CHAPITRE 11

La viande dans l’espace politique


Dans son étude sur la place du sucre dans l’histoire moderne, Sidney Mintz propose de nommer « significations externes » (outside meanings) de ce produit les significations qui sont façonnées par des « institutions importantes comme les institutions économiques et d’enseignement, militaires et de santé publique qui peuvent exercer une grande influence sur la vie quotidienne des individus1 ». Sans toutefois reprendre le terme proposé par l’anthropologue états-unien, ni l’intégralité des types d’acteurs qu’il mentionne, c’est néanmoins ce champ-là, que l’on peut simplement qualifier de « politique », que je souhaite investir à présent. Ce terme « politique » doit ici être entendu dans un sens large, comme l’expression « relationnelle » d’un pouvoir2. Loin de restreindre l’analyse à la simple action de l’État, il importe d’intégrer également les individus, institutions et organisations qui ont un pouvoir sur la scène publique et qui, de ce fait, peuvent contribuer à façonner ou à infléchir les pratiques et les représentations des acteurs engagés dans la production, la distribution et la consommation de la viande. Pour ce faire, commençons par les adversaires politiques de cet aliment, au premier rang desquels figure le nationalisme hindou, déjà évoqué.

Un combat idéologique contre la viande

LE NATIONALISME HINDOU, PREMIER ADVERSAIRE DE LA VIANDE

Cette mouvance, émergeant dans un contexte d’opposition aux colons britanniques et aux musulmans, se constitue véritablement dans les années 1920. Sa doctrine idéologique est codifiée en 1923 dans un ouvrage intitulé Hindutva – Who is a Hindu. Son auteur, Savarkar, y affirme que « la nation indienne s’incarne dans la culture hindoue » héritée de l’Inde védique et que, de ce fait, « les minorités doivent refouler leurs particularismes dans la sphère privée (voire y renoncer3) ». Si la sphère nationaliste hindoue a su étendre ses bases aux castes intermédiaires puis aux castes inférieures, elle n’en reste pas moins fortement imprégnée par les valeurs des castes supérieures. Aujourd’hui, cette mouvance, désignée par l’appellation Sangh Parivar (Famille des organisations), regroupe le RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh – Association des volontaires nationaux), à « dimension paramilitaire4 », le BJP (Bharatiya Janata Party – Parti du peuple indien), actuellement au pouvoir à New Delhi, l’ABVP (Akhil Bharatiya Vidyarthi Parishad, organisation étudiante), ou encore la VHP (Vishva Hindu Parishad – Organisation hindoue universelle). Depuis quelques décennies, l’audience du discours nationaliste hindou semble croissante. Dans sa défense d’une – prétendue – identité hindoue (nommée hindutva), et par l’assimilation de celle-ci à une – non moins prétendue – identité indienne, cette nébuleuse s’empare régulièrement de questions liées à l’alimentation. La défense de la vache sacrée et du végétarisme sont deux de ses combats.

Certes, l’opposition à l’abattage des bovins est bien antérieure à l’époque coloniale. Mais la protection des vaches et sa politisation subséquente doivent beaucoup aux efforts du nationalisme hindou. Les premières sociétés de protection de la vache se constituent à la fin du XIXe siècle. Mais c’est sous la férule de mouvements de réforme de l’hindouisme, tels l’Arya Samaj qui fonde sa doctrine sur l’idée d’un âge d’or védique, que se diffuse à la même époque l’image de la vache comme symbole d’une identité hindoue brandie face aux musulmans5. De nombreux affrontements communautaires naissent de cette affirmation identitaire agressive. Pendant la période de lutte contre le pouvoir colonial, la défense de la vache échappe temporairement aux militants nationalistes hindous. Gandhi s’en fait le nouveau porte-parole et reformule les termes du combat, y voyant le « cadeau de l’hindouisme au monde6 ». Mais le Mahatma se garde d’en faire un instrument identitaire et étaye son propos d’arguments économiques. C’est également dans un souci de respect des musulmans qu’il préfère l’abandon volontaire de l’abattage à son interdiction légale. Après l’Indépendance, les partis et les organisations nationalistes hindoues reprennent l’offensive. Mais, si en 1948 certains hindous demandent à l’Assemblée constituante de bannir totalement l’abattage, la protection de la vache est uniquement incluse dans les principes directifs de l’Article 48. Le RSS ne désarme pas : en 1952, sa pétition contre l’abattage des vaches recueille des centaines de milliers de signatures et, en 1966, des marches dégénèrent en affrontements7.

Ces dernières décennies, la donne politique a évolué au gré des succès électoraux des nationalistes hindous. Siégeant dans le territoire de Delhi en 1994, ces derniers votent une loi faisant de l’abattage d’un bovin (au sens strict) un crime (non-bailable offense). La législation est également renforcée au Chhattisgarh en 2006 et au Madhya Pradesh en 2010. Au Karnataka, c’est le retour au pouvoir, en 2013, du parti du Congrès qui permet l’annulation d’un projet de loi, rédigé par le précédent gouvernement nationaliste hindou, visant à punir l’abattage de tout bovin – exceptés les bœufs et buffles de plus de quinze ans – d’un maximum de sept ans de réclusion et de 50 000 roupies d’amende. La lutte contre l’abattage des bovins promise par Narendra Modi lors de sa campagne de 2014 a déjà été évoquée. Après son élection en mars, des groupes de pression demandent une stricte application de l’Article 48 à l’ensemble du territoire, certains souhaitant que la vache obtienne le statut d’« animal national8 ». La reconquête du pouvoir central par le BJP a également incité certains États fédérés à durcir leur législation. En mars 2015, c’est un gouvernement associant le BJP et la Shiv Sena (parti nationaliste à ancrage local) qui permet l’entrée en vigueur au Maharashtra d’une loi visant l’interdiction de l’abattage des bœufs9. En mai 2017, le ministère de l’Environnement rédige une notification obligeant tout acheteur de bovins ou de buffles à prouver qu’il compte se servir de la bête à des fins uniquement productives. Ce texte, qui équivaut à une interdiction de la vente à destination de la filière bouchère, est suspendu par la Cour suprême après deux mois de contestations massives10. Plus généralement, le succès électoral de ces partis a été accompagné par la recrudescence des actes de violence à l’égard de ceux soupçonnés d’avoir mangé ou vendu de la viande de bœuf : en septembre 2015 par exemple, un homme musulman a été lynché à mort en Uttar Pradesh, les responsables du temple du village ayant affirmé (à tort) qu’il avait consommé de cette chair prohibée11. Régulièrement, des (souvent présumés) chauffeurs de bétaillère, abatteurs ou bouchers sont victimes d’attaques de la part de militants nationalistes hindous constitués en milices.

