisonnable et que si vous la comprenez telle qu’elle est, vous serez vous aussi conduit à l’accepter.
L’élève – Première objection. Le pragmatisme fait de la vérité une affaire subjective, consistant dans la satisfaction que les idées procurent aux individus, alors que chacun sait que la vérité des idées dépend de leur relation aux choses.
Le professeur – Réponse. Si je vous répondais que je crois aux existences indépendantes vis-à-vis des idées, à leur antériorité, à leur concomitance et à leur postériorité vis-à-vis des idées, il pourrait vous sembler que je n’exprime là que mon opinion personnelle, sans rapport logique avec le pragmatisme. Je vous prie donc de vous rappeler que, d’après le pragmatisme, les idées (par commodité, j’inclus dans ce terme les jugements et les raisonnements) sont des attitudes de réponse prises envers des choses existant hors des idées et de l’esprit. L’instinct et l’habitude expriment par exemple des manières de répondre, mais ce sont des manières inadéquates pour un être susceptible de progrès, ou pour l’adaptation à un environnement présentant des aspects nouveaux et non dominés. Dans de telles circonstances, les idées sont leurs substituts. L’origine d’une idée réside donc dans une certaine situation empirique et extra-mentale qui suscite des idées comme autant de manières de répondre, et leur signification consiste dans les modifications qu’elles produisent — les « différences » qu’elles font — dans cette situation extra-mentale. Leur validité se mesure à son tour par leur capacité à effectuer la transformation qu’elles visent. Origine, contenu et valeur : tous existent hors des idées. La satisfaction sur laquelle insiste le pragmatiste n’est que l’amélioration de l’ajustement des êtres vivants à leur environnement réalisée par les transformations de cet environnement dues à la formation et à l’application des idées.
L’élève – Deuxième objection. Mais, tel que je le comprends et tel que vous l’avez vous-même avoué par votre langage, ces choses externes, bien qu’elles soient sans doute extérieures à l’idée particulière en question, sont empiriques : elles ne sont que d’autres expériences et sont donc en fin de compte mentales. Vous affirmez, m’a-t-on dit, que la vérité est une relation expérienciée, plutôt qu’une relation entre l’expérience et ce qui transcende l’expérience. Pardonnez mon audace si elle m’égare, mais pourquoi faire la fine bouche et ne pas reconnaître que toute cette affaire se passe dans l’esprit ?
Le professeur – Réponse. Votre objection combine et confond deux choses. Les démêler, c’est y répondre. 1. La notion de transcendance a une double signification ; en premier lieu, elle dénote ce qui se situe par essence et de manière intrinsèque au-delà de l’expérience. Il est intéressant de noter que les adversaires du pragmatisme ont été acculés, sous la contrainte de leur propre opposition, à ressusciter une doctrine supposée morte : celle des « Choses en Soi » inexpériençables et inconnaissables. Et comme si cela ne suffisait pas, ils identifient la Vérité à la relation avec cet inconnaissable. Ainsi, au nom de la notion de Vérité en général, ils tombent dans le scepticisme quant à la possibilité de toute vérité en particulier. C’est un devoir, pour le pragmatiste, de nier une telle transcendance. 2. Qu’il tombe par là dans le pur subjectivisme, ou dans la réduction de toute existence à ce qui est purement mental, n’en découle que si « expérience » veut seulement dire « états mentaux ». Celui qui fait une telle critique semble accepter la doctrine humienne selon laquelle l’expérience est constituée d’états mentaux, de sensations et d’idées. C’est donc à lui qu’il revient de décider comment, sur cette base, il peut échapper à l’idéalisme subjectif ou au « mentalisme ». Le pragmatiste part d’une notion d’expérience bien plus commune, celle de l’homme ordinaire à qui ne viendrait jamais l’idée qu’expériencer une chose consiste à détruire cette chose pour lui substituer un état mental. Plus précisément, le pragmatiste insiste sur le fait que l’expérience est une question de fonctions et d’habitudes, d’ajustements et de ré-ajustements actifs, de co-ordinations et d’activités, plutôt qu’une question d’états de conscience. Critiquer le pragmatiste en projetant dans ce qu’il dit la notion même d’expérience qu’il refuse et remplace, c’est sans doute, d’un point de vue psychologique, faire preuve d’un solide sens « pragmatique », mais ce n’est guère une attitude « intellectuelle ».
