13.
Howie

Howie s’agita légèrement sur sa chaise.

– Au fait, vous pourriez m’appeler Howie plutôt que Brocket ? Je sais, je vous avais dit de m’appeler Brocket, mais…

Clara hocha la tête.

– Bien sûr. Pourquoi pas ?

– C’est juste que, depuis la mort de ma mère, personne ne m’appelle plus Howie.

Il contempla ses mains.

– C’est comme si mon nom de famille me ramenait au pensionnat où je n’étais qu’un gosse à la merci de frère John. J’ai l’impression qu’une partie de moi est déjà morte là-bas, et que ça me tuera si je m’autorise à penser à cette époque.

Six mois s’étaient écoulés depuis que Howie avait comparu devant le juge, honteux et empli de dégoût envers lui-même. Grâce à l’intervention de Clara, il avait échappé à la prison, mais il avait dû se soumettre à l’obligation d’un entretien hebdomadaire avec elle. Ce jour-là, c’était leur dernier rendez-vous. Tous deux étaient devenus proches lorsqu’ils avaient découvert qu’ils avaient un passé commun. Quand Clara l’avait interrogé sur son histoire, Howie avait naturellement parlé de la Mission et avait été très étonné quand la jeune femme lui avait confié qu’elle y avait également été élève.

– À la Mission ? À l’école d’Arrowhead Bay ?

Au fond, il n’était pas vraiment surpris de ne jamais l’avoir rencontrée là-bas, où les garçons n’avaient pas le droit de parler aux filles, où ils étaient séparés dans tous les domaines.

– Oui, avait-elle confirmé. J’y suis restée dix ans avant qu’ils me laissent partir.

Durant un long moment, ils n’avaient même pas pu se regarder. Dans une atmosphère devenue soudain pesante, chacun s’était rappelé ses années de pensionnat.

– C’est la dernière fois qu’on se voit, Clara, déclara finalement Howie.

– Vous pensez pouvoir éviter les ennuis ?

– Grâce à vous, oui. Je n’aurais sans doute jamais trouvé de travail sans votre aide. Dans ma tête, j’étais toujours en prison. J’étais encore rongé par le désespoir alors qu’il n’y a plus de raison finalement.

Clara leva les yeux vers lui.

– Eh bien, vous et moi sommes libres aujourd’hui. Faisons en sorte que ça continue. Nous avons vécu trop longtemps sous la coupe des autres.

– Merci, Clara. Si vous n’aviez pas été là, je serais probablement retourné derrière les barreaux.

Ils s’approchèrent ensemble de la porte et demeurèrent quelques instants l’un en face de l’autre sans trop savoir quoi se dire. Clara finit par lui poser une main sur l’épaule. Il se pencha pour l’étreindre au moment où elle se détournait, et ils se cognèrent le nez. Ils éclatèrent de rire, puis Howie sortit, le cœur léger.

Il s’engagea dans Vine Street en direction de l’océan en songeant à Clara. Il refusait d’imaginer ce qui avait pu lui arriver à la Mission. À part qu’il avait été envoyé là-bas et quelques sous-entendus à propos du frère, il ne lui avait rien dit de sa vie au pensionnat. De son côté, elle ne lui avait pas non plus livré de détails. Il espérait de tout cœur qu’elle avait échappé au pire. Il s’assit sur un tronc d’arbre pour regarder les énormes bateaux qui mouillaient dans English Bay et les voiliers qui virevoltaient autour d’eux tels des papillons multicolores.

 

Le lendemain, après le travail, Howie retourna au Friendship Centre, dans Vine Street, où Clara exerçait ses activités. Elle s’apprêtait à plonger un sachet de thé dans sa tasse lorsqu’il entra, et une expression de surprise se peignit sur ses traits. Surprise qui se mua rapidement en inquiétude.

– Tout va bien, Howie ?

– Oui, oui, pas de problème.

Avec un sourire, il lui présenta le bouquet qu’il avait acheté dans une épicerie de la 4e Avenue et caché derrière son dos.

– C’est vrai, je ne suis plus obligé de vous voir, mais j’en ai très envie quand même, dit-il en lui tendant les fleurs. Accepteriez-vous de dîner avec moi ce soir ?

Clara laissa échapper un petit rire nerveux.

– Oh, je… Oui, pourquoi pas ? J’ai juste quelques petites choses à finir d’abord.

Elle laissa enfin tomber le sachet dans sa tasse.

– Et j’aimerais repasser chez moi avant, ajouta-t-elle.

– OK. Si on se retrouvait à l’Only ? C’est tout près d’où vous habitez, je crois.

– Et ils font la meilleure soupe du monde. Entendu, je vous y rejoins. Vers dix-huit heures, c’est bon ?

– D’accord, dix-huit heures.

Howie s’en alla, amusé de la voir qui le suivait des yeux d’un air légèrement déconcerté, son thé dans une main, les fleurs dans l’autre.

Ce soir-là, elle lui parut encore plus jolie que d’habitude quand elle entra dans le restaurant. Ses longs cheveux noirs formaient une belle natte dans son dos, et elle avait troqué ses vêtements de travail contre un jean et un chemisier ample sur lequel elle avait enfilé un gros pull en laine. Howie lui fit signe, un grand sourire aux lèvres. Elle le lui rendit en se glissant sur la banquette en face de lui.

– Et voilà, pile à l’heure.

– Oui, confirma-t-il. On est tous les deux ponctuels, apparemment.

