Dame Bangarma et son époux Pentchiliya vivaient dans un village nommé Narsanpeta. En général, il ne se passait rien au village : paix et calme. Or, un jour, Dame Bangarma dit à son époux Pentchiliya :
– J’attendais ce jour depuis longtemps. Après bien des années, Gorangaru vient dans notre village. Depuis l’enfance, j’écoutais ses contes. Voici pour toi une bonne occasion de l’entendre.
– Mais quel est ce Gorangaru ? s’enquit le mari.
– Comment ? Tu l’ignores ? C’est un conteur très renommé, capable de réciter dix jours de suite le Ramayana. De ce côté-ci de la Godavari, c’est le conteur le plus passionnant. Ses récits sont poétiques, ses chants, divins !
– Hum ! dit Pentchiliya. De même que la vache appelle ses veaux, la jument ses poulains, la femme travaille aux champs.
– Tu ne sais rien, ignorant. Tu ferais mieux d’aller écouter les contes de Gorangaru. Alors, peut-être que tu comprendrais. Ce matin, il vient d’arriver au village. Il va loger chez le maire. Rien que pour l’apercevoir, les gamins du village sont tous venus en foule autour de la maison du chef, non loin du temple.
Un garçonnet dit :
– Papa dit qu’il a sept pieds de haut.
Une fillette dit :
– Maman dit que son visage ressemble à une grosse poupée rouge de santal.
Une autre dit :
– Ma grand-mère paternelle dit qu’il sait voler en l’air.
– Regarde ! dit Haribabu.
– Où donc ?
Les enfants se pressent, s’efforçant d’apercevoir Gorangaru, le héros du jour.
On regarde par la fenêtre. Sur une natte reposait Gorangaru ; une fillette, déçue, dit :
– Mais c’est un homme ordinaire !
Cette nuit, la lune se montra. Il restait dix jours de pleine lune (parnamasi). On entendit des appels :
– Kamla (« lotus »), Ostava !
– J’arrive !
À l’intérieur, on entendit la voix d’un homme dans l’obscurité :
– Oui, je viens. Attendez !
On entendit les voix de la fillette, qui ne voulait pas rester derrière. Peu de villageois restèrent chez eux. Ayant mangé leur souper, ils se ruèrent jusqu’à l’emplacement où le conteur allait officier. Ils sortirent pour se placer sous le banian. Tous, sauf Pentchiliya, qui dit à son ami :
– J’ai fait bien des efforts. J’ai besoin, moi, de sept heures de sommeil. Et, avec ça, ma femme ne me laisse pas en paix. Elle insiste pour que j’aille écouter le conteur Gorangaru. Que faire ?
Près du banian, un toit de chaume avait été dressé ; et en dessous, une estrade en bois. Sur l’estrade, se tenait Gorangaru. Autour de lui, de chaque côté, deux grands chandeliers éblouissants, qui illuminaient son visage. Il trépignait, faisant sonner ses clochettes adaptées aux chevilles, galagala ! Il débuta ainsi :
– Voici bien des années, un roi vertueux et juste régnait dans le royaume et les forêts.
Les villageois s’installèrent en silence autour de lui, face à la scène. Mais Pentchiliya était arrivé en retard. Il resta au dernier rang. Il s’endormit. Quand le conte de la première nuit fut terminé, on distribua des raisins secs sucrés à tous les assistants. Il fallut réveiller Pentchiliya pour lui donner les raisins secs. Quand il revint à la maison, les yeux bouffis de sommeil, sa femme lui demanda ce qu’il pensait du spectacle. Il répondit :
– Sucré !
– Très juste, dit sa femme. Le début du Ramayana est bien doux et sucré.
Le jour suivant, Pentchiliya demanda à sa femme :
– Faut-il y retourner ?
– Bien sûr ! dit-elle.
– Mais je n’y comprends rien, rétorqua-t-il.
– N’empêche ! Tu dois y aller.