Les forces de l’hindutva œuvrent aussi à réécrire l’histoire que leur pays entretient avec la vache. Alors que les historiens ont montré que les Brahmanes de l’époque védique sacrifiaient les vaches et mangeaient leur chair, la mouvance nationaliste cherche depuis plusieurs décennies à leur donner tort, clamant que l’abattage des bovins et la consommation de bœuf sont des pratiques extérieures à la culture indienne12. Cette lutte a atteint son paroxysme en 2001, quand des partisans de l’hindutva ont fait interdire l’ouvrage Holy cow. Beef in Indian Dietary Traditions de l’historien D.N. Jha. Ce dernier a alors été accusé de blasphème et a reçu des menaces de mort13. C’est en 2002 que le livre a pu reparaître, en Grande-Bretagne, sous le titre The Myth of the Holy Cow.

L’anthropologue Peter van der Veer affirme avec raison qu’il serait erroné de réduire la protection de la vache à un produit de la communautarisation des identités : l’affection portée aux bovins a des fondements religieux14. Cependant, en dépit de son indéniable signification culturelle, la vache doit également être comprise comme un objet manipulé dans le cadre de stratégies politiques et identitaires, et visant à opérer un clivage entre les communautés : véritable symbole émotionnel différenciateur, elle est un puissant outil de mobilisation électorale.

Certains membres du Sangh Parivar tiennent également un discours ouvertement pro-végétarisme. C’est le cas de Maneka Gandhi, actuelle ministre pour le Développement des Femmes et des Enfants et par ailleurs militante pour la cause animale : elle a fondé l’ONG People for Animals (India). Dans une tribune parue en 2013 sur internet, elle entend montrer que le végétarisme s’est diffusé à l’étranger par des voyageurs découvrant que son pays vivait dans « le confort, la santé et la joie » sans tuer le moindre animal15. Dans une autre tribune, parue en 2014, elle prétend que l’Inde a été jusqu’à une époque très récente un pays majoritairement végétarien, dénonçant ses compatriotes malavisés (misguided) qui commencent à manger de la viande, « une drogue » dit-elle16. Dans ses propos, Maneka Gandhi multiplie les arguments écologiques ou moraux, se gardant de faire référence à l’hindouisme des hautes castes. Pourtant, il semble difficile de ne pas voir dans de tels propos une face respectable ou, si l’on peut oser le mot, « dédiabolisée », du nationalisme hindou. L’ouvrage Be a Vegetarian. Be a Part of Green Revolution d’Arun Kumar Jain (2008) s’inscrit dans des motivations à peu près similaires : si les arguments présentés se situent, là aussi, uniquement dans les domaines de l’écologie et de la santé, l’auteur n’en était pas moins le président du BJP de 2005 à 200617.

Ce discours anti-viande se traduit parfois dans la pratique. En 1994, alors au pouvoir dans la ville de Delhi, le parti a activement participé à la fermeture de l’abattoir municipal. Là encore, des arguments relevant de la santé et de l’hygiène ont été mis en avant. À cette occasion, certains cadres du BJP ont également dénoncé les exportations de viande, présentées comme une conspiration des pays du Golfe destinée à voler le bétail indien18. De nombreux commentateurs ont considéré que cette fermeture portait la marque de l’hindutva : pour l’anthropologue Zarin Ahmad, le discours séculier alors tenu permettait de masquer des intérêts religieux19. Dans le même registre, la ministre Maneka Gandhi a directement mis en cause en septembre 2014 la responsabilité de l’industrie indienne d’exportation de viande dans le financement du terrorisme. Lors d’une conférence à Jaipur (Rajasthan), elle a déclaré : « L’argent obtenu par le commerce d’animaux abattus nourrit le terrorisme et vient ainsi nous tuer ; pourquoi autorisons-nous ça20 ? ». Sans vergogne, l’association ancienne effectuée par les nationalistes hindous entre la viande, l’islam (assimilé, derrière, au Pakistan) et la violence est ainsi exposée au grand jour.

Si de tels propos sont rares dans la bouche de ministres du BJP, d’autres organes du Sangh Parivar prennent moins de précautions pour dénoncer, à partir d’arguments religieux, la consommation d’aliments non-végétariens. Dans les années 2000, des cadres du RSS ont reproché au gouvernement central d’avoir introduit des œufs dans les repas distribués gratuitement dans les écoles21. En 2002 au Gujarat, le discours nationaliste hindou accompagnant les pogroms anti-musulmans consistait souvent en une défense du végétarisme régional22. Dans les années 2010, des chefs de village du nord du pays ont affirmé que la nourriture carnée servie dans les fast-foods favorisait les mariages inter-castes, établissant également un lien entre ces habitudes alimentaires jugées « mauvaises » et les violences conjugales ou le viol23. De la même façon a été publié en 2012 un manuel scolaire consacré à la santé et à l’hygiène vantant notamment les mérites du végétarisme, considérant que les mangeurs de viande « trichent facilement, mentent, oublient leurs promesses, sont malhonnêtes et vulgaires, volent, se battent, usent de la violence et commettent des crimes sexuels24 ». Si cet ouvrage a été édité par des membres de l’Église Adventiste du Septième Jour, son usage dans les écoles a été promu par des groupes nationalistes hindous. Confronté à l’exercice du pouvoir, le BJP a cependant cherché à adopter une posture de compromis. Nitish Kumar, Ministre en chef (Chief Minister) de l’État du Bihar de 2005 à 2014, a d’ailleurs affirmé dans la presse que la plupart des dirigeants du parti étaient non végétariens25. Ce qui n’a pas empêché l’organisation de ne servir que de la nourriture végétarienne à son congrès national en 201426. Aujourd’hui, Narendra Modi ne fait pas de son propre végétarisme une arme politique, se contentant de mettre en scène son régime alimentaire lors de repas partagés avec des dirigeants étrangers. Il n’en a cependant pas toujours été ainsi : dans un discours tenu en 2003, il s’appropriait l’héritage de Gandhi, affirmant que le végétarisme était le régime alimentaire parfait, la voie vers la « pureté de l’action et des pensées27 ». Mobilisant expressément des termes védiques, il assimilait l’estomac des mangeurs de viande à un bûcher mortuaire.

Dans la rhétorique des nationalistes hindous, la consommation de viande, et a fortiori de bœuf, est souvent présentée comme un élément étranger à la culture de l’Inde, introduit par les deux principaux ennemis que sont l’islam, ennemi de l’intérieur quoique soupçonné d’allégeance transnationale28, et l’Occident, ennemi de l’extérieur. Dans cet argumentaire, c’est en premier chef la simple consommation de viande qui est blâmée, dans un mouvement de promotion d’une vision brahmanique de l’hindouisme. Cette consommation est ensuite utilisée pour stigmatiser des comportements considérés comme barbares, étrangers à une identité indienne réduite à celle de l’hindouisme des hautes castes. Dans un troisième temps de l’argumentaire, sont amalgamées les propriétés biomorales néfastes conférées à la viande et son identification avec des groupes menaçants : la carnivorie est accusée d’être employée à dessein par ces deux ennemis afin de provoquer le déclin moral et spirituel de la société hindoue et d’altérer la pureté de son sang. Ainsi, dans cette défense politique du végétarisme, la doctrine de la non-violence, utilisée pour justifier la discrimination et la répression à l’encontre des groupes adverses et plus particulièrement des musulmans, se transmute en une violence débridée.

