Il faut se méfier des visages trop expressifs. Le jeune policier affecté à l’enregistrement des plaintes en avait tant vu ! A force, il disposait comme d’un sixième sens. Souvent, le client volubile masque la part des faits qui ne lui donne pas le meilleur rôle. Rien de grave ; plutôt du véniel, en général. Mais quand, par exemple, on se fait tirer sa bagnole mal garée, on hésite à dire aux flics qu’on l’avait laissée ouverte, sur une ligne jaune et les clés sur le tableau de bord. Alors, on rectifie. On enjolive. On arrange.
– Je vous jure, monsieur l’agent, elle était parfaitement fermée !
Sixième sens. Le « je vous jure » sonne creux. De trop. On sait cela, dans la police. Le marlou en fait des tonnes pour convaincre. Forcément : infichu d’exhiber ses clés, il improvise. Se justifie. Exagère les détails en nombre et en précision. Commente. Il devrait pourtant les avoir gardées, ses clés. Mais non. Marco Steinauer savait décrypter ces zigotos. D’un regard, il leur faisait comprendre que c’était cuit. Que ça ne passait pas. Qu’il fallait inventer autre chose. Ou, mieux, dire la vérité. Parfois les « victimes » repartaient alors les oreilles basses, marmonnant que, bon, ils allaient encore chercher, car après tout on ne sait jamais. C’était gagné. Enfin, presque gagné. Steinauer détestait perdre son temps et plus encore : il détestait les petits malins qui comptaient à peu de frais se payer la fiole de la police.
Il faut aussi se méfier des grands-pères patelins qui, les yeux de cocker, implorent l’estime – « tu me fais confiance, n’est-ce pas ? » – et à qui l’on n’ose dire que, franchement, non. Pas vraiment ou pas assez, mais non. La question vient le plus souvent après une longue approche. On s’est vus, on a dîné ensemble, on a fait risette avec les enfants le dimanche devant un barbecue. On s’est reniflé le cul comme deux clébards à la fête foraine, mais ça ne suffit pas. Ça reste : non. Le problème, c’est qu’elle ne vient jamais immédiatement. Lorsqu’elle nous est posée, la question, on est déjà ferré. L’escroc évalue à 80 % les chances que l’on réponde « oui, bien sûr » avant d’attaquer. Le taux justifie sa prise de risque. On pense « non », on dit « oui » et c’est cuit.
– Une martingale d’enfer, je te dis ! Tu me fais confiance, au moins ?
– Ben oui !
Madoff avait une bonne bouille avant de prendre cent cinquante ans de prison.
Il faut encore se méfier des dames du monde venant déclarer un vol de bijou égaré, en réalité, chez un amant dans les recoins d’un canapé. Le galant peut se doubler d’un voleur. Cela s’est vu. Tout s’est vu. La filouterie relève de l’éternel recommencement. Mais tout joli cœur n’est pas chouraveur. L’amusant, c’est que les bourgeoises de la haute ville envoient en général leurs époux se plaindre du vol. Ils le décrivent tel qu’il leur a été rapporté. Une fable. Font-ils preuve d’abnégation ! Comme s’ils ne pigeaient pas. Un bijou ne disparaît pas comme ça, hop ! il était sur le buffet et soudain il n’y est plus. Depuis Agatha Christie, on ne soupçonne plus majordomes et femmes de chambre – d’ailleurs, le personnel domestique se perd – du seul fait de leur condition. Comme, de plus, les femmes du monde ont tendance à exagérer la valeur du bijou, tant qu’à faire… « Je vous jure… » Leur construction s’effondre bien souvent comme un château de cartes.
Marco Steinauer était très fort à dézinguer ce petit jeu. Stein – on l’appelait Stein – aimait son métier. Il aimait observer les gens. D’autres policiers plus expérimentés rechignent à prendre les dépositions, au début du processus, lorsque les quidams viennent se plaindre ou dénoncer. Lui pas. Chaque client lui apporte une histoire. C’est enrichissant, la diversité. Le comptoir, le desk, l’accueil, c’était son royaume, au poste.
Stein s’était rendu populaire en recevant la plainte d’un ancien ministre très connu. Il croyait sa voiture volée.
– Profession ? » avait demandé le jeune policier, le nez sur son clavier.
Au vu de sa notoriété, l’ancien édile avait moyennement apprécié. D’un commerçant, passe encore, mais d’un fonctionnaire ! Et de répondre en articulant distinctement, séparant clairement les syllabes :
– Ancien président du Conseil d’Etat.
C’était vrai, mais trop long pour entrer dans l’espace prédéfini. Trente-quatre signes ! Quinze de trop, à vue de nez. La tuile. Comme Stein a toujours une solution en magasin, la synthèse fusa :
– « Retraité », ça vous va ?
Eh bien non, ça ne lui allait pas. L’ancien conseiller d’Etat l’a mal pris. L’histoire a fait le tour du poste, puis de la police. Puis de Genève. La voiture égarée a été retrouvée et l’accueil de Stein, depuis lors, est resté légendaire. Il n’a jamais quitté le desk et s’en est très bien accommodé. Marco Steinauer aimait sincèrement le guichet ; la variété des gens et de leurs problèmes. C’était comme l’ancienne chambre d’accusation, avant la réforme de la procédure pénale. Lorsqu’on y allait le matin, on ne savait jamais ce qui allait se passer. Puissants caïds ou petits dealers s’y côtoyaient à égalité de statut. Voleurs minables ou bandits internationaux espéraient tous obtenir là une libération provisoire d’un juge qui en avait tant vu qu’il ne s’agissait pas de lui en conter. Avocats et procureurs plaidaient en s’affrontant – qui pour, qui contre – et s’en allaient ensuite boire un verre ensemble. Comédie du palais. Eh bien au poste, c’était pareil : le matin, on ne savait jamais qui allait débarquer. Un avocat dont la voiture est partie en fourrière, une actrice cambriolée, une vieille dame malmenée pour trois sous, l’auteur d’un meurtre passionnel venu se dénoncer ; tout le monde passait par chez Stein, comptable en somme des mystères de Genève.
– Monsieur, venez. Je vous prie !
Stein était prêt à entendre son visiteur. L’homme patientait depuis trente minutes sur une chaise en bois, de l’autre côté du comptoir qui séparait les quidams de l’autorité. A son insu, il l’avait observé attentivement. L’homme frappait par la modestie de ses gestes. Chacun de ses mouvements semblait économisé comme s’il allait lui coûter de leur donner quelque ampleur. Le contraire du volubile. La voûture de l’homme trahissait un pesant fardeau. Langage du corps et maximes populaires… Il semblait en avoir plein le dos. Littéralement. Sa barbe sans moustache encadrait un visage taillé à la serpe. Un long nez soutenait des lunettes à monture sans marque apparente. Des traits fatigués, bienveillants, inquiets. Un sourire aimable mais un peu forcé. Le contexte, sans doute. Un brin intimidant, il est vrai, le local, avec ses affiches vantant l’efficacité de la police et invitant à se méfier de celle des cambrioleurs.
– Que puis-je pour vous ? questionna Steinauer en s’avançant pour conduire son visiteur derrière son bureau de métal.
– Je viens déclarer un vol.
– Alors nous allons remplir ensemble le formulaire.
« Nom, prénom, âge, profession… » La routine. Le policier tapait sur le clavier avec deux doigts très rapides.
– … Un vol d’une portée inouïe.
Pour un peu, le jeune agent s’en serait réjoui. « Une portée inouïe »… L’ordinaire est parfois d’un tel ennui ! Les Panthères roses auraient-elles attaqué la bijouterie de son visiteur ? Non, il l’aurait appris autrement. Et l’affaire n’aurait pas été déclarée au poste du « Bourg-d’Oeuf », place du Bourg-de-Four. Pas comme un vol de vélo. Et puis l’homme n’est pas bijoutier. D’un murmure, il vient de nommer sa profession : pasteur. Ce qui modifie nettement l’approche. Les pasteurs étant réputés fauchés, Stein se dit que l’affaire allait surprendre. Les pasteurs posséderaient-ils des objets de valeur ? Enfin, certains pasteurs ? Non. Un curé, d’accord. Il doit bien exister dans les presbytères genevois quelques précieux calices. Un pope, oui. L’art byzantin a notamment produit de magnifiques et précieuses croix pectorales. Un rabbin, pourquoi pas. Les rouleaux parcheminés sont parfois tout habillés d’or, d’argent et de respect. Mais un pasteur ! Il n’y a rien dans les temples qui soit valeur négociable. Pas de tableaux, pas d’argent, pas d’or. Juste le poids d’une conscience exigeante. Le fardeau de la faute pérenne. Comme le disait Roger de Diesbach, capitaine à l’armée et figure du journalisme suisse, « le catholicisme, c’est la religion du péché pardonné ; le protestantisme, c’est celle du pardon empêché » et sers-moi un verre, l’ami.
Rien qu’à y repenser, Stein avait le sourire aux lèvres. Pas le pasteur. Blanc. Livide. Décomposé. Pour un peu, le cadavre, c’était lui.
– C’est pour déclarer le vol d’une chaise.
Il a dit : « une chaise ». Pas « un trône » ou « un fauteuil ». Une chaise. Stein ne se démonta pas.
– En bois ? En plastique ? osa le policier en louchant sur le siège sur lequel le pasteur s’était assis, style mobilier de l’Etat sans classe ni valeur, juste fonctionnel.
– En bois.
En bois. L’attaque du train postal Glasgow-Londres en 1963, le casse du Diamond Center d’Anvers en 2003, le fric-frac d’Harry Winston à Paris en 2008, le siphonage de Leviev au Carlton de Nice en 2013… Voilà du vol qui a de la classe ! Du souffle, de l’ampleur, de l’ambition ! Et ce ne sont pas les joailleries de luxe qui manquent, à Genève. Alors oui, de la pierre à voler, il y en a. Mais c’est pour un tabouret à dossier que le pasteur vient râler ? En bois ? Comme l’aurait dit Nabilla, dont la plastique de laboratoire ornait plus d’une armoire de vestiaire de la police, « allô, non mais allô, quoi ».
– Vous voulez vraiment déclarer le vol d’une chaise en bois ?
– Oui. Et devant tout le monde, en plus.
– Vous voulez le déclarer devant tout le monde ?
– Non. Je veux dire qu’on l’a volée devant tout le monde.
– En public, donc.
– En public, oui.
– Mais vous n’avez rien vu ?
– Non.
C’était attirant, mais ça restait une chaise en bois, tout de même. Stein était à deux doigts de lui sortir le refrain sur la police submergée. Lui faire le numéro de la maréchaussée débordée qui peine à remplir ses missions. Lui chanter la complainte des heures sup’ qui s’accumulent. Lui décrire l’abus des procédures qui, parfois, freine la machine au détriment du justiciable. Bref, tout ce que les anciens infligent aux jeunes, dans la maison, quand il s’agit de les déniaiser. Parfois, c’est valable aussi pour les clients. Il était sur le point de le faire mais il se retint. Et freina, même, des quatre fers lorsque le pasteur épuisé, au bord des larmes, finit par lâcher le morceau :
– Volée… Dans la cathédrale… La chaise de Calvin !
Dehors, il tombait des seilles. Le ciel n’aime pas qu’on se fiche de lui. Ou peut-être, prosaïquement, avait-il fait trop chaud durant trop longtemps. N’empêche, le coup de tonnerre qui éclata furieusement juste après cette annonce fit sursauter Steinauer. Le tableau fleurait le péplum, genre Charlton Heston sur la colline. Mais c’était réel. Le pasteur frissonna. Un signe fort, assurément. « L’heure est grave », se dit-il. Stein voyait les choses différemment. « Que des emmerdes en vue », songea-t-il.
