IX

Le postulat
de l’empirisme immédiat
1

Les critiques à l’encontre de ce mouvement important mais pas encore organisé qu’on appelle tour à tour, selon l’aspect que l’on met en avant, l’empirisme radical, le pragmatisme, l’humanisme ou le fonctionnalisme ont fini par me convaincre que la différence fondamentale ne réside pas tant dans les questions ouvertement discutées que dans un présupposé qui demeure implicite : un présupposé relatif à ce qu’est et ce que signifie l’expérience. Pour prendre ma petite part dans la dissipation de cette confusion, je tâcherai de rendre explicite mon propre présupposé. Le but de cet article est donc d’exposer ce que je crois être le postulat et le critère de l’empirisme immédiat2.

L’empirisme immédiat postule que les choses — toute chose, chaque chose, au sens ordinaire ou non technique du mot « chose » — sont telles qu’elles sont expériencées. Par là, si l’on souhaite faire une description fidèle de quelque chose, il convient de dire comme elle est expériencée. Si c’est un cheval qu’il s’agit de décrire, ou si c’est equus qu’il s’agit de définir, alors c’est au maquignon, au jockey, au père de famille poltron qui veut une monture « au pied sûr », au zoologue ou bien au paléontologue de nous dire quel est le cheval qui est expériencé. Même s’il s’avère que leurs descriptions divergent à certains égards, autant qu’elles s’accordent à d’autres égards, ce n’est pas une raison pour supposer que le contenu de l’une d’entre elles est le seul qui soit « réel », celui des autres étant « phénoménal ». Car chaque description de ce qui est expériencé fera apparaître qu’elle est la description du maquignon ou du zoologue, et fournira par là les conditions requises pour comprendre les différences aussi bien que les accords entre les différentes descriptions. Et le principe ne change pas d’un iota si l’on fait entrer en piste le cheval du psychologue, celui du logicien ou celui du métaphysicien.

En chaque cas, le cœur du problème est de savoir quelle sorte d’expérience est dénotée ou indiquée. C’est une expérience concrète et déterminée, qui, si elle diffère d’autres expériences, diffère selon des éléments réels spécifiques et qui, si elle s’accorde, s’accorde sur des éléments réels spécifiques, de sorte qu’il y a un contraste non pas entre une Réalité et les multiples approximations phénoménales de la Réalité ou ses multiples représentations phénoménales, mais entre différents éléments réels de l’expérience. Et de ce point de vue, le lecteur voudra bien se rappeler que lorsqu’on parle d’« une expérience » ou d’« une expérience de telle sorte », on veut toujours signifier « une chose » ou « une chose de cette sorte ».

Or un tel énoncé, que les choses sont telles qu’elles sont expériencées, est généralement traduit en cet autre énoncé que les choses (ou, en dernière instance, la Réalité, l’Être) sont purement et simplement telles qu’on les connaît, ou que la Réalité est ce qu’elle est pour un sujet conscient et connaissant — la question de savoir si ce sujet connaissant doit être conçu plutôt comme un être qui perçoit ou plutôt comme un être qui pense est une question subsidiaire. Tel est le paralogisme à la racine de tous les idéalismes, qu’ils soient subjectif ou objectif, psychologique ou épistémologique. D’après notre postulat, les choses sont telles qu’elles sont expériencées ; par là, si connaître n’est pas la seule et unique manière véritable d’expériencer, il est fallacieux d’affirmer que la Réalité est seulement et exclusivement ce qu’elle est ou serait pour un sujet de connaissance omnipotent et omniscient, ou même qu’elle n’est, de manière relative et fragmentaire, que ce qu’elle est pour un sujet de connaissance fini et partiel. Autrement dit, et pour présenter les choses de manière plus positive, connaître, c’est une certaine manière d’expériencer, et la première exigence philosophique (du point de vue de l’immédiatisme) est de dégager quelle sorte d’expérience c’est que de connaître — comment les choses sont concrètement expériencées lorsqu’elles sont expériencées comme des choses qui sont connues3. Par « concrètement », on veut dire (entre autres), et c’est suffisamment évident, qu’une telle description de l’expérience des choses comme connues devra faire ressortir les traits et les distinctions caractéristiques qu’elles possèdent en tant qu’elles sont objet d’une expérience de connaissance, par différence avec les choses expériencées de manière esthétique, morale, économique ou technologique. Ce n’est pas parce que, du point de vue de l’expérience de connaissance, les choses sont telles qu’elles sont connues qu’il faut supposer que, métaphysiquement, de manière absolue et sans autre qualification, toute chose considérée dans sa réalité (distinguée de ses « apparences » ou de ses manifestations phénoménales) est telle qu’un sujet connaissant la verrait. Aux yeux de l’immédiatiste, c’est là sinon la racine, du moins l’une des principales racines, de tous les maux philosophiques. Car on omet alors la manière dont le point de vue de la connaissance est lui-même expériencé.

