8.
Clara

Alors que Lucy était tout à son nouveau rôle de mère au foyer, Clara devint une présence fantomatique dans la maison de Frances Street, qu’elle quittait parfois plusieurs jours d’affilée. Elle passait son temps au Centre communautaire indien, le Friendship Centre, où elle se tenait au courant des manifestations et autres mouvements de protestation organisés par l’American Indian Movement1 des deux côtés de la frontière. Il y avait un petit téléviseur en noir et blanc dans un coin de la salle et, un jour qu’elle s’ennuyait à l’heure du déjeuner, elle l’alluma et s’installa dans le vieux fauteuil inclinable donné par l’un des membres. Sur l’écran apparut l’image à gros grain d’un groupe d’Indiens rassemblés devant une grande église blanche, puis la caméra zooma sur une femme mince, le poing en l’air, à qui l’on tendait un micro. Une voix se détacha du brouhaha ambiant pour demander : « Dites-nous pourquoi vous êtes ici, Mae. » La femme regarda droit vers la caméra, intrépide, furieuse et déterminée. « Pour qui se prennent-ils, tous ces Blancs ? Notre peuple a sauvé leur misérable peau quand ils ont débarqué, morts de faim et de froid. Et comment nous ont-ils remerciés ? En répandant la haine et le meurtre. Ils n’étaient pas si nombreux, mais tout a changé. Nous ne sommes pas si nombreux, mais nous aussi nous changerons tout, et je suis prête à sacrifier ma vie pour reprendre ce qui nous appartient. » Clara fut impressionnée par le courage de cette inconnue prête à se battre. Elle y repensa pendant des semaines, jusqu’au moment où elle sut qu’elle devait partir. Au terme d’une longue négociation avec l’un des habitués du centre, elle devint la fière propriétaire d’une Ford Falcon borgne.

Accompagnée de son chien, John Lennon, elle atteignit le poste frontière à Osoyoos au lever du jour. En voyant le regard du garde s’attarder sur elle, puis sur John Lennon et enfin sur le phare cassé de la voiture, elle comprit qu’elle n’était pas près d’arriver à Omak. L’homme se comportait comme s’il n’avait jamais vu de robe à rubans traditionnelle. Il entreprit de fouiller la Falcon avec autant d’application que s’il s’agissait d’une cellule de détenu, expédiant toutes ses affaires par terre. Il alla même jusqu’à déchirer le sac de croquettes de John Lennon, avant de se camper devant Clara, la toisant de derrière ses grosses lunettes noires, personnage sorti tout droit d’un film de Paul Newman.

– Z’avez votre carte d’indienne ?

Clara récupéra le contenu de son sac disséminé sur le sol, fourragea dans son portefeuille et lui tendit la carte.

– Oui, je l’ai.

L’homme la lui arracha des mains. À côté d’eux, au milieu de ses croquettes éparpillées, John Lennon avait l’air tout triste. « On cherche des marchandises de contrebande », avait affirmé le garde qui aurait pu jouer dans Luke la main froide, en les sortant du sac par poignées.

– Vous m’avez dit que vous alliez où, déjà ? demanda-t-il.

– À Portland.

– Qu’est-ce que vous allez faire là-bas ?

– Ça ne vous regarde pas. Cette carte m’autorise à aller où je veux. C’est ce que dit le traité Jay2.

John Lennon se coucha sur le bitume en poussant un profond soupir, et Clara dut serrer les dents pour ne pas sourire. Ce chien n’avait pas son pareil pour cerner les humains.

Lorsqu’elle l’avait ramené à la maison, Lucy avait protesté haut et fort. Elle avait peur que John Lennon, alors un chiot pataud, haut sur pattes et prompt à donner des coups de langue, soit un danger pour le bébé. Si Clara n’avait pas traversé le parc aussi tard, jamais elle n’aurait vu cette femme jeter le chiot hors de sa voiture. Elle l’avait poursuivie en criant. Qu’est-ce qui lui prenait ? « Je ne peux rien en faire », avait répliqué la conductrice. Alors Clara l’avait emmené. Et Lucy avait cessé de se plaindre de sa présence quand elle avait vu sa fille tomber en adoration devant lui.

– C’est quoi, ça ? questionna le garde en saisissant dans ses grosses paluches la plume d’aigle qu’elle avait délicatement emballée.

– Bas les pattes ! riposta Clara. Propriété de la Native American Church. Vous n’avez pas le droit d’y toucher.

John Lennon soupira de nouveau.

Le garde repartit vers sa guérite en bombant le torse, mais Clara le vit jeter un coup d’œil vers l’embouteillage qui se formait derrière la Falcon immobilisée, coffre ouvert, entourée d’un amas de vêtements et de matériel de camping.

– T’en fais pas, mon grand, dit-elle à son chien. C’est qu’un gros porc.

Elle gratta la large tête fauve de John Lennon, sur laquelle sa main paraissait minuscule. D’après la femme qui l’avait abandonné, il avait du sang de ridgeback, une race de molosses utilisés pour la chasse au lion. « Mais c’est pas un pure race », avait-elle précisé. Un chien de berger avait sailli la mère, gâchant la portée.

– On s’en fout, John Lennon, tu es parfait.

Le garde revint vers elle sans plus lui accorder aucune attention, comme si elle était devenue aussi blanche que Doris Day.

– Remballez tout ça, m’dame, et circulez.

Il lui rendit sa carte, qu’il laissa tomber par terre au moment elle allait la saisir. Clara attendit pour la ramasser qu’il lui ait tourné le dos, puis elle la glissa dans la poche arrière de son jean.

Alors qu’elle récupérait ses sous-vêtements éparpillés parmi les croquettes, elle murmura à John Lennon :

– C’est bon, je crois qu’il en a marre de nous.

Le chien retroussa les babines, donnant l’impression de sourire. Clara prit le temps de bien ramasser toutes les croquettes – pas question que John Lennon meure de faim à cause de ce mufle –, puis démarra sans se presser. Le patrouilleur de l’État de Washington, garé dans sa voiture de l’autre côté de la frontière à Oroville, n’attendait sans doute que l’occasion d’interpeller une Indienne et son chien. Bien consciente qu’il la suivait des yeux, elle ne lui accorda pas un regard au passage. Après avoir inséré une cassette de Buffy Sainte-Marie dans le lecteur, elle appuya sur la pédale d’accélérateur, mais pas trop fort.

Wolf Rider she’s a friend of yours

You’ve seen her opening doors,

She’s a history turner, she’s a sweetgrass burner

And a dog soldier

Ah hey way hey way heya3

Elle se mit à chanter à tue-tête, essayant d’atteindre la puissance de la voix unique de Buffy.