* * *
Durant mille ans, des évêques se sont succédé à Saint-Pierre, la cathédrale. L’un d’eux, Robert de Genève, est devenu pape en Avignon sous le nom de Clément VII. La plus grande des 45 cloches des tours porte son nom depuis 1407 : la Clémence. Durant mille ans, les évêques n’ont eu de cesse de transformer l’édifice, de le modifier, ajoutant ici un portail, là une chapelle et même – charité bien ordonnée… – de beaux appartements pour les prélats. L’emplacement est parfait. Il domine. Il recouvre les traces des civilisations préchrétiennes qui cuisaient ici le pain et vouaient leur culte à d’autres divinités. Les élites aiment les hauteurs. Elles permettent de voir arriver l’ennemi. Et la distance qui les sépare du ciel paraît ainsi plus courte. Puis les évêques ont été renversés. Depuis cinq siècles et demi, la Réforme règne. Les évêques autrefois princes et leur suzeraine papauté ont cédé. Genève souveraine a brisé la Trinité et renversé les icones. « Rome protestante », « Mecque réformée »… C’est fou ce qu’il faut aux gens des comparaisons pour se situer ou se rassurer ; et frappant de constater combien celles-ci peuvent se révéler tartes.
Ultime appendice installé au XIXe siècle, une flèche s’élève d’entre ses tours et pointe comme un doigt vers le ciel. On voit ainsi la cathédrale de partout. Impossible de la rater. Réformée en 1535, elle rappelle par son nom resté catholique – Saint-Pierre – le culte antérieur. Parfois même elle redevient laïque le temps d’une journée républicaine. C’est là que le Conseil gouvernant l’Etat prête serment. Au prix de cette dérogation, l’Eglise nationale protestante a pu entrer en possession du bâtiment en 1907. Temple laïc par intermittence. Profanation ?
– Profanation !
Le cri avait résonné dans la nef comme un coup de fouet sur la piste d’un manège ; sec et sans appel. Un Philippulus énervé s’avançait entre les bancs, le bras incantatoire.
– Je dénonce une profanation !
Bien habillé d’un costume sombre, un vieil homme de petite taille faisait scandale. Deux gendarmes qui s’ennuyaient à regarder leurs collègues de l’identification judiciaire prendre des relevés décidèrent de le virer. Ils empoignèrent le poids plume vociférant comme deux hockeyeurs se seraient saisis d’un jockey et le reconduisirent fissa sur le parvis. Le vieil homme, professeur émérite de théologie, ne protesta pas et continua de beugler.
– Profanateurs !
Derrière l’étal qui se situait à quelques mètres de l’emplacement de la chaise disparue, le marchand de cartes, souvenirs et croix huguenotes semblait très contrarié et rougissait de colère. Profanation, profanation… Certes ! Mais chez ces gens-là, monsieur, on ne hurle pas : on murmure. Le vieux prof s’était laissé déborder, submerger par la colère. Faute de goût. Chez ces gens là, monsieur, la colère normalement se contient. Elle reste sourde. Sur la forme donc, le vieux prof avait tout faux. Et cela détonnait. Mais sur le fond… Certaines choses effectivement ne se font pas ! Pisser sur les marches du temple, par exemple, graffiter les colonnes, fumer en chaire ou jouer du djembé dans la nef.
Et voler la chaise de Calvin.
Une toute petite chaise, il est vrai, assez fragile d’aspect, comme le prof. Digne, fragile, cassable. Et prestigieuse : la chaise de Calvin, tout de même ! Dans sa tombe de Plainpalais, marquée d’un invisible « J.C. » afin que personne ne vienne lui vouer un culte qu’il aurait réprouvé, l’austère ne devait pas se marrer. Il devait même trouver la farce de très mauvais goût.
– Elle était où, c’te chaise ?
Gros accent local. La voix d’un gendarme, colosse no 1, retour dans la nef « mission accomplie », autrement dit : intrus sorti et grande porte fermée. Voix forte. Comme le lieu incitait plutôt à baisser le ton, colosse no 1 ne passait pas inaperçu, avec son timbre de baryton. Il y avait du monde, mais à part lui tout le monde chuchotait. Des employés de la paroisse, des pasteurs, la conservatrice du Musée de la Réforme, le président du Consistoire ; l’état-major tout effondré de la calvinie. Et bien sûr la police, appliquée à ses relevés. Avant sa disparition, la chaise était posée au flan d’une colonne – sans rire : la cinquième colonne – juste à gauche en remontant la nef. Elle dormait sur un socle, le placet barré d’une cordelette afin que personne ne tentât de s’y asseoir. Vaine prévention du crime de lèse-séant. A droite de la cinquième colonne se tenait la chaire, avec ses marches de bois. Le couloir orné de stalles se poursuivait vers l’abside. On distinguait à quelques mètres de là le comptoir de vente de livres, cartes et souvenirs. Le poste de l’homme rougeaud. Lequel reprenait une teinte normale, maintenant que le hurleur avait quitté les lieux. Son visage, sa voix restaient cependant gémissants.
– Vous vous rendez compte ? Je n’ai rien remarqué ! Rien ! Toute la journée, j’ai la chaise dans mon champ de vision et là, pfuit ! Rien vu ! Illusion ! Sortilège !
– Vol qualifié, je dirais plutôt, fit l’agent au gros accent servettien.
Chopard, l’élégant officier de police en cravate qui suivait à l’écart les discussions, sans mot dire, style italien avec sa barbe de trois jours soignée au Remington, l’homme en retrait donc refit l’addition. « Sortilège… Sacrilège… Vol qualifié… » Fallait choisir. Il élimina le sortilège. La police, c’est cartésien. Au diable – si l’on peut dire – les Merlin, Mim, Potter et autres Miss Tick. Et tant pis si Calvin s’y entendait aussi en mystères et pirouettes. Sacrilège et profanation sortent du champ d’investigation d’un policier. Cartésien, on vous dit. C. Q. F. D. : le sujet restait bien le vol. De la belle fauche, bigrement organisée. On ne sort pas un tel objet d’une nef pleine de touristes. Comment et pour quoi faire ? Pour qui ? Un collectionneur ? Sans doute, se dit-il. Les frapadingues qui paieraient n’importe quoi pour un souvenir exclusif – tunique d’Elvis, perruque de Liberace, pinceau de Picasso, chaise de Calvin… – courent les rues. Ce n’était pas un truc de Panthères roses – plutôt style bélier dans les bijoux –, mais tout de même, se dit Chopard, l’hypothèse d’une bande organisée méritait un sérieux examen.
Le propre des hôtels de police est qu’ils sont souvent cracra. A Paris, quai des Orfèvres, siège de la police judiciaire et de sa brigade criminelle, on vénère la patine des lieux. La rampe d’escalier qu’a tenue Landru, le filet tendu en travers des étages depuis que Ménigon a sauté la balustrade, le curieux petit grenier où s’aèrent des habits ensanglantés quand bien même des machines performantes permettent de les sécher plus vite et d’analyser en même temps les tissus, tout cela entretient la légende du lieu. Oui, ces vieilleries donnent du charme au métier – ou, plutôt, à sa représentation. Les groupes de six enquêteurs et enquêtrices travaillent sur de petits bureaux moches, disparates et encombrés. C’est vrai que la bière et les sandwiches constituent l’ordinaire des déjeuners de travail. Mais ils y tiennent. Le Quai a plus de cent ans. Les chiottes sont infâmes, et les violons, mycosiques, mais personne ne s’en offusque. Le déménagement prévu aux Batignoles – numéro 36, tradition maintenue – est vécu comme un cauchemar traumatisant. Trop propre et sans âme. A Genève, on a connu ça lorsque le parquet a quitté la vieille ville pour Lancy : quelques magistrats ont mis du temps à s’en remettre.
A Genève, le vieil hôtel de police – « VHP » – est devenu annexe. Le nouveau – « NHP » – est déjà trop petit. Patine et histoire lui font défaut. Trop neuf. Pas de portraits de Bertillon ou Simenon pour participer à la légende des lieux. Pas de photo de Frédéric Dard, un ami pourtant de la police genevoise, depuis qu’elle a arrêté le ravisseur de sa fille. Juste des palmiers dans le hall du siège et un petit musée, amoureusement entretenu par quelques passionnés instruits. Pas même la tête de Luccheni, l’assassin à Genève de l’impératrice Sissi, Elisabeth de Wittelsbach. Le trophée plongé dans du formol est parti à Vienne dans les années 1980. Genève a bien conservé le cerveau extrait de la tête de l’assassin, qui s’est pendu dans sa cellule, mais on ne fait pas une légende avec 1415 grammes de mou pour chat. Même dans un train fantôme, ça n’effraierait personne. Alors oui, à Genève, l’hôtel de police reste assez impersonnel, plutôt froid, et ses annexes, un peu cheap. On accède à la cafétéria par un minable escalier tout ébréché. C’est universel : les Etats financent les polices, mais négligent les casernes, postes et infrastructures. Sauf à Dubai, dont la brigade routière dispose d’une Lamborghini Aventador. Ils ne doivent pas avoir d’écolos, à Dubai. Et pas de problèmes d’argent.
Dans une salle riante comme un bloc opératoire, deux hommes et deux femmes entouraient au 2e étage la cheffe d’enquête, Pauline Borsini, une blonde qui trompe son monde. Tailleur deux pièces comme à l’école de police, ceinture Gucci sur les hanches. Dans son armoire de service, une autre ceinture : noire. Karaté deuxième dan. La devise de la Criminelle de Paris – « qui s’y frotte s’y pique » – collait parfaitement à cette championne. Le genre : draguez, insistez et retrouvez-vous au sol compressé comme un César. L’affaire de la chaise de Calvin appartenait à la section « infractions contre le patrimoine » qui comprend les brigades financière, cambriolages, répression du banditisme, vols et incendies. On pouvait exclure le cambriolage, l’arnaque financière et l’incendie. Mais pour le reste… A qui avait-on affaire ? Au banditisme organisé, son univers ? Borsini fit le topo.
– Les enfants, ça chauffe. Le chef a reçu des téléphones. Le président n’aime pas ça du tout. Alors, le chef répercute. Faut comprendre : leurs copains d’enfance, quand ils étaient scouts, ils sont aujourd’hui pasteurs ou banquiers. Et pas n’importe quels banquiers : des banquiers protestants. Un monde en soi. Autant dire qu’ils sont sonnés. La chaise de Calvin, faut comprendre que c’est comme le sceptre d’Ottokar. Une relique, un totem. Sa disparition cause une humiliation qui déstabilise tout le système.
– On sait pourquoi ? questionna le doyen de la bande, Monney, blouson défraîchi et yeux bleus assortis. Une demande de rançon, peut-être ?
– Rien reçu. Mais ça peut venir.
– On sait comment on l’a piquée, cette chaise ? demanda Jacquet, ex des cambriolages qui s’y connaît en tours de clés, embrouilles et passe-passe.
– Non. Juste que c’était en plein jour et dans un endroit très fréquenté.
– Alors quelqu’un a fait diversion, proposa Schnyder, le dandy de la bande, costume Boss (soldé chez PKZ) et cravate Benelli du meilleur goût.
Borsini fixait à la paroi un plan des lieux avec de petites rondelles aimantées.
– Mes enfants, trois questions : comment, pourquoi, pour qui.
– Comme d’hab’, observa Monney, qui en avait vu d’autres et ne releva pas « mes enfants », tic de sa cheffe qui l’énervait hautement.
– Non, pas comme d’hab’, corrigea Borsini. On vole des montres au Musée d’horlogerie, c’est un fait divers. On vole la chaise de Calvin, c’est un acte blasphématoire.
– Faut pas pousser, dit Jaquet. Ce n’est pas le Koh-I Nor, tout de même. Ni la croix du Christ. Pas même la barbe du Prophète !
– C’est pire, trancha la cheffe. On est à Genève, la Rome de la Réforme. C’est comme si on avait tiré la tiare du pape au Vatican.
– Elle est sûrement mieux protégée, fit Jaquet.
– Et par des compatriotes, releva Monney.
Les autres se la coinçaient. Ecouter d’abord, agir ensuite, parler après.
– Les enfants, ça démarre.