Je sursaute, troublé par un bruit entendu. D’un point de vue empirique, ce bruit est effrayant. Il l’est réellement et non pas seulement d’un point de vue phénoménal ou subjectif. C’est ainsi qu’il est expériencé. Mais, lorsque je fais l’expérience du bruit comme d’une chose connue, je découvre qu’il est inoffensif. C’est un store qui tape contre la fenêtre à cause du vent. L’expérience a changé, c’est-à-dire que la chose expériencée a changé. Ce n’est pas que quelque chose de réel ait remplacé quelque chose d’irréel, ou qu’une Réalité transcendantale (inexpériencée) ait changé4, ou que la vérité ait changé. C’est tout simplement que la réalité concrète expériencée a changé. J’ai maintenant honte de ma frayeur, et le bruit effrayant s’est changé en bruit de volet, sans incidence ou presque sur mon bien-être. Il s’agit d’un changement intervenant dans une chose existante expériencée, changement qui s’est effectué grâce à la cognition. Considéré d’un point de vue cognitif, le contenu de la deuxième expérience est certes plus vrai que celui de la première expérience ; mais il n’est en aucun cas plus réel. En outre, le qualifier de « plus vrai » doit signifier, d’un point de vue empirique, une différence concrète dans les choses réelles expériencées5. Je répète que, dans beaucoup de cas, c’est seulement de manière rétrospective que la première expérience est considérée du point de vue de la cognition. En ces cas-là, la qualification de « plus vrai » tire sa force seulement au regard du contraste de contenu dans une expérience subséquente.

Certains lecteurs feront peut-être l’objection suivante : en réalité, l’expérience tout entière est cognitive ; ses premiers moments ne l’étaient qu’imparfaitement, si bien que le phénomène n’était pas réel, tandis que son dernier moment, étant une cognition plus complète, aboutit à quelque chose qui est, relativement du moins, plus réel6. En bref, un critique pourrait soutenir que, lorsque je fus effrayé par le bruit, je savais que j’étais effrayé, sinon il n’y aurait pas eu d’expérience du tout. Ici, il convient de faire une distinction si simple et pourtant si absolument fondamentale que le lecteur, j’en ai peur, sera tenté de la dédaigner avec mépris comme une distinction purement verbale. Mais voir qu’elle est pour l’empiriste non pas une distinction verbale mais une distinction véritable est une condition nécessaire pour pouvoir le comprendre. D’après son postulat, l’immédiatiste doit demander quelle expérience est cette frayeur. Ce qui est réellement expériencé, est-ce : « je-sais-que-je-suis-effrayé », ou bien : « je-suis-effrayé » ? Je ne vois absolument aucune raison pour prétendre que l’expérience doit être décrite d’après la première formule. Selon toute probabilité (et tout ce dont l’empiriste a besoin, d’un point de vue logique, est un seul cas de ce genre), l’expérience est purement et simplement celle d’une frayeur-due-au-bruit. Plus tard, il se peut qu’on ait (ou que l’on n’ait pas) une expérience descriptible comme celle d’un je-sais-que-je-suis (ou j’étais) et sans raison (ou avec raison) effrayé. Mais cela est une expérience différente — c’est-à-dire une chose différente. Et si notre critique continue d’avancer que la personne, « en réalité », devait savoir qu’elle était effrayée, il me suffit de signaler qu’il déplace la question. Il a peut-être raison, mais si c’est le cas, c’est uniquement parce que le « en réalité » est quelque chose qui n’est pas concrètement expériencé (c’est par conséquent le problème du critique de nous en expliquer la nature) ; et attribuer à l’empiriste un postulat qu’il rejette expressément, c’est s’écarter de son point de vue.

