Les cordonniers

Dans la capitale de l’État de Bihar vivait un cordonnier nommé Kalya avec sa femme Svapan. Ils étaient renommés pour leur art de fabriquer des souliers de cuir solides et brillants. Ces chaussures étaient en fait des poulaines, avec un bout recourbé du plus bel effet.

Dans le Bihar, tous les gens fortunés portaient ces poulaines de Kalya. Se promenant dans les rues, le frère Lalou faisait crisser ses grolles, avec un bruit charmant : tchartchar ! Le bas du costume bruissait. On s’arrêtait pour le voir et l’admirer. Quand le frère Lakan passait à côté, avec ses poulaines, cela faisait un bruit encore plus fort. Tout le monde s’arrêtait pour l’admirer, même le frère Lalou. Selon le dicton, plus on a un poste élevé dans la société, plus ses chaussures font de bruit. Les pauvres ne font aucun bruit (ils marchent sans doute pieds nus).

Ce Lakan, son épouse et ses enfants l’entendaient de loin arriver à la maison. Aussitôt, ils se précipitaient pour l’accueillir et les domestiques lui nettoyaient les habits empoussiérés par la rue.

Par ailleurs, frère Magie se distinguait par sa très grande taille. Il acheta des chaussures à Kalya. Il était impatient de les enfiler. Kalyan et Svapan logeaient de l’autre côté du Gange. Là-bas vivaient aussi de pauvres ouvriers, qui mangeaient des restes.

Une nuit, Svapan dit à Kalya :

– Comme c’est bizarre ! Quand les riches veulent des souliers, ils envoient des serviteurs dans notre hutte ; ils nous demandent poliment de faire ce travail.

– Oui, dit Svapan, après réflexion. Très bizarre, n’est-ce pas ? Quand il s’agit de nous payer, ils oublient le chemin de notre demeure, ils ne se souviennent même pas de notre visage. Ils nous traitent comme des mendiants à leur porte. De plus, ce maigre salaire qui nous permet à peine de vivre, ils nous le jettent à la figure, pauvre ration.

Se levant, Kalya prit sa lanterne, la souleva. La cabane se remplit de lumière, les ombres paraissaient petites. Kalya dit :

– Je suis las d’être pauvre. Ma chérie, Svapan ! Je veux remédier à cet état de choses.

Svapan fit chorus :

– Ce n’est pas la première fois que tu le dis ! Tu te répètes, mon cher.

Alors, Kalya dit :

– Cette fois-ci, je le ferai.

Svapan soupira. Elle savait ce qu’il allait faire. Kalya se mit en route, marchant d’un bon pas. Sa lanterne oscillait, vacillait, éclairait peu. Kalya ne sut plus bien où il allait. Il parvint à un bosquet d’arbres sal.

Auprès, un individu aux cheveux entremêlés se trouvait adossé à un de ces arbres. Autour de son cou, un chapelet rudraksha* et dans sa bouche une feuille de bétel enroulée. Kalya s’agenouilla devant lui, disant :

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– Seigneur sadhu (ascète) ! Vous êtes le seul à pouvoir m’aider. Ayez pitié, et trouvez-moi un fantôme, afin qu’il me gagne de l’argent.

Le sadhu dit :

– Hum ! hum !

Il claqua des doigts trois fois en appelant. Une fumée bleue s’éleva aux côtés de Kalya. Un fantôme arriva, portant des poulaines. Kalya le reconnut.

– C’est frère Magie qui avait disparu avec les poulaines.

– Je suis votre serviteur ! Quel service puis-je vous rendre ?

– Mon dieu ! s’écria Kalya terrorisé.

En effet, entendant la voix du fantôme, Kalya eut une sacrée frousse.

– Est-ce que je tombe dans un piège ?

Mais, contrôlant sa peur, il dit :

– Seigneur fantôme, j’ai besoin de beaucoup d’argent, et honnêtement !

Le fantôme répartit :

– Donne-moi un travail à faire, je gagnerai, et te donnerai de l’argent. N’oublie pas de me donner continuellement de l’ouvrage, sinon, je ne ferai qu’une bouchée de vous deux.

Kalya réfléchit un moment et dit :

– C’est la saison où l’on plante des graines de mahua (Bassia latifolia). Sème-les donc d’ici jusque là-bas ; d’ici où le soleil se lève jusque là-bas où il se couche.