* * *
Le marchand de cartes et souvenirs convoqué au VHP, boulevard Carl-Vogt s’appelait Fernand Mella et occupait depuis dix mois son poste dans la cathédrale. Quarante-six ans, récemment encore chimiste dans l’industrie pharmaceutique et à présent demandeur d’emploi. La boîte qui l’employait avait été vendue d’un coup et pfuit ! Sur le carreau, Mella. C’est fou comme on peut tout perdre en deux temps, trois mouvements. Son emploi, sa dignité, sa santé ; la vie si on n’y prend pas garde. Quatre-vingts personnes au tapis. Des métiers pointus, souvent. Un spectaculaire gâchis et un PDG sourd aux appels des autorités. Vous n’allez pas m’emmerder, pensait-il en l’exprimant (à peine) plus poliment. Liberté, marchés, fusions, tout ça ; délocalisations et allez vous faire voir. Moi je construis de jolis bolides pour mes loisirs et, vous, débrouillez-vous. Mella se disait heureux d’avoir été placé auprès de la paroisse par l’Hospice général. En poste à la cathédrale de Genève, il se sentait investi d’une mission. Comme gardien du Louvre, chamelier à Kheops ou réviseur du jet d’eau. Une mission stratégique dans un décor iconique.
– Je vois du monde, vous comprenez. J’accueille. Je renseigne. Je suis utile. Je ne tourne pas en rond.
– Mais là, vous n’avez rien vu.
Le rouge lui revenait aux joues. C’est vrai qu’il s’empourprait vite. L’effet sans doute de la surcharge pondérale qui l’embarrassait visiblement. Il portait sa chemise hors du pantalon pour limiter, en apparence, l’ampleur du ventre et laissait une barbe faussement négligée manger ses joues. Il tentait ainsi de cacher son double menton qui devait l’affecter.
– Rien.
Ses yeux trahissaient la honte et la tristesse.
– Il y avait tellement de monde.
– C’est peut-être ça, le truc, grommela Monney.
– Tu veux dire quoi ? fit Jaquet.
– Le monde.
En aparté. Comme s’ils étaient seuls.
– Quoi, le monde ?
– Quand il y a du monde, personne ne voit rien. Quand c’est très visible, tout disparaît mieux.
– Tu veux dire quoi ?
Monney avait du pif et de l’expérience, mais peu d’attention pour la langue française. Il se disait par coquetterie « parfaitement bilingue, français-argot », formule piquée à Michel Audiard, mais c’était en argot qu’il restait meilleur.
– Si tu chouraves quand il y a deux personnes, ça se voit. T’es fait. Si tu barbotes quand y a vingt personnes, elles voient que dalle. Et tu passes.
– Une chaise, quand même, ça prend de la place.
– J’te raconte. Un jour quand l’expo Telecom se tenait à Genève, j’ai entendu de la musique sortir d’une tente, plaine de Plainpalais. Bo Diddley. Tu te rends compte ?
– Non. Sais pas qui c’est
– Mais bordel, rugit Monney. Bo Diddley ! Chanteur, guitariste, les doigts magiques ! Le riff le plus fameux du blues ! La bande-son de Fritz the Cat !
– Ah ! ça je connais. Le dessin animé cochon.
– Ben oui, tu vois ! Le premier film d’animation classé X, en 1972. Fritz the Cat. Dessins de Crumb et musique de… de qui ? De Bo Diddley !
– Bien. Et alors ?
– Il était là, en vrai.
– Fritz the Cat ?
– Non. Bo Diddley !
– Bon, c’était un concert privé et il était là.
– Tout juste.
– Et alors ? (Jaquet ne voyait pas où Monney voulait en venir).
– C’était privé, je te dis. Seulement pour les directeurs de Nokia. Du monde entier. Tous à Genève, en même temps, au même endroit… Tu vois le stress. Y avait partout des Securitas pour garder la tente. J’ai pas voulu montrer ma plaque pour entrer – abusif, tu comprends – alors j’ai pris une caisse de bière et je suis passé par l’arrière, vers les cuisines. En criant : « Salut ! Salut salut ! J’pose où, la caisse ? » d’un air très décidé. Très prolo, tu vois, très « je sais ce que je fais ». En regardant les gars droit dans les yeux. C’est comme ça que je suis entré. Un concert génial.
– Je vois ce que tu veux dire. Plus il y a de monde et plus tu passes inaperçu.
Mella quant à lui ne voyait rien du tout. Il aurait bien crié: « Ohé! Je suis là, moi ! » mais il ne pipait mot. Jaquet se tourna vers lui.
– Une bière ?
– Euh… Non, merci.
– Ce que veut dire mon collègue, monsieur Mella, c’est que la chaise a peut-être passé devant tout le monde, bien visible, et c’est pour ça que personne ne l’a vu. Pas même vous. Car il y avait du monde, n’est-ce pas ?
– Ben… Oui. Trois cars de Portugais. Ils sont catholiques, les Portugais, mais ceux-ci voulaient voir la chapelle de Nassau.
– Un lasso ?
– De Nassau. La tombe d’Emilie de Nassau, princesse du Portugal, fille de Guillaume le Taciturne. Les voyagistes de Lisbonne en font des tonnes, avec ça. Et nous, ça nous fait des visites. On guide, on montre.
– Une chapelle comment ?
– Rayonnante.
– Elle est joyeuse ?
– Non, on dit comme ça. Chapelle rayonnante.
– Et elle est où, la radieuse ?
– Non, radieuse, c’est la cité du Corbusier à Marseille. Moi je vous parle d’une chapelle rayonnante à Saint-Pierre.
– C’était de l’humour. Bon, elle est où cette chapelle ?
– Derrière ma table. Au fond de l’abside.
– Et par la chapelle, on peut sortir ?
– Non. Mais il y a une porte à côté. Parfois, on fait entrer par là des personnes à mobilité réduite. Elle est équipée.
– Equipée comment ?
– Il y a une plateforme.
Les policiers se regardèrent. Pensée commune. Bulle de bande dessinée. « Et par dessus le marché on aurait pu la poser sur un chariot ! »
– Vous n’avez vraiment rien vu ? reprit Monney.
– Non, je vous dis ! Ils voulaient tous acheter des cartes et des livrets !
– Tous, les Portugais ?
– Non. Des locaux.
– Des locaux ?
– Ouais, le genre Vieux-Grenadiers, vous voyez ?
– Non, je ne vois pas.
– Baraqués, soudés.
– Amis ?
– Non, soudés. Collés. Un groupe compact, quoi.
– Et baraqués ?
– Pas des gringalets. Pas comme ce prof qui a fait un scandale. Non, des balèzes.
Il était dur à la comprenette. Cultivé mais tortueux. L’information méritait un temps de réflexion.
– Collés… Epaule contre épaule ?
– Le genre, oui.
– Donc ils vous bouchaient la vue.
– C’est ça.
– Surtout qu’ils étaient balèzes.
– Oui.
Bien joué.
– Et bien sûr la porte n’était pas verrouillée, ajouta Jaquet comme on porte l’estocade.
– Jamais pendant les visites. A cause des chaises roulantes, vous comprenez.
– Pour ça, on comprend, oui.
Depuis longtemps Jaquet et Monney avaient cessé de mesurer la bêtise humaine.
* * *
Il fallait les trouver, les costauds. Les voir, peut-être. Il y a des caméras, dans le coin. Et les films des touristes. Enfin, maintenant on ne filme plus : on téléphone et ça marche aussi. Bref, il fallait ramasser des images. C’est Marta Pereira qui s’y colla. Pas parce qu’elle était d’origine portugaise, mais parce qu’elle n’avait pas achevé son stage. Une bleue. Mission simple : identifier tous les cars et tous les groupes venus visiter la cathédrale le jour J ; relever les autorisations de parcage, les amendes au besoin, bref, tout ce qui révèle du mouvement. Et chercher les images des caméras des quidams dont on a relevé le nom. Les enquêteurs supposaient que les malandrins avait passé non par la nef, mais par la porte de service, avec leur curieux butin. C’était ça, la clé – si l’on peut dire. On passe toujours des choses incongrues par les entrées de service. Et cela ne surprend personne. Comme au concert de Bo Diddley. Sauf que là, c’était Calvin, dont les mânes devaient trouver la farce plutôt saumâtre.
* * *
A l’autre bout du canton, le téléphone sonna chez maître Jabert.
– Nous l’avons.
– Nous aussi.
L’un parlait d’une chaise.
L’autre parlait d’un homme.
On imagine communément qu’un homme ficelé doit l’être à la cave, forcément humide et dotée d’un modeste soupirail. Si suintante et poussiéreuse qu’un asthmatique pourrait y crever sur place dans l’indifférence de ses geôliers. Dans l’imaginaire collectif, les caves des maisons de campagne – douze marches sous le niveau du jardin – font l’affaire pour retenir sous une ampoule nue des malheureux ficelés, rançonnés ou punis à la Calabraise. La faute aux auteurs de polars. Une variante met en scène le gigot ficelé dans des décors industriels ; grandes usines désertées avec plots de bois, chaînes d’entraînement et machines grinçantes. Dans ces décors, la scie électrique, une cuve se remplissant d’eau ou quelque poids de fonte suspendu au-dessus de la tête du personnage ligoté facilitent l’arrachage des aveux. C’est la version série télé.
Léonard Goupil n’était pas ligoté mais menotté. Il pouvait donc se lever pour uriner dans une carafe blanche déposée à cet effet, ou boire une bière. Ce qu’il évitait de faire non seulement parce qu’il était abstinent, mais, aussi, afin de limiter l’envie d’uriner. Autour de lui, six gaillards et une fille pas très sympathiques, vus de sa position. Il faut être en confiance pour aller pisser sous le nez des autres. C’est rarement le cas lorsqu’on porte des menottes. Goupil pourtant mesurait sa chance. Car il en avait. Les menottes lui serraient les poignets devant le corps, mais il aurait tout aussi bien pu être attaché dans le dos. C’était le souhait de la jeune femme et d’un des types, un maousse de deux mètres, genre demi de mêlée. Il y a eu débat. La majorité a opté pour une position moins inconfortable.
– T’as de la chance, pour cette fois, grogna le rugbyman.
Une autre raison de considérer que la situation aurait pu être pire tenait à la qualité de la pièce. Le séjour d’une maison coquette ouverte sur les vignes, à l’étage, c’était quand même mieux qu’une cave. Le plus sympathique – mais dans sa position, ça lui échappait un peu – restait en effet ce cadre. Le vignoble s’étalait à perte de vue par la fenêtre à croisillons d’une pièce relativement cossue, avec son mobilier 1900 qui avait sûrement passé de génération en génération. Difficile de dire si on était chez le notaire ou un viticulteur. Mais c’était plutôt cossu, charmant, champêtre et de bon goût.
– Tout est relatif, songea Goupil avant de se prendre une baffe de rappel signifiant clairement : « ta gueule ».
Après son enlèvement rapide, devant chez lui, mode classique, Goupil avait hurlé comme un perdu. Tout l’art avait résidé dans la synchronisation : un type pour poser une cagoule sur la tête, deux autres pour saisir les bras et menotter les poignets, un quatrième pour contrôler les jambes, et hop ! le paquet dans le 4x4. L’excès de décibels devenait crispant. Ils avaient remonté la cagoule pour lui montrer, d’un geste explicite, un fer à repasser. La menace d’un méchant coup sur le nez l’avait calmé. Pas eu besoin de lui scotcher la bouche. Stoppé net, le brame. Ensuite de quoi Goupil avait prié, occupant son esprit au mépris de tout réflexe rationnel. Il était comme ça, Goupil. D’autres à sa place auraient tenté de saisir les sons, capter des indices, compter les ronds-points, gendarmes couchés et arrêts de toute nature afin de s’y retrouver. Lui avait préféré psalmodier. Ses ravisseurs l’avaient laissé faire. Tant qu’il ne la ramenait pas.
Avachi sur une élégante chaise de brasserie, Goupil, misérable, continuait de prier. Autrefois il portait beau et roulait Porsche. Dans la rue, lorsqu’il marchait, on reconnaissait de loin sa démarche rapide. La silhouette légèrement penchée en avant, il semblait se mouvoir sur un coussin d’air. Lorsqu’un quidam parvenait à sa hauteur, il accélérait le pas pour ne pas être dépassé. Rester le premier. Toujours devant. Ne jamais faiblir ou ralentir. Ne pas se laisser dépasser. L’homme qui court : c’était son surnom dans les labos, du temps de sa flamboyance. Ses obsessions industrielles et quelques investissements navrants lui avaient finalement coûté sa position, sa fortune et, depuis quelques heures, sa liberté. Goupil était prisonnier. Pitoyable, il tentait de faire bonne figure. On ne met pas à terre comme ça l’ancien propriétaire du groupe Pharma-Visor. A vrai dire, l’entreprise était liquidée, démantelée, mais lui, Goupil, semblait persuadé de n’y avoir commis aucune faute. Quatre-vingt-deux personnes au tapis, c’était juste un accident industriel. Cela peut arriver. L’évaporation de la caisse de pension, c’était juste un dommage collatéral. Bien malheureux, certes, mais que voulez-vous. Ne venez rien reprocher à Goupil, l’entrepreneur aux mille profits.