Lightning Woman, Thunderchild

Star soldiers one and all oh

Sisters, Brothers all together

Aim straight, Stand tall4

Elle s’arrêta sur la première aire de stationnement pour laisser John Lennon se dégourdir les pattes pendant qu’elle rangeait ses affaires. Il n’y avait pas de place pour la pagaille dans une Ford Falcon de 1961 où se trouvaient la plupart de ses possessions terrestres et un chien géant. Elle abaissa le siège passager au maximum afin qu’il puisse avoir plus d’espace. Un sourire naquit sur ses lèvres au souvenir de la première fois où quelqu’un l’avait entendue l’appeler dans la rue. Aujourd’hui, elle s’était habituée à voir les visages interloqués autour d’elle quand elle criait : « John Lennon ! John Lennon ! »

Cette fois, elle n’eut pas besoin de l’appeler. Quand elle eut remis l’habitacle en ordre, il lui suffit d’ouvrir la portière côté conducteur pour voir le chien revenir vers elle, bondissant à travers les herbes folles à fleurs violettes, langue pendante. Herbes folles, mauvaises herbes… Elle se souvint de George lui disant un jour que, pour les Blancs, les Indiens étaient comme des mauvaises herbes – quelque chose dont il fallait se débarrasser pour avoir un beau jardin. Il avait ajouté que les mauvaises herbes étaient des fleurs indigènes. « Tu es une fleur indigène, Clara. Ne te considère jamais comme une mauvaise herbe. » C’étaient les mots qu’il avait employés.

John Lennon frotta sa tête contre la hanche de sa maîtresse, sa manière à lui de la saluer, puis sauta sur le siège conducteur, où il resta quelques instants avant de ramper jusqu’à sa place.

– Espèce de dingo, va ! lança Clara en s’installant à son tour puis en essuyant la bave sur le volant.

Elle passa la première et s’engagea de nouveau sur la Route 97 en direction d’Omak. Oliver, Osoyoos, Oroville, Omak… Des « O » à n’en plus finir. Tout en s’interrogeant sur tous ses « o », elle baissa le volume de la musique, et John Lennon se roula en boule à côté d’elle. Buffy et ses choristes étaient comme une bouffée d’air frais chassant les remugles laissés par sa rencontre avec le flic de la frontière. La pensée du sandwich aux œufs qu’elle s’offrirait à Omak lui mit l’eau à la bouche. Et soudain, elle se remémora ce moment où George lui avait montré que ce qu’elle prenait pour des mauvaises herbes dans son cœur étaient en réalité des fleurs sauvages violettes.

 

Ce jour-là, Clara traînait au Friendship Centre, dans Vine Street, en espérant glaner un bol de soupe. Harlan venait de les renvoyer du Manitou, ses amies et elle, après que Lucy avait réussi son examen, et elle se retrouvait totalement démunie. Elle n’avait plus d’argent, plus rien à manger. De nombreux Indiens se pressaient autour d’elle. L’endroit était bondé et, dans la salle de réunion, des rangées de chaises avaient remplacé le fouillis habituel de tables – en général occupées par des métiers à tisser les perles, des journaux, des affiches en cours de réalisation, ou encore des tasses de café et des cendriers à moitié plein. Dans l’assistance dominaient les couleurs vives des chemises et robes à rubans traditionnelles, rehaussées de colliers en os et de boucles d’oreilles en perles. Au début, Clara se sentait nerveuse lorsqu’elle entrait dans cette pièce où l’identité indienne s’affichait au grand jour. Si les élèves s’étaient présentés à la Mission dans une telle tenue, sœur Mary leur en aurait fait passer l’envie à coups de pagaie en cuir, avant de les obliger à récurer les escaliers. Quoi qu’il en soit, si elle ignorait pourquoi tant de monde était rassemblé ce jour-là, Clara se réjouit de voir qu’il y avait un vrai festin pour le déjeuner : pain frit, myrtilles, cookies et deux grands saladiers de soupe, l’une au saumon, l’autre à la viande de cerf séchée. Pas de cous ni de dos de poulet, pour une fois. Les personnes présentes déambulaient, mangeaient, souriaient et bavardaient sous un nuage de fumée de cigarette.

Le gros tambour était de sortie, et plusieurs Indiens à l’air sévère, arborant d’épaisses tresses brillantes, mâchaient de la léwisie, se chauffaient la voix et plaisantaient entre eux tout en prenant place autour de l’instrument. Le brouhaha se calma peu à peu dans la salle. Quand ils entonnèrent le chant de l’American Indian Movement, Clara sentit des frissons la parcourir. Elle ne s’expliqua pas les larmes qui lui montaient aux yeux. Il fallait que cela sorte. Mais pas question qu’on la voie pleurer. La porte latérale était maintenue ouverte par une brique. Elle se coula dehors et se laissa tomber sur la dernière marche du perron.

L’orateur déclara qu’il s’appelait George et qu’il était venu parler de ce qui se passait à Wounded Knee5. Il évoqua Alcatraz6 et toutes les manifestations des dernières années qui avaient contribué à donner aux Indiens le sentiment qu’ils pouvaient se faire entendre. Il raconta ensuite que des milliers d’entre eux avaient organisé une marche jusqu’à Washington, formant une immense caravane surnommée le « Trail of Broken Treaties7 ». Clara avait l’impression que sa tête allait exploser. Des Indiens avaient occupé Alcatraz ? D’autres se rendaient à Washington pour réclamer plus de justice ? Assise là au soleil dans le quartier de Kitsilano, tandis que des hippies lui souriaient en passant, enveloppés par l’odeur de la marijuana, et que les chants résonnaient encore à ses oreilles, elle fut saisie par une peur viscérale – pas à cause d’un danger ou d’une menace qui l’aurait poussée à fuir, rien de la sorte, mais parce que tout cela paraissait trop beau pour être vrai. Imaginant que les Indiens envahissaient la Mission, elle retourna dans la salle.

 

John Lennon bâilla. Clara s’arrêta à Omak et se dirigea vers le Good Morning Diner, faisant crisser le gravier sous les pneus de la voiture. Le chien s’agita, pressentant un arrêt imminent. Clara sortit, fit le tour de la Falcon et entrouvrit la vitre de son côté.

– Je reviens tout de suite, mon beau.

Elle entra dans le bar, où Bobbie – son prénom était écrit sur son badge – lui sourit. Clara avait fait plusieurs fois halte dans cet établissement quand elle descendait vers le sud. Elles échangeaient toujours quelques considérations sur la météo et la circulation pendant que la serveuse lui préparait son sandwich aux œufs et un steak à emporter pour John Lennon.

– Le café est prêt ? demanda Clara en se juchant sur un tabouret.

– Il arrive. Comme d’habitude ?

Bobbie avait passé la commande à son mari, qui râlait en cuisine, avant même que Clara ait pu répondre. Puis elle lui apporta la cafetière en pestant.

– Bon sang, il ferait mieux de changer de métier, ce vieux grincheux ! On pourrait croire que ça va le tuer de se lever de bonne heure. Et alors ? Moi aussi, je me lève tôt. Vous devriez voir sa tête le matin dans la voiture…

Clara sourit, puis avala une gorgée de café chaud.

– Merci, j’en avais besoin.

Bobbie laissa échapper un petit rire puis, de la tête, indiqua la Falcon sur le parking. John Lennon tentait de passer la tête par l’ouverture de la vitre, cherchant manifestement sa maîtresse.

– Il n’aime pas que vous soyez loin de lui, hein ?

– Non, répondit Clara. Et pour moi c’est pareil.

– Des fois, je me dis que j’échangerais bien Bert contre un chien.

– Hé, j’ai entendu ! s’exclama l’intéressé depuis la cuisine, en posant la commande sur le passe-plat. N’oublie pas son café à emporter, ma reine de l’aube.

Bobbie sourit en remettant à Clara sa commande, ainsi qu’un énorme gobelet de café.

– Ah, les hommes… On ne peut pas vivre avec eux mais on ne peut pas non plus leur coller une balle. Bon, vous allez où, ce coup-ci ?