Après avoir commandé, ils parlèrent de la fraîcheur inhabituelle pour la saison, de la façon dont se passait le travail de Howie, du parcours de Clara, qui l’avait conduite à offrir ses services au Friendship Centre, et enfin, de la Mission. Comme il s’agissait d’une rencontre personnelle, et non d’un entretien imposé par le tribunal, ils se sentaient tous les deux libérés, et l’atmosphère entre eux était détendue.

– Ce que je ne comprends pas, dit Clara à un certain moment, c’est pourquoi un Cri de la Saskatchewan comme vous a été envoyé dans un pensionnat en Colombie-Britannique.

Howie regarda les rues d’East Hastings derrière la vitre.

– Ah ça, mon amie, c’est une longue histoire.

Clara lui effleura la main.

– J’ai tout mon temps.

Alors, après avoir bu une gorgée de thé, Howie s’adossa à la banquette et se lança.

 

L’été où ma mère et moi avons pris le train pour l’Ouest fut le plus beau de ma vie. J’avais cinq ans, presque six. C’était la première fois que je montais dans un train et, au cours des semaines précédant notre départ, j’avais littéralement bombardé de questions ma malheureuse mère : « Où on va dormir ? Est-ce qu’il faudra emporter à manger ? Combien de temps dure le voyage ? Et si j’ai besoin d’aller faire pipi ? » Ma mère faisait preuve d’une immense patience, comme toujours, répondant aux mêmes interrogations encore et encore, me juchant sur la chaise de la cuisine quand je voulais cocher les jours sur le calendrier, me remettant au lit chaque fois que je me relevais dans la nuit, incapable de dormir tant j’étais excité.

Nous devions aller voir la sœur de ma mère, Mae. Ma mère n’avait jamais quitté la Saskatchewan et sortait rarement de la réserve. Pourquoi l’aurait-elle fait ? C’était son foyer, et celui de ses parents et grands-parents depuis l’époque où le Traité no 61 avait été signé par son arrière-grand-père, Pihew-kamihkosit, qui avait donné son nom à la réserve : Red Pheasant. Il n’en allait pas de même pour sa sœur. Mae avait épousé un mooniaw, et son rouquin de mari l’avait emmenée à plus de mille kilomètres, dans une ville forestière de la côte en Colombie-Britannique. Mais elle se retrouvait souvent seule, car son époux allait travailler durant de longues périodes dans les exploitations forestières. Nostalgique de sa sœur et de sa langue, elle avait convaincu son mari, Charlie, d’envoyer de l’argent à ma mère pour acheter des billets de train. Nous passerions tout l’été avec elle – le dernier pour moi avant que j’entre à l’école.

Le jour du départ, j’étais habillé de pied en cap et attablé dans la cuisine dès les premières lueurs de l’aube.

Ma mère a souri en franchissant le seuil, chargée d’une brassée de bûches pour la cuisinière à bois.

– Tu as réussi à dormir un peu ?

– On s’en va bientôt ?

J’avais du mal à tenir en place tant j’étais impatient.

– Tout doux, napaysis. Je veux que tu avales un bon repas chaud avant. On n’aura rien d’autre à manger pendant le voyage que de la bannique, des baies et de la viande séchée.

J’adorais quand elle m’appelait « petit homme ». Elle a mis les bûches dans la caisse. J’ai ouvert le volet de la cuisinière pour disposer le petit bois et je l’ai enflammé avec une allumette, comme elle me l’avait appris. Je me suis rassis à table tandis qu’elle alimentait le feu et mettait le porridge à chauffer sur la plaque en fonte.

– Maman ? Tu peux me redire ce que c’est, un océan ?

– De l’eau salée partout, aussi loin que ton regard se porte. Et la lune la fait avancer ou reculer le long de la côte.

– C’est vrai ? Comment c’est possible ?

– Eh bien, tu verras.

J’ai pris mon petit déjeuner en balançant mes jambes sous la table, la tête pleine d’images de lacs immense qui se remplissaient ou se vidaient sur ordre de la lune.

Après avoir mangé, j’ai aidé ma mère à débarrasser et lui ai montré que j’avais même fait mon lit. Puis nous avons fermé la maison et nous nous sommes assis sur le perron avec nos bagages pour attendre. Ma mère m’avait récuré la veille au soir dans la baignoire en acier galvanisé, qu’elle avait remplie avec de l’eau mise à chauffer sur la cuisinière. Mon Moshom, mon grand-père, devait nous emmener à la gare, et il n’a pas tardé pas à apparaître au volant de son vieux pick-up. Il s’est arrêté à plus de cinq mètres de la maison pour éviter d’envoyer de la poussière sur nos beaux habits. Il a chargé ensuite nos bagages à l’arrière, et nous sommes partis vers la ville. Je me suis agenouillé sur le siège pour contempler la maison par la vitre arrière. Durant quelques instants, j’ai senti mon estomac se nouer et j’ai failli demander à mon grand-père de faire demi-tour. Peut-être que j’avais l’intuition que je risquais de ne jamais revenir…

Je n’avais encore jamais vu de montagne, et j’ai enfoui mon visage dans le cou de ma mère quand le train a longé des falaises abruptes au pied desquelles les eaux tumultueuses venaient se fracasser. Je dévorais du regard les forêts denses et les pics déchiquetés qui semblaient se resserrer sur nous. J’étais fasciné par ce monde étrange, nouveau, qui défilait à toute vitesse sous mes yeux.

