Qu’adviendrait-il si tous les humains consommaient en moyenne autant de viande que les Occidentaux ? Les écosystèmes ne seraient-ils pas menacés ? Les grains destinés aux hommes ne seraient-ils pas concurrencés par ceux destinés aux animaux ? Derrière l’expression de ces craintes sont souvent pointés du doigt le « dragon » chinois et le « tigre » indien, deux géants démographiques dont l’appétit carné, relativement réduit jusqu’aux années 1970, semble s’éveiller au point de menacer à présent d’engloutir les ressources de la planète. L’intellectuel Edgar Morin n’en appelle-t-il pas à un « rééquilibrage » mondial passant par la « régulation » de la consommation de viande dans « les pays émergents comme la Chine ou l’Inde où la consommation croît avec l’amélioration du niveau de vie1 » ?
Les experts s’inquiètent de savoir comment « nourrir le monde2 ». Mais, pour répondre à cette question, il faut avant tout comprendre comment le monde se nourrit. L’affirmation, répétée ad nauseam, de la nécessité de fournir suffisamment de calories à une population mondiale en croissance tend à faire de l’acte alimentaire une simple connexion technique entre des producteurs anonymisés et des consommateurs aux besoins présentés comme « naturels » ou « déterminés ». Derrière son apparence humanitaire, ce discours vise souvent à légitimer des pratiques productivistes et des stratégies commerciales. Pour sortir de ce questionnement purement programmatique, on gagne à comprendre ce que les humains ont dans leur assiette, ce qu’ils veulent y mettre et comment ils y parviennent. À cette fin, les interrogations doivent être confrontées à la réalité du terrain. On sait à présent qu’en Chine, en dépit de nombreuses régulations morales ou religieuses, une valorisation de longue date de la consommation de produits carnés confirme en grande partie la hausse prévue3 : la consommation de viande y dépasse désormais les 50 kg annuels par personne, un chiffre supérieur à la moyenne mondiale (43,4 kg en 20154). Mais peu de travaux ont questionné de façon systématique la place de la viande en Inde : les attentions se sont surtout concentrées sur le végétarisme, emblème à lui seul de l’alimentation du pays5.
Dans cet ouvrage, je propose d’interroger le statut de la viande en Inde, à travers l’étude des pratiques et des représentations qui y sont associées. Quelles sont les relations que les Indiens entretiennent avec les produits carnés dans leur ensemble ? Quelles sont les valeurs qu’ils accordent à la pratique de ce que l’on peut nommer la « carnivorie » ? Comment cette viande est-elle obtenue, acheminée, vendue, cuisinée et mangée ? Comment les significations6 de la viande sont-elles définies et négociées dans la société indienne ?
Avant d’entamer la réflexion, une question mérite d’être posée : qu’est-ce que la « viande » ? On peut tout d’abord distinguer la viande de la « chair » : là où la deuxième désigne un simple matériau biologique7, la première est une « notion normative », une « catégorie alimentaire » nous dit Noëlie Vialles8. Car la viande n’existe qu’en tant qu’elle est, en dernière instance, destinée à être mangée. La définition est parfois encore plus restrictive, quand les chairs des poissons et des volailles en sont exclues.
Aujourd’hui, la viande apparaît comme un aliment qui pose problème, et ce de multiples façons. Il n’y a qu’à penser, en France, à la crise économique qui affecte les éleveurs, aux polémiques quant aux pratiques révélées dans certains abattoirs, au scandale de la viande de cheval retrouvée dans les lasagnes au bœuf ou aux recherches pointant les potentielles propriétés cancérogènes des produits carnés. De nombreux auteurs écrivent à destination d’un large public, qui pour dénoncer une consommation mettant en danger les grands équilibres écologiques, qui pour en interroger la légitimité morale, qui pour raconter sa conversion au végétarisme9, etc. Pourquoi tant de contestations ? Deux raisons principales peuvent être évoquées. La première est d’ordre environnemental. La FAO (Organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture) considère que les productions animales sont un des trois plus importants contributeurs aux problèmes écologiques mondiaux10. Ce sont les conséquences directes et indirectes de l’élevage qui sont mises en cause, aussi bien en amont, au niveau de l’usage des ressources – faible rentabilité en eau et en énergie, cause de déforestation – qu’en aval, du fait de la production d’effluents – rejets d’excréments entraînant d’importantes concentrations de nitrates, de phosphore et de potassium, émissions de gaz à effet de serre11, etc.