– Dans le Dakota du Sud.

– Vous avez de la famille partout, vous ! Soyez prudente au volant, d’accord ?

– Promis. Allez, à la prochaine !

Une fois dehors, Clara vit Bobbie qui la saluait de la main derrière la vitre quand elle libéra John Lennon et lui offrit son steak, dont il ne fit qu’une bouchée. Adossée au capot, elle mangea son sandwich aux œufs – une spécialité de Bert, bonne à se damner –, tandis que le chien allait fureter du côté des arbustes qui bordaient le parking.

– Ne va pas trop loin, loulou ! lui cria-t-elle.

Il se borna à remuer la queue sans se retourner. Clara but son café en observant Bert qui, à l’intérieur du bar, cherchait manifestement à regagner les faveurs de sa femme, l’embrassant sur la joue, lui pinçant les fesses et nouant son tablier « Ne jamais faire confiance à un cuisinier maigre » pour la faire rire. Après avoir jeté à la poubelle l’emballage en papier ciré, elle appela son chien :

– Au pied, John Lennon !

Le chien déboula à l’angle du parking, faisant jaillir de la terre et des gravillons sous ses grosses pattes. Clara lui ouvrit la portière et il sauta à l’intérieur, la langue pendante, l’air tout joyeux.

– Qu’est-ce que t’en penses, mon grand ? On peut être à Billings ce soir ?

Le vent qui se levait projeta des tourbillons de poussière autour de la Falcon et les poussa jusque dans le Montana.

 

Ce jour-là, dans Vine Street, Clara avait écouté George parler avec une fougue pleinement maîtrisée. Elle ne devait jamais oublier les mots qu’il avait prononcés :

– Certaines personnes pensent naïvement qu’elles peuvent détourner, maîtriser ou brider le vent qui fait avancer ce mouvement. Mais aucune tentative en ce sens ne réussira, parce que l’énergie à l’œuvre derrière cet éveil, cette force, provient de toutes les directions. Ne vous contentez pas de me croire, allez dehors, prenez une profonde inspiration et essayez de faire reculer le vent. Pensez au tambour, au cœur qui bat, aux chants, et à la façon dont tous ces sons merveilleux résonnent en un écho porté par le vent venu de nos ancêtres, qui soufflera aussi sur la vie des enfants de nos enfants.

Tout en l’écoutant, Clara s’était souvenue d’une autre journée ensoleillée où elle rentrait de l’église avec sa mère. Du murmure du vent dans les bouleaux. Des chants. Son cœur s’était affolé et, saisie de vertige, elle avait eu l’impression de ne plus pouvoir respirer.

Lorsqu’elle avait rouvert les yeux, elle était allongée sur le sol. Elle avait perdu connaissance. George se penchait vers elle, l’extrémité de ses nattes lui effleurant le visage.

– Hé, ma sœur, ça va ?

Consciente des larmes qui perlaient à ses paupières, elle s’était relevée d’un bond, l’avait repoussé et s’était élancée vers la porte, n’aspirant plus qu’à fuir tant elle était bouleversée. Elle n’était cependant pas allée plus loin que le haut de l’escalier. Quand George l’avait rejointe, elle se tenait les bras serrés autour d’elle comme si c’était le seul moyen ne pas s’effondrer.

– Tout va bien, ma sœur.

Honteuse des pleurs qu’elle ne pouvait retenir, de la faiblesse qu’elle exposait ainsi à la vue de tous, elle s’était détournée, mais il lui avait posé une main sur l’épaule.

– Les enseignements nous disent que c’est la souffrance qui nous permet d’apprendre et de devenir plus fort. Et je sens déjà une grande force en toi. Il n’y a aucune raison d’avoir honte de sa tristesse.

Clara avait alors éprouvé une émotion semblable à celle que lui avaient procurée autrefois les chants mélodieux dans les feuilles de bouleau miroitantes. Il lui semblait avoir retrouvé une partie d’elle perdue depuis longtemps, comme si son cœur s’était remis à battre après un long silence.

 

Chaque fois que Clara revoyait George, même après une longue séparation, elle avait l’impression qu’ils s’étaient quittés la veille seulement. Lorsqu’elle se gara devant la maison dans la réserve, à la sortie de Billings, il était plus de minuit mais les lumières brillaient toujours à l’intérieur. Dans la profonde obscurité de la campagne, le phare de la Falcon révéla la remise, le corral et la véranda. George et Vera sortirent pour l’accueillir. Clara ouvrit la portière à John Lennon, qui fila aussitôt vers eux puis entreprit de flairer toutes les nouvelles odeurs dans cette cour où il se passait toujours quelque chose.

– Ce chien est plus expressif que certains humains ! lança Vera en riant.

Clara la rejoignit et l’enlaça.

– Comment vas-tu, ma sœur ?

George étreignit à son tour la nouvelle venue.

– Tu dois être fatiguée. Viens, on t’a gardé à manger. Tu veux du thé ?

– Avec plaisir, répondit Clara. La route a été longue.

Ils entrèrent dans la maison à l’atmosphère chaleureuse, imprégnée d’une senteur de sauge, et s’installèrent autour de la table, laissant John Lennon vagabonder dehors à sa guise.

Pendant plus d’une heure, les trois amis bavardèrent gaiment sans faire la moindre allusion au projet du lendemain. Avant l’aube, et alors que les ronflements du chien s’élevaient dans la véranda, la conversation prit un tour plus grave.

– Tu es bien sûre que tu veux le faire, Clara ? demanda George en lui pressant la main.

– Certaine, affirma la jeune femme, qui sentait poindre un début de migraine.

– Tu sais ce qui est en jeu, n’est-ce pas ? Ce qui pourrait se produire ?

Elle laissa échapper un petit rire.

– On va réussir, George. Ne t’inquiète pas.

Elle s’efforça d’ignorer le flot d’adrénaline qui déferlait dans ses veines. Il n’était pas question d’avoir peur. Ni de reculer.

Si tous les habitants du pays étaient rivés à leur poste de télévision pour regarder les informations sur le siège de Wounded Knee, personne n’avait entendu parler de Willow Flats et des innombrables autres réserves où les représentants du Bureau des affaires indiennes soudoyaient ceux qui voulaient bien se laisser acheter pour faire le sale boulot à leur place. L’épreuve de force entre ces vendus et les Indiens traditionalistes avait lieu sur toute l’« île de la Tortue », que les Blancs appelaient « Amérique du Nord ». Parfois, elle se traduisait seulement par des paroles, et parfois, comme à Willow Flats, l’enjeu était trop important de part et d’autre. On avait fait miroiter aux traîtres des sommes mirobolantes s’ils parvenaient à convaincre les tribus de signer en faveur de la cession de certaines terres de la réserve riches en pétrole et en gaz. L’AIM avait été appelé en renfort quand les anciens, qui avaient pris position contre ce rachat parce qu’ils voulaient préserver l’avenir, avaient commencé à se faire agresser. Personne ne voulait de mal à personne, mais il était important que ces anciens soient défendus et protégés.

