DE JOHN DEWEY
Dans un travail philosophique, une préface bien faite produit habituellement l’impression d’être l’ultime effort de l’auteur pour transmettre ce qu’il sent bien qu’il n’est pas parvenu à dire dans le corps de son livre. Néanmoins, pour ce qui est d’un recueil d’essais écrits sur différents thèmes durant plusieurs années, on peut réserver une place à part pour dire un mot du type d’unité qu’ils possèdent aux yeux de leur auteur. Tout ceux qui sont familiers de la pensée philosophique actuelle, telle qu’elle s’expose dans des revues plutôt que dans des livres, avec certes de notables exceptions, appelleraient sans doute cette dernière une philosophie en transition et en reconstruction. Ses principaux représentants s’accordent moins sur ce qu’ils défendent que ce sur quoi ils s’opposent — l’empirisme britannique orthodoxe d’il y a deux générations et l’idéalisme néo-kantien orthodoxe de la dernière génération.
Les articles de ce volume appartiennent, je crois, à ce qui en est venu à être désigné (depuis l’écriture des plus anciens d’entre eux) comme le moment pragmatique du nouveau mouvement. Or, un critique allemand a récemment décrit le pragmatisme comme étant « un nominalisme épistémologique, un volontarisme psychologique, un énergétisme cosmologique, un agnosticisme métaphysique, un méliorisme éthique sur la base de l’utilitarisme de Bentham et Mill1 ». Un jour peut-être, le pragmatisme exhibera un si formidable étalage. Cependant, même s’il le faisait, celui qui le définirait ainsi aurait à peine commencé à le comprendre. Car l’esprit pragmatique est avant tout une révolte contre l’habitude intellectuelle consistant, comme ci-dessus, à tout ranger dans des casiers bien délimités — même une affaire aussi modeste qu’une nouvelle méthode philosophique. Il existe d’autres moments importants dans le mouvement de transition et de révision actuelle, par exemple, un nouveau réalisme et un idéalisme naturaliste. Si je songe que je suis davantage intéressé par de tels moments (même si leurs représentants pourraient bien ne pas me rendre la politesse) que par les systèmes désignés par les étiquettes de notre critique allemand, je me vois confirmé dans la croyance qu’après tout il est préférable de considérer le pragmatisme de façon assez vague comme partie prenante d’un mouvement général de reconstruction intellectuelle. Sinon, il semble que nous n’ayons d’autre recours que de définir le pragmatisme, à la manière de notre auteur allemand, dans les termes de ces systèmes du passé auxquels, précisément, il s’oppose ; ou bien, si nous voulions échapper à cette alternative, il nous faudrait le considérer comme un système concurrent, bien fixé, revendiquant la même complétude et le même achèvement que ces systèmes. Et si, comme je le crois, l’un des traits caractéristiques du mouvement pragmatique est précisément l’abandon de toute revendication de ce type, qu’aurions-nous ainsi gagné dans notre compréhension du pragmatisme ?
Les philosophies classiques doivent être révisées parce qu’elles doivent être confrontées aux nombreuses tendances sociales et intellectuelles qui se sont développées après leur épanouissement. La conquête des sciences par la méthode expérimentale d’enquête ; l’introduction des idées évolutionnistes dans l’étude de la vie et de la société ; l’application de la méthode historique à la religion, à la morale et aux institutions ; la création de sciences des « origines » et du développement culturel de l’humanité — comment de tels changements intellectuels peuvent-ils se produire et laisser intactes la nature et la place de la philosophie ? La philosophie ne peut pas non plus continuer à assister en spectateur indifférent au développement de ce que l’on peut appeler le nouvel individualisme dans les arts et les lettres, dans sa manière d’appliquer dans un esprit religieux et presque mystique une méthode naturaliste à ce qui est primitif, obscur, varié, inchoatif et en croissance dans la nature et le caractère humain. L’époque de Darwin, Helmholtz, Pasteur, Ibsen, Maeterlinck2, Rodin et Henry James sera toujours dans un état de malaise tant qu’elle n’aura pas liquidé son héritage philosophique en faveur de monnaie intellectuelle courante. Et accuser ceux qui se livrent à cette opération de témoigner d’un mépris ignorant pour le passé de la philosophie classique revient à oublier que ce mouvement, ce déplacement, tire son inspiration du fait que l’histoire de la philosophie est maintenant bien comprise, trop bien comprise.
Toute révision de notions habituelles qui s’accompagne d’une élimination — plutôt que d’une « résolution » — des problèmes traditionnels ne peut espérer d’autre unité qu’une unité de tendances et d’opération. Élaborer et imposer un système, enrégimenter et uniformiser des pensées, voilà qui ne peut constituer, aujourd’hui, que la preuve que nous sommes en train d’assister à une représentation de marionnettes, à une manipulation de figurines empruntées ou louées pour l’occasion. Nous ne devons procéder à la reconstruction de notre réserve de notions que petit à petit et de manière provisoire. Ce recueil d’articles doit être jugé pour sa contribution à une telle révision. À une ou deux exceptions près, ils inversent l’ordre chronologique d’écriture, les plus récents venant en premier. Les informations relatives à leur première parution sont données à chaque fois. Je souhaite remercier les éditeurs de la Philosophical Review, de Mind, du Hibbert Journal, du Journal of Philosophy, Psychology and Scientific Methods, et du Popular Science Monthly, ainsi que les directeurs des Presses universitaires de Chicago et de Columbia, pour l’autorisation de reproduire les articles ayant paru sous leurs auspices.
1. L’affaire est encore plus solennelle en allemand avec les majuscules et la série des -ismus : « Gewiss ist der Pragmatismus erkenntnisstheoretisch Nominalismus, psychologisch Voluntarismus, naturphilosophisch Energismus, metaphysisch Agnosticismus, ethisch Meliorismus auf Grundlage des Bentham-Millschen Utilitarismus ».
2. Sur le rapport de Maeterlinck à cette « philosophie de transition et de reconstruction », cf. Dewey, « Maeterlinck’s Philosophy of Life » (1911), in MW 6, p. 123-135 (N.d.T.).