DES ESPACES VÉGÉTARIENS FORTEMENT POLITISÉS

Dans l’Inde contemporaine, la défense politique du végétarisme revêt de nombreuses formes : elle peut être formulée par un organe du Sangh Parivar, par un simple groupe dominant localement (Brahmanes, jaïns, etc.) ou par un collectif se présentant comme « séculier » ou « non religieux ». À ce titre, l’existence de territoires végétariens illustre bien la convergence de certaines revendications et leur traduction dans l’action publique. Si ceux évoqués dans le cas de Chennai doivent de facto leur existence à des normes implicites relatives à la présence de la viande dans l’espace public, d’autres relèvent de décisions prises dans l’espace politique : ils ont été institués de jure par des autorités gouvernantes. Dans ce cas, la normativité végétarienne s’exerce par le truchement de la législation. En 2012, le gouvernement de l’État de l’Haryana, appliquant une décision de la Cour supérieure, a interdit l’abattage d’animaux ainsi que la vente et l’achat de viande au sein des limites municipales de Kurukshetra et Pehowa, deux villes considérées comme saintes par les hindous29. De la même façon, des arrêtés interdisent la présence de produits carnés dans des villes saintes comme Rishikesh et Haridwar (Uttarakhand) ou Badrinath, Kedarnath et Gangotri (Uttaranchal). Quelques fois, l’interdiction est restreinte à un périmètre tracé autour d’un temple ou d’un lieu saint. C’est le cas au Karnataka, à 200 m du temple de Dattapeetha et à 3 km de celui de Virupaksha30. À Delhi, la municipalité a interdit en 1983 aux restaurants de servir de la viande et aux bouchers de s’installer à moins de 100 m des temples ; en 2011, elle a prohibé l’offre de produits carnés lors de fêtes organisées dans des bâtiments portant le nom de personnalités religieuses. À Amritsar (Punjab), c’est l’ensemble du territoire du Temple d’Or, le lieu le plus sacré de la communauté sikh, qui est déclaré végétarien. Très souvent, dans ces dispositions municipales, viande et alcool sont bannis de concert. Un État peut également interdire la vente de viande sur son territoire lors de certaines manifestations religieuses, comme c’est le cas au Tamil Nadu lors des fêtes célébrant l’anniversaire de la naissance de Gandhi, de Mahavir, figure centrale du jaïnisme, ou du poète Ramalinga Swamigal, fervent défenseur du végétarisme31.

Ces décisions s’inscrivent toujours dans des rapports de force. Le cas de Palitana, ville sainte des jaïns au Gujarat, illustre bien l’aspect hautement conflictuel de telles mesures. En 2012, la vente de produits non-végétariens y est bannie dans un rayon de 100 m autour de chacun des principaux temples. En juin 2014, 200 moines jaïns entament une grève de la faim afin de réclamer la généralisation de cette interdiction à l’ensemble de cette ville peuplée au tiers de musulmans32. En août de la même année, les officiels déclarent Palitana vegetarian-only zone. 260 bouchers musulmans sont ainsi contraints de cesser leurs activités. De nombreux citoyens protestent contre cette décision, prétextant que les temples jaïns sont situés sur les collines à l’extérieur de la ville33. Cette opposition entre communautés religieuses se traduit par un conflit entre des intérêts économiques, rituels et politiques. Les moines jaïns ont su profiter de la présence au pouvoir au Gujarat des nationalistes hindous du BJP et, plus généralement, de la forte emprise du végétarisme dans cet État. La fermeture temporaire des boucheries est également régulièrement l’occasion d’affrontements dans la sphère publique. C’est le cas à Chennai : en 2011 par exemple, un groupe de bouchers s’en est pris à un véhicule de la municipalité alors que des officiels cherchaient à fermer leur boutique lors du Vallalar Memorial Day34. Le végétarisme peut donc être à la fois territorialisé et politisé : les autorités publiques contribuent à transformer, de façon coercitive, des espaces en territoires végétariens. De telles décisions se font généralement aux dépens des communautés non-végétariennes : elles vont à l’encontre d’une certaine liberté alimentaire et des intérêts économiques des groupes ciblés, notamment des bouchers. Ces mesures, ainsi que leur contestation publique, contribuent ainsi à faire de la viande un véritable objet politique, susceptible d’être mobilisé pour tracer, activer ou contester des démarcations sociales et spatiales entre des groupes et entre des territoires.

D’autres espaces, cette fois-ci non publics, peuvent également être soumis à des régulations relatives à la présence de viande. Au printemps 2014, le quotidien The Hindu, basé à Chennai, a par exemple demandé à ses employés de ne plus apporter de nourriture non-végétarienne sur le lieu de travail, prétextant que l’odeur pouvait importuner les membres végétariens de l’équipe35. Cette décision, émanant d’un journal pourtant politiquement libéral, est révélatrice de la persistance d’une certaine hégémonie brahmanique au sein de l’ancienne classe moyenne dont la communauté des journalistes a longtemps fait partie. À l’automne 2014, c’est une lettre envoyée par un membre du RSS au ministère du Développement des Ressources humaines qui accusait les prestigieux IIT (Indian Institutes of Technologies) de servir une nourriture occidentale et non-végétarienne susceptible de rendre les étudiants violents et de favoriser les mariages inter-religions et inter-castes. Le ministère a alors demandé à chacun des seize IIT de considérer la mise en place de cantines séparées pour les étudiants végétariens et non-végétariens, prétextant que cette demande émanait de nombreux parents d’élèves. Alors que le directeur de l’IIT de Chennai a affirmé que, depuis quelques années déjà, une cantine du campus ne servait que de la nourriture végétarienne, de nombreux commentateurs se sont insurgés contre cette demande relayée par un ministre affilié au BJP36. Ainsi, même les espaces relevant de la sphère privée ou à accès restreint sont susceptibles d’être régis par des normes correspondant au système de valeurs des castes supérieures.

DÉFENSE DES ANIMAUX ET DISCOURS ÉCOLOGISTES

Le Sangh Parivar et, plus généralement, les représentants de l’hindouisme ou du jaïnisme n’ont pas l’exclusivité du discours pro-végétarisme dans l’espace politique. En Inde, le combat contre la viande doit aussi sa diffusion publique à l’activisme de nombreuses associations officiellement non religieuses, dont les discours font souvent écho aux pratiques végétariennes sécularisées déjà décrites. Parmi les plus importantes figurent Animal Rights International (ARI), People for Animals (PFA) – India, Blue Cross of India et People for the Ethical Treatment of Animals (PETA) – India. Ces associations sont avant tout les tenants d’un certain « animalisme37 » : militant pour la protection des animaux, elles ne font pas de la promotion du végétarisme leur objectif premier. Mais l’abandon du régime carné, considéré comme un moyen de réduire les souffrances du monde animal, n’en reste pas moins un de leurs principaux arguments de mobilisation. ARI a ainsi organisé le 20 mars 2013 une marche contre la viande dans les rues de Delhi, afin de dénoncer « la souffrance inutile et la mort de milliards d’animaux chaque année38 » alors que PFA mène régulièrement des raids contre des abattoirs illégaux39. Les discours et les modalités d’action de deux de ces organisations, PETA et la Blue Cross of India, méritent d’être rapidement évoqués.