– Quand on arrivera à Willow Flats, on passera devant, Vera et moi, déclara George. Comme les gars de la police tribale nous connaissent, ils nous chercheront des noises, c’est certain. Je sais qu’un agent du FBI travaille avec eux, pour rassembler des informations sur les traditionalistes. Pendant qu’ils s’occuperont de nous, toi, tu te faufileras à côté et tu iras directement à l’église. Nos contacts sur place nous ont envoyé un message disant que si tu attaches un drapeau blanc à l’antenne de ta voiture, la garde nationale te laissera tranquille. Pour le moment, ils se contentent de surveiller ce qui se passe, ils ne tirent pas. Alors, tâche d’avoir l’air d’une jeune fille tout innocente.

Tous trois s’esclaffèrent.

Au matin, Clara et Vera préparèrent le petit déjeuner pendant que George fixait la caisse métallique sous la Falcon. John Lennon, couché à l’ombre d’un bouleau, haletait en observant sa maîtresse, indifférent à l’agitation autour de lui.

– Regarde ton chien, fit Vera. Est-ce qu’il lui arrive de te quitter des yeux ?

– Seulement quand il se balade et renifle partout, répondit Clara, qui sortit de la maison pour aller s’asseoir avec son café sur une des marches de la véranda.

Aussitôt, John Lennon s’élança vers elle et s’affala à ses pieds. Vera les rejoignit quelques instants plus tard et lança une tranche de lard au chien.

– George ? appela-t-elle. Tu as bientôt fini ?

Elle ajouta, à l’adresse de Clara :

– Tu comptes prendre John Lennon avec toi ? Tu peux le laisser ici, si tu veux. La voisine – tu sais, Celina – l’adore, elle pourrait le surveiller en attendant ton retour.

– Non, il vient avec moi.

George se contorsionna pour s’extraire de sous la Falcon, se redressa, épousseta le devant de son jean et se dirigea vers la remise. Il en ressortit au bout de deux minutes avec une grande boîte rectangulaire.

– Je vais avoir besoin d’un coup de main, mesdames.

Les deux femmes s’empressèrent d’aller l’aider. George se glissa de nouveau sous la voiture de Clara, et elles lui passèrent les carabines l’une après l’autre jusqu’au moment où il leur fit signe d’arrêter.

– Donnez-moi la clé anglaise.

Clara la lui fourra dans la main, puis patienta près de Vera tandis qu’il vissait les écrous.

– Voilà, c’est fait, annonça-t-il en réémergeant de sous le châssis.

Quand ils regagnèrent tous les trois la véranda, Clara se concentra sur John Lennon, heureuse qu’il soit près d’elle. Dans les moments de tension comme celui-ci, sa seule présence avait sur elle un effet apaisant.

– Allez, venez prendre votre petit déjeuner, les invita Vera en rentrant dans la maison.

George hésita une fraction de seconde, comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose, mais pour finir il la suivit à l’intérieur. Clara lui emboîta le pas.

Le trajet jusqu’à Willow Flats lui parut interminable. De temps à autre, elle caressait la tête de John Lennon pour se calmer car, plus ils approchaient de leur destination, plus elle se sentait fébrile. Il lui semblait se mouvoir dans un rêve lorsqu’elle pensait à toutes ces armes sous sa voiture, aux brutes qu’ils allaient devoir affronter, aux anciens qui comptaient sur eux. L’image de Lucy et de Kendra lui traversa soudain l’esprit, et elle faillit faire demi-tour. Mais elle se rappela la jeune Lily si fragile, mourant seule parmi des étrangers, et ses doutes se dissipèrent.

Les trois amis s’arrêtèrent sur une aire de repos à la sortie de Rapid City pour se concerter une dernière fois avant d’entrer dans la réserve de Willow Flats.

– Je vais promener John Lennon, déclara Vera en le caressant.

George prit par la main Clara, et la regarda droit dans les yeux.

– Ce qu’il nous faut, c’est juste une voiture et un visage nouveau. Mais on peut encore trouver quelqu’un d’autre qu’ils ne connaissent pas. Tu n’es pas obligée de le faire.

– Oh si ! Tu te souviens de Lily ? Je t’ai parlé d’elle.

– Oui, je me rappelle, dit-il en lui pressant les doigts.

– J’ai besoin d’honorer sa mémoire, tu comprends ? Et celle de tous ceux qui ne sont jamais rentrés chez eux… Il faut que je le fasse, George.

Clara s’efforça de refouler les larmes qui lui montaient aux yeux. George l’étreignit, puis ils regagnèrent leurs voitures respectives. John Lennon accueillit sa maîtresse avec des transports de joie, comme s’il ne l’avait pas vue depuis une semaine.

Elle laissa quelques minutes d’avance à George et Vera avant de s’engager à son tour dans la réserve. La nuit tombait lorsqu’elle ralentit à l’approche du poste de contrôle de la police tribale. Ainsi qu’il l’avait prédit, George était plaqué contre sa voiture, bras et jambes écartés. Quant à Vera, qui se tenait près du coffre ouvert, elle gesticulait en apostrophant l’homme qui jetait toutes leurs affaires par terre. Clara avança lentement puis s’arrêta à la hauteur d’un policier et baissa sa vitre. En le voyant appuyer la crosse de son calibre 303 British sur l’encadrement de la fenêtre, elle sentit un spasme lui contracter l’estomac et crut qu’elle allait vomir. À côté d’elle, John Lennon grogna.

Les mains crispées sur le volant, elle se fit toute petite, comme autrefois quand elle voulait échapper au regard perçant de sœur Mary.

– Vous allez où ?

– Je suis venue voir le vieux mémorial.

George jeta un coup d’œil à la scène qui se déroulait derrière lui, puis se retourna brusquement et repoussa un des flics qui l’entouraient.

– Foutez-nous la paix ! cria-t-il. On est venus en visite, c’est tout.

Le policier qui s’était arrêté près de la Falcon se précipita pour aider ses collègues. Clara en profita pour passer la première et redémarrer, le soulagement précipitant les battements de son cœur.

Dès que le poste de contrôle eut disparu dans son rétroviseur, elle se gara. Ce fut plus fort qu’elle, elle grimpa sur la banquette arrière pour câliner John Lennon quelques instants, avant d’aller récupérer le drapeau blanc dans la boîte à gants. Les mains tremblantes, elle l’attacha à l’antenne. Puis elle se réinstalla au volant. Direction, l’église.

Son cœur cognait toujours à grands coups sourds quand elle aperçut l’édifice du culte cerné par les hommes de la garde nationale. Elle prit une profonde inspiration en approchant du périmètre, guidée par la lumière de son unique phare et les dernières lueurs du crépuscule. Deux gardes lui firent signe de s’arrêter. L’un d’eux lui intima d’un geste l’ordre de baisser sa vitre tandis que l’autre se dirigeait vers le coffre.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.

– À vous de me le dire. Qu’est-ce que vous faites là ?

– Oh, ma sœur est ici. Elle m’a demandé de venir la chercher pour la ramener chez elle.

Elle jeta un coup d’œil dans le rétroviseur intérieur et vit le second garde posté à l’arrière de la voiture.

– Récupère les clés pour ouvrir le coffre, lança ce dernier à son collègue.

– Il n’y a rien dedans, répliqua Clara. Juste la roue de secours et quelques vêtements.

– Donnez-moi les clés.

– Vous n’avez aucune raison de fouiller ma voiture, protesta-t-elle. Je vous ai expliqué pourquoi j’étais là.