Ma tante Mae nous attendait à notre arrivée. Dans l’atmosphère bruyante et animée de la gare, ponctuée de sifflements, se sont bientôt élevés les rires mêlés de larmes des deux sœurs tombant dans les bras l’une de l’autre. Alors qu’elle nous guidait jusque chez elle à travers la petite ville, ma tante ne cessait de me câliner et de me répéter que j’étais devenu un grand garçon.

Les merveilles de la maison de Mae ont éclipsé rapidement celles du voyage : eau courante dans la cuisine, lumières électriques, toilettes… J’avais l’impression d’avoir pénétré dans un univers inconnu et excitant. Ma tante avait même un poste de télévision. Personne n’en avait à Red Pheasant.

– Sagastis, il est encore en train de tirer la chasse !

Ma fascination pour l’eau tourbillonnant dans la cuvette faisait rire ma tante. Quand je ne tirais pas la chasse, je tripotais les interrupteurs pour allumer et éteindre.

– Ça suffit, napaysis ! s’est exclamée ma mère en me saisissant la main.

– C’est de la magie, maman ?

Elle a fait non de la tête.

– Pas du tout, mon fils. C’est de l’électricité.

– C’est quoi, l’électricité ?

– C’est comme les éclairs, mais dans des fils.

J’ai ouvert de grands yeux en imaginant le crépitement des éclairs dans les fils derrière les murs de tante Mae. Sidéré, je me suis assis à la table de la cuisine.

– Je peux avoir un verre d’eau ?

– Tu n’as même pas soif, Howie ! s’est esclaffée ma tante.

Elle savait que j’avais juste envie de voir l’eau couler du robinet. Il n’y avait pas de tonneau d’eau de pluie chez Mae. Pas de lampes à pétrole non plus. Encore mieux : pas d’expéditions dehors pour aller aux toilettes en pleine nuit. Chez nous, ces allées et venues nocturnes n’étaient pas si terribles, grâce à la présence des caraganiers et des peupliers noirs qui arrêtaient le vent. Mais la maison de Mae était encerclée par d’immenses cèdres dont les branches oscillaient et projetaient le soir sur les murs de ma chambre des ombres effrayantes, semblables à des ailes et à des griffes noires, et je me faisais tout petit dans mon lit, convaincu qu’un wihtikow2 allait venir me chercher.

Les chaudes journées de ce bel été se succédaient à un rythme paisible et régulier, rappelant celui de l’océan si proche qu’on le voyait par la fenêtre de la cuisine. Nous allions presque chaque jour passer un moment à la plage, pour nager ou ramasser des coquillages. Mae et ma mère bavardaient à bâtons rompus en cri, pendant que j’examinais les algues exotiques, les bernard-l’ermite et les mouettes lâchant des mollusques sur les rochers pour les ouvrir. J’ai aussi mieux compris l’océan quand j’ai vu ma première marée haute sous la pleine lune. Au risque de croiser des ours et des lynx, nous faisions de longues promenades dans la forêt, heureux de rapporter un butin d’airelles, de myrtilles et de baies de saumon. Même si la mer et la forêt pluviale ne nous étaient pas familières, nous qui étions habitués aux plaines immenses et aux forêts boréales, rien n’altérait la sérénité de notre séjour. L’attitude des enfants du voisinage, qui m’évitaient, ne me dérangeait même pas. Ma tante m’expliqua que leurs parents l’évitaient aussi, ce qui avait eu pour effet de nous rapprocher encore plus, tous les trois.

Les soirées commençaient à fraîchir quand ma mère m’a annoncé que je n’avais plus que quatre jours à attendre avant mon anniversaire. Comme il n’y avait personne à inviter, ma tante et elle ont perdu un peu le sens de la mesure et ont fait des folies pour l’occasion. Elles ont acheté des ballons et de grandes banderoles colorées, bleu et vert. « Six ans ! Joyeux anniversaire ! » « Vive le roi de la fête ! » La façade de la maison croulait sous les décorations et les rubans. Des mètres et des mètres de guirlandes en papier crépon ornaient le salon, certaines autour des fenêtres, d’autres au plafond. Il y avait des baudruches dans tous les endroits stratégiques, et le clou de la fête a été le dessert. J’ai cru défaillir lorsque Mae est sortie de la chambre avec un gâteau d’anniversaire acheté dans un magasin. Je n’avais jamais goûté une pâtisserie comme ça. Je n’avais même jamais imaginé en avoir une rien que pour moi un jour.

– Va te mettre à côté de ta tante pour souffler les bougies.

Ma mère a pris une photo avec son appareil Brownie.

– Mae, tu veux bien en prendre une de nous deux ?

Je revois encore ces clichés, après toutes ces années : l’un avec mère, elle souriant à l’objectif, un bras passé autour de ma taille, moi les yeux écarquillés, le doigt tendu vers le gâteau. Un autre avec ma tante derrière moi, les mains sur mes épaules, approchant son visage ravi du mien, tandis que des volutes de fumée montaient des bougies.

– Est-ce que tu as fait un vœu ? m’a demandé Mae.

Je ne lui ai pas dit lequel, évidemment, parce que je voulais qu’il se réalise. Mon souhait était que cet été dure toujours, que nous puissions rester ainsi tous les trois pour l’éternité, si proches et en sécurité, à faire tout ce qui nous passait par la tête. J’avais reçu comme cadeaux des vêtements pour aller à l’école, mais je m’en réjouissais, car ils signifiaient que je n’étais plus un petit garçon. Je me voyais déjà arrivant en classe chez nous – un grand parmi les grands. Tante Mae m’avait aussi offert des petites voitures de différentes couleurs. Nous avons fait griller des saucisses dans le jardin pour le dîner et, lorsque nous en sommes arrivés à ce gâteau, j’étais déjà gavé de chipolatas, de chips, de bonbons et même de soda, que ma mère ne me laissait jamais boire d’habitude. J’étais ivre de bonheur et de bonnes choses.