En un rien de temps, le spectre apporta un sac de pièces d’or, venues d’on ne sait où, et les donna à Kalya en disant :

– Voici le salaire de ce travail.

Et il disparut dans un nuage de poussière.

Kalya s’écria :

– Ah ! tout cet argent !

Il était étonné et avait un peu la frousse. Bref, il se dit qu’avec toute cette somme, il pourrait facilement sans se fatiguer, passer les trois mois qui venaient ; d’ici trois mois, le fantôme aurait semé les graines. Kalya accourut vers sa chérie Svapan. Le matin suivant, Svapan s’éveilla, inquiète :

– Quel est ce bruit ? demanda-t-elle à Kalya.

Elle entendait un tintement de batterie de cuisine. Et voilà que se tenait devant elle le spectre, avec dans les deux mains deux marmites qu’il se préparait à lancer. Svapan hurla de peur en criant :

– Où donc est Kalya ?

Mais le fantôme rugit :

– J’ai fini le travail de plantation des graines ! Donnez-moi du travail, sinon je vous croque !

Et il fit grincer ses quenottes. Kalya fut transi de terreur, mains et pieds glacés.

– Bon, d’accord. Tu n’as pas à nous effrayer comme ça, dit durement Svapan. La récolte est déjà coupée, mille acres ! Sors le jus de ces fruits et exprimes-en le nectar quelque peu enivrant en vue de la fête de holi**.

Le spectre jeta à terre les sacs pleins d’or et s’envola.

– Comme tu es poltron ! remarqua Svapan à Kalya qui tremblait de tout son corps.

– Quand la graine éclate, l’arbre pousse et fructifie. Les fleurs de mahua s’épanouissent. Cela prendra des mois, dit Kalya.

– Pas si sûr !

Et c’est ce qui se passa.

Dans l’après-midi, le climat sembla avoir brusquement changé. Peu après, le fantôme revint, afin de presser le jus de mahua, si délicieusement enivrant.

– Mon dieu ! s’écria Kalya. Maintenant, il va nous dévorer !

Il courut vers les arbres, poursuivi par le fantôme. Et voilà qu’il chut aux pieds du sadhu.

– Seigneur, au secours ! Je ne peux pas gérer la situation avec ce fantôme. Il a même fait avancer le climat ! Il ne me reste rien à lui donner comme travail ! Que faire ?

Le fantôme était debout derrière Kalya, soufflant. Le sadhu regarda le fantôme, vit un chiot avec la queue enroulé comme des pelures d’oignon.

– Dépêchez-vous, dit le spectre. Donnez-moi du travail, sinon !

Il écumait de rage. Kalya et le sadhu contemplaient le chiot en hochant la tête.

– D’accord, dit Kalya. Vois ce chiot ! Essaie de redresser sa queue afin qu’elle devienne toute droite.

– Ah ! j’avais oublié, dit le fantôme, et il jeta un sac d’or vers Kalya.

Le fantôme enleva le chiot et s’assit sous un banian. Il recommença l’essai. La queue, avec ce bruit golmol, se déroula, mais s’enroula derechef.

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Plus tard, le chiot grandit, devint chien, mais sa queue restait toujours en tire-bouchon. Bien des années plus tard, on frappa à la porte de Kalya. Lui et sa femme Svarup habitaient une petite maison. Tous ceux qui vivaient de l’autre côté du fleuve logeaient dans des cabanes. Il y avait des fleurs, des oiseaux. Kalya et Svarup virent réapparaître le fantôme. Svarup ouvrit la porte, avec son mari derrière elle. Le fantôme, de dehors, disait :

– Je me trouve en mauvais état.

Sa fumée bleue avait pâli. Il pleurait. Près de lui, le fameux chien à la queue en tire-bouchon jappait. Le fantôme dit avec des sanglots :

– Je n’arrive pas à redresser la queue du chien Ne me donnez plus de travail comme ça !

Kalya et Svarup, pris de pitié, dirent :

– Gardez donc le chien, et tout ce que nous vous avons donné.

Le fantôme fondit en larmes.

– Je vais rentrer chez moi, là où pousse l’arbre sal, dit-il larmoyant.

Kalya alla voir le sadhu pour lui dire qu’il n’avait plus besoin du fantôme. Le sadhu sourit, prononça une formule magique du genre de abracadabra, et le fantôme disparut.

Ce conte explique un proverbe bien connu :

La queue tordue d’un chien, rien à faire pour la redresser.

En français : « chassez le naturel, il revient au galop ».