Elle leva de nouveau les yeux vers le rétroviseur. Quand le second garde s’accroupit pour inspecter le châssis, elle écrasa la pédale d’accélérateur, faisant jaillir des gerbes de gravillons, et reprit la direction de la route principale. Elle se dit que cela ne leur prendrait pas plus de quelques secondes pour se lancer à sa poursuite et, de fait, elle ne tarda pas à distinguer derrière elle le hurlement des sirènes et les lueurs des gyrophares. Jamais elle n’avait roulé aussi vite, et deux des roues de la Falcon quittèrent la chaussée quand elle bifurqua brusquement à la recherche d’un endroit où se cacher. Avisant un petit bosquet un peu plus loin, elle négocia un virage serré à gauche et s’engagea sur un chemin presque invisible. Mais la piste décrivait une courbe qu’elle rata, et la Falcon plongea dans un profond ravin entouré de hautes broussailles.

 

La nuit était tombée lorsque Clara reprit connaissance. Elle sentit la chaleur de John Lennon, étendu de tout son long contre elle, qui la protégeait du froid. Un élancement fulgurant lui traversa l’épaule, et elle laissa échapper un cri de douleur auquel le chien répondit par un hurlement. Craignant d’alerter les gardes, elle s’empressa de le faire taire.

Le silence revint sur les terres désertiques à peine éclairées par une petite lune triste. Incapable de bouger, Clara referma les yeux en écoutant le souffle du vent dans les pins et le chaparral.

 

Quand elle les ouvrit de nouveau, elle connut un moment de panique qui lui fit l’effet d’une décharge électrique. Ne sachant pas où elle était ni comment elle était arrivée là, elle balaya du regard la pièce autour d’elle, d’un blanc aveuglant. Les murs, les draps et même la lumière – tout était blanc. L’odeur lui rappelait celle de l’infirmerie à la Mission. Elle tenta bien de s’asseoir, mais la douleur dans son épaule l’en empêcha. Elle gémit avant de s’apercevoir, à cet instant seulement, qu’elle n’était pas seule.

– Clara…, dit George d’une voix étranglée en lui saisissant la main.

– Où… où suis-je ?

Sa gorge complètement desséchée lui faisait mal.

– De l’eau…

– Tu es à l’hôpital.

George prit un pichet en plastique turquoise et versa de l’eau dans un gobelet.

– Tiens, voilà.

Clara vida le gobelet d’un trait. George le remplit encore une fois, et elle l’avala tout aussi vite.

– Aide-moi à m’asseoir. Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle en découvrant l’épais bandage autour de son épaule gauche.

– Tu ne te rappelles pas ?

Elle laissa retomber sa tête sur l’oreiller en essayant de rassembler ses souvenirs. Les images de sa nuit cauchemardesque dans la réserve lui revinrent d’un coup, et elle se redressa brusquement malgré la douleur.

– Où est John Lennon ?

Elle revoyait l’accident, revivait le moment où le morceau de tôle arraché lui avait déchiré l’épaule.

– George, réponds-moi ! Où est-il ?

Elle éclata en sanglots.

– Où est John Lennon ?

George bondit de sa chaise et la prit dans ses bras.

– Calme-toi, Clara. Il va bien, il est avec Vera. Tu lui manques, il hurle sans arrêt à la mort, mais il n’a rien. Vera lui a même donné des côtes de cerf pour le réconforter.

– Mais qu’est-ce qui s’est passé, bon sang ?

– On ne t’a retrouvée que le lendemain matin. Quand on est arrivés au lieu du rendez-vous, ils nous ont dit que tu n’étais pas venue. Alors on a rebroussé chemin pour essayer de te localiser, mais il faisait si noir que c’était perdu d’avance. On a quitté la route pour suivre le canyon et on a fini par te trouver. Tu étais là, allongée sur le dos, et sur le coup j’ai cru que tu étais morte. John Lennon ne laissait personne t’approcher, jusqu’au moment où Vera a réussi à l’amadouer. Qu’est-ce qui est arrivé ?

Clara lui parla de son accès de panique quand les gardes avaient voulu fouiller la voiture, puis s’étaient lancés à sa poursuite.

– Ah, les salauds… Si seulement ils pouvaient nous foutre la paix ! s’exclama George.

Il se leva et s’approcha de la fenêtre.

– On a débarqué avant le FBI, si bien qu’on a pu récupérer la caisse sous la voiture et livrer les armes comme prévu. Le problème, c’est que les flics continuent de fouiner partout. Ils sont venus ici tout à l’heure, ils voulaient t’interroger, Clara.

– Je n’ai rien à leur dire.

– L’hôpital a dû les appeler.

– Comment j’ai atterri ici ? Je me souviens juste de m’être réveillée près de John Lennon, qui me tenait chaud.

– C’est nous qui t’avons amenée. Et hier soir, le frère de Vera a remorqué la Falcon jusqu’à Billings avec son pick-up. Il a aussi embarqué John Lennon. On a dû s’y mettre à deux pour le faire monter. Vera m’a appelé en rentrant à la maison. Elle m’a raconté qu’il avait hurlé pendant plus d’une heure avant de se fatiguer.

– George, s’il te plaît, ramène-moi à la maison.

Clara tenta une nouvelle fois de s’asseoir, mais la tête lui tournait trop.

– Ils t’ont donné de la morphine après avoir soigné ton épaule, expliqua George.

Étendue sur son lit, Clara attendait que la sensation de vertige s’estompe quand un homme en blouse blanche – un médecin, devina-t-elle – entra dans la chambre. Tout en jambes, lunettes sur le nez et papiers à la main, il lui saisit le poignet pour lire le nom inscrit sur le bracelet. Elle eut l’impression de se retrouver à la Mission lorsqu’on l’appelait par son numéro et retira aussitôt son bras.

– Eh bien, mademoiselle, euh… Clara, vous avez été bien secouée.

Elle acquiesça et jeta un coup d’œil à George.

– Oui.

– Bon, un morceau de métal vous a traversé l’épaule de part en part. S’il n’a pas touché l’articulation, il a fait pas mal de dégâts au niveau des tissus musculaires. Il vous faudra des mois pour recouvrer l’usage normal de votre bras, si tant est que ce soit possible.

– Dans combien de temps je pourrai rentrer chez moi ?

– Je dirais, pas avant au moins deux ou trois jours.

Le médecin souleva une feuille sur sa planchette, appuya sur le bouton-poussoir de son stylo et prit quelques notes.

Clara regarda George et fit non de la tête.

– Vous avez mal ? demanda le praticien.

– Ça va, répondit-elle.

– Non, ça ne va pas, intervint George, impatient. Elle ne peut même pas s’asseoir.

– Je vais lui prescrire de la morphine. La douleur devrait diminuer dans un jour ou deux. Vous avez eu beaucoup de chance, mademoiselle.

Le médecin lui tapota le pied en souriant.

– Vous auriez pu perdre votre bras…

– Je n’ai pas l’impression d’avoir tant de chance que ça…

Ce bref échange avait suffi à la vider de ses forces. Quand le médecin s’éclipsa, elle s’adressa de nouveau à George :

– S’il te plaît, mon frère, fais-moi sortir d’ici. Tout ce blanc, ça m’oppresse.

– Repose-toi, Clara.

Au même instant, une infirmière apparut avec un plateau métallique dans les mains.

– Monsieur, si vous voulez bien nous excuser une minute…

Elle tira le rideau autour du lit.

– Tournez-vous, mademoiselle.