L’élève – Troisième objection. C’est curieux, vous me rappelez une formule de mon vieux maître : le pragmatiste, quand il est critiqué, ne cesse de retourner sa veste. Pour éviter le solipsisme et le subjectivisme, il retombe sur l’existence de choses indépendantes des idées, choses qu’il invoque afin de passer à la question de la vérité ou de la fausseté de ces idées. Mais cela revient à accepter le critère intellectualiste sans l’avouer ouvertement. Il balance ainsi, de manière inégale, entre une négation de la science et une répétition tapageuse, dans un vocabulaire nouveau, de ce que tous les philosophes disent.
Le professeur – Réponse. Ce que vous dites sonne en effet familièrement à mes oreilles. Il semble que l’intellectualiste moyen s’est tellement accoutumé à considérer la vérité comme une Relation En Général, sans autre spécification ni analyse, que toute tentative pour dire concrètement en quoi consiste au juste cette relation lui apparaît comme une négation de cette relation même. C’est pourquoi, lorsque le pragmatiste lui rappelle de temps à autre qu’il ne cherche après tout qu’à spécifier la nature de cette relation, l’intellectualiste le prend comme étant une capitulation du pragmatiste, puisque ce dernier avoue bel et bien qu’il y a une relation !
Quoi qu’il en soit, le pragmatiste affirme que la relation en question est une relation de correspondance entre l’existence et la pensée. Mais il soutient que cette correspondance, au lieu d’être un mystère ultime et inanalysable qui ne peut se définir que par elle-même, est précisément une question de co-respondance dans son sens ordinaire et familier. Une situation incertaine avec des tendances en conflit provoque, comme méthode pour y faire face, la pensée. Ces conditions produisent d’elles-mêmes leurs propres conséquences conformes, portant leurs propres fruits, bons ou mauvais. Les pensées, les conjectures, les visées et les projets que ces conditions provoquent, précisément parce que ce sont des attitudes de réponse et des tentatives d’ajustement (et non de simples « états de conscience »), produisent également leurs effets. Le type de raccordement, d’inter-ajustement, qui se produit alors entre ces deux espèces de conséquences constitue cette correspondance qui fait la vérité, de même que l’échec à se répondre, à fonctionner ensemble, constitue la fausseté et l’erreur (une manière de se perdre ou de mal appréhender la situation). Notre théorie peut bien sûr être fausse — impliquer des conséquences mal ajustées —, mais cette erreur dans la théorie, si elle existe, doit être spécifique et empirique : on ne peut pas la dénicher par des accusations épistémologiques d’ordre général.
L’élève – Quatrième objection. Même si l’on admet cette version du pragmatisme, vous ne pouvez nier qu’elle contrevient encore au sens commun. Car, d’après vous, la correspondance qui constitue la vérité n’existe qu’après que les idées ont fonctionné, alors que le sens commun voit et sait que c’est l’accord préalable des idées avec la réalité qui permet à celles-ci de fonctionner. Si vous faites dépendre la vérité de l’existence du Carbonifère ou du débarquement de Christophe Colomb en 1492 du fonctionnement futur de telle idée à leur sujet, vous vous aventurez dans la plus fantaisiste des philosophies.
Le professeur – Réponse. Rappelez-vous, je vous prie, l’accusation contre celui qui « retourne sa veste » lorsqu’il est poussé dans ses retranchements. Si je me souviens bien, l’intellectualiste avait commencé en concevant la vérité comme une relation entre la pensée et l’existence. Mais ne le voit-on pas, dans votre dernière objection, substituer à cette conception une identification de la simple existence ou du simple événement avec la vérité ? Dans lequel de ces deux sens l’entend-il ? Qu’est-ce qu’il en sera pour lui ? L’existence du Carbonifère, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ne sont pas des vérités : ce sont des événements. Pour introduire les catégories de vérité et de fausseté, il faut qu’une opinion, qu’une croyance, qu’un jugement fasse référence à elles. Et puisque l’opinion, le jugement, sont des faits postérieurs à l’événement, comment leurs vérités pourraient-elles consister dans cette sorte de rapport vide et en bloc que l’intellectualiste revendique ? Comment la croyance présente pourrait-elle sortir de son corps actuel, bondir dans le passé et atterrir pile sur l’événement même (qui, en tant que passé, est révolu à jamais) qui, par définition, constitue sa vérité ? Rien d’étonnant à ce que l’intellectualiste ait beaucoup à dire sur la « transcendance », lorsqu’il en vient à parler de la vérité des jugements portant sur le passé. Mais pourquoi ne nous révèle-t-il pas comment nous parvenons à savoir quand une idée atterrit gentiment pile sur la tête de quelque chose de passé et révolu, tandis qu’une autre idée tombe sur une chose du passé qui n’est pas la bonne ?