Nous étions occupés à éteindre notre petit feu dans le jardin quand un prêtre est passé sur le chemin derrière la maison de ma tante. Sa soutane noire ressemblait à une robe pour homme à mes yeux, et je me suis retenu de rire. Je me souvenais aussi de l’avoir vu sur les marches de l’église le jour où nous étions arrivés de la gare, en train de parler à un homme qui réparait la porte-moustiquaire. Tante Mae amis un genou à terre et a incliné la tête. Ma mère a détourné le regard.

– Bonjour, mon père, a dit ma tante, souriante, en emballant les restes de guimauve.

– Bonjour, Mae. Alors, qui est donc ce garçon qui fête son anniversaire ?

J’ai été un peu surpris lorsqu’il m’a ébouriffé les cheveux.

– Oh, c’est le fils de ma sœur. Vous vous rappelez ? Je vous avais dit qu’ils devaient venir me voir cet été.

– Ah oui, c’est vrai. Alors, quel âge as-tu aujourd’hui, fiston ?

– Six ans, ai-je répondu avec fierté, tout en me cachant à moitié derrière ma mère.

– Eh bien, tu es presque un jeune homme aujourd’hui.

Le prêtre s’est tourné ensuite vers ma mère et ma tante.

– Bonne soirée, mesdames.

– Bonne nuit, mon père.

Ma tante a souri. Ma mère a frissonné. Nous ne fréquentions pas l’église.

Le souvenir de cet anniversaire spectaculaire ne m’a pas quitté pendant des jours, en partie grâce à la part de gâteau à laquelle j’avais droit quotidiennement, prélevée sur les restes abondants du festin dont ma tante nous avait régalés. Je n’avais pas d’autre préoccupation que de jouer et de me faire dorloter par ma mère et ma tante. Ma collection de petites voitures m’a occupé jusqu’à la fin de l’été : je passais mon temps à tracer des itinéraires parsemés d’obstacles sur la plage ou dans le jardin, et à transformer la rocaille de tante Mae en massif montagneux sillonné de routes périlleuses.

Ma tante sanglotait en aidant ma mère à préparer les bagages la veille de notre départ.

– Ne pleure pas, Mae. Ki sagahitin, niseem, a dit ma mère en la serrant dans ses bras.

– Moi aussi je t’aime, ma sœur. Sagastis, vous allez me manquer terriblement tous les deux.

– Je vais préparer du thé.

– Oui, un thé fait toujours du bien.

Mae s’est essuyée les yeux avec son tablier.

– Tapwe chi. C’est vrai, a approuvé ma mère en mettant la bouilloire à chauffer.

– Je vais concocter un dîner spécial ce soir, pour vous gâter. Oh, comme vous allez me manquer…

Ma tante m’a serré à m’étouffer.

Incapable d’imaginer nos journées sans elle, j’ai dû fournir un gros effort pour retenir mes larmes. Ce soir-là, j’ai grimpé sur une chaise devant l’évier, à côté de ma tante, et je l’ai aidée à faire la vaisselle pendant que ma mère finissait de boucler nos bagages. Mae m’a montré comment bien rincer les verres afin d’éliminer toute trace du savon qui donnait un mauvais goût à l’eau ensuite. Je m’apprêtais à ranger la dernière assiette quand un coup frappé à la porte nous a tous fait sursauter. Ma tante m’a jeté un coup d’œil interrogateur, puis a haussé les épaules. Tout en s’essuyant les mains sur son tablier, elle est allée ouvrir. C’était le prêtre qui s’était arrêté le jour de mon anniversaire. Mais cette fois, il n’était pas seul. Un policier se tenait à côté de lui, dominant ma tante de sa haute taille.

– Qu’est-ce qui se passe ? a demandé ma mère, qui arrivait du couloir.

– Mae, a dit le prêtre, nous sommes venus chercher le garçon pour l’emmener à l’école. Il a six ans, c’est la loi.

– Mais il n’habite pas ici, mon père. Sa maman et lui doivent rentrer chez eux demain.

Ma mère s’est avancée et, d’une légère pression sur l’épaule, m’a incité à aller me réfugier derrière elle.

– Nous partons demain, a-t-elle confirmé. Mon fils ira à l’école à Red Pheasant.

– Je regrette, madame, est intervenu le policier. Il est ici aujourd’hui, et comment puis-je être sûr que vous l’enverrez à l’école ? Il vient avec nous.

Sur un signe du prêtre, il s’est approché de moi, la main tendue.

– Non, non ! s’est écriée ma mère en me poussant dans un coin et en faisant rempart de son corps. C’est une erreur. Il va aller à l’école dans la Saskatchewan. Il y a déjà une place réservée pour lui.

Le flic s’est avancé vers elle.

– Écartez-vous, madame.

– Non, vous ne pouvez pas l’emmener !