Au moment de l’injection, Clara eut l’impression que le liquide la brûlait, mais bientôt l’agréable sensation de flottement procurée par la morphine lui fit tout oublier, l’accident, les flics et même John Lennon. Après avoir rajusté le drap sur elle, l’infirmière écarta le rideau et sortit de la chambre. Clara sombra dans l’inconscience, emportant l’image de George assis à son chevet, souriant malgré l’inquiétude qui se lisait dans ses yeux.

Lorsqu’elle se réveilla, il n’était plus là. Un petit mot sur la table de chevet disait : « Parti acheter à manger. À tout à l’heure. » La douleur dans son épaule était devenue plus sourde, constata-t-elle. Au risque de la raviver, elle se redressa en se servant de son bras valide pour agripper le triangle métallique suspendu au-dessus de son lit. Elle prit ensuite plusieurs profondes inspirations afin de rassembler ses forces, puis posa les pieds par terre en relâchant son souffle. Ce fut moins terrible, cette fois, et l’étourdissement ne dura pas. Depuis combien de temps George était-il parti ? s’interrogea-t-elle. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre et vit des tourbillons de poussière voltiger sur le gravier du parking. Elle balaya la pièce du regard en se demandant où étaient ses vêtements, ses chaussures et le sac que Lucy lui avait trouvé au Sally Ann. Elle tenta de se mettre debout, pour retomber aussitôt sur le matelas, de nouveau prise de vertige.

Toute velléité de fuite l’abandonna quand elle entendit des pas lourds résonner dans le couloir et s’arrêter devant la chambre. Elle sut que c’était la police avant même de voir apparaître les deux hommes. Ils lui montrèrent leur badge en entrant.

– Bonjour, je suis l’agent spécial Frank Yates, dit le premier. Et voici mon collègue, l’agent spécial Arlen Grimes. Pouvons-nous vous poser quelques questions ?

– Euh… oui.

– Comment vous êtes-vous blessée ?

– Je l’ignore. Je ne me rappelle pas.

– Comment ça ? Vous l’ignorez ou vous ne vous rappelez pas ?

– Les deux, je suppose.

– Pouvez-vous nous dire pourquoi vous cherchiez à échapper à la garde nationale ?

– Je ne vois pas de quoi vous parlez.

– Nous savons que c’était vous. Vous et un gros chien dans une Falcon bleue.

– Je faisais du stop. Je n’ai pas de voiture. Je vous le répète, je ne vois pas de quoi vous parlez.

L’agent Yates retira une photo du dossier qu’il avait apporté.

– Ceci vous rafraîchira peut-être la mémoire.

Il n’y avait pas d’agressivité dans sa voix. Il était l’incarnation même du calme. De l’autorité. De la certitude. Il ne doutait pas d’obtenir d’elle les réponses qu’il attendait.

– Eh bien, c’est une belle voiture, agent Yates, même si elle est un peu sale. Mais elle n’est pas à moi.

– Les gardes ont dit qu’ils avaient aperçu une boîte métallique sous le châssis avant que vous preniez la fuite. Qu’y avait-il dedans ?

Clara voulut hausser les épaules et grimaça de douleur.

– Aucune idée.

Elle repensa à sœur Mary, qui ne parvenait jamais à la faire pleurer. Après tout ce qu’elle avait enduré, ce n’était pas cet imbécile de flic qui allait la briser.

– Je n’ai jamais vu cette voiture, affirma-t-elle.

– Comment vous êtes-vous blessée, Clara ? Qu’y avait-il dans cette boîte ?

– Je vous l’ai déjà dit, je ne m’en souviens pas ! J’ai tout oublié. C’est le trou noir.

Gagnée par la colère, elle allait s’emporter contre l’agent Yates et son collègue silencieux quand George reparut, tenant deux sodas et un sac en papier de fast-food déjà imprégné de graisse.

– Qu’est-ce qui se passe ici ? s’écria-t-il.

Il posa les boissons sur la table de chevet et le sac sur le rebord de fenêtre, puis s’interposa entre Clara et les agents, les obligeant à reculer d’un pas.

– Lui avez-vous lu ses droits ?

– Écoutez, on veut juste savoir si elle a des informations qui pourraient nous être utiles. Il y a pas mal d’activités étranges dans la réserve en ce moment.

– Non, vous, écoutez ! riposta George sans se démonter. Vous cherchez surtout à lui faire dire des choses compromettantes.

– Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? répliqua l’agent Yates en se penchant vers lui. Vous avez quelque chose à cacher ? Vous ne voulez pas comprendre ce qui est arrivé à votre amie ici présente ?

– Elle n’a rien à vous dire.

– Pourquoi ne la laissez-vous pas répondre elle-même, mon vieux ?

– Encore une fois, je ne peux pas vous aider, intervint Clara posément.

Elle sourit à l’agent, espérant qu’il ne remarquerait pas le tremblement de ses mains.

– Eh bien, dans ce cas, nous reviendrons plus tard. Ne quittez pas cet hôpital.

D’un même mouvement, comme s’ils exécutaient une sorte de chorégraphie, les deux agents tournèrent les talons et sortirent de la chambre.

George prit la main de Clara tandis que leurs pas s’éloignaient dans le couloir.

– Il faut qu’on s’en aille, dit-elle en le regardant d’un air désespéré.

– Je n’aurais jamais dû te mêler à tout ça.

– Arrête, George, c’était ma décision.

– N’empêche.

Il semblait sur le point de pleurer.

– Ça suffit ! Fais-moi sortir d’ici, c’est tout ce que je te demande. Ferme cette porte et aide-moi à m’habiller. Ces gars reviendront. Et qui sait, la prochaine fois, ils voudront peut-être m’emmener avec eux…

George l’aida à enfiler jean, chaussettes et chaussures. Il déchira l’encolure de son T-shirt afin de pouvoir le faire passer par-dessus le gros bandage et lui drapa son manteau sur les épaules comme une cape, ne fermant que le premier bouton pour le maintenir en place. Après avoir jeté un coup d’œil dans le couloir, il retourna auprès d’elle, récupéra le sac de burgers et la saisit par la main.

– Viens, on va prendre la sortie de secours pour éviter le bureau des infirmières.

Il la soutint jusqu’à ce qu’ils aient quitté le bâtiment, puis courut sur le parking chercher son pick-up. Clara l’entendit démarrer et, moins d’une minute plus tard, il se garait devant elle, ouvrait la portière côté passager et sortait en hâte pour la faire monter. Il claqua la portière avant de courir se rasseoir au volant.

Clara se tassa sur le siège pour qu’on ne la voie pas de l’extérieur.

– Va doucement, sinon on risque d’attirer l’attention.

George quitta lentement le parking, puis accéléra en s’engageant sur la chaussée. Il ignora la rampe d’accès à l’autoroute, préférant par prudence emprunter les routes secondaires jusqu’à Billings.

Rapidement, Clara s’endormit comme une masse. Elle n’ouvrit les yeux qu’au moment où George ralentissait devant la maison. John Lennon s’élança aussitôt vers la voiture en jappant joyeusement.

– Vite ! s’exclama Clara. Je veux aller le voir.

– Laisse-moi au moins me garer. Je vais t’aider, il risque de te faire tomber sinon.

Mais Clara ne put attendre. Elle ouvrit la portière avec son bras valide, sortit et se baissa en gardant son épaule blessée du côté du pick-up, pour la protéger de la joie exubérante du chien. John Lennon vint se frotter contre elle en remuant frénétiquement la queue.