Le point essentiel peut ressortir plus clairement si je dis que nous devons faire une distinction entre une chose en tant qu’elle est cognitive et en tant qu’elle est connue7. Je définirais une expérience cognitive comme celle qui a certaines relations et implications qui mènent à une expérience subséquente où elles trouvent leur plein accomplissement, et dans laquelle la chose pertinente est expériencée comme connue, comme un objet de connaissance, et s’en trouve par là même transformée ou réorganisée. La frayeur-due-au-bruit dans notre cas est évidemment cognitive en ce sens. Par hypothèse, elle mène à une investigation, une enquête où le bruit et la frayeur sont tous deux constatés ou présentés objectivement — le bruit comme celui d’un store, et la frayeur comme une réaction organique à un stimulus auditif soudain, une réaction qui, dans les circonstances présentes, était inutile voire nuisible, une inadaptation. Certes, presque toute notre expérience est de ce style (« est » signifiant bien sûr : « est expériencée comme »), et l’empiriste n’est pas fidèle à son principe s’il ne relève pas dûment ce fait8. Mais il n’est pas non plus fidèle à son principe s’il se laisse abuser au sujet des différences concrètes entre les deux choses expériencées.

Il existe deux petits mots dont l’explication peut faire ressortir la position de l’empiriste : « comme » et « ceci ». On peut exprimer son présupposé en disant que les choses sont comme elles sont expériencées ; ou bien que décrire adéquatement une chose consiste à dire le ceci de la chose expériencée. Par ces mots, je veux signifier le quale concret, absolu, final, irréductible et insurmontable que chaque chose expériencée est plus encore qu’elle a. Comprendre cet aspect de l’empirisme, c’est voir ce que l’empiriste veut dire par objectivité, par l’élément de contrôle. Supposons que l’on prenne, comme expérience cruciale pour l’empiriste, un cas éclatant d’illusion, par exemple les lignes de Zöllner. Elles sont expériencées comme étant convergentes9, mais « en réalité » elles sont parallèles. Si les choses sont telles qu’elles sont expériencées, comment peut-on marquer la distinction entre l’illusion et ce qui est réellement le cas ? Une telle question n’appelle pas de réponse, sauf à coller au fait que l’expérience des lignes comme divergentes est une chose qualitative concrète ou un ceci. Elle est cette expérience-ci, et pas une autre. Et si le lecteur proteste contre la répétition d’une tautologie si évidente, je ne peux que répéter que bien comprendre la signification de cette tautologie fournit la clef de toute la question de l’objectivité de l’expérience telle qu’elle se pose pour l’empiriste. Les lignes de cette expérience-ci ne semblent pas seulement divergentes : elles le sont. La question de la vérité ne consiste pas à se demander si l’Être ou bien le Non-Être, la Réalité ou bien la seule Apparence, sont expériencés, mais à s’interroger sur la valeur de telle chose concrètement expériencée. Sur ce point, la seule façon de procéder est de coller de la manière la plus résolue à cette expérience-ci comme étant réelle. Cette expérience-ci est que deux lignes barrées de traits en diagonale sont appréhendées comme convergentes. C’est seulement en considérant cette expérience comme réelle et comme pleinement réelle qu’il y a une base et un moyen pour s’acheminer vers la connaissance expériencée que les lignes sont parallèles. C’est dans la chose concrète, telle qu’elle est expériencée, qu’on trouve toutes les raisons et les voies pour sa propre rectification intellectuelle ou logique. C’est parce que cette chose, qui est rétrospectivement jugée comme fausse, est un ceci concret, qu’il se développe dans une expérience corrigée (c’est-à-dire dans l’expérience d’une chose corrigée — nous réformons les choses tout comme nous nous réformons nous-mêmes ou corrigeons un garnement), expérience dont le contenu en son entier n’est pas d’un iota plus réel, mais qui est vraie ou plus vraie10.