Ma mère m’a saisi par la main et s’est précipitée vers la porte de derrière, mais l’homme avait déjà bondi sur elle. Il l’a repoussée brutalement. Elle est tombée en lâchant un gémissement de douleur tandis que le policier m’attrapait puis me hissait sur son épaule avant de se diriger vers la porte. Ma mère s’est élancée derrière lui, hurlant en cri, alors que ma tante implorait le prêtre qui marchait vers la voiture. J’ai vu ma mère se jeter sur le policier et le frapper de ses mains qui, pourtant capables et fortes, semblaient minuscules et impuissantes sur son large dos. Il m’a fait asseoir sur la banquette arrière, et aussitôt le prêtre s’est glissé à côté de moi, formant un mur entre ma mère et moi.

Le flic s’est tourné vers elle.

– Vous voulez aller en prison ? C’est la loi, je suis ici pour la faire respecter. Alors rentrez dans la maison.

– Laissez-moi le prendre dans mes bras, l’embrasser…, a supplié ma mère, la voix entrecoupée de sanglots.

– Rentrez tout de suite ou je vous arrête, a rétorqué l’homme.

Il a pris place au volant, a démarré et s’est éloigné.

En me retournant, j’ai vu par la lunette arrière ma mère qui s’effondrait au milieu de la rue, les mains sur le visage. Ma tante courait derrière la voiture en criant :

– Où l’emmenez-vous ? Où ?

Le policier a déposé le prêtre à l’église et a poursuivi sa route avec moi, son prisonnier, à l’arrière. Les virages me donnaient mal au cœur. Je ne savais pas où nous allions ni pourquoi ces hommes n’avaient pas voulu écouter ma mère.

– Où on va ?

Le policier ne parlait pas, on entendait juste le chuintement des pneus sur le bitume.

– Où est ma maman ?

La banquette arrière dégageait de faibles relents de vomi. J’ai balancé un grand coup de pied dans le dossier du siège conducteur en braillant :

– Ramenez-moi chez ma tatie ! Je veux ma maman.

J’ai continué à bourrer le siège de coups.

– Je veux ma maman !

Le flic a freiné brusquement, puis il a arrêté la voiture sur le bas-côté et est sorti pour ouvrir ma portière. Il s’est penché, m’a agrippé par les épaules et m’a secoué comme un prunier.

– Tu veux vraiment une raison de chialer, espèce de petit morveux ? Parce que je peux t’en donner une, crois-moi. Maintenant, tu te tais, compris ? Je te préviens : encore un coup de pied et tu sauras pourquoi tu pleures. Tu m’entends ?

– Oui…

Les yeux fixés sur l’étui de son arme, je me suis dit qu’il valait mieux obéir. Alors j’ai fermé les yeux en me mordant la lèvre pour ne pas pleurer.

Quand la voiture s’est arrêtée de nouveau, il me semblait qu’une éternité s’était écoulée. Le soleil déclinait à l’horizon, annonçant le crépuscule. Le flic est descendu et m’a escorté jusqu’à un bateau amarré à un ponton. Il m’a soulevé pour me tendre à un homme habillé comme un prêtre, mais en brun, pas en noir, qui m’a fait asseoir sur un siège au milieu de l’embarcation. Une quinzaine d’enfants s’y trouvaient déjà, blottis les uns contre les autres. Certains pleuraient, d’autres contemplaient l’horizon en silence. Tous paraissaient avoir à peu près mon âge. Les filles étaient regroupées d’un côté, les garçons de l’autre.

Après m’avoir installé, le religieux s’est tourné vers le flic.

– C’est tout ?

– Oui, c’est le dernier. Bonne chance, a répondu celui-ci, avant de repartir vers sa voiture.

Au même moment, le moteur du bateau a vrombi.

– Où on va ? ai-je demandé en me levant. Je veux rentrer chez moi !

Mes paroles ont agi comme un signal pour les autres. Quelques instants plus tard, tous les enfants fondaient en larmes.

– Regarde ce que tu as fait, m’a grondé le religieux. Tu es content ? Rassieds-toi et tiens-toi tranquille.

Il m’a repoussé et je suis retombé lourdement sur mon siège.

Lorsque nous avons atteint notre destination, le soleil s’était couché. Deux bonnes sœurs attendaient près du ponton. Le frère nous a fait débarquer, puis l’une d’elles a frappé dans ses mains.

– Maintenant, les enfants, mettez-vous en rang et ne bougez plus.

Elle nous a comptés en gratifiant chacun de nous d’une tape sur la tête, avant de se poster en face de nous.

– Bien, suivez-moi.

Nous avons gravi la pente le long d’un sentier sinueux. Au détour d’un virage, nous avons découvert une énorme bâtisse en briques rouges surmontée en son centre d’un clocher massif. Une nouvelle fois, la religieuse a frappé dans ses mains, et nous nous sommes immobilisés.

– Vous êtes ici dans votre nouveau foyer. Vous devrez nous obéir comme si nous étions vos parents.

La situation avait beau être effrayante, je me sentais étrangement calme. Je connaissais ma mère, j’étais certain qu’elle ne m’abandonnerait pas. Elle viendrait me chercher. Alors j’ai fait ce qu’on m’ordonnait. J’ai veillé à ne jamais arriver le premier ni le dernier, à ne jamais dire ce que je pensais, à ne jamais pleurer non plus quoi qu’il arrive. La nuit, je visualisais un calendrier dans ma tête, comme celui de la maison, et je cochais des jours imaginaires en attendant ma mère.

L’automne a cédé la place à l’hiver et l’hiver au printemps. À mesure que les mois passaient, je commençais à penser qu’il était arrivé quelque chose à ma mère. Et si le policier l’avait emmenée en prison ? Il y avait une raison à son silence, forcément… Lorsque l’automne est revenu, je tournais encore les pages de mon calendrier imaginaire, mais je ne savais plus trop pourquoi.

