C’était la septième fois que je comparaissais devant la Commission des libérations conditionnelles. Je n’espérais même pas que ses membres écouteraient ce que j’avais à dire. J’avais déjà tout dit. Tout était là, dans les épaisses chemises cartonnées posées devant eux. Avec leurs beaux costumes et leurs chaussures bien cirées, ils étaient assis en face de moi, prêts à me rejuger. Ils expliquèrent le déroulement de l’audience, puis commencèrent à me poser des questions sur la façon dont j’avais occupé mes journées en prison.
Je levai une main pour prendre la parole.
– Écoutez, je ne veux pas vous faire perdre votre temps. Si je suis ici aujourd’hui, c’est uniquement parce que j’ai besoin de m’accrocher à l’espoir que je serai libéré plus tôt. Oh, je sais ce que vous attendez de moi. Vous voulez m’entendre dire que je suis désolé. Que je suis revenu dans le droit chemin. Que je regrette profondément les torts que j’ai causés et que je ne recommencerai jamais.
Je secouai légèrement la tête.
– Vous savez déjà tous que j’ai eu une conduite irréprochable en prison, poursuivis-je. Pas la moindre sanction disciplinaire. Et c’est le seul crime que j’aie jamais commis, si tant est qu’on puisse parler de crime. Mais je ne regrette pas. Pas du tout. Vous n’avez aucune idée de ce que cet homme nous a fait subir – à moi et à beaucoup d’autres petits garçons. Il méritait ce qui lui est arrivé, et même bien plus. Où était la loi quand il nous frappait, nous brisait les os et nous faisait pire encore ? Cet homme n’a jamais connu la prison ni le tribunal, et c’est moi qui suis enfermé dans cet enfer. Vous avez pris le problème à l’envers. Alors, non, je ne regrette rien, et je préférerais encore rester derrière les barreaux jusqu’à ma mort plutôt que de vous mentir en affirmant le contraire. Je vous le répète cet homme a eu ce qu’il méritait.
Les membres de la commission s’agitèrent sur leurs sièges, mal à l’aise, évitant de me regarder ou de se regarder. Pour finir, celui du milieu, qui semblait présider la Commission, saisit le stylo posé devant lui et s’adressa à moi :
– Merci. Je suppose que tout ceci doit être très difficile pour vous. Mais vous devez comprendre une chose : nous avons fait le serment d’assurer la sécurité publique et de protéger nos concitoyens. C’est notre devoir.
Je me concentrai sur mes tennis en lambeaux.
– Et qui nous protégeait, nous ? Qui s’assurait de notre sécurité ? Personne.
– Nous avons soigneusement étudié votre dossier, monsieur Brocket. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
– Juste que, tout ce que je voulais, c’était sortir avant que ma mère meure. C’est la seule personne qui s’est battue pour me sauver de ce cauchemar. Mais aujourd’hui, il est trop tard.
– Merci, monsieur Brocket. Vous serez informé de notre décision dans deux semaines.
Le gardien me passa de nouveau les menottes – au moins, je pus garder les mains devant moi –, puis m’escorta jusqu’à ma cellule. Au moment de me les ôter, il secoua la tête d’un air incrédule.
– Bon sang, mon vieux, vous ne pouviez pas dire que vous étiez désolé, tout simplement ? On sait tous que vous n’avez rien à faire en prison, mais il faut jouer leur jeu, accepter de prononcer les mots qu’ils attendent.
– Impossible. Vous ne comprenez pas ? Ça reviendrait à dire que ce monstre a eu raison d’agir comme il l’a fait. Je ne peux pas, c’est tout.
Le gardien m’enferma dans ma cellule.
– Je comprends, oui, déclara-t-il avant de s’éloigner. Sauf que personne n’en a rien à foutre de vos beaux principes. Merde, personne n’en a même rien foutre que vous soyez ici !
– Oh, ça, je sais.
Allongé sur ma couchette, les mains derrière la tête, je fermai les yeux et me transportai en esprit loin de la prison, dans les montagnes – le seul endroit où je m’étais senti bien et où j’avais eu l’impression d’être moi-même depuis que j’avais quitté la Mission. Puis je repris la routine carcérale, si semblable à celle du pensionnat, en m’efforçant de ne plus penser à mes rêves de liberté.
Dix jours après l’audience, en revenant de mon travail en cuisine, je trouvai un courrier d’aspect officiel dans ma cellule. Je m’assis sur ma couchette et le fis tourner entre mes doigts. Commission des libérations conditionnelles… Je savais déjà ce qui était écrit dans cette lettre. Je finis par la flanquer à la poubelle sans l’avoir décachetée. Quelques secondes plus tard, j’allai la récupérer et l’ouvris fébrilement.
« Votre demande a été acceptée… Nous considérons que vous avez purgé votre peine… Vous serez libéré le… Vous vous présenterez à… »
Je me laissai retomber sur ma couchette, sonné. Les dix jours qui suivirent me parurent plus longs que toutes les années que j’avais passées derrière les barreaux. Chaque journée s’étirait, interminable, suivie par une nuit sans sommeil durant laquelle je réfléchissais à la vie que je me construirais dehors.
J’eus du mal à le croire quand la grille coulissa derrière moi. J’étais à l’extérieur.
– Tâche de te tenir à carreau, Brocket.
Le gardien à l’entrée n’avait pas pu résister à l’envie de me lancer une dernière pique avant que je m’éloigne du centre pénitentiaire de Mountain.