S’il y a une expérience quelconque, alors c’est une expérience déterminée. Cette détermination est le seul principe de contrôle et elle est le principe de contrôle adéquat — autrement dit, l’« objectivité ». L’expérience peut être de type très vague. Je peux ne rien apercevoir que je puisse identifier comme un objet familier — une table, une chaise, etc. Il peut faire sombre. Je peux n’avoir qu’une impression très vague qu’il y a quelque chose qui ressemble à une table. Ou bien je peux être totalement confus, dans le noir complet, comme lorsqu’on se réveille et se lève aussitôt dans une chambre sans lumière. Mais ce vague, cette incertitude, cette confusion sont des choses expériencées, et en tant que réelles, constituent une réalité tout aussi « bonne » que l’évidence interne de la vision d’un Absolu. Ce n’est pas juste du vague, de l’incertitude, de la confusion en gros ou en général. C’est ce vague-ci et pas un autre : absolument unique, absolument ce qu’il est11. Quel que soit le gain en clarté, plénitude et vérité du contenu qui est expériencé, il doit se développer à partir d’éléments contenus dans l’expérience du ceci, expériencé comme il est. Pour revenir à l’illusion : si l’expérience des lignes perçues comme convergentes est illusoire, c’est uniquement à cause d’éléments dans la chose telle qu’elle est expériencée, et non à cause de quelque chose qui serait défini par son extériorité par rapport à cette expérience particulière. Si le caractère illusoire peut être détecté, c’est parce que la chose expériencée est réelle et qu’elle contient dans sa réalité expériencée des éléments qui sont eux-mêmes en tension les uns avec les autres, ce qui provoque sa reconstruction. Prise concrètement, l’expérience des lignes convergentes contient en elle-même les éléments pour la transformation de son propre contenu. C’est cette chose-ci, et non pas quelque vérité séparée, qui en appelle à sa propre correction. Il n’est donc pas besoin, du point de vue de l’empiriste, de partir à la recherche d’un ceci originel auquel toutes les expériences successives seraient attachées, et qui, par là, d’une manière ou d’une autre, subirait un changement continu. L’expérience est toujours celle de tel et tel ceci. Et l’expérience de l’univers la plus compréhensive et inclusive que le philosophe lui-même puisse obtenir n’est jamais que l’expérience d’un ceci spécifique. Du point de vue de l’empiriste, cela est tout aussi vrai de la vision totale et complète d’un hypothétique sujet omniscient que de l’expérience vague et aveugle du dormeur qui vient de se réveiller. En ce qui concerne leur réalité, ces deux expériences sont au même niveau. En ce qui concerne leur vérité, la première l’emporte par définition. Mais si la vision constitue en quelque sorte la vérité du réveil aveugle, c’est parce que ce réveil contient, dans son propre quale déterminé, des éléments qui sont en continuité réelle avec cette vision. Ex hypothesis, il est transformable sans solution de continuité, à travers une série de réalités expériencées, dans l’expérience de la pensée absolue. Pour effectuer une telle transformation, il n’est pas besoin d’avoir recours à une manipulation logique : aucune considération logique ne pourrait l’effectuer. Si elle est bien effectuée, c’est seulement grâce à des expériences immédiates, dont chacune est aussi réelle (ni plus ni moins) que chacun des deux termes entre lesquels elles se déroulent. Telle est, du moins, la signification de la thèse de l’empiriste. Donc, lorsqu’il parle d’expérience, il ne fait pas référence à une chose grandiose et distante, qui serait jetée tel un filet sur la succession des expériences fugitives ; ni à une expérience totale et indéfinie qui inclut tout et encadre en quelque manière un flux sans fin. Il veut dire que les choses sont telles qu’elles sont expériencées, et que toute expérience est quelque chose.

À partir du postulat de l’empirisme, donc (ou, ce qui revient au même, à partir d’une considération générale au sujet du concept d’expérience), rien ne peut être déduit, pas une seule proposition philosophique12. Le lecteur en conclura peut-être que tout cela n’aboutit qu’au truisme selon lequel l’expérience est l’expérience, ou qu’elle est ce qu’elle est. Si l’on cherche à tirer des conclusions à partir du seul concept d’expérience, il a tout à fait raison. Mais la véritable signification du principe est celle d’être une méthode d’analyse philosophique — méthode identique en nature à celle du scientifique, mais qui diffère quant aux problèmes et donc quant à ses opérations. Si vous souhaitez savoir ce que signifient « subjectif », « objectif », « physique », « mental », « cosmique », « psychique », « cause », « substance », « finalité », « activité », « mal », « être », « qualité » — bref, n’importe quel terme philosophique —, allez voir l’expérience pour savoir comme la chose est expériencée.