L’élève. La connaissance du passé est bien sûr une chose très mystérieuse, mais le pragmatiste s’en sort-il vraiment mieux ?
Le professeur. On peut inférer la réponse de ce qu’on a déjà dit. L’événement passé a laissé des effets, des conséquences, qui sont présents et qui vont se poursuivre dans l’avenir. Notre croyance au sujet de cet événement, si c’est une authentique croyance, doit également modifier l’action d’une manière ou d’une autre et ainsi avoir des effets objectifs. Si ces deux séries d’effets se raccordent de manière harmonieuse, alors le jugement est vrai. Si par hasard l’événement passé n’avait aucune conséquence qu’on puisse découvrir ou si ce qu’on pense de lui ne peut déboucher sur aucune différence assignable nulle part, alors il n’est pas possible de former un authentique jugement.
L’élève. Vous avez peut-être anticipé ma prochaine objection, à savoir qu’en vertu de la théorie pragmatique (selon laquelle la vérité est constituée par les conséquences futures) il n’y a pas de vérités à propos des choses passées et révolues, puisqu’à leurs égards les idées ne peuvent faire aucune différence. Car je suppose que vous diriez que la différence est faite dans les effets qui perdurent, dans la mesure où les idées peuvent rendre plus faciles ou plus confuses nos relations à ces effets. Mais cela ne me satisfait pas pleinement. Car lorsque je dis qu’il a plu hier, l’objet de mon jugement est bel et bien quelque chose de passé et non de futur, alors que le pragmatisme fait de tous les objets du jugement des objets futurs.
Le professeur – Réponse. Vous confondez le contenu d’un jugement avec ce à quoi se réfère ce contenu. Le contenu de n’importe quelle idée au sujet de la pluie d’hier concerne tout à fait le passé, mais le but distinctif ou caractéristique du jugement n’en est pas moins de donner à ce contenu une référence et une fonction futures.
L’élève – Cinquième objection. Mais votre argument requiert une identification absurde de la vérité à la vérification. Vérifier des idées consiste à découvrir qu’elles étaient déjà vraies, ou qu’elles possédaient déjà la relation de vérité avant qu’on ne la découvre lors de la vérification. Mais le pragmatiste soutient que l’acte de découvrir que des idées sont vraies crée ce qui est découvert. Bref, vous confondez la psychologie de la découverte avec la réalité découverte.
Le professeur – Réponse. De nombreux intellectualistes sont désormais allés jusqu’à admettre que la vérification consiste en la mise à l’épreuve d’un jugement par les conséquences qu’il entraîne, par la différence qu’il fait : c’est la manière dont il fonctionne. Mais ils continuent pourtant de nier l’existence d’une relation organique entre la propriété de vérité « antécédente » des idées et le processus de vérification (ou de « faire vrai »). Il est clair qu’ils acceptent ou trop ou pas assez. 1. Si une idée au sujet d’un événement passé est déjà vraie parce qu’elle posséderait une mystérieuse correspondance statique avec cet événement passé, comment diable sa vérité peut-elle être prouvée par les conséquences futures de cette idée ? Comment se fait-il que l’intellectualiste n’a produit aucune théorie positive sur le rapport de la vérification à l’idée qu’il se fait de la vérité ? 2. De plus, si la vérification consiste dans ce que produit expérimentalement une croyance, l’intellectualiste reconnaît par là que l’on ne peut savoir que sa propre théorie de la vérité est vraie que si on vérifie comment elle fonctionne. Mais si la théorie selon laquelle la vérité est une propriété statique et toute faite du jugement est vraie, comment diable peut-elle faire des différences spécifiques dans le cours des événements pour être vérifiée ? Nous devons procéder dans tous les cas comme si la théorie pragmatique était la bonne. 3. S’il admet que la théorie pragmatique de la vérification est vraie, que peut encore bien vouloir dire la thèse selon laquelle l’idée possédait par avance la propriété d’être vraie ? Eh bien, seulement ceci : elle possédait la propriété d’être capable de fonctionner — une capacité révélée par son fonctionnement effectif. Comment un fait donné peut-il être une objection à la théorie pragmatique, quand ce fait a une signification tout à fait assignable dans la théorie pragmatique, alors que dans la théorie anti-pragmatique, il doit être accepté comme un fait ultime et inanalysable ?
J’ai encore quelque chose à dire concernant votre remarque sur le caractère seulement psychologique de la vérification. Certains de mes collègues sont à pied d’œuvre, dans différents laboratoires, pour mener différentes recherches : ils forment des hypothèses, ils expérimentent, ils mettent à l’épreuve des idées, les corroborent, les réfutent et les modifient. L’un d’entre eux, par exemple, a récemment mis en place un énorme pendule dans le but de reproduire et de mettre à l’épreuve l’expérience de Foucault sur la rotation de la Terre. Considérez-vous de tels processus de vérification comme étant simplement psychologiques ?