Moi qui n’avais jamais fait pipi au lit à la maison, j’ai mouillé mes draps dès la première nuit à la Mission, et toutes les autres par la suite. J’essayais pourtant de prendre toutes les précautions possibles. Après le petit déjeuner, je ne buvais plus rien de la journée, jusqu’à risquer l’évanouissement tellement j’avais soif. J’allais aux toilettes tous les soirs avant de me coucher. Mais en vain, hélas : je me réveillais chaque matin sur un drap mouillé et froid. Et, chaque matin, sœur Mary l’arrachait au matelas et l’enveloppait autour de ma tête comme un turban. Elle nous obligeait ensuite à traverser le dortoir ainsi accoutrés, moi et les autres fautifs, jusqu’à la buanderie, où on nous donnait un drap propre. Je sentais toujours la pisse, ce qui me valait des railleries et des sobriquets comme « Pisseuse » ou « Face de pisse ». Mais il y avait pire, bien pire… Des choses qui se produisaient la nuit et auxquelles j’essayais de ne pas penser, que je tentais d’effacer complètement de mon esprit. Je m’efforçais de ne pas attirer l’attention, de rester dans mon coin en espérant survivre à une nouvelle journée – jour après jour, mois après mois, année après année.

Kenny, qui dormait dans le lit voisin du mien, faisait vivre un enfer à ceux qui me harcelaient. Je crois que je n’aurais pas tenu le coup sans lui. Je me cachais souvent dans les fourrés bordant le terrain du pensionnat juste pour avoir un répit, oublier ma peur un moment. J’avais si faim qu’il m’arrivait de manger de l’herbe. Un jour, Kenny m’a surpris en train d’en avaler une poignée. Sur le moment, pensant que c’était le frère, j’ai eu une belle frayeur. Puis, embarrassé, je me suis essuyé la bouche.

– Je t’ai pris pour le frère.

Kenny a souri.

– Non, c’est que moi. Arrête de bouffer de l’herbe.

Il a ôté les brins encore collés à mes lèvres.

– Je sais que t’as faim, mais y a d’autres trucs meilleurs. Viens, je vais te montrer.

Cet après-midi-là, nous nous sommes rempli l’estomac avec des plantes que Kenny connaissait bien.

– Ça, c’est de l’épilobe, m’a-t-il expliqué. Il faut l’éplucher. C’est tendre à l’intérieur et très nourrissant. Ces crosses de fougère, là, sont bonnes aussi. Wilfred et moi, on les met de côté pour les faire griller quand on peut se faufiler dehors assez longtemps pour allumer un feu.

– Kenny ? Je voudrais voir ma maman. Je sais même pas où elle est. Je vais avoir neuf ans cette année. Pourquoi elle est pas venue me chercher ?

– Si elle a essayé de te voir, ils l’ont sûrement chassée. Ou peut-être même envoyée en prison.

Je ne voulais pas penser à ma mère en prison. Kenny et moi avons rempli nos poches de crosses de fougère. L’estomac plein, pour une fois, nous sommes retournés à l’école en mâchonnant des tiges d’épilobe.

Le lendemain, je me suis réveillé à l’hôpital d’Orca Bay. Je ne me rappelais pas comment j’y étais arrivé. La dernière image que j’avais en tête, c’était celle de frère venant encore me chercher dans le dortoir pour me porter jusqu’à sa chambre. Cette fois, il m’avait également frappé si fort que j’étais tombé par terre. J’avais le visage enflé et meurtri, et de terribles élancements au niveau des fesses. Je me suis mordu la lèvre pour que cette douleur-là m’aide à oublier les autres et tout le reste.

C’était étrange pour moi de me trouver loin de l’école et de la surveillance constante de sœur Mary. L’infirmière était gentille. Elle me donnait des bonbons, mais je ne pouvais penser qu’à ma mère et à notre maison. Les collines de Red Pheasant, couvertes de pins, s’effaçaient peu à peu de ma mémoire. Je me suis même demandé si j’allais oublier ma mère. Je me suis couché en chien de fusil dans le lit. Je ne voulais pas pleurer, mais ça a été plus fort que moi et bientôt mon oreiller était tout trempé. Il faisait chaud dans cette chambre, bien plus que dans le dortoir plein de courants d’air à la Mission, et j’ai fini par m’endormir.

J’ai été réveillé par la gentille infirmière.

– Comment te sens-tu, Howie ? Un peu mieux ?

J’ai frotté mes yeux gonflés, grimacé, puis hoché la tête.

– Il y a quelqu’un ici qui voudrait te voir. Tu te sens en état de recevoir une visite ?

J’ai hoché de nouveau la tête, inquiet. Elle a dû voir la peur dans mes yeux, parce qu’elle m’a caressé la main.

– Je crois que ça te fera plaisir, a-t-elle ajouté.

Le bruissement de sa blouse blanche amidonnée quand elle a quitté la pièce m’a rappelé celui de la robe de la sœur.

En entendant des voix étouffées devant la porte de ma chambre, je me suis redressé sur mon lit. Je pouvais à peine respirer, j’attendais. La voix de l’infirmière s’est élevée, plus forte :

– Veillez à le ménager et ne restez pas trop longtemps. Il a besoin de repos pour guérir.

J’ai fermé les yeux un instant. Lorsque je les ai rouverts, j’ai découvert ma tante Mae sur le seuil. J’ai aussitôt essayé d’escalader les barrières de mon lit pour la rejoindre, mais elle a levé les mains pour m’en empêcher et s’est précipitée vers moi. Elle m’a enlacé le plus délicatement possible. La tête sur sa poitrine, j’ai éclaté en sanglots.