Une telle méthode n’est pas spectaculaire. Elle ne permet aucune démonstration clefs en main de Dieu, de la liberté, de l’immortalité ou de la réalité exclusive de la matière, des idées ou de la conscience, etc. Mais elle fournit un moyen pour dire ce que tous ces termes signifient. Cela peut sembler peu de chose ou cela peut décevoir et refroidir, mais seulement si cela ne marche pas. Je crois que les conceptions philosophiques ont passé l’âge d’être des stimulants pour nos émotions ou des espèces de bénédiction, et qu’une carrière plus grande, plus féconde et plus utile les attend si on les considère comme des significations expériencées de manière spécifique.

 

[NOTE : L’accueil fait à cet essai a prouvé que j’étais follement optimiste de croire que ma note du titre allait empêcher un malentendu fondamental. Je constate à présent qu’il n’était pas raisonnable d’attendre que le mot « immédiat », dans un écrit philosophique, puisse être compris globalement comme s’appliquant à tout sauf à la connaissance, même si la substance de cet essai est une protestation contre une telle limitation. Mais je me risque à répéter que cet essai ne nie pas la nécessité pour la connaissance de la « médiation » ou de la réflexion, mais qu’il affirme que l’élément inférentiel doit exister, ou doit avoir lieu, et que toute existence est directe ou vitale, si bien que la philosophie doit passer à l’étude de sa nature (comme à celle de tous ses autres objets), seulement après avoir établi comme il existe ou apparaît.

Je me risque à répéter également une autre affirmation du texte. Par « expérience immédiate », je ne fais référence à aucune sorte de matériau originel à partir duquel les choses auraient évolué ; mais j’emploie ce terme pour signaler la nécessité d’utiliser en philosophie la méthode descriptive directe qui, à présent, a fait son chemin dans toutes les sciences naturelles, en tenant naturellement compte des modifications impliquées par l’objet d’étude lui-même.

Il n’y a rien dans ce texte qui implique l’idée que les choses existeraient dans l’expérience de manière atomique ou isolée. Dire qu’une chose en tant qu’elle est connue est différente de la chose antérieure expériencée sans cognition n’implique pas plus de manque de continuité entre ces choses que faire remarquer la différence entre une graine et une fleur ou une feuille ne revient à nier leur continuité. La quantité et la nature de la continuité ou de la discontinuité qui existent doivent être découvertes en retournant à ce qui arrive réellement dans l’expérience.

Enfin, il n’y a rien dans ce texte qui nie l’existence de choses antérieures d’un point de vue temporel à ce qui en est humainement expériencé. En effet, j’espère que c’est l’évidence même que nous expériençons la plupart des choses comme étant temporellement antérieures au moment où nous les expériençons. L’enjeu de cet article est de faire comprendre que nous ne sommes pas autorisés à tirer des conclusions philosophiques (par opposition à scientifiques) au sujet de l’existence antérieure dans le temps, tant que nous n’avons pas établi ce que c’est que de faire l’expérience de quelque chose comme passé. Ces quatre démentis couvrent, je crois, tous les malentendus qu’on trouve dans les quatre ou cinq articles controversés (signalés ci-dessous) qu’évoquait l’essai originel. L’un des articles (celui du Professeur Woodbridge) soulève une question de fait en soutenant que l’expérience de cognition nous dit sans altération exactement ce que sont les choses des autres types d’expérience, et en ce sens qu’elle transcende les autres expériences. C’est un problème trop fondamental pour pouvoir être discuté dans une note. Contentons-nous de remarquer que, par rapport à ce problème, notre article nous enseigne qu’il doit être résolu par un examen attentif des choses telles qu’elles sont expériencées, afin de voir si des modifications ne surviendraient pas dans les choses réelles lorsqu’elles sont expériencées comme connues, c’est-à-dire comme vraies ou fausses en nature. On peut renvoyer le lecteur intéressé à poursuivre cette discussion aux articles suivants : vol. II du Journal of Philosophy, Psychology, and Scientific Method, les deux articles de Bakewell, p. 520 et p. 687 ; celui de Bode, p. 658 ; de Woodbridge, p. 573 ; vol. III du même Journal, article de Leighton, p. 17413.]