– Vous ne pouvez pas m’accuser ! Et, après tout, c’est le destin ; Dieu l’a voulu !
Mot pour mot les paroles de Who Killed Davey Moore. Pour un peu les ravisseurs ébahis de leur propre audace – Goupil, menotté ! – lui auraient fait le crédit d’un peu de culture. Voire d’humour. Mais Goupil manquait des deux. Circonstance aggravante, il n’avait jamais écouté Bob Dylan, même dans la période évangélique du poète qui, pour cette raison, aurait pu l’intéresser – quoique brève et musicalement loupée. Un pur hasard. Funeste sortie et mauvaise pioche. « C’est le destin, je n’y peux rien… » Tu parles ! En réalité, embarqué dans ses rêves de puissance, Goupil avait acheté en série des entreprises qu’il n’avait pas le moyen de payer. Enivré par l’écho de ses acquisitions, il diversifiait sans ressources et sans compétences. Empruntait pour acheter. Empruntait pour emprunter. Empruntait pour rembourser. La spirale. Les banquiers voyaient, savaient, mais, tout énamourés, laissaient faire. Ce cher Léonard s’en sortira toujours, disaient-ils. Les trouvailles de journalistes flagorneurs lui collaient au train : « l’entrepreneur aux mille profits, l’homme qui court, l’industriel qui se rêvait pasteur… » Goupil, bigot et paroissien généreux, major dans l’armée, chef d’entreprise : un type épatant. Notable patenté d’un clan qui, à Genève, formait tôt les hommes de sa trempe et de sa génération.
C’est que, du temps de ses études, tout rejeton mâle de la bonne société fréquentait le même bahut : le collège Calvin. Il n’y en avait pas d’autre. Saussure, Sismondi, Voltaire – initialement école de jeunes filles, car les études n’étaient pas mixtes – Rousseau, bref, tous ces collèges n’existaient pas. Donc les jeunes hommes un peu éduqués se côtoyaient forcément « à Calvin ». Les mêmes se croisaient encore à la Brasserie Landolt et chez les scouts. Tous se retrouvaient dans les sociétés estudiantines et, pour beaucoup, au temple le dimanche. Finalement, on ne cessait jamais de se retrouver entre soi. Banquiers et industriels formaient une caste soudée par une vie mondaine bien ordonnée et quelques mariages intelligents, célébrés par des pasteurs qui, eux-mêmes, avaient été leurs condisciples aux études. Toutes les petites villes ont leurs notables et leurs cercles fermés ; murs de pierre et murs de chair. Chabrol l’a bien décrit, dans de bons films qui, parfois, dénoncent aussi le sacre de la bêtise.
Personnage chabrolien donc, naguère flamboyant et désormais déraciné, Goupil n’en menait pas large. Face à lui, Bérénice Nadar l’avait mauvaise. Jeans, bottes, bien campée sur ses jambes un peu écartées. On l’aurait bien vue tenir cravache. Chemisier espagnol à fleurs joyeuses – seules les fleurs étaient joyeuses, dans la pièce –, elle faisait face au prisonnier et connaissait tout son Dylan par cœur. Lui récitait Luc, 23,34, « … ils ne savent pas ce qu’ils font ». A chacun son bréviaire.
– Alors comme ça tu veux faire le malin, souffla-t-elle les mains sur les hanches, ce qui la rendait plus impressionnante encore.
D’une voix plutôt agréable, tout en contraste avec son regard noir, elle se mit à chanter, penchée sur Goupil, le regardant droit dans les yeux.
– « Où que vous soyez, accourez braves gens… L’eau commence à monter, soyez plus clairvoyants… »
Elle fit une pause, histoire de voir s’il saisissait le message. Rien du tout. Œil vide. Elle reprit la mélopée.
– « Admettez que, bientôt, vous serez submergés… Et que si vous valez la peine d’être sauvés… Il est temps maintenant d’apprendre à nager… Car le monde et les temps changent… »
« The Times They Are a-Changin », précisa-t-elle. La chanson dit que les perdants d’hier vont peut-être gagner.
Goupil avait provoqué une retentissante faillite et entraîné les pertes considérables de familles bien connues de la place, mais chut ! pas de bruit. Dans ce monde-là, il est moins fâcheux d’être cocu que failli. Goupil avait littéralement cocufié – « actéonisé », coiffé, encorné, trahi, trompé – les banquiers mais, en échange d’un retrait total des affaires et d’un silence absolu, ensuite de la découverte de ses méfaits, il avait eu la paix. Les créanciers se sont partagé la dépouille immobilière de ses entreprises sur le même mode : en silence. Comme on cache la poussière sous le tapis. Aucune mise en accusation publique. Plus chanceux qu’Henry Dunant, condamné pour banqueroute alors même qu’il inventait la Croix-Rouge. Retiré des affaires, Goupil occupait encore ses dimanches à monter en chaire dans son village, qui n’avait pas de pasteur – et là, il dissertait sur le bien, le mal, la morale, autrui, la responsabilité, la faute partagée, le bien commun, la modestie.
Bérénice Nadar l’avait vraiment mauvaise.
– Tu nous as volés. Il faut rendre, à présent !
Les hommes qui l’entouraient arboraient une mine sombre. Goupil ne faisait pas le malin.
– J’ai rien fait. Je n’ai plus d’argent. La faillite a tout mangé.
– Et toi, tu as mangé la caisse de pension pour masquer les pertes, salopard ! Tu as volé nos retraites pour éponger tes dettes ! Et tu le sais très bien !
– Mais non !
– Alors elle est où notre retraite ?
Il ne répondit pas. Mais tout le monde le savait : c’était comme un schéma de Ponzi. A peine plus subtil. Prélever ici pour colmater là, jusqu’à épuisement de la matière. Comme du collagène qu’on insuffle dans les rides pour les masquer. Tôt ou tard elles réapparaissent et c’est encore plus moche qu’avant.
– J’ai rien fait ! Dieu m’est témoin !
– Cesse de blasphémer, morue !
On n’allait pas y arriver sans quelques pressions. Fallait qu’il crache le morceau. Qu’il avoue. Mais on se s’improvise pas tortionnaire. Il faut de l’entraînement, de la bouteille pour martyriser quelqu’un dans sa chair. Arrachage d’ongles, brûlures de cigarettes, gégène, aiguilles, pal et simulacres de noyade, tout ça ne s’apprend pas dans des usines. Les ouvriers avaient juré qu’ils l’auraient sans torture physique. Des coups, pour l’attendrir un peu comme la viande, d’accord. Mais pas de stigmates. Même le sandwich que Béatrice tendit à Goupil – un bagnat généreux en thon et en salade, avec des rondelles d’œuf dur – ne manquait pas de qualité. Elle, debout. Lui, assis. Elle, regard méprisant. Lui, regard implorant. Il accepta le sandwich. Fais gaffe, Goupil. Après ça tu auras soif.
* * *
– Stein, y a quelqu’un pour toi ! Une disparition !
– Une voiture ?
– Non.
– Une chaise ? J’ai déjà donné !
– Non. Une personne.
– Tu sais bien que ce n’est pas chez nous, ça.
– Prends le téléphone ! La dame, c’est toi qu’elle demande. Personnellement.
Ah bon, c’est au téléphone ? Ce sera plus facile. « Et pourquoi moi ? » se demanda le policier. Il se dirigea vers le téléphone et le saisit. La dame se présenta. Marie-Hélène Goupil.
– C’est la paroisse Saint-Pierre-Fusterie qui m’a donné votre nom, dit-elle. J’ai d’abord appelé le pasteur. Il connaît bien mon mari, vous comprenez. Nous avons confiance en lui. Et monsieur le pasteur m’a dit que vous aviez une bonne écoute. Qu’il vous avait vu récemment. Que je pouvais vous parler. Alors voilà. Je suis morte d’inquiétude.
Une bonne écoute. Evidemment. C’est le propre du policier. Mais faudrait peut-être me lâcher un peu les basques, se dit Steinauer. Avec mille précautions, il réorienta l’épouse inquiète.
Les copains, au fond du poste, ils étaient pliés en deux.
Goupil aussi, dans la campagne, était aussi plié en deux, sur sa chaise Tonnay 1927. Simplement, il riait moins. Au dessert, Nadar venait de lui décocher une tarte aux phalanges. Parfois les filles veulent en montrer aux garçons, alors voilà : la première à le frapper, ça avait été elle. Bonne âme quand même, elle l’avait d’abord laissé terminer son sandwich. Puis elle l’avait regardé dans les yeux.
Le prisonnier avait grogné. C’est alors qu’elle avait passé la grande vitesse. Une torgnole de première. Une baffe d’anthologie.
– Et ça, c’est bon ?
Une raclée comme on n’en fait plus depuis le cinéma de Lautner, plus direct que Lino, direct du droit, surtout. Un bourre-pif de première. Avec le dos de la main. Du brutal, de l’efficace. La giclure de sang qui impressionne, qui cadre. Tête des copains. Et Bérénice d’expliquer :
– Vous ne pensez quand même pas que je suis venue pour beurrer les sandwiches !
Silence général.
– J’ai voulu être diplomate à cause de vous tous, éviter que le sang coule. Mais maintenant c’est fini ! Je vais le travailler en férocité, le faire marcher à coup de lattes ! A ma pogne, je veux le voir ! Et je vous promets qu’il demandera pardon, et au garde-à-vous !
Décidément, Nadar connaissait ses classiques. Raoul Volfoni – Bernard Blier – dans les Tontons flingueurs.
Elle voulait juste signifier que les choses sérieuses allaient commencer. Qu’il allait – les mots ont du sens – payer. Et d’abord, avouer.
Tension dans la pièce. Parfois les voyous sont capables de dignité. Quand ils savent qu’ils sont cuits, ils relèvent la tête. Les traitres, par exemple, ça ne pardonne pas quand ils se font choper. Quelques-uns pleurnichent, mais la plupart d’entre eux assument. On peut être classe, dans la pègre.
Mais Goupil n’était pas un voyou. C’était un homme du monde, un industriel, un paroissien, serviteur de son club et de la société. En France on lui aurait décerné la légion d’honneur, mais en Suisse on ne décore pas et c’est bien ainsi. C’était un notable, respectable, installé. C’est peut-être pour ça qu’il perdait toute dignité, devant ses geôliers. Geignard et pathétique. Misérable.
– Mais je vous assure que…
– Ta gueule ! Crache le morceau ou ce sont tes dents qui vont gicler !
– Mais je…
– Fais gaffe !
Aucune dignité. Goupil n’était pas un voyou. Juste un salaud. Nadar et ses potes n’étaient pas des voyous. Juste des victimes. Un téléphone sonna dans la pièce voisine. Quelqu’un décrocha.
– Alors ?
– Toujours rien, maître.
« Maître ». Cela donnait un petit air de soumission. C’était Jabert qui venait aux nouvelles.
– Non, il n’a rien dit, maître.
La déférence de l’ouvrier devant l’avocat.
– Oui, maître, on est prêt. On fait comme on a dit.
Goupil suait. Le prisonnier savait ce qu’ils voulaient. Mais il fallait tenir encore et encore. Ne rien dire. Prier. Occuper l’esprit. Tous les protestants sont capables de bénir. Alors les bénir, pourquoi pas. Les regarder. Leur pardonner. Luc, 23,34, déjà dit, mais quand on est prisonnier et malmené les actions de l’Evangile ont tendance à la baisse. Leur pardonner ? ! Vraiment ? Faut voir. Pardon Seigneur. Oui, pardonner. Et prier. Mais serais-je pardonné moi-même ?