L’organisation internationale PETA, fondée en 1980 aux États-Unis, mène de nombreuses actions en Inde, via son bureau de Mumbai. Dans leur défense des animaux, ses membres, promouvant un mode de vie végan, avancent des arguments tout à la fois sanitaires, écologiques et éthiques. Chaque année, l’association désigne le « végétarien le plus sexy » (the hottest vegetarian) du pays : en 2014, le (pourtant controversé) Premier ministre Narendra Modi a reçu ce titre. Elle invite des célébrités indiennes à poser dans des tenues mettant en valeur une perfection corporelle mise sur le compte du végétarisme. En novembre 2014, sa fondatrice Ingrid Newkirk s’est enfermée dans une cage devant un restaurant KFC de Mumbai afin de mettre en évidence les conditions de transport des poulets, déclarant que ces derniers avaient eux aussi « des familles et des amitiés40 ». Outre ces actions, PETA développe une série de documents remis dans des écoles afin de sensibiliser à la cause animale. Ces méthodes témoignent d’un militantisme végan globalisé menant en Inde le même type d’actions et utilisant le même type d’arguments qu’ailleurs. Cependant, certains éléments propres au répertoire indien sont parfois mobilisés : si toute allusion au végétarisme rituel est soigneusement évitée, la figure de Gandhi est prise en référence et le terme de « compassion » est couramment employé. Le discours est ici clairement destiné aux citadins cosmopolites.

La Blue Cross of India, quant à elle, est d’ancrage très local : créée en 1959 à Chennai par un capitaine retraité de l’armée indienne, elle est aujourd’hui dirigée par Dawn Williams, un chrétien également retraité de l’armée, entouré notamment d’employés et de bénévoles brahmanes et jaïns. Aux dires de son directeur, l’organisation n’a de lien avec aucune mouvance religieuse. Dans ses locaux, elle accueille près de 2 000 animaux accidentés ou abandonnés, principalement des bovins, des chevaux, des ânes, des porcs, des chiens, des chats et des volailles. Elle considère que son rôle est d’informer la société sur les méfaits de la carnivorie. Lors de l’entretien qu’il m’a accordé, Dawn Williams a dénoncé pêle-mêle l’hygiène déplorable des abattoirs et des boucheries, accusés de vendre une « viande avariée » (rotten meat), la marchandisation des animaux dans le cadre de l’industrie, leur souffrance lors du transport et de l’abattage ou le risque de cancer induit par la consommation de produits carnés. Mais il a également affirmé que Dieu aurait créé l’homme végétarien et a insisté sur le devoir de chaque humain de protéger l’ensemble de l’Univers. Si l’organisation ne promeut pas officiellement le véganisme, l’éthique personnelle de ses membres s’y réfère directement. Dans ses locaux, il est interdit de manger des produits d’origine animale, mais également de boire de l’alcool, de fumer et de « courir les femmes » (womanizing). L’idéologie déployée par la Blue Cross a donc des fondements « humanitaires », mais également spirituels, emprunts de puritanisme moral, alliant des références aussi bien au christianisme qu’à l’hindouisme : l’étable dans laquelle les animaux sont recueillis est comparée à celle où Jésus est né, le porc est dépeint comme le troisième avatar de Vishnu, etc. L’organisation mène également des raids contre la filière de la viande. Des camions de bovins ou de poulets suspectés d’enfreindre la loi sont ainsi arrêtés en association avec les forces de l’ordre. La Blue Cross affirme également être très préoccupée par les conditions d’abattage à l’abattoir de Pulianthopu mais ne pas disposer des moyens nécessaires pour intenter une action contre la municipalité de Chennai. D’après son directeur, ce n’est pas l’existence des marchands et des bouchers que l’association remet en cause, mais bien leur non-respect des règles formulées par la législation. Dawn Williams se défend d’ailleurs vigoureusement de toute discrimination à l’encontre des bouchers musulmans, clamant son amour pour ces gens dont la vie, « pathétique » dit-il, mérite d’être améliorée par le choix d’une autre profession.

PETA et la Blue Cross of India se présentent comme des associations non-religieuses. Dans une tribune publiée en 2015, Poorva Joshipura, vice-présidente des opérations internationales de PETA et citoyenne indienne, prend la défense de l’interdiction de l’abattage de bœufs votée par les nationalistes hindous au Maharashtra. Se défendant de visées politiques ou religieuses, elle considère qu’il s’agit d’une mesure progressiste, étape vers une future interdiction totale de l’abattage des animaux41. Mais il est difficile de ne pas voir dans les propos et actions de ces organisations, ainsi que dans la facilité qu’elles ont à mobiliser des militants, l’empreinte d’un ethos brahmanique sur la société indienne. L’association People for Animals (India), créée par Maneka Gandhi, illustre parfaitement cette rencontre entre les valeurs hindoues et le militantisme animaliste : son site internet appelle à la protection de la vache pour des raisons écologiques, tout en faisant référence à la cosmologie hindoue42. Il est également probant que les militants de ces associations, de même que les célébrités vantant le régime végétarien sécularisé, soient souvent des membres des castes supérieures. Pour certains Brahmanes ou jaïns, ce type de militantisme apparemment dépourvu de fondements religieux peut aussi être une façon de reformuler, dans le registre de la modernité, les valeurs ancestrales de leur groupe.

Une figure célèbre de la lutte écologique en Inde incarne parfaitement ce mélange des registres : dans un texte intitulé « Ecological balance in an era of globalization », l’activiste Vandana Shiva, directrice de la Research Foundation for Science, Technology and Natural Resource Policy, affirme que l’abattage en masse des buffles et des moutons priverait les champs de fumure et entraînerait l’importation d’engrais43. Selon ses calculs, le montant de ces importations annulerait les excédents commerciaux générés par l’exportation de la viande obtenue. Forte de son aura médiatique et de son statut de scientifique, Vandana Shiva apparaît comme la figure de proue d’une mouvance écologiste indienne séculière. Pourtant, dans son raisonnement, la militante écoféministe, née dans une famille de Brahmanes44, soutient également que s’abstenir d’abattre des animaux, c’est « préserver l’Héritage Culturel Indien, dont nous sommes fiers, en affirmant que l’Inde est la terre de Gandhi, de Bouddha et de Mahavir. L’Inde ne peut qu’exporter un message de compassion à l’égard de toutes les créatures vivantes dans le monde, comme un flambeau pour préserver l’écologie, qui est le vrai et commun Dharma pour toutes les civilisations45 ».

Si, dans de tels propos, l’impératif écologique subsume tous les autres, il est lui-même fortement empreint de religiosité indienne – hindoue, bouddhiste ou jaïne. Le discours de l’hindutva opère d’ailleurs régulièrement une alliance entre le safran – la religion hindoue – et le vert – les références à l’écologie et à la protection de la nature46. Les chercheuses indiennes Kritikha Srinivasan et Smitha Rao déplorent à ce titre le fait que l’Inde soit le seul pays où être progressiste impliquerait de célébrer la carnivorie47 ! Le végétarisme indien étant avant tout le produit d’attitudes conservatrices, il empêcherait l’émergence d’une réflexion sécularisée, dénuée d’intentions politiques et communautaires, sur le sort réservé aux animaux de boucherie.