1. Repris, avec de très légers changements, du Journal of Philosophy, Psychology, and Scientific Methods, vol. II, no 15, juillet 1905.

2. Bien entendu, toute étiquette est odieuse et trompeuse. J’ai néanmoins l’espoir que le lecteur prendra ce terme au sens qui va être immédiatement exposé, et non dans un sens plus courant et familier. L’empirisme, dans l’emploi que j’en fais ici, est à l’extrême opposé de l’empirisme sensationniste comme du transcendantalisme, et ce pour la même raison. Ces deux systèmes ont recours à des choses définies en termes non-directement-expériencés pour rendre compte de ce qui est directement expériencé. C’est pourquoi j’ai critiqué un tel empirisme comme étant de nature essentiellement absolutiste (Philosophic Review, vol. XI, no 4, p. 364 [« The Evolutionary Method as Applied to Morality » (1902), in MW 2, p. 31 (N.d.T.)]) ; et comme étant également une tentative pour faire de l’expérience un ensemble de moyens de contrôle et d’indices méthodologiques pour atteindre la certitude. [« Studies in Logical Theory », p. 30 et 58, MW 2, p. 322 et 344. (N.d.T.)]

3. J’espère que le lecteur n’en tirera pas la conclusion que du point de vue de l’empiriste la connaissance est de peu d’importance ou de peu de valeur. Bien au contraire, de son point de vue, elle a toute l’importance que l’expérience concrète nous dit qu’elle possède — et qui est tout simplement gigantesque. Mais la nature exacte de cette valeur ne peut être découverte qu’en décrivant ce que signifie faire l’expérience d’objets comme d’objets connus — la différence réelle que cela fait ou qui se trouve dans l’expérience.

4. Puisque le non-empiriste croit en l’existence des choses en soi (qu’il peut appeler « atomes », « sensations », unités transcendantales, concepts a priori, une expérience absolue, ou de n’importe quel autre nom), et puisqu’il voit que l’empiriste accorde beaucoup d’importance au changement (comme il se doit, puisque le changement est expériencé de manière continue), il suppose que l’empiriste veut dire que ses Réalités empiriques à lui, le non-empiriste, sont en flux continuel, et il frémit naturellement de voir ses divinités si violemment traitées. Mais une fois qu’on s’aperçoit que l’empiriste n’a recours à aucune de ces Réalités, le problème tout entier de la relation du changement à la réalité prend une tournure toute différente.

5. Chercher à formuler précisément la nature de cette différence expériencée qu’on appelle « vérité » nous mènerait ici trop loin. On peut consulter avec profit les articles récents du Professeur James. Ce qu’il faut garder à l’esprit, ici, est de savoir quelle sorte de chose au juste l’empiriste doit signifier par « vrai » ou « plus vrai » (le nom de Vérité n’étant, bien sûr, qu’un nom générique pour tous les cas de « Vrais »). La justesse de toute théorie particulière n’est pas une chose qu’on peut établir par un raisonnement général, mais en dégageant le type d’expérience qu’est réellement l’expérience-de-vérité. [Dewey renvoie ici le lecteur du Journal of Philosophy, Psychology, and Scientific Methods, revue bimensuelle créée l’année précédente (en janvier 1904) pour susciter les débats de tous ceux favorables à l’idée d’une philosophie scientifique (courts articles, rubrique de discussion, comptes rendus rapides) et dirigée par son collègue à Columbia F.J.E. Woodbridge, à tous les essais que William James avait déjà publiés dans cette revue, à savoir, pour le volume I (année 1904) : « Does Consciousness Exist ? » (no 18, 1er septembre), « A World of Pure Experience I » (no 20, 29 septembre), « A World of Pure Experience II » (no 21, 13 octobre) — essais repris dans les Essays in Radical Empiricism — et « The Pragmatic Method » (no 25, 8 décembre) — repris avec changement dans Pragmatism (1907) ; et dans le volume II (année 1905) : « The Thing and Its Relations » (no 2, 19 janvier), « The Essence of Humanism » (no 5, 2 mars), « How Two Minds Can Know One Thing » (no 7, 30 mars), « The Place of Affectional Facts in a World of Pure Experience » (no 11, 25 mai) — tous également repris dans les Essays in Radical Empiricism. Sur l’analyse de la vérité en terme de relation expériencée, Dewey a sans doute également en tête les essais de James parus dans Mind sur « Humanism and Truth » (Mind, vol. XIII, N.S., octobre 1904) et « Humanism and Truth Once More » (Mind, vol. XIV, avril 1905) republiés respectivement dans The Meaning of Truth et Essays in Radical Empiricism. (N.d.T.)]