On m’avait bien proposé de me conduire en ville, mais je n’avais pas supporté l’idée de me retrouver une fois de plus à l’arrière d’une voiture de police. Sans compter que j’avais envie de marcher, de respirer l’air frais et de contempler une étendue de ciel plus vaste que celle offerte par la fenêtre de ma cellule. Je ne gardais aucun souvenir du trajet sur Cemetery Road quand on m’avait amené à la prison des années plus tôt, menotté et enchaîné. À l’époque, il n’y avait pas tout à fait cinq miles d’Agassiz à la prison ; à présent, il y avait presque huit kilomètres1. On peut changer certaines choses, comme la façon de mesurer les distances, mais d’autres ne changent jamais. Quoi qu’il en soit, j’avais purgé ma peine, payé ma dette. Je ne devais plus rien à personne. Ce qu’il restait de ma vie m’appartenait.
Sur la route qui traversait des terres agricoles, je sentis la tristesse m’envelopper tel un léger brouillard. Les odeurs et les bruits autrefois familiers me bouleversaient. Alors que les souvenirs de mon enfance dans le Sud-Ouest affluaient, je repensai à ma mère, Sagastis, et à la dernière fois que je l’avais vue, menue et malade, dans le parloir gris, au milieu d’assassins et de voyous. Ma gorge se serra et les larmes que je retenais depuis si longtemps menacèrent de jaillir. Je chassai résolument ma mère de mes pensées et me concentrai sur ma tante Laura et son mari James, qui nous avaient sauvés de ce cauchemar en Colombie-Britannique. James aimait sa femme si fort qu’il avait même appris la langue crie. Il le parlait avec un accent de l’Oklahoma des plus comiques, mais il la parlait bien. Il était comme un père pour moi, ce brave fermier okie polyglotte.
Avant que je puisse m’abandonner complètement à mon tout nouveau sentiment de liberté et à mes souvenirs heureux, j’entendis des pneus crisser sur le gravier derrière moi. Je tournai la tête, pour découvrir une voiture de patrouille arrêtée au bord de la route. Agacé, je continuai de marcher, mais me ravisai au bout de quelques mètres. Personne n’a envie de s’attirer des ennuis le jour de sa sortie de prison. Quand le flic descendit de son véhicule, la vue de la rayure jaune sur son pantalon, que je ne connaissais que trop bien, me noua l’estomac.
– Bonjour.
Il s’avança vers moi en coiffant son chapeau, image même de l’autorité.
– Bonjour.
Tout va bien. J’ai purgé ma peine. Pourtant, mon cœur s’affolait et je m’imaginais déjà menotté sur la banquette arrière dans cette voiture qui me ramenait en prison.
– Vous allez où ?
– À Agassiz, répondis-je.
– Vous arrivez de Mountain ? demanda-t-il, sachant très bien ce qu’il en était.
– Oui.
– Vous avez vos papiers ?
– J’en ai, oui.
Je lui tendis mon permis de conduire.
– Délivré dans l’Oklahoma, observa-t-il. Et il a expiré.
– Oui. C’est une longue histoire. J’ai pas mal voyagé.
– Montez avec moi. Je vais vous conduire en ville. Les gens d’ici deviennent nerveux quand ils croisent des gars à pied sur la route de la prison.
– Je préférerais marcher.
– Je veux bien le croire, mais je vous assure que c’est dans votre intérêt. Montez à l’arrière, c’est le règlement.
– Et si je refuse ?
– Allez, mon vieux, soyez raisonnable. Ne dites pas non, c’est mieux pour nous deux.
– Très bien.
À peine avais-je pris place à l’arrière que j’eus envie de vomir. Un seul coup d’œil au dossier de son siège suffit pour que je me sente de nouveau vulnérable et seul. Je me déplaçai jusqu’à l’extrémité de la banquette, la tête tournée vers la vitre.
– Vous allez au foyer de transition, c’est ça ?
– Non, je suis libre, ce n’est pas une libération conditionnelle.
– Vous avez un endroit où loger ?
– Oui, mes cousins doivent venir me chercher.
– Où ?
– En ville.
Il me jeta un coup d’œil appuyé par-dessus son épaule. De toute évidence, il tenait à savoir où l’ex-détenu que j’étais allait passer la nuit.
– À l’Holiday Inn, précisai-je.
À mon grand soulagement, il garda ensuite le silence jusqu’à l’hôtel.
– Merci de m’avoir accompagné, dis-je.
Sans surprise, je le vis qui m’observait tandis que je m’approchais de la réception. J’en fis des tonnes à dessein, prenant tout mon temps pour chercher mes papiers dans mon sac.
– Je peux vous aider, monsieur ?
L’employée, haute comme trois pommes, avait l’air d’une enfant derrière le bureau imposant. Mais en sondant son regard, je découvris une âme immense dans ce petit corps.
– Oui, mes cousins ont réservé une chambre pour moi, et je crois que c’était ici. Mais je ne retrouve pas leur lettre. Vous pourriez vérifier ?
– À quel nom a été faite la réservation ?
– Brocket.
Elle feuilleta son registre d’un air navré.
– Désolée, monsieur, nous n’avons rien à ce nom.
– Ne vous en faites pas, euh… Lisa, dis-je en lisant le nom sur son badge. Pourriez-vous m’expliquer comment aller au Ramada Inn ? C’est peut-être là-bas.
– Je peux les appeler pour vérifier, si vous voulez.
– Non, ce n’est pas la peine.
Elle attrapa un petit plan de la ville en couleurs, illustré par des photos de parcs, de rues et de magasins, sur lequel elle me traça l’itinéraire. Dans le miroir derrière elle, je vis le flic démarrer.
– Bon, vous suivez cette route, là, expliqua-t-elle en m’indiquant la fenêtre. Arrivé au niveau du McDonald’s, vous tournez à droite. Le Ramada se trouve cent cinquante mètres plus loin.
– Merci, c’est gentil.