Les problèmes que pose la viande sont aussi d’ordre moral. Très basiquement, la viande présente deux caractéristiques fortement contraignantes : elle est obtenue par la mise à mort, souvent violente, d’un animal, et elle présente des similitudes organiques évidentes avec la chair humaine12. Du fait de ces deux propriétés matérielles irréductibles, la légitimité de la viande ne va pas de soi. Ces questionnements moraux fondent une grande diversité d’attitudes à l’égard de cet aliment. Il n’est pas exagéré de voir là un des invariants universels du statut de la viande : les sociétés ont toujours dû proposer des constructions complexes – un ensemble de prescriptions et de proscriptions plus ou moins contraignantes – afin de rendre acceptables la mise à mort des animaux et la consommation de leurs chairs. Ces contraintes pesant sur la production et l’ingestion de viande prennent de nombreuses formes en fonction des lieux et des époques : pour s’en convaincre, il suffit de penser à la ritualisation de l’abattage dans l’islam ou aux jours « maigres » dans l’Occident chrétien médiéval.
En Inde également, la viande est de longue date un aliment dont la production et la consommation sont régulées. Cette régulation renvoie à la dimension à la fois cosmique, sociale et biologique que revêt l’alimentation dans ce pays – j’aurai de nombreuses occasions d’y revenir par la suite. Dès à présent, retenons simplement que dans l’hindouisme – la religion majoritaire en Inde – les individus se définissent par ce qu’ils mangent. Théoriquement, ils sont ordonnés, au sein de la société et du cosmos, par « castes13 » hiérarchisées renvoyant à leur degré plus ou moins élevé de « pureté ». Pour stabiliser cet ordre, ils doivent manger des nourritures qui leur sont appropriées14. Selon cette règle, les individus considérés comme appartenant à des groupes de rang supérieur s’abstiennent généralement d’aliments carnés alors que ceux considérés comme étant plus bas dans la société sont des mangeurs de viande.
Mais cette distribution hiérarchisée des régimes alimentaires en contexte hindou est fortement simplificatrice. Une telle idéologie est avant tout théorique et relative. Elle n’est consignée dans aucune écriture canonique : en fonction des groupes, les attitudes sont multiples. Au cours de l’histoire, ces conceptions ont également été confrontées à l’arrivée des musulmans et des colons européens. Depuis plusieurs décennies, elles rencontrent les forces du capitalisme mondialisé. On peut alors supposer que de tels bouleversements économiques et culturels, marquant l’entrée de l’Inde dans une forme de « modernité », contribuent à faire évoluer les statuts de la viande. L’urbanisation, la mondialisation, la marchandisation, la croissance économique, l’émergence d’une classe moyenne, etc. : toutes ces dynamiques modifient les relations que les Indiens entretiennent avec un aliment aussi singulier. Comprendre ce qui arrive à la viande dans ce contexte, c’est là tout l’enjeu de cet ouvrage. Il est généralement admis que la croissance économique et l’urbanisation contribuent presque universellement à une augmentation de la consommation de viande et à une intensification de sa production15. Mais la modernité tend également à diffuser l’idée d’une nouvelle responsabilité des humains vis-à-vis des animaux et à dénoncer les dangers d’une carnivorie excessive16. Entre le végétarisme rituel hindou et la carnivorie à l’occidentale, entre la vache sacrée et le beefsteak issu d’abattoirs industriels, quels choix la société indienne contemporaine fait-elle ?
Pour répondre à ces questions, j’ai choisi d’appréhender l’alimentation comme un « fait spatial17 ». Dans l’État fédéré du Tamil Nadu, situé à l’extrémité sud-est de l’Union indienne (voir la carte 1) et principalement peuplé par le groupe ethnolinguistique des Tamouls18, j’ai « suivi », sur tout leur parcours, les animaux destinés à devenir de la viande, puis les multiples viandes ainsi obtenues19. Ce cheminement m’a conduit des pâturages et des fermes vers les marchés aux bestiaux, puis dans les abattoirs et les boucheries et, enfin, dans les restaurants et les foyers. Il m’a également fallu rencontrer des responsables publics, des militants d’associations et des professeurs de sciences vétérinaires. Croisant une approche géographique et une approche ethnologique, l’analyse proposée se fonde sur l’observation et la description de l’organisation matérielle et des pratiques des acteurs rencontrés, sans occulter néanmoins l’étude des discours et des représentations. Dans cette enquête, réalités « matérielles » et réalités « idéelles » du rapport à la viande se voient accorder une attention égale et sont étudiées dans leurs interactions réciproques20. Une autre précision est ici requise : dans cet ouvrage, le terme de « viande » est parfois entendu au sens restreint, parfois étendu à l’ensemble des « produits carnés » – à chaque emploi, le contexte permet de savoir quelle acception est choisie. Les cas du poisson et de la venaison, qui demanderaient des enquêtes spécifiques, notamment au sujet de leurs réseaux d’approvisionnement, sont relativement négligés.