Cette nuit aussi, Pentchiliya, tardif comme de coutume, s’assit au dernier rang et s’assoupit aussitôt.
– Aujourd’hui, je me repose un peu, déclara-t-il.
Les pieds devant, les mains sous la tête, il s’endormit.
Pendant ce temps, Gorangaru racontait les quatorze années d’exil de Rama dans les forêts, avec sa femme Sita et son frère cadet Lakshman. Sita fut enlevée par Ravana, qui l’entraîna à Lanka (Ceylan). Rama et Lakshman partirent en quête de Sita, errant dans les forêts. Rama éperdu, interrogea, suppliant, les oiseaux, les biches :
Le récit devenait palpitant. Les villageois, pour mieux entendre, s’approchèrent davantage du conteur Gorangaru. Comme il ne pouvait pas bien voir, Haribabu s’appuyait sur les épaules de Pentchiliya.
La séance s’étant terminée, on rentra chez soi. On massa l’épaule de Pentchiliya, qui avait douloureusement subi un poids lourd contre son cou. Sa femme lui demanda des nouvelles de la séance de Ramayana.
– C’était long et lourd, dit-il, faisant allusion au poids du gamin Haribabu qui s’était juché sur lui.
À la troisième nuit, Pentchiliya ne fit même pas l’effort de s’asseoir. Il s’effondra par terre, sombrant dans un sommeil profond, et ronflotant. Le conte tirait à sa fin. Notre cher spectateur Pentchiliya ronflait toujours, bouche ouverte. Un peu au-dessus de lui s’était perché sur un muret bas un gros chien noir, qui dormait lui aussi. Le chien s’ébroua, se gratta, leva une patte, et, juste à l’aplomb de la bouche de Pentchiliya, que fit-il donc ? Le savez-vous ? Que fit-il ? Il pissa droit au butdans la gorge du dormeur.
– Berk ! dit notre héros.
Il se dressa soudain, se racla la gorge si fort, que le chien eut peur et se carapata. La bouche de Pentchiliya sentait mauvais. Il rentra à la maison. Son épouse l’interrogea :
– Comment c’était cette fois-ci ?
– Salé ! répondit le mari marri.
– Quoi ? salé ? C’est tout ? Le Ramayana salé ! Tu n’as pas écouté le Ramayana ? Je croyais que tu étais malin et gentil ! Mais tu me fais tourner en bourrique ! dit Bangarma furieuse.
Le pauvre mari était piégé.
La nuit suivante, Bangarma ne lâcha pas son mari ; elle le mit auprès d’elle au premier rang, et pas question de s’assoupir. Le plus surprenant, c’est que cette nuit-là, Pentchiliya n’eut pas sommeil. Il fut fasciné par le conteur.
Gorangaru racontait comment Rama envoya Hanuman, roi des singes en mission, afin de retrouver Sita. Il parvint dans le verger des arbres ashoka* où Ravana retenait Sita** prisonnière. Il voulut montrer à Sita la bague que Rama lui avait remise, afin de prouver à Sita qu’il était bien l’émissaire de Rama. Hanuman, sur l’arbre, était caché. Sita était assise au pied de l’arbre avec ses gêolières. Gorangaru dit:
– Dans ma main, regarde la bague de Rama ! Je vais la lâcher, la laisser glisser !
Gorangaru tapa dans ses mains, et agita les sonnailles de ses chevilles.
– Qu’allait faire Hanuman ? dit Gorangaru.
On entendit soudain une voix :
– Ne t’inquiète pas ! Je suis là.
C’était Pentchiliya.
– Hanuman, Hanuman ! cria Pentchiliya, qui sauta sur Gorangaru.
Il sortit une bague de son doigt et la donna à Gorangaru en disant :
– Allez-y ! donnez-la à Sita !
Très sérieusement, Gorangaru accepta la bague et continua son récit :
– Hanuman donna la bague à Sita !
La foule criait :
– Pentchiliya ! Pentchiliya !
La tension était à son comble. Les spectateurs étaient plongés dans la magie du conte.