Et puis c’est qui, ce « maître » ? L’esprit de Goupil devenait confus. Une secte, des allumés, des davidiens, voilà qui ils sont, se dit-il. Le Temple du Peuple ou l’Ordre solaire. Au téléphone, c’est Jim Jones ou Charles Manson.
S’il savait. Jabert, son propre avocat.
Goupil paniquait. Nadar ne le lâchait pas du regard. Les cons, ça ose tout : c’est même à ça qu’on les reconnaît. Un salaud pas con aurait été plus malin que Goupil. Parce que franchement, pour vider la caisse de retraite de son entreprise et croire que ça ne se remarquerait pas, fallait quand même être un gros con et un beau salaud. Ce n’est pas incompatible. Faudra bien qu’il rende le pognon.
Le chef d’état-major avait réuni son monde pour un examen de situation, c’est-à-dire des situations, car il y a de tout, dans une journée de policiers. C’est d’ailleurs ce qui fait le charme et la servitude de ce métier.
Premier axiome : les organigrammes de police sont toujours compliqués. Dans la tuyauterie de l’usine, ça remonte comme dans un entonnoir à l’envers. Et dans le goulot de l’entonnoir, parfois, ça bouchonne.
Deuxième axiome : tout l’art consiste à tenir le flux avec des effectifs trop restreints, forcément trop restreints, des heures supplémentaires trop nombreuses, forcément trop nombreuses, et des moyens matériels insuffisants, forcément insuffisants. C’est ainsi depuis toujours.
Troisième axiome : plus la police se renforce et plus le crime fait preuve de créativité.
Additionnez les données. C’est une équation infernale.
Genève ne compte pas davantage de crapules que d’autres villes. Mais le quidam prend peur, car les prédateurs se désinhibent. Les loups repus évitent les villes. C’est affamés qu’ils osent y entrer. Et, tant qu’à oser, ils frappent. C’est là que ça devient dangereux. Les voyous en col blanc sont moins visibles, car ils sont cachés dans le système. On ne les distingue pas. Mais les loups rôdent, visibles, l’œil brillant dans la nuit. C’est ça, le problème. Une population qui prend peur réagit mal. Une population excédée finit par douter. Une population qui doute vote avec ses pieds. Une population qui prend peur, réagit mal, doute et vote avec ses pieds ouvre la voie aux conducators d’opérette. On a vu ça dans d’autres pays.
La police fonctionne comme une horloge. Disséquez donc une pendule. D’abord, l’organe moteur donne l’énergie. Ensuite, l’organe régulateur oscille et imprime son rythme. Et, l’organe de communication transmet les informations. Enfin, les organes de lecture indiquent l’heure. Le premier échelon, l’organe moteur de la police, c’est le pouvoir politique. L’enchaînement des impulsions procède ensuite de la même mécanique : le deuxième niveau, l’état-major, c’est l’organe régulateur. Il oscille comme ici dans une salle fonctionnelle sans grâce, sans charme et sans vocation d’apparat. Purement utilitaire.
Pour le contenu, en revanche, c’est à la fois le grand bazar, la cour des Miracles et l’Inventaire de Prévert. Les informations qui remontent s’y croisent et se superposent. Rien que pour les douze dernières heures, le catalogue des nouvelles affaires, enquêtes et interventions faisait apparaître :
– une tentative d’escroquerie à l’assurance avec incendie volontaire ;
– deux brigandages dont un avec blessé, victime sévèrement bousculée ;
– trois surveillances préventives d’individus présumés menaçants ;
– un arrivage de prostituées mineures qui, récemment repérées et dont l’exploitation criminelle ne fait aucun doute, prennent leurs aises au Bois-des-Frères ;
– trois rackets déclarés, dont deux commis par des mineurs, l’un dans un collège ;
– une manifestation contre la fermeture d’un squat industriel ;
– un raccompagnement après expulsion ;
– une enquête sur des réseaux présumés de blanchiment d’argent sale, avec implication possible de la belle-fille du président du Radik, Etat gazier souverain, ce qui complique l’approche ;
– un vol avéré de données informatiques sensibles (top secret ! Si ça se savait…) et trois plaintes pour espionnage économique probable mais non avéré ;
– huit cambriolages ordinaires, durée moyenne présumée de chaque effraction, quatre minutes ;
– un casse brutal, dont l’un à la voiture-bélier, avec coups de feu ;
– trois arrestations de dealers un peu trop voyants ;
– cinq interpellations express chez leurs clients toxicos dont – surprise – un célèbre avocat pénaliste qui, le nez poudré, l’a très mal pris ;
– deux comas éthyliques avec transport de nuit aux urgences ;
– deux sorties sur des lieux d’incendies afin de prêter main-forte et canaliser la circulation ;
– six interventions dans des ménages tapageurs – avec, dans un cas, mise à l’abri d’une femme battue dans un lieu d’accueil discret et arrestation du conjoint ;
– onze vols à la tire à la gare et à l’aéroport, avec mise en alerte rouge des frontières et constat de recrudescence (nouvelle bande ?) ;
– neuf interpellations dans des magasins, ou prise en charge à la sortie, pour fauche dans les rayons (et tous les vols ne sont pas déclarés) ;
– trois levées de corps, dont l’un qui, ayant reçu deux balles dans le dos, ne semble pas relever de la catégorie « suicide » ;
– onze accrochages et accidents sur les routes, dégâts matériels ;
– un accident avec blessé grave, un cycliste coincé contre une rampe rue de Saint-Jean – pronostic vital engagé.
Et encore :
– une mise en alerte générale de la task force drogue après l’arrivée sur le marché local d’une nouvelle qualité de cocaïne ;
– la découverte d’une arme de poing dans une poubelle aux Acacias ;
– une bagarre de sortie de bar avec un blessé au cutter ;
– les derniers préparatifs de la souricière tendue à un pédophile actif sur internet, dont la traque s’achèvera lors d’un rendez-vous piégé ;
– des échanges d’informations avec d’autres polices après la découverte à Genève d’un trio connu des services européens du grand banditisme, suspects logeant dans trois hôtels distincts, mais chacun parfaitement identifiés ;
– la disparition d’un centre psychiatrique ouvert d’une femme inoffensive, mais que son errance met en danger ;
– l’interpellation au théâtre d’un exhibitionniste nu sous son manteau ;
– le dégagement d’une voiture qui gêne la sortie d’un parking ;
– une intervention dans la cave d’un immeuble pour recueillir une personne endormie ;
– une intervention dans une allée pour le shoot d’un toxico ;
– une visite chez une dame âgée inquiète d’entendre du bruit derrière sa porte ;
– une intervention dans une famille pour l’internement non volontaire du père, à la demande du médecin ;
– la mise en place d’une déviation de circulation suite au renversement d’un camion qu’il faudra relever et remorquer ;
– un contrôle préventif de circulation aux abords des écoles ;
– la disparition d’un industriel connu, dont la famille craint une demande de rançon…
Et c’était sans compter les appels des angoissés, paumés, râleurs et témoins vrais ou faux d’incidents authentiques ou bidons ; les dénonciateurs, fâcheux, harceleurs et autres donneurs de leçons ; les enquêtes en cours depuis longtemps qui exigeaient encore analyses, recoupements et recueils d’informations sur le terrain, devant un ordinateur ou dans l’examen de paperasses d’où émerge, parfois, un indice caché ; bref, vous voyez. Trois phases. Une masse hétéroclite à l’arrivée, structurée dans la tuyauterie et qui doit, à l’arrivée, produire cette valeur multiforme : l’ordre public.
– Alors votre putain de chaise, j’en ai rien à foutre !
Le chef d’état-major – EM – Mouly était fatigué.
– La chaise à Calvin, quand même, osa l’officier de communication, c’est une valeur symbolique énorme ! On parle du vol dans toute l’Europe. En Allemagne et aux Pays-Bas, c’est carrément ressenti comme un sacrilège. Très mauvais pour notre image. Pas bon pour Genève.
– La chaise de Calvin, corrigea le directeur de la P.J. parisienne, Vlad Solnia, en visite de courtoisie et qu’on avait assis, pour l’honorer, à la droite du boss.
Solnia avait eu son heure de gloire en déjouant de drôles d’affaires à Cannes et à Paris, dont l’une avec ramifications à Genève1. Il avait pris du galon et repassait parfois saluer ses collègues suisses. On a l’amitié tenace, chez les poulets. On se rend visite, on se soutient et l’on banquette. Ce nom – poulet – doit d’ailleurs à la bouffe. Souvenir des rôtisseurs volaillers qui s’installaient quai des Orfèvres, face aux tourelles, et prenaient leurs aises pour nourrir la maréchaussée. A Genève, niché à la Queue-d’Arve entre fraganciers et horlogers de réputation mondiale, l’Hôtel de police n’attire pas les volaillers, mais reste la « Maison Poulaga » car, dans les pays francophones, l’argot de genre ne varie pas.
– La chaise de Calvin, si tu veux, rectifia Mouly.
– Je préfère. Merci.
Solnia détestait qu’on écorchât la langue française.
– Faut quand même qu’on en parle, fit une voix enfumée. Des nouvelles de Marta ?
C’était à la cheffe d’enquête, Borsini, de répondre. Mais le chef EM tenait à se rattraper.
– Oui. Elle a trouvé des images, résuma Mouly en lisant une fiche. Maintenant ça devient assez clair. Bon, excusez ma petite saute d’humeur. En fait, je vous préviens, c’est du balèze. La caméra de surveillance de la galerie Sar & Dim était juste bien orientée pour nous. La mémoire montre douze mecs. Rien que ça. Pour une chaise ! Et dire qu’on doit immobiliser à peu près autant de monde pour la retrouver, non mais je vous jure… Du délire. Enfin, passons. Douze types, je disais, avec des parapluies ouverts. Des parapluies ! Pas bête : comme il pleuvait des trombes, ce jour-là, c’était naturel. Du coup, on ne voit pas les visages sur les images. Ils sont cachés. Au visionnement, à défaut des tronches, on remarque juste que les douze types marchent en procession.
– Comme des moines ?
– Un peu, oui. Mais avec de bonnes chaussures pas monacales du tout, des Mephisto, des Puma, bref, des chaussures pour coller au sol et courir vite. Imaginez : douze mecs méconnaissables, cachés. On suppose que c’est des mecs, parce que les pointures dépassent la taille 41. On les a comparées aux pavés, pour la mesure. Ils savaient où étaient les caméras, c’est clair. Ils les avaient repérées.
Aucune classe, se dit Solnia qui détestait les basket, ces chaussettes bariolées.
– Et je suis prête à parier qu’ils se sont groupés devant le comptoir à Mella ! fit Borsini.
– Le comptoir de Mella !
– Le comptoir de Mella. Le marchand de souvenirs. Effectivement. Dehors, le coup des parapluies, et dedans tous groupés… Vision impossible et hop ! Derrière le mur humain, y en a deux qui se tirent avec la chaise.
– La chaise de Calvin.
– Et tout ça, synthétisa Borsini, c’est les emmerdes à bibi, de la crotte à mézigue, du purin à ma pomme. Et bibi-ma pomme, c’est moi !
Gloussements dans l’assemblée. Quand on est fille, dans ce monde de garçons, il faut faire sa place. Deux outils pour cela : l’excellence et le style. Borsini résolvait tout. C’était un chien de chasse, un pur-sang, un radar, cette fille-là. Tant d’excellence pouvait générer des jalousies, d’où l’importance du style pour emballer l’efficacité. Le sien plaisait, parce qu’il était direct et jovial.
Goupil aussi était dans la merde, la crotte et le purin. Pour lui, c’était nettement moins drôle. Dans la jolie maison de Dardagny où ses employés l’avaient détourné du cours de sa vie, il priait comme un fou, mais l’assistance divine tardait à venir. Le renfort humain, pas mieux. Il s’attendait à ce que ses sbires le tirassent de là, mais non, rien encore. Il espérait « quelque chose » et sur ce point il n’avait pas tort. Quelque chose allait effectivement se passer. Et tout compliquer, aussi.