Les enquêtes se sont déroulées principalement dans la ville de Chennai (voir la carte 2). La capitale du Tamil Nadu, anciennement appelée Madras, quatrième ville la plus peuplée d’Inde, compte environ 6 millions d’habitants. Chennai se caractérise par la diversité de sa population : diversité religieuse21, mais aussi du point de vue des castes, des professions et des revenus. La population tamoule, jadis considérée comme plutôt conservatrice, y est exposée à un flux croissant de biens, de capitaux, de personnes, d’idées. Le développement d’industries de la sous-traitance a contribué à l’émergence, à côté de l’ancienne classe moyenne née sous la présence britannique et constituée de bureaucrates, d’enseignants, de médecins ou d’avocats, d’une nouvelle classe moyenne composée d’ingénieurs, d’entrepreneurs et de gestionnaires. Cette classe moyenne – une terminologie qui mériterait le pluriel – est, elle aussi, diverse. Le National Council of Applied Economic Research (NCAER) l’a définie comme l’ensemble des foyers ayant un revenu annuel compris entre 200 000 et 1 million de roupies22 (entre 2 500 € et 12 500 € environ), ce qui représente environ 13 % de la population indienne en 2009-2010. Loin d’être une réalité objective, cette classe est avant tout un énoncé discursif, une revendication : il est souvent dit que font partie de la classe moyenne indienne celles et ceux qui ne se sentent ni en bas, ni en haut de l’échelle sociale23. C’est sur les membres de cette classe moyenne résidant à Chennai que s’est concentrée la plus grande part de mon attention. Plus particulièrement, j’ai effectué des observations et des entretiens détaillés relatifs aux pratiques liées à la viande dans trois quartiers distincts, Triplicane, Mylapore et Anna Nagar, qui présentent des contrastes de classes sociales (classes laborieuses, classes moyennes et classes supérieures) et de groupes religieux (hindous, chrétiens et musulmans).
Le deuxième terrain principal a été effectué à Kamachipuram, village agricole de 5 000 habitants, dans le block24 de Chinnamanur (district de Theni). Dans cette région, l’élevage d’ovins, de caprins, de bovins, de porcins et de volailles est pratiqué. Les distinctions de castes (au sens de jāti) y sont assez marquées. Dans le village de Kamachipuram, la principale caste (dite « dominante ») est celle des Nadars25 : ce sont avant tout des propriétaires terriens de confession hindoue, mais certains d’entre eux sont convertis au christianisme depuis quelques générations. On y trouve également des castes de « Dalits » (anciens « intouchables ») et des groupes tribaux, très minoritaires. De façon plus secondaire, j’ai effectué des recherches à Chinnamanur (42 000 habitants, district de Theni), gros bourg situé à proximité de Kamachipuram, à Hosur (116 000 habitants, district de Krishnagiri), dernière grande ville tamoule sur la route entre Chennai et Bangalore, et à Pondichéry (655 000 habitants, territoire de Pondichéry), ancien comptoir français au statut politique distinct du Tamil Nadu mais inclus dans l’aire ethnolinguistique de la « culture tamoule ».
Entamons notre parcours. Dans une première grande partie, je propose d’aller à la rencontre des mangeurs, en abordant la question de la consommation de viande. Puis je m’intéresse à la façon dont la viande est « fabriquée », en effectuant un cheminement le long de ses différents réseaux d’approvisionnement. La troisième partie dépasse le cloisonnement entre amont (production) et aval (consommation) : j’y étudie la façon dont la place et les statuts de la viande sont définis, négociés, dans l’espace public, dans l’espace politique et, plus généralement, dans l’espace social26.