J’empochai le plan, la saluai et rejoignis ma destination initiale, l’arrêt où je pourrais prendre un bus afin de me rendre à Vancouver. Je m’assis sur le banc pour attendre. Après tant de journées en prison, aussi interminables que prévisibles, j’avais l’impression que le monde autour de moi se mouvait à une allure étourdissante.
Il se mit à pleuvoir au moment où le bus arrivait – une petite ondée, qui me parut délicieusement rafraîchissante ; de fait, ces dernières années, je n’avais pas souvent eu l’occasion de rester dehors assez longtemps pour sentir la moindre goutte de pluie. Mais quand nous atteignîmes le centre-ville, l’averse s’était muée en déluge et le bus était rempli de passagers ruisselants.
Je descendis sans être certain qu’il s’agissait du bon arrêt. Il me restait environ une heure avant la fermeture des banques. Les surveillants m’avaient averti que, dans la mesure où je n’avais de compte, il me serait peut-être difficile d’encaisser le chèque remis par la prison. Ils m’avaient conseillé un établissement à Downtown Eastside, où les employés avaient l’habitude de gérer ce genre de situations. Je marchai quelques centaines de mètres et finis par le trouver. À l’intérieur, trempé et dégoulinant, je fis la queue, de plus en plus gêné, certain que tous les autres clients me dévisageaient. Pour tenter de ne pas y penser, je me concentrai sur l’arrière du crâne de l’homme devant moi. Quand je m’approchai enfin du guichet, je me sentais tellement nerveux que je posai brutalement le chèque sur le comptoir.
– J’ai besoin de l’encaisser.
L’employée me jeta un coup d’œil puis se tourna vers un homme assis dans un bureau vitré.
– Avez-vous un compte chez nous, monsieur ?
– Non.
Elle examina le sceau de l’administration pénitentiaire sur le morceau de papier.
– Oh, eh bien, dans ce cas, je ne suis pas sûre de pouvoir effectuer la transaction. Mais bon, je vais me renseigner…
Après avoir verrouillé son tiroir-caisse, elle alla trouver l’homme dans le bureau vitré. Lorsqu’elle lui tendit le chèque, je fus saisi d’une sourde appréhension. J’avais quitté la prison avec juste ce bout de papier et cinq jetons de bus. Sans cet argent, je ne pourrais ni me nourrir ni me loger. Je tournai la tête vers la fenêtre. Seule la lumière des lampadaires trouait l’obscurité au-dehors. La pluie tombait encore plus fort et les voitures faisaient jaillir de grandes gerbes d’eau sur les passants. Je fermai les yeux et récitai une courte prière.
– Monsieur ? Mon responsable est d’accord, puisque c’est un chèque du gouvernement. Si vous avez une pièce d’identité, nous l’encaisserons.
Abattu, je lui remis mon permis expiré. Elle y jeta un rapide coup d’œil avant d’aller le montrer à l’homme dans le bureau vitré. Mon malaise s’accentua quand je le vis faire non de la tête. Elle lui parla encore, et je les imaginai en train de se moquer de moi. Puis l’homme décrocha son téléphone. Je sentis mes joues me brûler à l’idée qu’il était peut-être en train d’appeler la police, et il me fallut mobiliser toute ma volonté pour ne pas m’enfuir.
– Je vais pouvoir vous aider, monsieur, m’annonça l’employée en revenant.
Mon soulagement fut tel que je fus pris de vertige.
– Merci. Merci beaucoup.
– Eh bien, quand vous en aurez l’occasion, pensez à renouveler vos papiers d’identité. Et peut-être aussi à ouvrir un compte. Comme ça, vous n’aurez plus de problèmes.
Elle poussa vers moi les billets.
– D’accord. Merci encore.
Je pris l’argent, le fourrai dans ma poche et m’empressai de sortir. Je demeurai un moment sous l’auvent du bâtiment, le temps de me calmer. Je n’avais rien mangé depuis presque deux jours, la perspective de ma sortie m’ayant coupé l’appétit.
Dans les rues, les travailleurs qui rentraient chez eux se faisaient plus rares et une nouvelle faune apparaissait déjà, mêlant clochards, tapineuses, dealers et types cherchant à vendre des marchandises tombées du camion. La pluie finit par se calmer, et je cherchai autour de moi un bar pas trop fréquenté où je pourrais m’offrir quelque chose à manger. Je m’arrêtai finalement devant le Two Jays Café.
Une clochette tinta quand je poussai la porte, mais ni le gérant ni les rares clients ne me prêtèrent la moindre attention. Je sus alors que j’étais au bon endroit. Je me juchai sur un tabouret en vinyle orange et la serveuse me servit du café avant même que j’ouvre la bouche. Après avoir placé une carte sur le comptoir devant moi, elle retourna poser la cafetière sur la plaque chauffante. Je lus le menu en entier. Tous les plats proposés, du steak Salisbury au sandwich à la dinde, me semblaient des mets incroyablement raffinés. J’en avais l’eau à la bouche lorsque la serveuse revint prendre ma commande. J’optai pour le steak Salisbury avec un supplément de sauce, des frites et de la purée, une portion de champignons frits et un milkshake au chocolat. Incapable de choisir entre la tarte aux pommes et celle aux cerises, je demandai une part de chaque, accompagnée de crème glacée. La serveuse ne cilla même pas.
– Ce sera tout ? lança-t-elle.
J’éclatai de rire – ce qui ne m’était sans doute pas arrivé depuis des années – et plongeai mon regard dans le sien.
– Oui. Pour le moment.
Elle haussa les épaules, sourit et me rapporta du café. J’engloutis mon repas comme si je n’avais rien mangé depuis un siècle.
– Vous savez où je pourrais trouver une chambre dans le coin ? demandai-je.