Dans certains cas, il est cependant difficile d’assimiler le discours écologiste à la résurgence d’un ethos brahmanique. Ainsi, la revue indienne Down to Earth affiche un discours résolument progressiste dénué d’empreinte religieuse. Les critiques qu’elle formule à l’encontre du marché de la viande ne contrastent pas avec le champ d’une écologie politique de type académique : en 2010, elle s’inquiétait des conséquences d’une augmentation de la consommation de mouton sur le surpâturage et, en 2013, elle pointait l’indigence sanitaire des abattoirs du pays et la nocivité de leurs effluents48. Il est parfois difficile de distinguer les propos écologistes séculiers de ceux émanant d’un atavisme brahmanique, tant celui-ci peut être dilué ou travesti. Mais on ne peut nier le fait qu’en Inde, la prégnance d’un habitus végétarien aux fondements religieux permet le succès relatif d’une forme de militantisme en apparence non ritualisé. Ces deux formes de défense du végétarisme convergent parfois, notamment dans les luttes menées contre la filière bouchère.

UNE CONVERGENCE DES LUTTES

Dans de nombreux cas, les nationalistes hindous sont les premiers adversaires des abattoirs, lesquels incarnent pour eux une forme de mal absolu. En septembre 2012, des responsables du BJP ont dénoncé à Ahmedabad (Gujarat) les subventions que le gouvernement central accordait à ces institutions49. En décembre 2014, des militants de la VHP ont diffusé publiquement un film d’opposition à la construction d’un abattoir à Ghanauri (Punjab50). Il arrive aussi que les rassemblements contre les abattoirs réunissent des partisans aux combats d’apparence diverse. Ainsi, l’abattoir de Mumbai est-il dans le collimateur à la fois de l’association PETA et des groupes nationalistes hindous51. En août 2014, c’est devant le secrétariat de la ville de Gurgaon (Haryana) que des partisans de l’hindutva, des activistes pour la cause animale et des militants écologistes ont manifesté contre le projet de la municipalité d’ouvrir un nouvel abattoir52.

Certaines manifestations dégénèrent. En juillet 2013 à Bangalore, sept militants de la cause animale, dénonçant un prétendu abattoir bovin, se sont fait assaillir par des centaines de personnes rendues furieuses par ces allégations qui se sont avérées fausses53. En 1994 à Delhi, la volonté de fermeture de l’abattoir d’Idgah pour des raisons officiellement sanitaires a fait planer sur la ville des menaces d’émeutes54. Encore une fois, ce qui frappe dans ces conflits, c’est la convergence de certaines revendications. À Delhi, en 1994 comme lors de la fermeture définitive en 2009, les bouchers dénonçaient une attaque sectaire portée à la fois par des militants écologistes, craignant les conséquences environnementales de la hausse de la consommation de mouton, et par des partisans du Sangh Parivar, opposés à la « culture de la viande ». À Chennai également, des groupes aussi bien hindous qu’animalistes ou écologistes viennent régulièrement dénoncer les mauvais traitements infligés aux bêtes et les conditions déplorables d’abattage.

Les revendications de chacun de ces groupes convoquent certes souvent des registres différents, mais elles peuvent aussi parfois trouver des symbioses et des résonances. Une telle proximité entre végétarisme sécularisé et végétarisme rituel peut susciter le rejet. Pour de très nombreux Indiens de castes inférieures ou de confession non hindoue, le végétarisme est, quelles qu’en soient ses justifications, l’alimentation des Brahmanes. Il ne saurait donc être défendu sous aucun prétexte. Si l’association du végétarisme à l’hindouisme des castes supérieures permet une diffusion aisée du discours anti-viande en Inde, il en limite aussi, par le même mouvement, radicalement l’audience. De fait, le végétarisme militant et les luttes menées contre la filière de la viande sont très souvent entachés de soupçons de brahmanisme. Une condamnation qui peut faire de la carnivorie un véritable acte de résistance politique. En effet, le débat public ne se résume pas à une condamnation unanime de la viande : en Inde, les adversaires du végétarisme peuvent également se faire entendre, et ce dans diverses arènes.

La viande subversive : une carnivorie de résistance ?

UNE CONTESTATION DE LHÉGÉMONIE ALIMENTAIRE DES CASTES SUPÉRIEURES

Si la demande d’instauration d’une cantine végétarienne dans les IIT n’a pas rencontré de protestation parmi les étudiants, certaines universités sont régulièrement des lieux d’affrontement relatifs à l’offre alimentaire : principalement, des groupes d’étudiants progressistes réclament une sécularisation de l’alimentation qui y est servie. Ces actions peuvent prendre la forme de ce qui a parfois été nommé des protein riots55 : c’est le cas du Beef festival organisé en avril 2012 à la Osmania University de Hyderabad et de la Beef-pork eating campaign menée en octobre 2012 à la Jawaharlal Nehru University (JNU) de Delhi. À Hyderabad, le Beef festival a été organisé par des étudiants en sciences politiques, majoritairement Dalits. En dépit de menaces proférées par des étudiants nationalistes hindous, ainsi qu’une sommation de la police locale d’annuler l’événement, un biriyani de bœuf a été servi à 1 500 personnes en présence de nombreux médias56. Des membres de l’ABVP, association étudiante proche du RSS, ont alors jeté des pierres aux organisateurs et incendié des véhicules. À la JNU de Delhi, c’est une campagne de long cours qui a été initiée par des syndicats étudiants proches de mouvements Dalits ou marxistes, avec le soutien de certains enseignants. Cette campagne devait mener à l’organisation d’un Beef-pork festival, mais la Cour supérieure de Delhi s’y est opposée57, notamment suite aux menaces formulées par l’ABVP.

En donnant une visibilité publique à la viande, l’ambition affichée est de faire des campus un lieu « sécularisé », où chacun pourrait opérer un libre choix dans ses décisions alimentaires. Ce qui est en jeu officiellement est la contestation de la normativité alimentaire, d’origine religieuse, de ces espaces. Mais le sous-texte de ces discours est plus largement la dénonciation ou le combat contre la prégnance des valeurs de l’hindouisme des castes supérieures. Certains participants de ces festivals affirment clairement leur volonté de se battre contre ce qu’ils nomment un « fascisme alimentaire58 ». Ces actions subversives ambitionnent donc plus largement la normalisation d’une consommation jugée impure par l’hindouisme des castes supérieures et l’acceptation, par l’ensemble de la société, de la multitude des rapports entretenus avec la viande.