– Oh, mon beau !

Elle lui gratta la tête et il recula un peu, ses glapissements de bonheur se muant en un long hurlement qui avait besoin de place pour s’exprimer.

– Si quelqu’un m’a jamais aimée, c’est bien lui, dit-elle à l’adresse de George. Je ne serais peut-être plus de ce monde s’il n’avait pas été là.

– Je sais, je sais, reconnut George, qui décida d’enfreindre la sacro-sainte règle du « Pas de chien dans la maison ». Tu peux le prendre avec toi, si tu veux. Tu as besoin de te reposer, et il risque de hurler toute la nuit si on le laisse dehors.

Vera se tenait près de la porte, les bras croisés, éclairée par la lumière jaune de la véranda.

– Tu vas bien, Clara ? Dieu soit loué ! Viens vite.

John Lennon et sa maîtresse franchirent le seuil en même temps, et Clara s’assit à la table de la cuisine, épuisée, l’épaule en feu.

Vera l’enlaça délicatement.

– Je suis tellement contente que tu sois là ! Tu as envie de quelque chose ? Tu veux manger ? Boire ?

Clara lui sourit.

– Je veux bien un verre d’eau.

George se servit une tasse de café avant de s’attabler à côté d’elle. Vera apporta une cruche d’eau, s’assit à son tour, et tous trois restèrent ainsi un moment, sans même oser se regarder : comment l’expédition avait-elle pu si mal tourner ? Le seul bruit était celui du vent qui soufflait dans les pins à l’extérieur. Enfin, John Lennon poussa un gros soupir, rompant leur silence désespéré.

Vera se tourna vers Clara.

– On doit te ramener chez toi, de l’autre côté de la frontière.

– Où est ma voiture ?

John Lennon dressa les oreilles en entendant ce mot, promesse d’un nouveau voyage. Clara lui posa une main sur la tête.

– Dans la grange, répondit George. Le frère de Vera l’a remise en état. Mais le FBI la connaît, tu ne peux pas l’utiliser pour passer la frontière. Tu es sûrement recherchée.

– Je rentrerai par la Saskatchewan plutôt que par la Colombie-Britannique, dit Clara. Au poste frontalier à Climax, il n’y a qu’un garde et il roupille la moitié du temps. De toute façon, je sais que la frontière traverse la réserve à une trentaine de kilomètres de là. Il faut passer par un pré pour y arriver.

– Mais comment vas-tu faire avec ton bras ? intervint Vera, le regard réchauffé par cette sollicitude maternelle que tout le monde appréciait tant chez elle. Tu as besoin de soins.

– Oh, ça devrait aller, répondit Clara. Il n’y a que quatre heures et demie de route pour aller de Billings à Climax. Et vous avez des amis dans la réserve, pas vrai ? Si vous les appeliez ? Je pourrais peut-être faire étape chez eux avant de repartir pour la Colombie-Britannique.

– Je te conduis à la frontière, déclara George d’un ton qui ne souffrait aucune contestation. Vera nous suivra et me ramènera à la maison. Tu es encore trop faible pour faire un tel trajet.

Clara voulut protester mais Vera lui intima le silence d’un geste.

– Il n’y a pas à discuter. C’est nous qui t’avons entraînée là-dedans. C’est nous qui t’en sortirons.

Une vague de lassitude submergea Clara. Au fond, elle savait bien qu’ils avaient raison. Sa nuit passée dans la réserve à attendre la mort, seule et impuissante, n’était pas une expérience facile à oublier.

– D’accord. En attendant, je vais me coucher.

 

Le lendemain matin, elle se réveilla en sursaut, les mains crispées sur son oreiller comme s’il s’agissait du volant de la Falcon et qu’elle plongeait dans le ravin.

– John Lennon ! appela-t-elle.

Le chien sauta aussitôt sur le lit et se coucha à côté d’elle, présence calme et réconfortante. Peu à peu, les images de l’accident s’estompèrent et sa tension se dissipa. Son épaule l’élançait toujours, mais la douleur était beaucoup moins vive que deux jours plus tôt. Le soleil pénétrait à flots par la fenêtre orientée à l’est et elle entendait George et Vera s’activer dans la pièce voisine. Immobile entre les draps, elle se demanda ce que serait sa vie si elle n’avait pas tout le temps la peur au ventre. John Lennon lui donna soudain un petit coup de museau.

– OK, OK, je vais te faire sortir.

Elle se leva, enfila le peignoir prêté par Vera puis quitta la chambre. Elle alla s’asseoir sur la première marche de la véranda en regardant le chien fureter dehors. Il n’arrêtait pas de tourner la tête vers elle comme s’il craignait qu’elle disparaisse.

– Tu es le meilleur des chiens, John Lennon.

Vera s’affairait à présent dans la cuisine. Elle ne tarda pas à la rejoindre, une tasse dans chaque main. Les deux femmes burent leur café en contemplant les bouleaux illuminés par le soleil matinal.

– Ça va aller, déclara Vera au bout d’un moment, comme si elle devinait les appréhensions de Clara.

– Oui, sûrement. D’une manière ou d’une autre.

Ils prirent la route à midi. George conduisait la Falcon, avec Clara sur le siège passager et John Lennon sur la banquette arrière, tandis que Vera suivait dans leur pick-up. Ils atteignirent la petite ville de Turner, dans le Montana, juste avant cinq heures. George s’arrêta sur le parking de l’épicerie, attendit que Vera se gare à côté de lui et baissa sa vitre.

– Tu sais si le Grimley est toujours ouvert ? demanda-t-il.

– Je crois, oui.

– OK, on va aller manger un bout là-bas, histoire de passer le temps. Clara ne pourra pas partir avant la nuit.

Quelques instants plus tard, tous trois entrèrent au Grimley, le seul restaurant de la ville qui acceptait de servir les Indiens sans les faire payer d’avance, et allèrent s’asseoir sur les banquettes en vinyle rouge au fond de la salle. George consulta aussitôt les titres proposés par le petit juke-box de table, dans lequel il inséra suffisamment de pièces pour assurer l’accompagnement musical pendant tout le repas.

La serveuse, la quarantaine bien tassée et qui arborait la choucroute la plus impressionnante qu’ils aient jamais vue, leur sourit sans cesser de mastiquer frénétiquement son chewing-gum, puis tapa son stylo sur son calepin.

– Bon, le menu du jour, c’est soupe-sandwich à un dollar soixante-quinze, et en plat chaud le steak Salisbury avec soupe aussi pour deux dollars quatre-vingt-dix-neuf. Alors, qu’est-ce que ce sera, les enfants ?

Vera sourit et, sans savoir pourquoi, tous trois éclatèrent de rire. La serveuse se gratta le crâne avec son stylo et s’esclaffa à son tour.

– Y a des jours comme ça, hein ?

Clara hocha la tête.

– Oh oui ! Bon, je vais prendre un cheese-burger et un milk-shake au chocolat, s’il vous plaît.

– Steak-soupe pour lui, dit Vera, qui hoquetait toujours de rire, et pour moi soupe-sandwich. Et deux Coca.

– D’accord, dit la serveuse. Je vous apporte ça tout de suite.

Elle se tourna vers Clara.

– Qu’est-ce qui vous est arrivé, ma pauvre ? Ce bandage est presque plus gros que vous.

– Oh, j’ai eu une opération. Rien de bien méchant.