L’élève. Je ne sais pas. Pourquoi me demandez-vous ça ?
Le professeur. Parce que si l’objecteur veut dire que de telles épreuves expérimentales sont seulement psychologiques, il a, à l’évidence, relégué au stade de simple psychologie (quoi que cela puisse être) toute la technique de toutes les sciences physiques — un prix plutôt élevé pour réfuter le pragmatiste. L’intellectualiste se retrouve ainsi face à un dilemme : ou bien concéder au pragmatiste tout le domaine de la logique scientifique concrète, ou bien considérer lui-même toute science comme étant purement subjective. Quelle option choisit-il ?
L’élève – Sixième objection. J’ai remarqué il y a un instant que vous parliez de la théorie pragmatique de la vérité comme étant vraie. Est-ce pour défendre sa réputation d’avoir le sens de l’humour que le pragmatiste prétend donner ainsi son assentiment à sa théorie parce qu’elle est vraie ? Car ce n’est rien d’autre qu’admettre l’intellectualisme.
Le professeur – Réponse. Mon enfant, nous approchons de toute évidence de la fin. Bien évidemment, le pragmatiste prétend que sa théorie est vraie selon le sens pragmatique de la vérité. Elle fonctionne, elle résout les difficultés, elle dissout les obscurités, elle place les individus dans une relation à la vie plus expérimentale, moins dogmatique et moins arbitrairement sceptique. Elle aligne la méthode philosophique sur la méthode scientifique, elle se débarrasse des problèmes factices de la philosophie de la connaissance, elle clarifie et réorganise la théorie logique, etc. Le pragmatiste est tout à fait satisfait que la vérité de sa théorie consiste dans la manière dont elle fonctionne sur ces différents plans, et il abandonne à l’intellectualiste la possession orgueilleuse d’une propriété statique, inanalysable, invérifiable et privée de fonctionnement.
L’élève – Septième objection. Toutefois, le pragmatiste fait toujours appel aux jugements des autres pour corroborer le sien propre. Ceci revient sûrement à reconnaître le principe d’un jugement qui serait correct ou vrai in se.
Le professeur – Réponse. Le pragmatiste dit que le jugement est pragmatique, c’est-à-dire qu’il trouve son origine dans des conditions qui ont besoin d’être examinées et énoncées, et que sa mise à l’épreuve réside dans l’efficacité avec laquelle il subvient à ces besoins. Et vous pensez l’avoir réfuté en disant que tout appel au jugement est intellectualiste ! Une telle pétition de principe me convainc que le problème fondamental de l’intellectualiste est qu’il s’imagine que le pragmatiste commence avec une théorie de la vérité alors qu’en réalité celui-ci commence avec une théorie sur les jugements et les significations dont la théorie de la vérité est un corollaire.
L’élève – Huitième objection. Mais ne vous en déplaise, vous cherchez à convertir votre opposant à une certaine théorie. Voilà qui est sans nul doute une entreprise d’ordre intellectuel, et en matière de théorie (à tout le moins), le critère théorique, comme l’a bien dit M. Bradley, doit être souverain.
Le professeur – Réponse. Un peu de réflexion vous convaincra que vous continuez à tourner en rond. Puisque les hommes doivent agir ensemble, puisque l’individu ne peut vivre que dans des activités et des liens sociaux, convertir autrui à une certaine manière de voir les choses, c’est rendre les liens sociaux et les fonctions sociales plus adaptés, c’est améliorer leur fonctionnement. C’est seulement si le pragmatiste soutenait la position intellectualiste qu’il en appellerait, dans son effort pour convertir les autres, à quelque chose d’autre qu’à ce qui relève, en dernier ressort, d’un besoin pratique et d’un critère pratique.
L’élève – Neuvième objection. Il n’en reste pas moins que le critère pragmatique du fonctionnement satisfaisant est purement personnel et subjectif. Tout ce qui me plaît parce que ça fonctionne est vrai. Soit c’est bien la conclusion à laquelle vous aboutissez (et dans ce cas, votre mention des relations sociales ne fait finalement qu’indiquer une multitude de satisfactions purement subjectives), soit vous postulez de manière inconsciente l’existence dans notre nature d’une faculté intellectuelle qui doit être satisfaite, la vérité étant ce qui lui procure satisfaction (et dans ce cas, vous admettez le critère intellectualiste).