LA CARNIVORIE : REVENDICATIONS ET DÉNONCIATIONS

La mobilisation du régime carné à des fins politiques peut aussi prendre la forme de discours dans la sphère publique. Les exemples sont légion. Tel article de blog, rédigé par un écrivain indien, considère que la « politique culinaire des forces brahmaniques de l’hindutva est une tentative d’éliminer les identités culturelles des Dalits et des musulmans et de leur refuser leurs droits fondamentaux ». Tel autre article voit dans le végétarisme hindou des « balivernes sentimentales dépassées » devenues un « fléau ». Une tribune signée par une auteure indienne affirme qu’une « néo-hindutva » recrudescente fait des mangeurs de viande « une nouvelle classe d’intouchables59 ». Les arguments en faveur de la banalisation de l’alimentation carnée se retrouvent également sous la plume d’intellectuels indiens. Régulièrement, la revue Economic and Political Weekly se fait l’écho de ces propos : dans les années 1990, Kancha Ilaiah, un professeur de sciences politiques de basse caste, réputé pour ses ouvrages à charge contre l’hindouisme, voit dans la consommation de viande, et notamment de bœuf, la garantie d’un droit alimentaire de base, ainsi qu’une façon de faire vivre le multiculturalisme indien60 ; plus récemment, Anirudh Deshpande dénonce le discours essentialiste sur le végétarisme, rappelant que la majorité de la population indienne mange de la viande et du poisson61.

Cette mobilisation politique du régime carné se retrouve dans les discours quotidiens. Certains chrétiens et Dalits érigent les spécificités de leur régime alimentaire en marqueurs de leur communauté. Manger régulièrement des produits carnés, notamment du bœuf et du porc, c’est mettre en avant son éloignement vis-à-vis de l’hindouisme des castes supérieures. Ainsi, Anthony, un chrétien investi dans des associations œuvrant pour la cause des Dalits, m’a dit fièrement qu’il était « non-végétarien 365 jours par an, 2 fois par jour ». Avant d’ajouter que « les Brahmanes veulent nous empêcher de manger de la viande. C’est pour ça qu’en Inde, nous avons les plus mauvais indicateurs anthropométriques. Manger de la viande, c’est leur dire que nous refusons leur doctrine de la pureté. C’est une façon de lutter contre ce système ségrégationniste ». Dans cette référence à l’anthropométrie, c’est même une certaine « somato-politique », autrement dit une inscription de l’idéologie dominante sur les corps, qui se trouve dénoncée : en diffusant un système de valeur qui dénigre la viande, les Brahmanes priveraient les castes inférieures d’un apport commode en protéines, contribuant à affaiblir leurs capacités vitales.

L’anthropologue Shraddha Chigateri considère qu’une alternative se présente aux castes inférieures et aux autres groupes subalternes cherchant à élever leur statut social : transformer leurs pratiques alimentaires – dans un processus, déjà évoqué, de sanskritisation – ou transformer la signification partagée de ces pratiques62. Ceux revendiquant ostensiblement leur régime carné optent pour la deuxième option, dans un processus que l’on peut nommer de « dalitisation » : leur consommation de viande n’est plus un signe d’infériorité, mais une simple différence, voire une fierté culturelle. En dénonçant l’hégémonie du brahmanisme, ils visent à une véritable inversion de la hiérarchie des normes.

Les politiques publiques de la viande

Les conflits politiques portant sur la viande sont souvent arbitrés par la puissance publique qui, elle-même, déploie dans cette sphère un ensemble de pratiques et de discours normatifs. Le gouvernement central, les États et les autorités locales apparaissent comme des acteurs fondamentaux sur la scène politique de la viande : par la régulation des usages et la définition de politiques publiques de la viande, ils contribuent à en façonner des significations particulières.

NORMALISATION ET MODERNISATION DE LÉCONOMIE DE LA VIANDE

Principalement, l’État affiche une volonté de modernisation du secteur répondant à une exigence double. Une exigence quantitative d’abord : le pouvoir politique cherche à accompagner une demande de viande jugée croissante. L’augmentation de la production s’inscrit aussi dans une perspective de santé publique. Pour l’État central, la lutte contre la malnutrition et l’anémie infantile doit officiellement passer par l’augmentation de la consommation de produits carnés (mais aussi de lait et d’œufs), source de protéines essentielles63. L’enjeu est aussi économique : la filière de la viande et de ses sous-produits est génératrice de revenus pour ses nombreux acteurs, les exportations en particulier permettant des entrées fiscales et le rééquilibrage d’une balance commerciale largement déficitaire. L’autre exigence de l’État est qualitative : les rapports gouvernementaux et les responsables du Department of Animal Husbandry à New Delhi s’accordent à vouloir fournir aux consommateurs une viande saine et hygiénique, visant par là l’alignement de l’industrie indienne de la viande sur les standards internationaux.

De nombreuses mesures, certaines ayant déjà été évoquées, bénéficiant parfois également à l’économie laitière, sont prises afin de répondre à ces exigences : impulsion de programmes visant à soutenir l’élevage, à favoriser la recherche génétique, à construire et à moderniser des abattoirs, structuration d’un réseau de fermes d’État, ouverture de départements d’études vétérinaires dans les universités, amélioration du réseau marchand, etc. En 2014, le gouvernement du Tamil Nadu a incité l’industrie de la volaille à moderniser sa chaîne de production64 alors que le gouvernement central mettait en place un programme de soutien aux industries exportatrices de viande65. Dans cet effort de normalisation, l’État bénéficie du concours d’acteurs privés : chaque année se tient à Bangalore un salon Meat Tech dont l’un des objets est justement la « modernisation » de l’industrie locale de la viande66.

L’État encourage également la mise en place d’une chaîne du froid. Cette ambition est partagée par les scientifiques rencontrés dans les universités vétérinaires et les centres de recherche sur la viande : ceux-ci font souvent part de leur dépit de voir leurs concitoyens préférer la viande fraîche. Une phrase revenait comme une rengaine : « Nous devons les éduquer ! ». Cette intention, affichée par les experts, d’éduquer le peuple aux bonnes pratiques doit être replacée dans sa situation d’élocution : par la connaissance qu’ils avaient de la filière de la viande en Occident, ces vétérinaires supposaient que je devais être choqué par ce que je voyais dans les boucheries et les abattoirs indiens. Mais, outre la volonté de satisfaire l’enquêteur, ce discours normatif témoigne du paradigme « moderniste » et du régime d’hygiène, teinté de valeurs morales, dominant au sein de la communauté scientifique indienne.

Les programmes mis en place par l’État s’inscrivent dans une dynamique plus large de « scientifisation ». La revue The Indian Veterinary Journal publie régulièrement des articles se faisant l’écho de recherches visant à évaluer les qualités organoleptiques, nutritives et sanitaires de certaines viandes. L’intérêt croissant pour la recherche vétérinaire sur la viande se lit aussi dans la création, sous l’égide du ministère de l’Agriculture, en 1986 à Izatnagar (Uttar Pradesh) puis en 1999 à Hyderabad (Andhra Pradesh), d’un National Research Centre on Meat visant à développer des technologies nouvelles pour l’abattage et la transformation de la viande. Un autre centre du même type, le National Research Centre on Pig, a été créé en 1990 à Gurwahati (Assam). Dans le champ de la viande, les experts scientifiques, consacrant l’alliance du savant et du politique, sont à présent des acteurs incontournables.