– Ne pleure pas, a-t-elle murmuré, c’est presque fini.

Elle m’a relâché juste le temps d’examiner mon visage, puis m’a de nouveau entouré de ses bras.

– Oh, Howie…

– Tatie !

Serrés l’un contre l’autre, nous avons laissé libre cours à notre chagrin.

– Où est maman ? ai-je demandé en jetant un regard éperdu autour de moi.

Elle a caressé mon visage enflé, m’a essuyé le nez et m’a tapoté les cheveux.

– Elle n’a pas eu le droit de venir te voir. Elle s’est battue comme un beau diable pour essayer de te reprendre, mais ils ont refusé. Ils lui ont dit qu’elle irait en prison si elle tentait de te faire sortir du pensionnat.

– Mais elle est où ? Je veux ma maman.

Je n’arrivais plus à retenir mes larmes.

– Ne t’inquiète pas, mon chéri, elle est ici, à Orca Bay. Elle m’attend sur le bateau de ton oncle Charlie.

– Je peux partir avec toi ?

– Non, Howie, il faut d’abord que tu ailles mieux et que tu retournes à l’école. Les infirmières appelleront la police si je t’emmène maintenant. Mais nous avons un plan. Est-ce que tu peux descendre jusqu’au ponton du pensionnat, le soir ?

– Oui, Kenny a l’habitude de sortir la nuit pour aller chercher à manger. Il m’aidera.

– Bien. Nous nous débrouillerons pour savoir quand tu retourneras à la Mission. Tant que tu seras à l’hôpital, je te rendrai visite tous les jours. Et quand tu seras de retour là-bas, il faudra que tu descendes au ponton le soir même. Avec ton oncle et ta mère, nous avons navigué dans cette baie. Nous avons déjà repéré les lieux. C’est d’ailleurs comme ça que nous les avons vus t’emmener sur le bateau. Ensuite, nous les avons suivis jusqu’à cet hôpital. Une vedette de la police nous a arrêtés la semaine dernière, mais ton oncle a réussi à les convaincre que nous étions là pour pêcher et récupérer des troncs à la dérive. Maintenant, quand ils nous croisent, ils se contentent de sourire et de nous saluer.

J’ai passé la semaine à reprendre des forces, savourant chaque minute des visites quotidiennes de ma tante. Elles me faisaient nettement plus de bien, me semblait-il, que les médicaments apportés par l’infirmière dans un petit gobelet en carton. Je chargeais Mae de transmettre des messages à ma mère, qui m’en adressaient d’autres, pleins de tendresse, m’assurant que nous allions bientôt nous revoir.

Le huitième jour, après le départ de ma tante, les religieux sont venus me chercher pour me ramener à l’école. Rien ne l’y obligeait, pourtant frère John a insisté pour me porter jusqu’au dortoir. Il m’a mis au lit sans me regarder. Peu après, Kenny se glissait auprès de moi. J’en ai eu aussitôt les larmes aux yeux. Lui, plus que tout autre, savait ce que j’avais enduré.

– T’inquiète pas, Howie. Tout ira bien pour toi maintenant.

– Sûrement, oui. Et pour toi aussi, Kenny. Mais j’ai besoin de ton aide.

Je lui ai parlé du bateau de mon oncle Charlie et du plan.

– D’accord, je reviendrai plus tard, quand tout le monde dormira. Bon, je dois redescendre, il faudrait pas qu’on me surprenne ici.

Je suis resté au lit toute la journée, à regarder dehors par les hautes fenêtres. Sœur Mary m’a monté un plateau pour le dîner.

– Ne va pas t’imaginer que ce sera tous les jours comme ça, m’a-t-elle prévenu. Demain, tu reprendras ton emploi du temps habituel avec les garçons.

– Oui, ma sœur.

Après la nourriture de l’hôpital et toutes les bonnes choses que m’apportait ma tante, l’infâme mixture du pensionnat m’a paru encore plus rebutante. Une fois la sœur sortie, j’ai repoussé le plateau et me suis rallongé, guettant la cloche qui annoncerait l’heure du coucher.

Enfin, les garçons sont entrés dans le dortoir après s’être brossé les dents. Même certains des plus méchants avec moi sont venus me dire qu’ils espéraient que j’allais mieux. Puis Kenny s’est approché à son tour.

– Fais semblant de dormir, m’a-t-il glissé à l’oreille. Je te ferai signe quand la voie sera libre.

J’ai eu l’impression d’attendre une éternité. Lorsque, enfin, tout le monde s’est assoupi, Kenny s’est levé discrètement et m’a pressé l’épaule. Nous nous sommes habillés en hâte et j’ai enfilé mes bottes. Il m’a conduit vers la porte donnant sur l’escalier de secours, a forcé la serrure comme lui seul savait le faire et l’a tenu ouverte pour moi. La lumière rouge du panneau de la sortie de secours donnait une teinte orange irréelle à nos visages. Dehors, la pleine lune brillait, encore basse dans le ciel.

– Vas-y, je vais monter la garde, a chuchoté Kenny. Si quelqu’un arrive, je me débrouillerai pour faire diversion. Marche vite, mais pas trop non plus. Regarde où tu mets les pieds. Tâche de pas tomber et essaie d’avancer en silence. Tes bottes risquent de résonner sur le ponton, alors enlève-les quand tu l’atteindras.