La séance levée au NHP, Solnia décida de rentrer à l’hôtel. Après tout, il était en visite amicale. En congé. Il n’allait pas s’imposer. Ce soir il dînerait avec Borsini. Personne n’ignorait que Borsini et lui s’entendaient bien. Vraiment très bien. Il avait réservé à l’Opéra-Bouffe. Pour la suite, pas de projet, juste un peu d’espoir. Il logeait à Plainpalais dans un hôtel design à deux pas de la Maison communale. Confort chic. Il décida de s’y rendre à pied. Solnia aimait bien la rue de Carouge, artère populaire où Lénine avait imprimé ses journaux et dont l’animation n’a jamais cessé depuis, malgré la disparition du Café des Beaux-Arts.
Il chemina près des Vernets, emprunta le pont Wilsdorf, longea les troquets de la rue de l’Ecole-de-Médecine et traversa la plaine de Plainpalais. Il gagna facilement le rond-point éponyme, un carrefour cossu d’où l’on accède, par les Philosophes, aux quartiers bourgeois et, par la rue de Carouge, à la vraie vie. De VHP au paddock, c’était à pied l’affaire d’une demi-heure. Et en temps normal. A tout casser.
Rond-point de Plainpalais. Inspirées de Max Bill, les colonnes de Maurice Ruche s’élèvent en finesse. Au sol, les personnages de bronze de Gérald Ducimetière attendent le tram ou cherchent de la monnaie. Le type avec une salopette, c’est Michel Butor. Tout autour s’élèvent de jolies façades. Soudain, l’absence de tout : juste l’éclair, aveuglant comme un flash au magnésium. Puis le bruit. Puis rien. Puis la fumée. Un instant, ce fut comme si l’air avait été aspiré d’un coup, entièrement. Un grand bruit, puis plus de bruit du tout. Plus un chant d’oiseau, plus un ronron de moteur, rien. Juste cette impression d’irrésistible aspiration. Après le bruit, oui, tout s’est tu. Le bruit de mort a tué les bruits de vie. Les passants ont perçu d’abord une immense lumière, vive, sèche, et c’est ensuite seulement qu’est venu le son. C’est étrange, cette impression, ce ressenti qui précède la compréhension consciente de la nature de l’événement. Sur le trottoir tout était gravats et vitres brisées. Des hommes, des femmes criaient. Et ça puait le cramé, la chair cramée, celle qu’on n’oublie pas lorsqu’on y a été confronté une fois. Solnia avait un jour marché à Orly dans les décombres d’un petit avion crashé. L’odeur dormait au fond de capteurs nasaux qui venaient d’être subitement réactivés. Lui n’avait rien. Juste les tympans malmenés. Autour de lui, c’était confus.
On voyait bien où ça avait sauté : trois fenêtres en rez-de-chaussée pulvérisées, cadres fumants. Une femme à terre. Blessures superficielles. Un petit homme en manteau anglais, le visage lacéré par un éclat de vitre, reprenait ses esprits et appelait son avocat. Curieuse priorité. Un grand bonhomme en veste de motard appelait les urgences. Solnia aussi composa le 117, Police Urgences. Putain de merde de répondeur automatique, se dit-il par anticipation. Toujours la même chose : tapez 6 pour parler à quelqu’un, tût, tût, tût, pour des raisons de contrôle et d’amélioration des prestations, votre conversation sera enregistrée, veuillez rester à l’appareil… Il se faisait son cinoche lorsqu’une voix retentit à l’autre bout :
– Police !
Il expliqua. Autour de lui, ça courait et ça gueulait. Parfois certains ont le cul bordé de nouilles. Pas de blessé grave. A l’extérieur, du moins. Pour lui, c’était différent : son plan drague semblait fichu.
La première ambulance déboula immédiatement, rue du Conseil-Général, suivie de deux voitures de police. Bientôt six voitures allaient se poser dans tous les sens, sécuriser les lieux et contenir les voyeurs à distance. Le grand type sonné n’avait pas été le premier à appeler. D’ailleurs, il pressait encore les touches que, déjà, la centrale était informée par un médecin voisin. Tous les docteurs du coin sont accourus illico. Les blouses blanches tourbillonnaient comme des flocons dans la fumée. Le bel immeuble aux fenêtres brisées abritait surtout des toubibs et au rez-de-chaussée, Solnia l’apprendra plus tard, une étude d’avocat qui semblait avoir été au cœur de l’explosion. Une secrétaire brûlée au 2e degré y avait reçu les premiers soins avant d’être conduite dare-dare aux hôpitaux universitaires. Heureusement, les HUG sont proches. Heureusement aussi, c’est une petite étude unipersonnelle qui a été détruite. Pas le genre à entretenir douze collaborateurs et un secrétariat ministériel. Juste deux personnes. L’assistante, sérieusement touchée, et son patron l’avocat – absent et donc sérieusement chanceux.
La fuite de gaz semblait improbable. Cette étude ne disposait d’aucune arrivée de gaz. Alors quoi ? Avait-elle d’ailleurs été visée, ce qui supposait un acte criminel prémédité ? Le secteur isolé, public tenu à distance, les cadors de l’identification des traces, armes et explosifs ont commencé d’effectuer silencieusement les relevés et prélèvements usuels. L’analyse prioritaire ne dura pas. Matériaux facilement identifiable : résidus de penthrite. Comme Semtex ou plastic C4 ne circulent pas seuls dans la nature, clairement, c’était une bombe. Déposée, programmée ou déclenchée à distance, du genre amateur mais efficace. Pas d’un format maousse ; juste le modèle suffisant pour faire peur. Surtout si celui ou celle qui a déclenché l’explosion à distance savait l’avocat absent. Une bombe pour délivrer un message, pas pour tuer. La secrétaire ? Dommage collatéral ! Si c’est permis chez les militaires, les gangsters auraient tort de se soucier de tels inconvénients. Malheureux coup du sort, voilà tout. Pour le fond, le message allait passer « à qui de droit ». De l’étude de maître Jabert, il ne restait rien. Quelqu’un comprendrait.
* * *
A Dardagny, Nadar et ses copains l’avaient mauvaise. Goupil allait cracher le morceau. Ils détenaient l’arme fatale, encore planquée. Mais Goupil, pour l’heure, tenait bon. Intéressante mentalité que celle de l’industriel. Sans foi ni loi, capable de piller les caisses de l’entreprise, pas gêné pour voler la caisse de retraite des chercheurs, ouvriers et laboratins de Pharma-Visor, expert en tromperies, duperies, arnaques ; et aussi bon mari, bon père et bon paroissien ; religieux limite mystique. Voyou et momier. Voleur et catéchumène. Escroc et paroissien. Pêcheur et prêcheur.
– Vous ne pouvez pas m’accuser !
Il ne se renouvelait pas beaucoup.
– Oh ! que si, fit Bérénice Nadar.
Joli nom, Bérénice. Plutôt doux. Mais les apparences sont trompeuses. La mandale partit sans avertissement et lacéra la joue du prisonnier. Une bague en étoile, ça fait mal. Il gueula en détournant le visage.
– La question n’est pas de savoir si tu as volé notre retraite, précisa-t-elle. La question est de nous rendre l’argent tout de suite. De faire un virement dont nous puissions vérifier l’effet et la validité. Il doit y en avoir pour une quarantaine de millions et, si tu ne les as pas, ça va chauffer. Au cas où, nous avons un ordinateur dans la pièce d’à côté.
– Mais je n’ai plus rien ! sanglota Goupil.
Le métal lui sciait les poignets. A supposer qu’il s’en sorte, il ne mettrait plus de montre avant longtemps. Son Omega De Ville coaxial anthracite-acier avait disparu. Confisquée. Belle montre mais pas le top. Goupil se dit qu’il avait bien fait de ne pas choisir sa Royal Oak en or blanc avant de sortir. A la réflexion, il aurait pu tout aussi bien ne pas sortir de chez lui. Mais voilà, il est sorti. Un grand type dans la cinquantaine s’approcha du fond de la pièce, s’accroupit devant la chaise et regarda Goupil dans les yeux.
– Oh ! si, tu as quelque chose. Voilà ce que tu as : des emmerdes. Parce qu’il y a nous, bien sûr, mais il y aussi tous les autres que tu as roulés. Nous les avons juste précédés. Nous ne sommes pas des voyous ; c’est pour ça que tu nous comprends si mal. Mais nous livrons chaud. Tu me suis ? Goupil Hut, c’est nous. Imagine : on te dépose ficelé chez Paolo Loggia, tu sais, le type de Porto Vecchio qui t’a payé pour construire une usine de roulements à billes, on se demande d’ailleurs pourquoi, puisque tu fais dans la pharma ? Tu peux prier encore, mais lui ce n’est pas un enfant de chœur…
Tête de Goupil.
– Je vois que tu comprends. Voleur, porte-valises, blanchisseur mais pas idiot. Au moins une bonne nouvelle. Nous, on est des gentils. Mais lui, c’est un vrai méchant…
Une pause. Goupil déglutit. Ils avaient l’air bien informés. Son tourmenteur reprit :
– Alors, cette retraite ?
– Je n’ai rien.
– Tu mens. Tu nous mens. Tu mens aux hommes et aux femmes qui t’entourent. Mais tu es croyant, n’est-ce pas ? Nous avons une surprise pour toi. Pour le salut de ton âme, tu parleras. Tu verras. Tu peux mentir à tes effaceurs, mais pas à ton Créateur (il trouva la formule jolie, et c’est vrai qu’elle fit mouche : le bigot Goupil baissa la tête).
* * *
Parfois mille petits faits peuvent avoir la même racine ou entretenir des liens inattendus. C’est le propre de l’enquête que de le repérer. Le rôle de la police. Madame Goupil était entendue à nouveau et racontait une fois de plus la disparition de son mari. La financière enquêtait : ça sentait le rapt crapuleux. On savait Goupil financièrement mal en point. L’examen de ses structures financières mettait en lumière des structures compliquées, trop compliquées pour des boîtes honnêtes. L’empire s’effondrait. Les analystes, ça les excitait. Et ces contrats bizarres passés avec des investisseurs corses pour deux nouvelles usines de roulements à billes, à Genève ! Comme si les Corses allaient construire à Genève des pièces pour l’industrie et l’automobile… Fallait-il être benêt pour y croire ! Et bien ballot pour croire aussi que Goupil avait encore les moyens d’honorer le contrat. Les Corses voulaient blanchir, Goupil voulait plâtrer. Pour colmater. Forcément, ça ne pouvait pas marcher. C’était la pyramide fatale : on touche le pèze, on bouche les trous, on croise les doigts et on recommence – mais un jour tout finit par s’écrouler. Madame Goupil avait déclenché un bel effet papillon en signalant la disparition de son époux. Maintenant, la police enquêtait sur la galaxie Goupil dans son ensemble, pour comprendre. Et justement, elle comprenait ! Elle avait au moins deux raisons de vouloir le retrouver : mettre fin à une évaporation suspecte et livrer au juge un drôle d’oiseau. Bonus éventuel, si la disparition n’est pas volontaire : procéder à l’arrestation de ravisseurs.
Au cœur de la butte, la cathédrale continuait de recevoir ses visiteurs comme si de rien n’était. Plus de traces du méfait ni de ses suites. Porter sa croix huguenote en silence, humblement. Ne rien montrer de son désarroi. C’est dans l’ADN de la paroisse.
Il faut admettre qu’elle a bénéficié aussi d’un coup de pouce… Comment dire ? « Divin », avait tranché le pasteur. A l’annonce de l’invraisemblable vol, en effet, une figure de la vieille ville, Monseigneur Skalf, pas vraiment prélat mais ainsi surnommé pour ses talents à se mouvoir auprès du gotha, Monseigneur Skalf donc avait appelé le Consistoire pour lui proposer l’exacte réplique du siège historique.
– Un héritage. Si cela peut servir…
– C’est le ciel qui vous envoie !
– N’exagérons rien.
La réplique était parfaite. Son défunt oncle, conseiller d’Etat lettré – à l’origine de la popularité du gendarme Steinauer, car c’est lui qui avait égaré sa voiture – avait fait façonner cette copie pour sa bibliothèque. Fallait-il être catholique pour commander pareil ouvrage ! Jamais protestant n’aurait osé. N’empêche : quand bien même Calvin n’a jamais posé son auguste fessier sur le placet de la réplique, la copie prêtée à la paroisse tenait son rôle à la perfection. Fidèles et touristes continuaient de photographier la vraie chaise de Calvin – authentique comme un tapis de selle du général Kuster dans Lucky Luke. Subterfuge. Apparences sauves. Très important, les apparences. Il ne s’était rien passé.