La puissance publique exerce également une régulation institutionnelle, par l’entremise d’un système juridico-légal. Elle édicte par exemple des règles concernant les soins vétérinaires autorisés, le transport des bêtes, les effluents générés par les lieux d’élevage et les abattoirs, la lutte contre les boucheries et les abattoirs illégaux et, bien sûr, l’hygiène des pratiques. Aux côtés d’une logique de soutien et d’accompagnement, c’est une logique de normativité et de contrôle, voire de punition, que les pouvoirs publics mettent en œuvre. Une normativité plus formelle qu’effective, tant ces normes sont souvent en décalage par rapport à la pratique. Pour cause, un strict respect des règles impliquerait une refonte totale de l’organisation du secteur : marchands, abatteurs et bouchers ont rarement la capacité matérielle et financière de se conformer à ce qui est dicté. Des habitudes de travail et des contraintes économiques du côté des acteurs de la filière et une recherche de statu quo social, ainsi qu’un manque de moyens pour faire entrer en vigueur la législation du côté du gouvernement, expliquent donc le hiatus entre pratiques et normes.

DES PRÉOCCUPATIONS RITUELLES

Les programmes de modernisation et l’émergence du champ de l’expertise attestent assurément d’une certaine érosion des significations rituelles associées à la viande. Cependant, dans de nombreux cas, l’État se fait le relais de considérations rituelles. La législation sur l’abattage des gros ruminants a été évoquée à de nombreuses reprises. Le ministère de l’Agriculture s’interdit d’ailleurs de mettre en place des programmes visant à faciliter la production de viande de bovins (au sens strict). Mieux, le National Research Centre on Meat a mis au point une méthodologie permettant de savoir si une viande bovine est issue d’un mâle ou d’une femelle, permettant de s’assurer du respect de la législation67.

Certes, les arguments officiellement avancés pour interdire l’abattage des bovins sont souvent d’ordre uniquement moral ou agronomique. Ces arguments sont ceux de la Constitution, mais également parfois ceux des nationalistes hindous : pour justifier l’interdiction de l’abattage de bœufs au Maharashtra en 2015, ils se sont référés à Gandhi, à l’ahiṃsā, ainsi qu’à une logique agro-économique voulant que l’interdiction de l’abattage incite les éleveurs à conserver leurs bêtes même en période de sécheresse68. Cependant, en reprenant ainsi à leur compte les raisonnements hautement contestables de l’anthropologue Marvin Harris, ils ne parviennent pas à masquer le caractère religieux de cette mesure. Parfois, le recours à l’argument de la sécularité ne suffit pas à rendre la viande plus acceptable. Car, en Inde, la sécularité signifie surtout la reconnaissance des croyances et des pratiques de chacun dans l’espace public. Ainsi, on retrouve depuis plusieurs décennies des arguments faisant ouvertement référence à l’héritage hindou dans des projets de lois déposés par des députés ou dans des rapports de commissions nationales visant à bannir totalement l’abattage des bovins69. De même, c’est officiellement afin de ne pas offenser les convictions religieuses des hindous de castes supérieures que des États ou des municipalités interdisent la vente de viande dans certains périmètres. Pour la même raison, la Cour supérieure de Patna (Bihar) a demandé en août 2013 qu’on interdise aux bouchers de suspendre les carcasses de mouton et de poulet à la vue de tous ; à ses dires, cette pratique représentait une vue répugnante (sans toutefois préciser pour qui) et pouvait avoir un effet négatif sur les enfants70.

L’articulation entre politiques publiques et expressions religieuses des castes supérieures pourrait être renforcée par l’arrivée du BJP au pouvoir central en mars 2014. Outre ses déclarations à l’encontre de la « révolution rose », Narendra Modi, alors ministre en chef du Gujarat, avait estimé pendant sa campagne que les taux élevés de malnutrition dans son État étaient dus à des privations alimentaires imputables aux femmes de la classe moyenne soucieuses de leur beauté71. De nombreux militants avaient alors considéré que le végétarisme, et non les régimes amaigrissants, était la cause de cette situation. Deux ans après l’élection, c’est cependant plus dans les États fédérés qu’au niveau du pouvoir central que le BJP a pris le plus de mesures « anti-viande ».

La viande, un objet politique et bio-politisé

L’État occupe une position équivoque au milieu de ce jeu de forces à plusieurs acteurs. Sa volonté de moderniser le secteur de la viande, garante de progrès économiques et sanitaires, témoin des ambitions du pays à l’échelle internationale, doit composer avec les intérêts des travailleurs de la filière, avec les exigences des citoyens de castes supérieures, avec les demandes des militants nationalistes hindous, avec les attentes des groupes industriels, ainsi qu’avec les revendications des militants animalistes et écologistes aux combats parfois similaires à ceux menés par les groupes conservateurs. L’ensemble du circuit d’approvisionnement de la viande est régulé à la fois par l’État et par des collectifs divers. Surtout, les propriétés organiques de la viande (nourrissante, putrescible, génératrice d’effluents), mais également son statut, fortement fragmenté en fonction des individus ou des groupes, en font un aliment au fort potentiel de mobilisation idéologique, communautaire et électorale.

Autrement dit, la viande est, en Inde, un objet hautement politique. Aux mains de certains groupes, plus ou moins institutionnels et plus ou moins influents, les produits carnés fonctionnent comme des opérateurs de connexion et de disjonction entre des collectifs (notamment les religions et les castes), avec des imaginaires (histoire, identité, etc.) et avec des espaces (sphère publique, économie mondiale, etc.). L’usage pratique et discursif fait de la viande permet ainsi, selon les contextes, d’affirmer ou de rejeter l’appartenance à une caste, de revendiquer ou de contester un héritage védique ou une proximité avec l’Occident, d’exercer une domination au sein d’un agraharam ou de demander la sécularisation d’un campus. Dans de nombreux cas, les actions et les discours relevant du champ politique sont inscrits dans des territoires plus ou moins délimités, plus ou moins maîtrisés. Pour chacun des différents collectifs, l’enjeu alors est d’obtenir le meilleur contrôle possible de la viande au sein de ces espaces, d’assurer sa domination par l’imposition, sur les produits carnés, des significations et des usages qu’il revendique en son nom. Tantôt la viande est un outil permettant d’assurer sa domination sur l’espace, tantôt la domination territoriale peut être recherchée dans le but justement de contrôler les statuts de la viande. De ce fait, si les statuts de la viande font de cette dernière un aliment politique, c’est aussi la politisation de la viande qui contribue à définir ses statuts, juridiques comme symboliques.

Ce sont les aspects indissociablement matériels et culturels de la viande qui incluent celle-ci dans une sphère politique pénétrant ses sphères de production, de distribution et de consommation. Le champ politique, pris au sens large, semble à cet égard exercer sur la viande un « bio-pouvoir », au sens que Michel Foucault a donné à ce terme72 : un pouvoir qui, par la diffusion de savoirs, de techniques de soi, de pratiques d’hygiène, de normes, de système de valeurs, proposés ou prescrits, s’exerce in fine sur le corps des mangeurs et de l’ensemble des acteurs des « circuits » de la viande. Ainsi, la viande tout à la fois cristallise et induit des luttes politiques.