J’ai hoché la tête. Au moment de m’engager dans l’escalier, je me suis retourné vers lui. Mon ami.

– Vas-y, a-t-il répété d’un ton pressant.

– Kenny…

– Dépêche-toi, avant que quelqu’un se réveille !

Je suis descendu à pas prudents, cramponné à la rampe, en priant pour que personne ne me voie. Je me sentais tellement exposé ainsi, sur l’escalier extérieur… Une fois parvenu sous les cèdres, j’ai progressé le long des broussailles denses qui bordaient le terrain. Je me suis arrêté à l’entrée du chemin menant au ponton et j’ai regardé autour de moi. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. J’ai retenu mon souffle et tendu l’oreille. Rien. Aucun son ne troublait le silence de la nuit, et la lune projetait une clarté suffisante pour me guider.

J’ai dévalé le chemin jusqu’au ponton. Il était bien là – le bateau, tous feux éteints, moteur coupé. Maman ! Je me suis élancé. Les semelles de mes bottes ont tapé si fort sur les planches que j’ai imaginé le bruit se répercutant par-dessus les arbres jusqu’à la chambre du frère. J’ai pilé net, manquant de perdre l’équilibre. Sans quitter des yeux la silhouette sombre de l’embarcation, je me suis accroupi pour me déchausser. Puis j’ai couru aussi vite que mes jambes me le permettaient, cherchant déjà du regard quelqu’un ou quelque chose qui me permettrait de monter à bord – une échelle, un tabouret, n’importe quoi. Soudain, une main m’a saisi et hissé par-dessus le bastingage. Le moteur a rugi. Prenant le relais de ma tante, mon oncle Charlie m’a pris dans ses bras pour me confier à ma mère sur le pont inférieur. Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre.

– Napaysis, napaysis, mon petit homme !

Ma mère sanglotait en me serrant sur son cœur.

Nous avons filé à travers la baie, puis avons accosté pour récupérer la voiture qui nous attendait. C’était un plan bien ficelé. Près de cette Plymouth Valiant banale qui nous conduirait vers la liberté, ma mère et moi avons serré fort contre nous tante Mae, qui en a profité pour me fourrer un objet dans la paume. Puis, les yeux embués, elle nous a dévisagé longuement.

– Sois sage, mon garçon. Aide bien ta maman. Nous viendrons vous voir dès que possible.

Elle m’a embrassé une dernière fois.

– Comment te remercier, Charlie ? a dit ma mère, qui a essuyé ses larmes sur sa manche avant d’enlacer mon oncle. Tu es le meilleur des hommes.

– C’est ton fils, Sagastis, a-t-il répliqué. Tu es la seule à avoir le droit de l’élever. Maintenant, partez. Ils ne remarqueront sans doute pas son absence avant le lever du jour, mais vous avez pas mal de route à faire et il faut que vous ayez traversé la frontière avant qu’ils donnent l’alarme. Appelez-nous en PCV quand vous serez de l’autre côté.

– Oui, Charlie. Et n’oubliez pas, on vous attend !

Ma mère m’a fait monter du côté passager. Elle a couru ensuite s’installer au volant, a lancé son sac à mes pieds, a claqué sa portière et, après avoir salué une dernière fois Mae et Charlie, a démarré en trombe.

À cet instant seulement, j’ai ouvert ma main. Ma tante m’avait donné une petite voiture rouge. J’ai refermé mes doigts dessus puis j’ai posé la tête sur les cuisses de ma mère. Elle a roulé ainsi pendant tout le voyage, une main sur le volant, l’autre sur mon épaule.

 

Durant tout le récit de Howie, Clara était restée penchée au-dessus de la table pour ne pas en perdre une miette, car il s’était exprimé à voix basse de peur que les autres clients ne l’entendent. Elle poussa un profond soupir puis s’adossa à la banquette rembourrée.

– Putain d’école !

– Vous croyez qu’on en sera libérés un jour ?

– Faites-moi penser à vous parler de Mariah.

– Vous pouvez me parler d’elle maintenant, suggéra Howie, qui paraissait épuisé.

– Non, ce n’est peut-être pas le meilleur moment.

Clara fit signe aux serveurs qui les observaient, les sourcils froncés. Ils les avaient interrompus plus d’une fois pour leur demander s’ils désiraient autre chose. Comme c’était le meilleur restaurant chinois de la ville, une bonne dizaine de clients faisaient la queue devant la porte, attendant une table.

– Je vais vous raccompagner, déclara Howie.

Il régla l’addition et tous deux sortirent dans la fraîcheur du soir. Chacun se mura dans le silence pendant le court trajet jusqu’à l’appartement de Clara.

Lorsqu’ils arrivèrent, elle lui sourit.

– Je vous offre un thé ? Ou autre chose à boire ?

Howie acquiesça et ils montèrent au deuxième étage, où se trouvait le studio de Clara. Il la regarda allumer la bouilloire, avant de détourner les yeux quand elle reporta son attention sur lui. Elle posa deux tasses sur la table puis s’assit à son tour.

– Vous vous rappelez ce que je vous ai raconté sur mon expédition aux États-Unis ? Sur mon accident ?

Il sourit.

– Oui. Un truc de dingue.

– Eh bien, le soir où je suis arrivée de l’autre côté de la frontière, on m’a emmenée chez la vieille femme.

Clara croisa les bras.

– Je vais vous parler de Mariah.

De nouveau, Howie sourit.

– D’accord, je vous écoute. J’ai toute la nuit.