A Plainpalais, toute trace visible de l’attentat avait été effacée de même, balayée. Restait à mettre la main sur Jabert, l’avocat désormais aux abonnés absents. C’était ennuyeux pour la police, cette absence, et aussi pour les ravisseurs du dimanche. Parce que dans une maison de Dardagny une bande de ravisseurs peu expérimentés avait reçu son joujou et son colis – une chaise, un homme –, mais attendait d’entendre à nouveau le chef, ordonnateur de l’enlèvement. Jabert, qui connaissait intimement « son » Goupil, avait chauffé le groupe à blanc jusqu’à l’instrumentaliser. « Avec ce salaud, vous n’obtiendrez rien sans lui faire peur ! » avait-il dit aux personnel licencié, dépouillé, sans avenir, sans espoir et donc facilement manipulable. Alors les plus radicaux lui ont fait peur jusqu’à l’enlever. Jabert avait trouvé cette maison campagnarde d’un ami absent : « pas de risque », avait-il juré. Et c’est vrai qu’ils étaient peinards. Mais pour la pétoche, Goupil se contenait plutôt bien. Il en avait vu d’autres. S’il savait. Son fondé de pouvoir, une ordure de première ! Il avait bien appris de son maître. Léandre aux mains de Scapin. Mais Scapin aussi filait droit dans le mur…
* * *
Dire que la nouvelle produisit à Dardagny l’effet d’une bombe frise la facilité stylistique. Mais c’était vrai. La radio venait d’en parler. Au rez-de-chaussée de la maison, le poste criait dans la cuisine. Un grassouillet en chemise à carreaux qui faisait une patience à la cuisine, sur une nappe en plastique, en a perdu tout net son dix de trèfle. Puis il a augmenté le volume au maximum. Les infos tournaient en boucle, « Maître Jabert, maître Jabert, maître Jabert » ; pour un peu, Warluzant, Bonnel et Rabillon – du barreau et du tube, cathodique – auraient envié à Jabert pareille présence dans les médias. Sauf qu’il avait des tueurs aux fesses, Jabert. C’est quand même plus dangereux a priori que la compagnie de vieux livres ou de stars du cinéma. Cela restait très désagréable et, pour le moins, d’une issue incertaine. L’étude Jabert pulvérisée, c’était l’assurance de grandes complications pour toute la bande. L’alerte fut immédiatement transmise au premier étage. Jabert ne téléphonera pas. Jabert, quelqu’un voulait lui faire la peau. Explosé, Jabert. Aux abonnés absents, Jabert. Merde, alors. La fine équipe accusa le choc, mais ne vit pas que le plus blanc d’entre eux demeurait Goupil.
Balèze, le souvenir des soirées passées avec Jabert à siroter de bons alcools dans les restaurants de Rive ! Maousses, les affaires confiées en toute franchise au nouvel ami ! Ah ! l’affect qui s’insinue dans la relation professionnelle… Grave erreur. On boit des verres, on partage des week-ends de ski de fond, on rencontre du monde ensemble, on fait client-copain, on accepte de nouveaux projets, la garde baissée, méfiance écornée… Ainsi le fidèle Jabert avait-il endormi Goupil avant de prendre les commandes. Le prisonnier commençait de comprendre.
– Alors comme ça, c’est votre chef ?
Pas de réponse.
– On dirait qu’il n’est pas au mieux de sa forme.
Goupil était un salaud, mais il avait du cran.
Nadar n’allait pas se laisser influencer. Dans la maison on parlait haut, fort et dans tous les coins de l’attentat. Mais Bérénice n’entendait pas se laisser gagner par l’affolement. Elle contempla longuement son prisonnier, affaissé sur sa chaise, assoiffé mais sans excès. On ne l’avait pas asséché. Fallait qu’il garde l’esprit clair. Il avait sifflé une soupe de côtes de bettes à la fois simple et délicieuse – légumes et bouillon, rien d’autre.
– Les bettes, vous les faites avec la verdure aussi, ou seulement le blanc des branches ? avait-il demandé, pour détendre l’atmosphère.
Souvent on garde le blanc et l’on coupe les feuilles. Funeste erreur. C’est moins bon et cela gâche. Mais des funestes erreurs, Goupil en avait tant commises, et de plus sérieuses, qu’il ne valait plus la peine de les compter. Ils se regardaient intensément. Plus d’arrogance, dans son attitude. Goupil cherchait l’adhésion. Ces regards croisés, quelle puissance ! Comme si chacun demandait à l’autre, en le dévisageant : « C’est toi qui a fait ça ? » La bombe. Les bureaux de Jabert. Personne à Dardagny n’y avait touché. Ni envie ni compétences. Qui donc est intervenu chez l’avocat ? Ce Jabert en qui le personnel a cru lorsqu’il est venu proposer, faussement contrit, de l’aider à récupérer la caisse de pension détournée par Goupil, c’était donc une fripouille aussi ? Nadar commençait de le comprendre, mais cela ne résolvait rien. Qui lui avait adressé un tel message et pour signifier quoi ? « Vois : d’abord c’est ton fondé de pouvoir et après ce sera toi, si tu ne paies pas » Et si le message avait été adressé aux ouvriers, ces amateurs manipulés, façon de leur dire : « assez joué, garnements, et voyez pour l’exemple ce qui arrive à votre chef » ? Oui, si c’étaient eux les destinataires du message ?
Mais qui donc a fait sauter ces bureaux ? Goupil et Nadar se regardaient toujours. Goupil allait finir par la respecter.
– Tu m’enlèves les menottes ?
Sans un mot, Nadar s’exécuta à moitié, libérant un poignet et attachant l’autre au montant de la chaise. Ce n’était pas le grand confort, mais déjà nettement plus agréable. Il apprécia. Ils se regardèrent encore. Goupil se dit : « pas question que je cède ». Encore que. Il commençait, au fond de lui, à ne plus y croire.
Nadar le fixait de plus en plus intensément.
– C’est ça qui te manque, souffla Goupil, un peu surpris.
– Eh bien, on va sortir l’accessoire ! fit Bérénice d’un air enjoué.
Goupil carburait à toute allure. Jabert me fait enlever par une bande d’abrutis, de gueux dépossédés : c’est vrai que j’ai forcé sur les prélèvements, mais je ne pouvais pas faire autrement. Je suis de bonne foi, Dieu m’est témoin. Je me suis fait rouler par Jabert. Et maintenant, c’est quoi, cet « accessoire » ?
* * *
Parfois le chef de la police se sentait l’âme d’un saltimbanque. De ceux qui tiennent dans leurs mains des joncs au sommet desquels tournent des assiettes à toute vitesse, chacune à son rythme. L’adresse. La vitesse. Le risque : si une se casse la gueule, c’est toute la vaisselle qui tombe par terre. Au NHP, Jean-Robert Zulawski semblait préoccupé. Absorbé. Il plongea son regard étrange, très blanc sous deux iris paraissant en apesanteur, dans son mug et glissa à son visiteur :
– Parfois j’en ai marre, Vladimir.
– C’est un peu compliqué, je sais, répondit Solnia.
– Mais je suis content que tu sois là.
– Parce que je suis un bon flic ?
– Non.
– Parce que j’aime bien Borsini, ta cheffe de groupe ?
– J’avais remarqué ça. Mais non.
– Alors ?
– Parce que t’es Polak comme moi, Solnia.
– Bulgare.
– Bulgare, si tu veux. Enfin, un type d’ailleurs. Un immigré.
– Recyclé. Aujourd’hui pur produit français estampillé Préfecture de police, Paris.
– Comme moi. Genevois pur sucre, entreprises Carl-Vogt et Queue-d’Arve réunies. Tu t’es déjà demandé combien d’agents j’ai, dans la maison, dont le père ou la mère n’est pas né Suisse ? Des comme nous ?
– Pas vraiment, non.
– Grosso modo la moitié. La police, c’est comme tout Genève : ce sont des étrangers qui l’ont construite. Bon, je dis ça, mais ça ne nous mène à rien. Reprenons nos affaires. Briefing dans cinq minutes. Mais si tu veux je t’en raconte encore une bonne.
– Vas-y.
– Notre industriel enlevé, il a un avocat. Son homme de confiance. C’est lui qu’on a fait sauter. Enfin, son burlingue, quand tu passais.
– J’ai failli sauter aussi.
– Pur hasard. Tu passais. Me suis laissé dire que tu avais rencart avec Borsini. Tu vois, ma police vaut la tienne.
Un peu lourd. Solnia avait compris que tout le monde savait.
– Mais ce qui n’est pas un hasard, reprit le chef, c’est que le type est en faillite. L’industriel, je veux dire. Il est dans une merde grave, comme disent les jeunes. Ses ouvriers n’ont pas pris le travail. Sa boîte coule. Et là, voilà que l’avocat se prend une bombe dans le cul. Je te dis : c’est lié. Le boss, c’est un ripoux.
– L’avocat ou le patron ?
– Le patron. Parce que l’avocat, c’est un avocat. Mais le Goupil, là, on va le coincer, quand on l’aura retrouvé. On sait maintenant qu’il a siphonné tous les comptes de ses boîtes et même la caisse de retraite. Tu leur diras ça, au pôle financier, à Paris : les meilleurs enquêteurs sont à Genève. Normal, on a les banques comme terrain d’entraînement.
– N’empêche, il a disparu.
– Oui, mais va savoir s’il ne l’a pas fait exprès, hein ? un enlèvement simulé ? Façon Jean-Edern Hallier : tu te souviens, il vous avait donné du tracas, hein, celui-là ?
– Si je m’en souviens ! En 1982, oui. Faux enlèvement et vrai livre. Un genre littéraire. Font suer, les écrivains. Ils écrivent n’importe quoi et après on doit s’incliner. Des artistes, tu comprends. Il a quand même morflé pour outrage à magistrat.
– Eh bien là, je ne peux pas jurer que c’est pareil. C’est juste une hypothèse. Mais ce Goupil que les milieux économiques adorent, crois-moi, il sent le fumier. J’ai du flair. Et dire qu’il fait tous les dimanches la morale au temple de son village ! Des sermons sur le bien, le mal, tout ça ! Mon pôle finance, ça les excite. C’est un escroc. Et les escrocs, ça fait affaire avec des voyous. On va le retrouver, et ses geôliers avec. Amis ou ennemis. M’en fous. Mériteraient tous d’aller au trou.
– Et son gorille aussi a disparu, l’avocat.
– Pareil.
– Bon, franchement, t’as des infos ?
– Juste du métier, Solnia. Juste du métier. Les infos, elles arrivent. Allez, briefing dans deux minutes.
L’accessoire. Bérénice Nadar avait parlé d’accessoire.
– Alors, vous l’amenez, oui ?
Elle parlait aux types de la pièce d’à côté.
– Qu’est-ce qui va m’arriver ? fit Goupil.
Apprivoisé, l’animal. Mais pas encore confiant.
– Tu vas changer de chaise. Lève-toi.
« Lève-toi et marche », se dit-il, peu confiant mais résigné.
Elle se pencha pour retirer ce qui restait des menottes. Prêts à bondir, en cas de mouvement intempestif, les deux costauds s’avancèrent en position de contrôle. Comme si le prisonnier avait encore l’énergie d’un sursaut.
– Tu vas adorer.
– Une lecture biblique ?
Il fallait bien tenter de dérider l’assemblée.
– Mieux que ça, sourit Bérénice. D’autant que je vois que tu as toujours la foi…
Encore cette obsession. Goupil ne répondit pas. Nadar reprit :
Silence.
– Tu ne dis rien ? A ton aise, fit-elle. Alors voilà. On n’a jamais vu mentir un juif pieux devant le Murs des lamentations, un catholique pratiquant au Saint-Sépulcre ou un dévot musulman devant la Kaaba. Tu me suis ?
– Pas vraiment.
– C’est bien vrai que le dimanche tu fais le pasteur de réserve, le prêcheur honoraire ?