Mais une trop forte concentration sur la dimension politique de cet aliment fait courir le risque d’en faire un objet désubstantialisé, d’appréhender celle-ci comme un simple phénomène sans réalité concrète et, partant, d’occulter la complexité de son statut. Pour pouvoir être saisie sans être morcelée, la viande doit être envisagée dans ses dimensions matérielles autant que géographiques, économiques et idéologiques73. C’est justement le concept de « circuit » qui va permettre de conclure l’étude de la viande dans sa globalité.


1. Mintz, 2014 [1985], p. 223.

2. À l’image de l’usage que Foucault fait de ce concept (2004).

3. Jaffrelot, 2006, p. 46.

4. Markovits, 1994, p. 557.

5. Sur la politisation de la vache, voir van der Veer (1994, p. 90-91) et Assayag (2001, p. 89-133).

6. Cité par Alsdorf (2010 [1962], p. 58). Son disciple Vinobha Bhave lui succédera dans la défense de cette cause.

7. Robbins, 1999, p. 414.

8. Source : « RSS offshoot now demands national animal status for cow », The Times of India, 24 août 2014.

10. Source : « Cattle trade for slaughter: Supreme Court suspends ban across India », Hindustan Times, 12 juillet 2017.

11. Source : « UP launches probe into killing over beef », The Hindu, 30 septembre 2015.

12. De tels argumentaires, tenus par des responsables d’associations indiennes de défense des animaux, sont rapportés sans aucune mise à distance par F. Burgat dans le Journal indien de son ouvrage Ahiṃsā (2014, p. 55 et p. 118-119). D’une façon générale, le « regard non informé » (p. 9.) revendiqué dans ce Journal retire d’emblée toute prise à sa lecture critique.

13. Haag et Ripert, 2006, p. 18.

14. Van der Veer, 1994, p. 86.

16. Source : http://www.dailyexcelsior.com/mock-meat-in-market/ ; consulté le 7 octobre 2017.

17. Sur l’étude de cet ouvrage, voir Sébastia (2010).

18. Robbins, op. cit., p. 415.

19. Ahmad, 2014, p. 28.

20. Source : « Money from cow slaughter feeding terrorism, alleges minister », International Business Times, 15 septembre 2014.

22. Ghassem-Fachandi, 2012.

23. Source : « Messing with food habits », Frontline, 26 décembre 2014.

24. Source : « Eating meat ’will make you lie, steal and commit sex crimes’: Vegetarian advice for 11-year-olds in Indian school textbook », The Daily Mail, 17 novembre 2012.

26. Source : « Strictly vegetarian please! (BJP national council meet sidelights) », Business Standard, 9 octobre 2014.

27. Cité par Ghassem-Fachandi (2012, p. 154).

28. Jaffrelot, 2006, p. 46.

29. Source : « Haryana bans meat in holy towns of Kurukshetra, Pehowa », The Indian Express, 25 août 2012.

30. Ces informations sont principalement relayées par le site internet indien « Beauty without Cruelty » (http://bwcindia.org/Web/Awareness/LearnAbout/VegetarianandAnimalReligiousObservances.html ; consulté le 25 septembre 2017).

31. Source : « Meaty business in Chennai despite ban », The Deccan Chronicle, 3 octobre 2013.

32. Source : « Gujarat mulls creation of vegetarian zone in Palitana », The Hindu, 27 juin 2014.

34. Source : « Officials attacked for stopping sale of meat », The Hindu, 21 janvier 2011.

36. Source : « Messing with food habits », Frontline, 26 décembre 2014.

37. Digard, 2012.

38. Source : « March against meat tomorrow », The Times of India, 19 mars 2013.

39. Source : « Illegal slaughterhouse raided by PFA activists in Thane », The Times of India, 11 octobre 2012.

40. Source : « PETA founder squeezes into cage to highlight plight of chickens », The Times of India, 6 novembre 2014.

42. Source : http://www.peopleforanimalsindia.org/index.php ; consulté le 25 septembre 2017.

43. Shiva, 1999.

44. Source : http://www.newyorker.com/magazine/2014/08/25/seeds-of-doubt ; consulté le 25 septembre 2017.

45. Shiva, 1999, p. 61 (traduction personnelle).

46. Sur l’alliance du vert et du safran, voir Sharma (2001).

47. Srinivasan et Rao, 2015.

49. Source : « Politics over slaughterhouse ahead of elections », The Times of India, 22 septembre 2012.

50. Source : « Sangh protests against mechanized slaughterhouse in Punjab », The Times of India, 25 décembre 2014.

51. Saglio-Yatzimirsky, 2009, p. 805-806.

52. Source : « Activists protest MCG’s abattoir plan », The Times of India, 22 août 2014.

53. Source : « Raid by cops, animal right activists sparks violence », The Times of India, 6 juillet 2013.

54. Robbins, 1999, p. 399.

56. Source : « Violence breaks out at Indian beef-eating festival », BBC News India, 16 avril 2012.

57. Source : « No to beef pork festival High Court tells JNU », Ians, 19 septembre 2012.

58. Source : « Meat of the campaing at JNU », The Times of India, 15 octobre 2012.

59. Sources : http://www.bomadg.in/2012/06/food-fascism-vegetarian-hypocrisy-in.html ; consulté le 7 octobre 2017 ; http://www.independent.co.uk/voices/comment/vegetarianism-is-indias-curse-it-must-be-ditched-8424146.html ; consulté le 25 septembre 2017 ; « Non-vegetarianism is a choice, let’s respect it », Bangalore Mirror, 26 novembre 2014.

60. Ilaiah, 1996.

61. Deshpande, 2015.

62. Chigateri, 2008, p. 19.

63. Ce discours nutritionnel de l’État indien est évidemment très normatif et trouve sa source à l’époque coloniale (Arnold, 1994).

64. Source : « Modernise slaughter houses: Govt to poultry industry », The Times of India, 24 juin 2014.

65. Source : « Poultry industry seeks Government support to grow safer, better », The Times of India, 27 juin 2014.

66. Source : http://www.meattechasia.com/ ; consulté le 25 septembre 2017.

67. Source : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4093110/ ; consulté le 7 octobre 2017.

68. Source : « Maharashtra’s beef ban », Economic and Political Weekly, 14 mars 2015.

69. On peut notamment consulter le Report of the National Commission on Cattle rédigé en 2002 (source : http://dahd-archive.nic.in/dahd/reports/report-of-the-national-commission-on-cattle.aspx ; consulté le 25 septembre 2017).

70. Source : « HC stops chicken, mutton sale in open », The Times of India, 13 août 2013.

71. Source : « Everything Modi said on malnutrition », The Wall Street Journal, 30 août 2012.

72. Pour M. Foucault, le bio-pouvoir désigne un pouvoir sur la vie, autrement dit l’« ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir entrer à l’intérieur d’une politique, d’une stratégie politique, d’une stratégie générale de pouvoir » (2004, p. 3).

73. Ces quatre dimensions sont identifiées par G. Di Méo et P. Buléon dans leur étude de l’« espace social » (2007).