– Oui, répondit-elle en débarrassant, toute d’efficacité professionnelle. Il y a le Balmoral à deux pas. C’est pas cher, mais c’est bruyant à cause du bar à bières.
Elle posa devant moi les deux parts de tarte ainsi qu’une fourchette propre.
– Vous pouvez aussi aller voir au Dufferin, à deux rues d’ici vers l’ouest. C’est un peu plus cher, mais c’est beaucoup plus calme.
– OK, merci. Je vais me renseigner.
Je dévorai mes tartes, résistant à l’envie de lécher les assiettes même si mon pantalon me semblait déjà beaucoup plus serré qu’à mon arrivée. Puis je pris le temps de boire une dernière tasse de café. Je laissai un dollar de pourboire dans la soucoupe, réglai l’addition, et enfilai ma veste. Une fois dehors, je relevai le col pour me protéger de la fraîcheur nocturne, et me mis en quête du Dufferin, enfin satisfait et détendu au terme de cette longue journée.
Le lendemain matin, le soleil brillait de tout son éclat dans un ciel dégagé, comme si le déluge de la veille n’avait jamais eu lieu. La salle de bains était commune à tous les clients de l’étage, mais au moins, ma chambre fermait à clé. Pour la première fois depuis des lustres, je me douchai seul, ignorant les coups impatients frappés à la porte, laissant longuement l’eau chaude couler sur moi et soulager la tension accumulée depuis des années. Lorsque les coups sur le battant s’accompagnèrent d’exclamations furieuses, je fermai le robinet et regagnai ma chambre, revigoré et prêt à affronter le monde extérieur.
Je retournai au Two Jays prendre mon petit déjeuner. Tout en savourant mon café, je parcourus les offres d’emploi dans les journaux posés sur le comptoir. Comme j’avais payé deux semaines d’avance pour ma chambre d’hôtel, il ne me restait plus grand-chose. J’allais devoir trouver du travail, et vite. Malheureusement, presque tous les postes proposés exigeaient de l’expérience. Durant mon séjour à la prison de Mountain, j’avais bien été embauché à la buanderie, mais il semblait ne pas y avoir beaucoup de demande à Vancouver pour ce genre de tâche, ni d’ailleurs pour les travaux agricoles – mon seul autre domaine de compétence. Alors, mon café terminé, je décidai de profiter de cette belle journée d’automne.
Je commençai par sillonner les six rues qui constituaient East Hastings, le cœur du quartier chaud, où se rassemblaient tous les indésirables. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que je ne trouverais pas de boulot dans le coin. Je finis par monter dans un bus sans trop savoir où il me conduirait et, de mon siège, je regardai l’aspect de la ville changer peu à peu, East Hastings cédant la place au quartier d’affaires, puis aux grands magasins, aux immeubles résidentiels et enfin à Burrard Inlet, la baie proche du parc Stanley avec sa végétation luxuriante. En descendant à l’entrée du parc, j’eus l’impression d’avoir retenu mon souffle jusque-là et de pouvoir à nouveau respirer librement.
Je passai des heures à explorer les sentiers de promenade et, enfin, le monde parut ralentir sa course autour de moi. Après avoir visité l’aquarium, je restai un long moment devant l’enclos de la louve, à lui parler, la consoler, lui faire savoir que, pour avoir été moi aussi enfermé dans une cage, je la comprenais. Alors que l’après-midi touchait à sa fin, je repris le bus pour retourner au centre, et mon cœur se serra lorsque nous quittâmes le paradis pour nous diriger vers ce coin de la ville peuplé d’âmes cabossées que je considérais désormais comme mon foyer.
Ce soir-là, j’allai de nouveau dîner au Two Jays, en essayant d’évaluer combien je pouvais dépenser. La même serveuse était derrière le comptoir, occupée à servir le café tout en ignorant les clients. Je ne m’attendais pas à être aussi heureux de la revoir. Je ne connaissais même pas son nom. Je m’assis sur un tabouret, et elle sourit en approchant avec sa cafetière. Je lui commandai cette fois un repas nettement plus modeste.
– Ce sera tout ?
Elle arqua un sourcil en souriant de nouveau.
– Oui, dis-je. Ce n’est pas tous les jours que je mange comme quatre !
Elle éclata de rire et me regarda me plonger une nouvelle fois dans les offres d’emploi. Je me disais que j’étais peut-être passé à côté de quelque chose.
– Vous cherchez du boulot ? demanda-t-elle.
– Oui. Vous avez des tuyaux ?
– Qu’est-ce qui vous intéresserait ?
– Tout ce qui rapporte.
– Le Balmoral recrute quelquefois des gars pour décharger et entreposer les livraisons d’alcool le matin. Allez voir Mike, au bar. La paie n’est pas mirobolante, mais ça vous permettra de ne pas coucher dehors en attendant de trouver mieux.
– Merci, euh…
– Connie.
Elle se pencha vers moi pour chuchoter :
– Le patron voudrait que je porte mon badge, mais c’est plus facile pour moi de gérer les cons s’ils ne connaissent pas mon prénom.
En riant, elle alla encaisser un autre client.
Je repoussai le journal lorsqu’elle m’apporta mon repas, dont je savourai une nouvelle fois chaque bouchée. Quand on a goûté au régime alimentaire carcéral pendant des années, on se surprend à apprécier autrement la nourriture… Avaler jour après jour une tambouille insipide, préparée à l’économie, sans souci de la valeur nutritionnelle ni du goût vous laisse à jamais la faim au ventre. Connie débarrassa mon assiette puis poussa vers moi une part de tarte aux cerises. Je fis non de la tête.
– Je n’ai pas commandé…
– Chut. Je devais la jeter ce soir de toute façon. Vous sortez de taule ?
Gêné, je détournai les yeux.