– Eh bien, j’espère que vous vous remettrez vite.

La serveuse s’éloigna et passa la commande en cuisine sans se douter que sa coiffure avait été un merveilleux remède pour calmer leur angoisse.

Ils demeurèrent un bon moment dans le restaurant, à tuer le temps en attendant le crépuscule. Quand la serveuse leur eut resservi du café pour la quatrième fois, ils estimèrent qu’ils ne pouvaient pas rester plus longtemps, au risque d’abuser de sa patience. George lui laissa deux dollars de pourboire et elle le remercia d’un sourire.

Sur le parking, George rendit à Clara les clés de sa voiture. Lorsqu’elle laissa John Lennon sortir, le chien la regarda d’un air malheureux, comme s’il était contrarié d’avoir été abandonné si longtemps.

– Hé, on se détend, mon grand. Tout va bien.

– Nous, on va rentrer, déclara George. Gare-toi quelque part jusqu’à ce qu’il fasse nuit noire. On ne sait pas si ton numéro d’immatriculation a été signalé, alors attends que le poste frontière soit fermé et que le garde soit rentré chez lui avant de te mettre en route.

– Entendu, dit Clara, qui l’étreignit brièvement. Ne t’inquiète pas, on se débrouillera.

Elle ajouta à l’adresse de Vera :

– Prends bien soin de lui, ma sœur.

Cette dernière la serra contre elle.

– Et toi, prends bien soin de toi, petite sœur. Repose-toi là-bas quelques jours avant de partir vers l’ouest.

Clara renifla pour refouler les larmes qui menaçaient, puis appela son chien.

Déjà, George s’asseyait au volant du pick-up. Vera grimpa sur le siège passager, puis baissa sa vitre et souffla des baisers à Clara. Celle-ci fit monter John Lennon dans la Falcon en évitant de regarder le couple qui s’éloignait. Dans le silence assourdissant qui suivit leur départ, elle sentit la solitude et la peur resurgir en elle.

Sur les conseils de George, elle alla se garer à l’entrée d’un parc, verrouilla la voiture et s’installa sous un arbre pendant que le chien vagabondait. En début de soirée, certaine que personne ne les surveillait, elle retourna vers la Falcon, précédée par John Lennon, qui l’attendit à côté de la portière côté passager.

Une fois hors de la ville, elle prit l’autoroute et longea la sortie menant au poste-frontière de Climax. L’accès était barré, et une pancarte indiquait que le poste était fermé.

– OK, mon grand, c’est parti.

Elle parcourut encore une dizaine de kilomètres, les yeux rivés sur le compteur, jusqu’à apercevoir la piste de terre battue à l’entrée de laquelle un panneau signalait : « Sans issue ». Elle s’y engagea et, parvenue au bout, franchit un petit fossé peu profond pour entrer dans le pâturage. Après avoir éteint son seul phare, elle roula lentement sur le terrain accidenté. Mais elle n’avait même pas parcouru le tiers de la distance que des lumières aveuglantes sur sa gauche inondèrent soudain le pré.

Au même moment, une voix s’éleva d’un haut-parleur :

– Police montée ! Coupez le contact et descendez de voiture !

– Merde ! s’exclama Clara. C’est quoi ce bordel ?

Elle regarda frénétiquement autour d’elle et, sans réfléchir, écrasa la pédale d’accélérateur. John Lennon se retrouva plaqué contre le dossier du siège tandis que la Falcon cahotait furieusement sur les mottes de terre.

– Oh non, pas question qu’ils nous attrapent maintenant. Pas après tout ce qu’on a traversé.

Le faisceau lumineux du phare révéla un bosquet d’épinettes de l’autre côté du pré, et elle prit cette direction pour se mettre à couvert, persuadée que les flics grimpaient déjà dans leurs voitures. De fait, quelques secondes plus tard, elle entendit les sirènes hurler derrière elle.

– Allez, allez ! répéta-t-elle à l’adresse de la Falcon.

John Lennon se mit à gémir.

– Écoute-moi bien, mon grand. Dès que je m’arrête, on fonce. Compris ?

Le chien gémit de plus belle.

Clara pila à gauche des arbres dans un grand crissement de freins et ouvrit la portière à la volée.

– On y va ! cria-t-elle à John Lennon, qui sauta du siège conducteur.

Tous deux s’engouffrèrent dans le bosquet. Des racines entravaient sa progression et des branches lui fouettaient le visage, mais Clara aperçut bientôt la première rangée de maisons de la réserve, à une centaine de mètres devant elle. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : les voitures de patrouille étaient immobilisées près de la Falcon et impossible de dire si les flics la poursuivaient à pied. Elle eut beau retenir son souffle, guettant un bruit de course précipitée, elle n’entendit que les battements affolés de son cœur. Fallait-il fuir ou se cacher ? Pressentant que John Lennon ne parviendrait pas à rester tranquille dans une cachette, elle opta pour la première option.

À mi-parcours, elle distingua dans la lumière devant les habitations trois silhouettes masculines qui se précipitaient vers elle.

– Oh non !

Elle bifurqua brusquement pour les éviter.

– Continuez à courir ! lui lança l’un des hommes. On va faire diversion.

Les trois inconnus la dépassèrent, se dirigeant tout droit vers les flics.

– Allez ! l’encouragea le plus proche qui, d’un geste, lui indiqua les maisons.

Clara accéléra. Quelques secondes plus tard, John Lennon et elle atteignirent la première habitation, devant laquelle elle s’effondra, l’épaule en feu.

– Debout ! Debout, vite, lui chuchota une femme dans l’obscurité.

Rassemblant ses forces, Clara se releva et la suivit jusqu’à un petit pick-up noir stationné à proximité, phares éteints, moteur au ralenti.

– Montez à l’arrière.

Clara se hissa tant bien que mal par-dessus la ridelle et John Lennon la rejoignit d’un bond. Il y avait un matelas et une bâche sur le plateau.

– Viens là.

Elle s’allongea sur le matelas, fit coucher le chien à côté d’elle et tira la bâche sur eux. Le pick-up démarra et s’éloigna lentement dans le noir.

Il lui sembla que le trajet durait une éternité, mais il ne devait pas s’être écoulé plus d’une heure quand le véhicule s’arrêta. Clara s’assit pour examiner les alentours – en vain, il faisait trop sombre.

– Vous pouvez descendre, lui dit la conductrice, qui venait de baisser la ridelle arrière.

Elle les guida sur un sentier étroit bordé d’épinettes.

– Vous serez en sécurité ici.

– Où sommes-nous ? demanda Clara.

– Chez la vieille Mariah, expliqua son interlocutrice. Elle vous attend, Vera a appelé pour nous prévenir de votre arrivée et tout organiser avec elle. Mariah vous soignera jusqu’à ce que vous soyez remise. Personne ne vient ici à part nous et personne ne sait où vous êtes. Vous êtes en sécurité.

Elle escorta Clara et John Lennon jusqu’à une maisonnette vétuste dont la porte s’ouvrit à leur approche. Une vieille femme s’encadra dans l’embrasure. Elle avait de longues nattes blanches qui lui tombaient jusqu’aux hanches et tenait à la main une lampe à pétrole.

– Astamikwa, dit-elle à Clara en lui faisant signe d’entrer.

Clara se retourna pour remercier la conductrice, mais celle-ci avait déjà disparu.