Le professeur – Réponse. Nous sommes revenus, semble-t-il, à notre point de départ, la nature de la satisfaction. L’intellectualiste a l’air de croire que sous prétexte que le pragmatiste insiste sur le facteur humain (sur le besoin, sur le but, sur l’accomplissement) dans la formation et la mise à l’épreuve des jugements, alors il nierait le facteur impersonnel. Mais ce sur quoi le pragmatiste insiste est que le facteur humain doit fonctionner en coopération avec le facteur environnemental, et que leur coadaptation est à la fois « correspondance » et « satisfaction ». Tant que le facteur humain est ignoré et nié, ou bien considéré comme seulement psychologique (quoi que cela veuille dire, encore une fois), ce facteur humain se réaffirmera sous des formes irresponsables. Tant que circulera, notamment en philosophie, une image franchement caricaturale du pragmatisme, nous serons confrontés, comme c’est le cas à présent, aux systèmes intellectualistes les plus ambitieux, acceptés seulement parce qu’ils procurent un confort personnel à ceux qui les élaborent et les approuvent. Si l’on reconnaît le facteur humain, alors le pragmatisme n’est pas loin, puisqu’il insiste sur le fait que celui qui croit doit accepter toutes les conséquences de ses croyances, et que ses croyances doivent être mises à l’épreuve, en agissant d’après elles, pour en découvrir les significations ou les conséquences. Tant qu’elles n’ont pas été ainsi mises à l’épreuve, il affirme que les croyances, aussi nobles et édifiantes qu’elles puissent paraître, sont des dogmes et non des vérités. Tant que leur mise à l’épreuve n’a pas été menée à son terme patiemment et complètement, il considère ses croyances comme seulement provisoires, comme des hypothèses de travail, des méthodes, et il reconnaît la probabilité qu’à mesure que se développent de nouvelles manières de mettre à l’épreuve, de plus en plus de vérités prétendues seront reléguées à l’état d’hypothèses de travail — jusqu’à ce que l’esprit dogmatique soit acculé et affamé. À l’heure actuelle, la non-reconnaissance par les philosophes du rôle joué dans leurs philosophies par l’éducation personnelle, le tempérament et les préférences est la source principale du manque de sincérité et du caractère prétentieux de leurs systèmes, et c’est la raison de l’indifférence populaire à leur égard.
L’élève. Ce que vous dites me rappelle une phrase de Chesterton que j’ai lue récemment : « Je conviens avec les pragmatistes que la vérité objective apparente n’est pas tout, et qu’il y a un besoin impérieux de croire aux choses nécessaires à l’esprit humain. Je prétends néanmoins qu’une de ces nécessités est précisément de croire à la vérité objective. Le pragmatisme est une question de besoins humains, et l’un des besoins primordiaux de l’homme est d’être quelque chose de plus qu’un pragmatiste2. » Vous diriez, si je vous ai bien compris, que retomber sur une nécessité supposée de l’« esprit humain » de croire en certaines vérités absolues, c’est tenter d’échapper à l’exigence légitime de mettre à l’épreuve l’esprit humain et toutes ses œuvres.
Le professeur. Mon enfant, je suis heureux de vous laisser le dernier mot. Cet enfant terrible de l’intellectualisme montre bien que la principale objection de l’absolutiste à l’encontre de la doctrine pragmatiste du facteur personnel (« subjectif ») en matière de croyance, c’est que le pragmatiste a fait déborder le vase absolutiste en ajoutant la goutte d’eau du facteur personnel.
1. Communication lue au printemps 1909 devant le Club philosophique du Smith College, et jamais publiée auparavant.
2. Gilbert Keith Chesterton (1874-1936), écrivain et apologiste britannique. La citation est tirée du chapitre de Orthodoxy (1908) intitulé « Le suicide de la pensée », où Chesterton critique tous les courants, soutenant que ni la raison ni la foi ne peuvent répondre aux questions métaphysiques ultimes — comme le scepticisme, le pragmatisme, le nietzschéisme, le darwinisme, le quiétisme, etc. Le but de l’ouvrage est de montrer que le christianisme est vrai et que l’orthodoxie est le seul garant de la morale. Dewey omet deux phrases dans sa citation : « Le pragmatiste dit à l’homme de penser ce qu’il doit penser et de ne pas se soucier de l’Absolu. Or, précisément, l’une des choses auxquelles l’homme doit penser est l’Absolu. » Nous suivons la traduction de Lucien d’Azay (Chesterton, Orthodoxie, Paris, Climats, 2010). (N.d.T.)