– Comment vous le savez ?
Elle haussa les épaules.
– Juste une intuition. Bon, écoutez, je connais Mike. Je termine mon service dans deux heures. Retrouvez-moi ici, je vous accompagnerai au Balmoral pour vous présenter.
– Pourquoi feriez-vous ça ?
– Bonne question, euh…
– Mes amis m’appellent Brocket.
– Vous m’avez l’air d’être un type bien, Brocket.
– Qu’est-ce que je pourrais dire ? Merci, Connie.
Elle arracha la feuille de son calepin avec l’addition et la posa à côté de mon assiette.
Je l’attendis dehors à l’heure de la fermeture. J’eus l’impression de voir une autre femme quand elle apparut en tenue de ville, ses longs cheveux noirs et soyeux lui descendant jusqu’au milieu du dos.
– Quoi ? lança-t-elle devant mon air surpris. Vous aussi, vous seriez différent en uniforme !
Nous échangeâmes un sourire puis nous dirigeâmes vers le Balmoral. Je lui tins la porte ouverte et lui emboîtai le pas. L’intérieur de l’établissement empestait la bière éventée et le tabac froid, à quoi venaient s’ajouter de vagues remugles d’urine et de vomi. Je jetai un coup d’œil à Connie.
– D’accord, c’est pas le Ritz, déclara-t-elle. Ça vaut ce que ça vaut.
Je la suivis vers le bar, mais me raidis aussitôt, instinctivement. J’avais agrippé Connie par le bras, et elle se dégagea.
– Aïe ! Hé, doucement !
Je pris une profonde inspiration.
– Désolé, certaines habitudes ont la vie dure. Je deviens vite nerveux dans ce genre d’endroit.
Connie fit signe au barman, qui hocha la tête dans notre direction tout en plaçant des bières pression sur le plateau d’une serveuse. Après s’être essuyé les mains sur un torchon, il s’avança vers nous.
– Salut, Connie, qu’est-ce que tu deviens ? Ça fait longtemps que je t’avais pas vue ici.
– Bah, sans vouloir te vexer, c’est pas vraiment mon QG préféré.
Au même moment, une bagarre éclata près de l’entrée. Les videurs se précipitèrent, maîtrisèrent les combattants et les jetèrent dehors par les portes battantes.
– C’est toujours mieux que le Cobalt ! s’exclama Mike, qui se tourna vers moi. Et qui est ton ami ?
Je lui serrai la main.
– Je m’appelle Brocket, dis-je.
– Il vient d’arriver en ville et il cherche du boulot à la journée en attendant de décrocher un truc stable, expliqua Connie. T’aurais pas quelque chose à lui proposer ?
Après m’avoir examiné, Mike opina du chef.
– En fait, si, j’aurais besoin de quelqu’un le matin. J’avais bien embauché un gars, mais c’est un pochetron et il arrive tout le temps en retard, malade comme un chien. Vous buvez, Brocket ?
Il semblait plus s’inquiéter pour Connie qu’autre chose. Je fis non de la tête.
– Je ne touche pas à ça.
– C’est plutôt rare dans ce quartier.
Je haussai les épaules, résistant une nouvelle fois à l’envie de fuir la puanteur ambiante et le brouhaha de plus en plus assourdissant des conversations alcoolisées. Connie tendit la main par-dessus le comptoir et tripota le col de la chemise de Mike.
– Alors, qu’est-ce que t’en dis ? le pressa-t-elle. Tu sais bien que j’ai le chic pour trouver de bons gars.
– OK, déclara-t-il. Dix dollars pour quatre heures le matin. Le chauffeur décharge le camion, et vous, vous rentrez la marchandise, vous réapprovisionnez le bar, vous rangez le reste dans la réserve, vous donnez un coup de balai et vous nettoyez les chiottes. C’est bon ? Le camion arrive à sept heures. Tâchez de pas être en retard.
Je lui serrai de nouveau la main.
– Merci, Mike. Je ne vous laisserai pas tomber.
– Vous avez intérêt. Et toi, ajouta-t-il en coulant un regard à Connie, sois sage.
– Bien sûr, comme toujours !
Elle éclata de rire. Mike sourit, jeta son torchon sur son épaule et retourna vers les tireuses.
– On s’en va, d’accord ? glissai-je à Connie.
J’avais hâte de quitter le bar et je me réjouissais à l’idée d’avoir des horaires qui me permettraient de terminer mon travail avant l’ouverture. Nous sortîmes dans la fraîcheur du soir.
– En tout cas, un grand merci ! m’exclamai-je. J’aurai largement de quoi me payer ma chambre et peut-être même à manger !
– Ne me remerciez pas trop vite. Attendez d’avoir vu les chiottes en question…
– Je vous raccompagne chez vous. C’est quand, votre prochain jour de congé ? J’aimerais vous inviter quelque part.
– Eh bien, je prends le bus pour rentrer, mais vous pouvez m’accompagner jusqu’à l’arrêt. Et je serai de repos après-demain.
Nous marchâmes ensemble jusqu’à l’arrêt, où j’attendis avec elle. Connie me demanda où je comptais l’emmener le surlendemain, mais je refusai de répondre.
– Je n’aime trop pas les surprises, déclara-t-elle en montant dans le bus.
– Tant pis pour vous ! Mais celle-là vous plaira, j’en suis sûr. Retrouvez-moi ici à midi après-demain.
Je lui fis au revoir de la main quand elle fut assise, puis je retournai au Dufferin, étonné par la facilité avec laquelle tout se mettait en place. Après une autre longue douche, je m’assis sur mon lit près de la fenêtre pour observer les allées et venues à l’extérieur.