6. Je dis « relativement », parce que le transcendantaliste continue de soutenir que la cognition est ultimement imparfaite, puisqu’elle nous livre seulement un symbole ou une apparence de la Réalité (qui n’est que dans l’Absolu ou dans quelque chose-en-soi), sinon le fait du volet qui claque aurait autant de réalité ontologique que l’existence de l’Absolu lui-même : conclusion que le non-empiriste abhorre, pour des raisons qui m’échappent (à part qu’elles signeraient la fin du transcendantalisme).

7. De manière générale, je trouve que la distinction entre les suffixes « -ive » et « -ed » est l’une des distinctions philosophiques les plus fondamentales et l’une des plus négligées. J’en dirais autant des suffixes en « -tion » et « -ing ». [Le couple conceptuel utilisé ici par Dewey est « cognitive/cognized ». (N.d.T.)]

8. Ce qu’on critique, tantôt comme « génétisme » (si je peux me permettre de forger ce terme), tantôt comme « pragmatisme », n’est, en réalité, que le fait que l’empiriste prend bien en considération « l’évolution, l’occasion et le contexte » expériencés des choses expériencées — pour reprendre la formule de Hobbes. [Hobbes, Elements of Law, éd. Gaskin, Oxford, Oxford University Press, 1994, I, V, § 8, p. 37 ; éd. fr. Éléments de la loi, trad. fr. A. Milanèse, Paris, Allia, 2006, p. 53-54. (N.d.T.)]

9. Ou divergentes, comme le dit plus loin le texte, selon leur direction. (N.d.T.)

10. Peut-être ce point serait-il rendu plus clair si je l’exprimais ainsi : à part lorsqu’on introduit des jugements ultérieurs de valeur, « réel » signifie seulement « existant ». La connotation positive qui fait du terme de Réalité un équivalent d’entité vraie ou authentique a une grande importance d’un point de vue pragmatique, mais ce qui est pointé dans le paragraphe ci-dessus est sa confusion avec la réalité au sens d’existence.

11. On n’échappe pas aussi facilement qu’on le croit au Réalisme scolastique. Ou bien chaque chose expériencée a sa propre détermination, sa propre réalité irremplaçable et insurmontable, ou alors il faut bien reconnaître que les « universaux » sont des réalités séparées.

12. À part, bien sûr, des propositions négatives. Il serait possible de dire que certaines conceptions ne sont à l’évidence pas vraies, car elles font par hypothèse référence à des entités inexistantes, c’est-à-dire non empiriques. Mais même sur ce point, l’empiriste doit avancer prudemment. De son propre point de vue, même les énoncés les plus ouvertement transcendantaux sont, après tout, réels en tant qu’ils sont des expériences, et font par conséquent l’objet d’une transaction avec les faits. Pour cette raison, il ne peut, en théorie, les rejeter in toto, mais il doit montrer concrètement de quelle manière ils se sont formés et de quelle façon on doit les corriger. En un mot, sa relation logique aux énoncés qui déclarent se référer à des choses en soi, à des substances inconnaissables et inexpériencées, etc., est exactement la même que celle du psychologue envers les lignes de Zöllner.

13. On retrouvera les pièces de ce débat, dont la plupart ont été publiées dans les pages « discussion » de la revue, soit en annexe des volumes III et IV des Middle Works, soit, rassemblées dans un seul dossier, à la fin de la réédition de The Influence of Darwin (éd. L.A. Hickman, Southern Illinois University Press, 2007). On se reportera notamment aux réponses de Dewey : « Immediate Empiricism » (en réponse à Bakewell), « The Knowledge Experience and Its Relationship » (en réponse à Woodbridge), « Pure Experience and Reality : A Disclaimer » (en réponse à McGilvary), « The Knowledge Experience Again » (en réponse à Bode). (N.d.T.)