1. Morin, 2011, p. 231.
2. Voir par exemple : http://www.fao.org/wsfs/forum2050/wsfs-forum/fr/ ; consulté le 14 septembre 2015.
3. Sur l’évolution de la consommation de viande en Chine, voir Sabban (1993) ou Watson (2014).
4. Source : FAO, Food Outlook, Biannual report on global food markets, mai 2015, p. 49.
5. Parmi les travaux portant notamment sur le végétarisme indien, on peut mentionner Alsdorf (2010 [1962]), Dumont (1966), Mahias (1985) ou Sébastia (2010). Sur la question de la place de la viande en Inde, on peut néanmoins citer Zimmermann (1982), Robbins (1999), Ahmad (2014) ainsi que les contributions au numéro spécial de la revue South Asia: Journal of South Asian Studies, coordonné par C. Osella (2008).
6. Le terme « significations » (meanings) a été proposé par S. Mintz dans son étude de l’histoire du sucre en Angleterre (2014 [1985], p. 40). Les significations de la viande ne lui sont pas intrinsèques. C’est dans leurs interactions avec la viande que les individus attribuent à cet aliment des significations particulières : les significations dérivent des usages qui sont faits de la viande et, en retour, ces usages réalisent, légitiment, des significations.
7. La chair est un « muscle strié enveloppé d’un tissu conjonctif, de tendons, de nerfs et de vaisseaux sanguins » (Patou-Mathis, 2009, p. 13).
8. Vialles, 2007, p. 198.
9. Sur la dénonciation écologique, voir par exemple Nicolino (2010) ou Thieme (2013). Sur l’argument moral, voir par exemple Foer (2010) ou Iacub (2011).
10. Emel et Neo, 2015, p. 2.
11. Sur les conséquences environnementales de la production de viande, voir le Meat Atlas (2014).
12. À ce sujet, voir Barrau (1983, p. 159) et Vialles (1998).
13. Le terme « caste » recouvre deux réalités : les varṇa (sk.) et les jāti (sk.). Le premier terme renvoie à une vision théorique et organiciste de la société, découpée en quatre ordres : les prêtres (brahmaṇa), les guerriers (kṣatriya), les marchands (vaiśya) et les artisans (śudra), auxquels il faut rajouter les soi-disant « hors-castes », anciennement nommés les « intouchables » et se désignant à présent comme les « Dalits ». Le deuxième terme (jāti) correspond à la fonction socioprofessionnelle ancestrale : il désigne des groupes endogames, héréditaires, hiérarchisés et localisés, formant une multitude de systèmes régionaux (Landy, 2002, p. 16). Habituellement, c’est cette dernière classification qui est mobilisée par les hindous et les chrétiens convertis.
14. Appadurai, 1981, p. 507.
15. On retrouve cette idée chez P. Pingali, économiste à la FAO (2006).
16. Emel et Neo, 2015.
17. Fumey, 2010, p. 19.
18. Le Tamil Nadu appartient à l’Inde méridionale, dont F. Durand-Dastès évoque les « singularités » : « les langues appartiennent au groupe dravidien », « le système des castes et des parentés conserve des aspects particuliers » et « de forts sentiments identitaires » y sont exprimés (1995, p. 238).
19. Selon une méthodologie d’enquête proposée notamment par le géographe britannique Ian Cook (Cook et al., 2006).
20. Ce positionnement à la fois méthodologique et épistémologique doit beaucoup aux travaux de M. Godelier (2010 [1984]).
21. En 2015, elle compte 81,3 % d’hindous, 9,4 % de musulmans et 7,6 % de chrétiens. Source : http://www.indiaonlinepages.com/population/chennai-current-population.html ; consulté le 20 août 2015.
22. Source : http://www.cgdev.org/doc/2013_MiddleClassIndia_TechnicalNote_CGDNote.pdf ; consulté le 18 septembre 2017.
23. Sur la classe moyenne, voir Donner et De Neve (2012).
24. Sous-division administrative d’un district.
25. Ancienne caste « intouchable » de collecteurs de sève de palme, reconvertie principalement dans le commerce et ayant connu depuis l’Indépendance une forte ascension sociale.
26. Le lecteur trouvera, en fin d’ouvrage, trois glossaires explicitant les termes employés : un premier des termes vernaculaires, un deuxième des castes, méta-castes, tribus et titres, et un troisième des plats et préparations culinaires.