Il faisait toujours nuit quand je me réveillai en nage, le cœur cognant comme un fou et la tête douloureuse. Il y avait pourtant bien longtemps que les cauchemars n’avaient plus empoisonné mon sommeil. Je me redressai et écartai les rideaux, cherchant désespérément du regard quelque chose pour me changer les idées et dissiper la terreur qui m’avait envahi. Dans mon rêve, j’étais de nouveau à la Mission, où j’entendais des voix et des pas en pleine nuit qui venaient me chercher dans mon lit pour m’emporter au cœur de l’obscurité.
Toujours fébrile, je m’habillai en hâte, sortis de la chambre et dévalai l’escalier. Une fois dehors, je marchai dans la ville jusqu’à ce que les premières lueurs du jour éclairent les contours des montagnes North Shore et chassent mon angoisse. J’attendais le camion lorsqu’il se gara derrière le Balmoral. Le chauffeur sauta de sa cabine et alla ouvrir les portes à l’arrière.
– Alors ça, pour une surprise ! lança-t-il. En général, c’est moi qui attends.
– Ça va changer. Je vais vous donner un coup de main.
Même si je n’étais pas tenu de le faire, je déchargeai avec lui. Je le saluai de la main quand il redémarra, pensant de nouveau à mon oncle James, qui m’avait donné le goût du travail bien fait. Je trouvai un diable dans la réserve, transportai les caisses de bouteilles jusqu’au bar, remplis les glacières et remportai le reste dans la pièce du fond. Il me fallut un moment pour dénicher un balai, mais je me suis mis à la tâche avec ardeur, comme si je pouvais du même coup me nettoyer la tête de tous les souvenirs qui la souillaient. Puis je m’attaquai aux toilettes. L’avertissement de Connie me revint à l’esprit quand je découvris le carnage. Deux heures plus tard, je n’aurais certainement pas mangé par terre, mais au moins les sols étaient propres.
Je venais d’ôter mes gants en caoutchouc et je me lavais les mains au bar lorsque Mike entra par la porte de service. Une tasse de café à la main et le journal fourré sous le bras, il s’arrêta pour contempler la pièce puis m’adressa un petit hochement de tête approbateur.
– Et les W. C. ? C’est fait ?
– Bien sûr.
Je rangeai mes gants sous l’évier puis allai remettre le balai à sa place.
Quelques instants plus tard, quand Mike sortit des toilettes, son visage exprimait une stupéfaction réjouie.
– Waouh ! Je crois bien que j’avais jamais vu les gogues aussi propres…
Il inséra une clé dans le tiroir-caisse, l’ouvrit, y piocha deux billets de cinq et me les tendit.
– Merci, mon vieux. C’est du bon boulot.
Je pris les billets, les pliai et les glissai dans ma poche de poitrine.
– Merci à vous, Mike, c’est sûr que ça me dépanne. Si vous avez besoin de moi pour autre chose, n’hésitez pas. Du temps, j’en ai à revendre.
– D’où viens-tu, au fait ? Tu as un drôle d’accent.
Je m’esclaffai.
– J’ai vécu pas mal d’années aux États-Unis quand j’étais gosse. Ça doit être pour ça.
– Oui, sans doute. Bon, c’est vrai qu’un videur de plus, certains soirs, ça serait pas du luxe. Et tu me sembles du genre à savoir te défendre.
– Ah, hum… non. Je ne suis pas trop à l’aise dans la foule. Mais s’il faut faire quelque chose avant ou après les horaires d’ouverture, je suis votre homme.
– OK, je m’en souviendrai. Y a des occasions qui se présentent, de temps en temps.
Je saisis mon blouson en jean suspendu à une patère et me dirigeai vers la porte de service.
– Merci encore, dis-je. Ça compte beaucoup pour moi.
Mike, qui s’activait déjà au bar, agita la main par-dessus son épaule.
– À demain !
Je débouchai dans la lumière éclatante du soleil. Une fois de plus, la journée promettait d’être exceptionnellement chaude, et j’espérais bien que le temps se maintiendrait au beau fixe jusqu’au lendemain. Je retournai au Dufferin, impatient de me doucher après ma corvée de toilettes. J’évitai le Two Jays, sachant que Connie devait prendre son service à cette heure-là ; je ne voulais pas paraître trop impatient. Je m’arrêtai à l’Army & Navy pour acheter quelques conserves, du café instantané, des crackers, une miche de pain, un ouvre-boîte, un journal et du cirage. J’allais devoir compter chaque penny si je voulais subsister avec la paie versée par Mike sans toucher à mes économies… De retour dans ma chambre, je rangeai mes courses puis, après une autre douche prise en toute tranquillité, je m’allongeai sur mon lit pour parcourir les offres d’emploi dans le journal. Mes yeux me brûlaient et je les fermai en pensant qu’une courte sieste ne me ferait pas de mal après ma nuit agitée.
Le soir était tombé lorsque je me réveillai en sursaut. Désorienté, je m’assis au bord du lit le temps de retrouver mes repères. Je m’approchai ensuite du petit lavabo dans l’angle pour me rafraîchir le visage. Les rêves étaient devenus plus rares au fil des ans en prison, et je m’étais dit que j’en serais définitivement débarrassé une fois libre. Alors pourquoi revenaient-ils maintenant, alors que tout semblait enfin s’arranger ? Je me préparai un café instantané et lus le journal, conscient des fantômes qui rôdaient dans les coins.
Je mis du cœur à l’ouvrage le lendemain matin au Balmoral, veillant à ce que tout soit impeccable et en ordre avant l’arrivée de Mike. J’avais hâte de voir Connie et j’espérais qu’elle apprécierait la journée que j’avais prévue pour elle. Mike inspecta le bar, puis la pièce du fond, et me tendit ma paie en me gratifiant d’un sourire satisfait.
– C’est fantastique, vieux ! Je peux pas te dire à quel point ça me déprimait d’arriver le matin en me demandant si j’allais devoir tout récurer avant de prendre mon service.
– C’est pourtant pas compliqué, comme boulot.
Je haussai les épaules en me demandant quel genre de branleurs il avait embauchés avant moi.
– Oh, si tu savais…
Après m’être lavé les mains, je récupérai mon blouson en jetant un coup d’œil à l’horloge. Onze heures quarante-cinq. Je marchai vite, déterminé à arriver le premier au rendez-vous. Mais à peine m’étais-je assis qu’un bus s’arrêta. Connie, souriante, descendit par la porte arrière.
– Salut, Brocket ! Je pensais te voir hier, pour le dîner.
– C’est que… je ne voudrais pas que tu te lasses de moi trop vite !
Je me sentis rougir et détournai les yeux.
– Alors, c’est quoi cette grande surprise ? Vas-y, dis-moi tout.
– On y va, annonçai-je en la guidant vers Pender Street. Je t’emmène au parc. Qu’est-ce que tu en penses ?
– Oh, c’est vrai ? Je n’y ai pas mis les pieds depuis l’automne dernier ! Ça va faire presque un an.
Je fus soulagé par sa réaction. Une fois dans le bus, nous nous assîmes côte à côte et bavardâmes pendant le trajet. Alors que Connie me parlait de la ville en me montrant les principaux lieux d’intérêt, je me risquai à lui passer un bras autour des épaules. Elle ne chercha pas à se dégager, ce qui me parut bon signe. Nous descendîmes dans Denman Street et longeâmes le plan d’eau de Lost Lagoon pour entrer dans le parc.
– Viens par là !
Elle me saisit la main et se mit à courir.
– On va prendre le petit train !
J’avais remarqué ce train lors de ma première visite. Il transportait surtout des mères de famille et leurs enfants, lesquels paraissaient soit ravis soit au contraire morts d’ennui à la vue des expositions et des animaux exotiques en cage.
– Ah, euh… d’accord.
Un train venait de partir quand nous arrivâmes et nous flânâmes un moment en attendant le suivant. Enfin, nous prîmes place dans un wagon ouvert, et la locomotive à vapeur soupira et cracha tout le long du circuit qui serpentait à travers le parc.
– J’adore les trains, déclara Connie avec un grand sourire.
– Ah oui ? Eh bien, moi, la dernière fois que j’en ai pris un, c’était…
Sans trop savoir pourquoi, je lui racontai toute l’histoire. Je lui parlai du voyage que ma mère et moi avions fait pour aller voir sa sœur durant cet été merveilleux, et aussi du prêtre qui, accompagné d’un flic, était venu me chercher à la fin des vacances. Je lui parlai également de l’école, de Kenny, et de la façon dont ma mère, ma tante et mon oncle m’avaient aidé à fuir et à passer la frontière. Puis je m’interrompis brusquement, regrettant déjà d’en avoir trop dit.
Plongeant son regard dans le mien, Connie chercha ma main.
– Je me doutais bien que tu n’avais pas eu une vie facile. Tu sais, mon père a été envoyé dans une de ces écoles. Il n’y faisait jamais allusion, même pas devant ma mère. Elle, elle était métisse, alors elle n’a pas été obligée d’y aller. Quant à papa, il a abandonné son statut d’Indien pour qu’on ne puisse pas m’emmener.
À mi-parcours, je la poussai du coude pour l’inciter à descendre, lui attrapai la main et la conduisis jusqu’à l’enclos des loups. Nous n’eûmes pas à attendre longtemps avant que la louve émerge de son abri, haute sur pattes et craintive.
– Je pense comprendre ce qu’elle ressent, expliquai-je. Quand j’étais adolescent, j’ai passé beaucoup de temps dans les montagnes désertiques de Californie. C’était à la fois sauvage et paisible. Sans humains pour tout gâcher. Et puis, on a dû retourner au Canada pour régler quelques problèmes, et je me suis retrouvé en prison. Je serais sûrement devenu une espèce d’ermite aujourd’hui si j’avais pu rester là-bas.
Connie me dévisagea un instant.
– Eh bien, pourquoi pas, si c’est vraiment ce que tu veux… J’ai lu quelque part que des gens allaient s’établir sur des terres de la Couronne dans le Nord. C’est complètement légal, à condition qu’ils en assurent l’entretien et fassent des travaux.
Je haussai les épaules en me demandant comment financer un tel projet avec le peu que je gagnais au Balmoral.
– Il me faudrait un vrai boulot.
Cela me pesait de plus en plus de ne pas réussir à trouver un travail à plein temps avec un salaire décent. J’avais l’impression d’être enterré vivant. Je me réveillais désormais toutes les nuits, le souffle coupé, oppressé par les souvenirs et la peur irrationnelle d’être retourné là-bas, à la Mission – d’être redevenu un enfant agressé dans son lit par frère John. Alors je sortais sillonner les rues pendant des heures avant d’aller rejoindre le chauffeur-livreur au Balmoral. Le circuit de mes déambulations s’élargit peu à peu et, bientôt, la ville me devint familière. J’avais le choix entre un certain nombre d’itinéraires, que j’empruntais en fonction de mon humeur. L’un d’eux passait par une imposante cathédrale catholique entourée d’un jardin. L’endroit était magnifique sous la clarté de la lune et, quand le ciel était dégagé, je m’y asseyais souvent pour regarder les ombres jouer sur les vitraux, en proie à un désespoir dont je ne parvenais pas à me défaire.
Ce fut durant l’une de ces nuits que j’eus la certitude d’avoir atteint mes limites. Il fallait que je parte, que je retourne dans les montagnes. Je repensai à la louve et imaginai son hurlement plaintif sous la pleine lune. Comme si quelqu’un d’autre agissait à ma place, je m’approchai d’une des entrées latérales de l’édifice, partiellement dissimulée dans une alcôve. Je brisai le panneau vitré, passai la main de l’autre côté et ouvris la porte sans même savoir pourquoi. Je me coulai à l’intérieur, puis longeai les rangées de bancs en direction de l’autel, que je contournai pour pénétrer dans la sacristie. Là, je fouillai dans les tiroirs et les placards, jusqu’au moment où je découvris les chasubles du prêtre et, posé dessus, un lourd crucifix en or que l’officiant ne devait porter que pendant la messe. Après avoir rapidement regardé autour de moi s’il n’y avait pas d’autres objets précieux, je me précipitai vers la porte. Le crucifix étant trop gros pour tenir dans ma poche, je fis passer sa lourde chaîne autour de mon cou, sous ma chemise. J’eus l’impression qu’il me brûlait la peau.
Ce matin-là, je m’acquittai au plus vite de mes tâches au Balmoral avant de rentrer au Dufferin où, assis au bord de mon lit, je contemplai longuement le crucifix dans ma main. La chaîne enroulée autour de mes doigts, je songeai à toute cette souffrance endurée, cette indignité. Je songeai aussi à ma mère, en me disant que c’était tout ça qui, en réalité, avait fini par la tuer. Qu’ils aillent se faire foutre ! Combien de vies, en plus de la mienne et de la sienne, avaient été anéanties au nom de cette croix ? Je l’enveloppai dans l’une des serviettes de l’hôtel, la glissai dans un sac en papier puis, après avoir enfilé ma veste, me rendis à la boutique du prêteur sur gages.
Je n’en menais pas large en entrant, mais je tentai de me raccrocher à l’idée que j’en tirerais peut-être assez pour acheter du matériel de camping, des outils et une carabine. Je pourrais faire du stop vers le nord, et peut-être bosser ici et là en cours de route pour pouvoir m’offrir un cheval, une selle et quelques articles de première nécessité. Je n’avais pas besoin de plus.
Je tendis le crucifix à l’homme derrière le comptoir. Il y jeta un coup d’œil, reporta son attention sur moi et fit non de la tête.
– On ne prend pas ce genre d’objet.
Il me parut plus prudent de ne pas insister, d’autant que je pensais pouvoir m’en débarrasser ailleurs. Alors que je me dirigeais vers la porte, je vis dans le reflet renvoyé par la vitrine l’homme derrière moi décrocher son téléphone. Je m’éloignai lentement puis, une fois certain d’être sorti de son champ de vision, je marchai d’un bon pas vers la boutique d’un autre prêteur sur gages, que j’avais repérée. Mais à peine avait-je posé le crucifix sur le comptoir que deux flics s’approchaient par-derrière. L’un d’eux vint se poster à côté de moi.
– Tiens, tiens, qu’est-ce qu’on a là ?
Il écarta ma main qui recouvrait le crucifix, le saisit et le montra à son collègue.
Avant d’avoir pu comprendre ce qui m’arrivait, je me retrouvai plaqué contre un mur, un bras ramené dans le dos. Piégé, une fois de plus. Les murs parurent se resserrer autour de moi tandis que mon cœur s’emballait. Je me penchai pour essayer de comprendre ce que le flic me disait, mais ses paroles étaient étouffées par le bourdonnement du sang dans mes oreilles. Il acheva de me menotter et me poussa vers sa voiture.
– C’est pas grand, comme quartier, dit-il. Tu croyais vraiment pouvoir t’en tirer ?
Je me glissai sur la banquette arrière et, au même moment, j’aperçus Connie qui nous observait. Incapable de soutenir son regard et l’incompréhension qui s’y lisait, je détournai les yeux et m’efforçai de me vider la tête. Ce soir-là, alors que la lune brillait derrière la petite fenêtre de ma cellule, je repensai à la louve.
Le lendemain matin, on me fit monter avec d’autres prisonniers dans une fourgonnette qui nous emmena au tribunal où aurait lieu ma première audience. Quand arriva mon tour, je fus conduit vers le banc des accusés. Au moment où le juge me demandait si j’avais un avocat, une jeune femme en blazer et jupe à rubans traditionnelle se leva.
– Je suis mademoiselle Wood, auxiliaire parajudiciaire, monsieur le président. C’est moi qui représenterai cet homme aujourd’hui.
– Bonjour, mademoiselle Wood.
Le magistrat feuilleta le dossier posé devant lui.
– Vous avez de la chance d’être représenté par cette jeune femme, monsieur Brocket. Je vous reverrai cet après-midi.
À l’audience de l’après-midi, Mlle Wood plaida ma cause avec ferveur. Elle parla du pensionnat et du cauchemar que nous avions vécu, ma mère et moi, par la faute de l’Église. Elle souligna que j’avais été un prisonnier modèle et que le vol dont je m’étais rendu coupable était un acte de désespoir isolé, commis par un homme qui voulait travailler et gagner sa vie mais ne possédait pas les compétences nécessaires. Elle demanda la libération conditionnelle, qui me fut accordée. Je devrais loger au Dufferin et aller voir mon auxiliaire parajudiciaire toutes les semaines. Je suivrais également une formation professionnelle au Centre communautaire indien et, si j’évitais les ennuis pendant un an, les charges contre moi seraient abandonnées. J’eus du mal à le croire quand on m’ôta les menottes avant de m’escorter hors de la salle. Mlle Wood m’attendait dehors.
– Retrouvez-moi demain au Friendship Centre, dit-elle. Ne soyez pas en retard, surtout.
Je hochai la tête, à la fois embarrassé et reconnaissant.
– Je serai là.