– Et alors ? Oui, je monte en chaire dans mon village. Il n’y a plus de pasteur. Même les paroisses ont des soucis financiers. Oui, je sers…
Ses poignets respiraient enfin. Pas son esprit.
– Alors, petite expérience en vue, reprit Nadar. Tu vas comprendre ! On livre même à domicile. Tu apprécieras. Si tu ne vas pas au sacré, comme disait à peu près Lagardère, « le sacré ira-t-à-toi ». Tu vas vivre une épectase inoubliable, monsieur le pasteur du dimanche. Car quand tu auras le cul posé dans la chaise de Calvin on verra si tu oseras nous mentir encore ! Tu parleras. Tu répondras. Enfin.
Dylan aurait dit que la réponse était soufflée par le vent, mais c’est un vent de tempête qui se leva. Un ouragan. Nadar cria en direction de la cuisine :
– Apportez le veuf !
Elle avait dit « le veuf » comme on dit « la veuve » pour une guillotine. Humour noir. Amusant, pour une chaise. Ambiance électrique. Nuages sombres. Air plombé. Deux ouvriers apportèrent sans ménagement le trône chétif. Le tout grand devait se baisser un peu. Ses cheveux lui tombaient sur le front. L’autre, le trapu, semblait plus fort et plus habile. Ils posèrent droit face à Goupil le siège au placet trapézoïdal et au dossier ouvragé dans lequel, cinq cents ans plus tôt, Jean Calvin se tenait bras posés sur l’accoudoir arrondi, tête penchée, barbe fine et œil sévère.
Il l’avait parfaitement reconnue.
– Vous ne voulez pas me faire asseoir là-dedans !
Si, bien sûr. En trahissant son appréhension, Goupil avait déjà perdu la bataille.
Nadar s’approcha,
– Tu vois, mon joli, nous l’avons volée. Une procession, on a faite. Comme des moines. Une colonne pour emporter la chaise, une autre pour cacher le regard des quidams, rien de plus facile. Comme dans La Lettre volée, d’Edgar Allan Poe. Tu la cherches partout, vainement, et tu ne vois pas la lettre, c’est parce qu’elle est en évidence. Nous, on a emporté la chaise comme s’il était évident qu’elle devait l’être, et par nous. Tu n’as pas idée de l’ampleur de la crédulité humaine !
Elle se trompait. Goupil en avait une idée très précise. Il ne releva pas.
– Un champ immense, la crédulité ! Sauf qu’avec nous tu t’es planté. Parce que le prolétariat, mon ami, c’est comme les moines : c’est soudé. Sauf qu’il ne se laisse pas faire, le prolétariat. Il n’a pas juré obéissance. Il ne tend pas l’autre joue. Alors maintenant, oui, maintenant, tu vas t’asseoir là et tu verras : ça vaudra tous les oscillographes du monde, et même le penthotal ! Tu vas cracher le morceau.
Sidéré, il était.
– Je refuse !
Comme si on te laissait le choix.
– C’est un crime !
– Confesse le tien, plutôt ! lança un maigrichon qu’on n’avait pas encore vu, chemise à carreaux et rouflaquettes rockabilly.
Quelle idée. Un protestant à confesse. N’empêche, pour le fond, ce n’était pas mal vu.
– Faut que je réfléchisse, fit Goupil.
Et c’est vrai qu’il carburait à toute allure. Cela se voyait aux plis du front. L’angoisse et la réflexion mêlées. Nadar reprit le contrôle :
– On te laisse trois minutes. Après, tu y passes. Toi, on commence par te casser le nez. Puis les doigts. Et ton fauteuil, on le brûle. Avec toi dedans, cela va de soi. Mais ce serait plus simple de nous dire où tu as plaqué l’argent volé. Allez les gars ! On sort.
Ce sont les catholiques qui vénèrent des reliques. Ayant une ligne directe avec le ciel, surtout depuis Genève – comme à Rome, La Mecque ou Jérusalem, c’est local call – les protestants se passent de ces choses-là. Pas d’intercession. Mais la chaise de Calvin, c’est de l’histoire. Et l’histoire, c’est sacré, surtout lorsqu’elle est religieuse. Pour la première fois, Goupil sentit qu’il ne pouvait plus se défiler. Ses ouvriers étaient sérieux et très énervés. Jabert ne le protégerait plus : c’est lui qui les avait manipulés. Le traître, le salaud. Et dire que c’est lui qui a viré l’argent de la caisse de pension sur un compte discret ! Sur ordre, bien sûr. C’était son boulot. Homme de confiance, tu parles ! Goupil, le commanditaire, bien sûr avait immédiatement modifié les clés et les codes. Comment Jabert s’en est-il rendu compte, si ce n’est en tentant de les pomper lui-même, ces comptes ? A « je-te-tire-la-barbichette », les deux hommes étaient très fort, mais à tirer trop fort ils ont fait tomber les postiches.
Goupil était mal. Jabert, pas mieux. Il avait reçu le message. Boum. Joue pas à ça, mon coco.
– Alors, mon bonhomme, t’as réfléchi ?
L’amazone était de retour avec sa bande. Goupil faisait face à la chaise. Bel objet, en vérité.
– Si je dis ce que vous voulez savoir, vous rendrez la chaise ?
– On dirait que tu raisonnes enfin.
– Vous la rendrez à la paroisse ?
– Possible.
– En prenant soin d’elle ? C’est une merveille, vous savez.
– On va tout mettre à plat.
– Vous jurez que vous n’abîmerez pas la chaise ?
– Mais bordel, tu parles où on te colle dedans les fesses à l’Araldite ?
– Pas ça ! N’abîmez pas la chaise !
Ce qui se produisit alors, on aurait dit un hommage au cinéma. Physiquement, lentement, Goupil s’est replié sur lui, image par image, penché en avant, de plus en plus ; on aurait dit une chambre à air qui se vidait. La détente, le soulagement, peut-être. L’abandon. Toute protection baissée, libre de ses mouvements, mais aucunement désireux d’en profiter, Goupil, l’industriel aux mille profits, l’homme qui court, n’était plus qu’un loqueteux failli dont on pressentait que si d’aventure il s’était levé, pour marcher un peu, c’eût été d’un pas las et traînant. Personne d’ailleurs ne l’en aurait empêché. L’homme qui court était vaincu, touché, couché.
– C’est vrai. J’ai tenté de nous sauver tous avec cette dernière poche d’argent, les retraites, et j’ai mis la caisse à l’abri. Mais ça, vous le savez déjà, je pense.
– Un peu, mon bonhomme. Sauf que ce n’était pas pour nous.
– J’ai voulu sauver ce capital.
– Ordure !
Le cri avait fusé du fond de la pièce.
– Ta gueule !
Ordre de Nadar, sans appel. Même les chiens n’aboient pas au passage d’un corbillard.
– Excuse-le et poursuis, fit-elle impassible.
– Tout est sur un compte planqué. Il faudrait revenir l’argent.
– On veut juste nos retraites.
– J’y viens, mais ce n’est pas si simple. Pour moi, c’est fini. Mais vous avez encore un problème.
– Pas autant que toi. Tu as une minute pour donner l’ordre. Les codes, les virements, tu fais le nécessaire et on vérifie. Sinon, on te ficelle et vous cramez ensemble, toi et la chaise. Un bûcher. Servet dans le texte.
– Moi, je suis cuit. (Il ne réalisa pas l’ironie du propo.) Je vais donner les codes. Mais la chaise, vous la rendrez à la paroisse, promis ?
– J’en ai pris l’engagement. Tope-là.
On a le sens de l’honneur chez les prolos.
– Je vais vous donner mes combinaisons, mais elles ne vous serviront à rien. C’est ça le problème : il faut aussi celles de Jabert !
Nadar sursauta.
– Non ! Ne dites rien ! fit Goupil. Pas d’emphase, genre « qui c’est » et patati et patata. Je sais parfaitement que vous êtes en cheville avec lui. J’ai compris. N’empêche, il a les codes. Ses codes à lui. Je ne les connais pas. C’est vrai : j’ai voulu mettre à l’abri la caisse de pension. Je n’aurais pas dû. C’est vrai : Jabert a fait le transfert. Normal, c’était mon homme de confiance. Cela aussi, je n’aurais pas dû. Lui faire confiance. Il vous a roulés comme moi. Il a monté ce bateau pour vous faire croire que j’ai saisi seul l’argent… Mais non ! Ce qu’il veut de vous, c’est ma clé numérique. Il s’en fout, de vos emplois, vous comprenez ? Avec sa clé dont je ne connais pas la combinaison, et avec la mienne qu’il vous charge d’obtenir, il vide les comptes, il file et c’est bézef pour nous tous. Vous comprenez ? C’est pas pour me vanter, mais le plus retors des deux, ce n’est pas moi.
Le groupe s’était rapproché, interloqué, presque aimable. Tous autour de Goupil. Presque compatissants, limite attendris. Pas des méchants, au fond. Goupil reprit :
– Trouvez-le.
– On ne sait pas où il est.
– Vraiment ?
– La bombe, vous savez… La bombe chez Jabert ?
– Je vous ai entendus. Vous n’étiez pas très discrets. Je sais que son étude a sauté.
– Il a disparu après ça.
– Il refera surface.
– La bombe.
– Quoi, la bombe ?
– C’est pas vous ?
– Bien sûr que non. Vous me teniez.
– C’est que ça lui a fichu les jetons. Il a filé. On ne sait pas où il est.
– Il reviendra.
* * *
A Genthod, madame Goupil Sorbollano fit tourner sans bruit sa cuillère en argent dans une tasse de thé en porcelaine de Delft un peu craquelée. Elle se dit en souriant que le message avait forcément été reçu. Léonard allait rentrer. Jabert n’aurait pas dû faire ça. C’est si facile, aujourd’hui, de trouver des explosifs sur internet. Ou au pays. Oui, c’est vraiment facile. Le lac s’étalait au loin. Presque aussi beau que la mer. Du côté de Montreux, c’est comme en Corse : la montagne tombe dans l’eau. A Genthod, c’est plus doux.
Elle vient de Serra-di-Scopamène. La Corse, c’est la Corse. La minorité protestante de Corse, c’est l’insularité dans l’insularité. En Suisse depuis l’âge de 20 ans, Paola Sorbollano, devenue Goupil, a gardé des liens, des contacts, des réseaux avec le pays. A Serra-di-Scopamène, à Aullène aussi, il y a la famille, et la famille, c’est la famille. Alors trouver du plastic, c’est facile. Il suffit de demander. Même pas d’expliquer.
A Genève, Jabert avait trahi. Pire encore : trahi son mari. Elle l’avait compris assez vite. Trop sûr de lui. Trop rassurant, le baveux. Trop « ne t’en fais pas, il lui arrivera rien ». Ah bon, et comment le sais-tu ? Il savait, c’était clair, et se montrait trop insistant. Pas subtil. « Il est où, le pognon ? » Jamais on n’avait parlé ainsi à Paola Sorbollano, arrière-petite-fille de Luigi Sorbollano qui avait rossé un curé sous les châtaigniers parce qu’il lui avait manqué de respect. Jabert aussi avait perdu le sens des limites. Autant dire qu’il était sorti du cadre. L’ami financier, l’artiste du montage compliqué, le séducteur des investisseurs avait pété un câble. Coulé une bielle. Fondu un plomb. Il fallait bien réagir. Le cousin Fabrizio a fait le nécessaire. Toujours serviable, le cousin Fabrizio. Et boum ! Jabert n’avait plus de bureau. Message clair. Paola Goupil sentait confusément que, désormais, le cours des choses n’allait pas tarder à changer. On ne vit pas longtemps la peur au ventre.
* * *
Au Bourg-de-Four, Steinauer semblait vissé pour au moins cent ans à son méchant bureau. Les agents entraient, sortaient, passaient ; lui accueillait toujours les gens. D’autres cherchent le mouvement, le grand air, l’action ; lui personnifiait l’accueil, au poste, et comme il aimait à le répéter : « l’accueil, c’est essentiel, pas vrai ? » Pour sûr. Il en faut bien, des gens comme lui. L’accueil, c’est de la compréhension, de la psychologie, du premier secours et de l’extraction de données. Oui, Marco Steinauer aimait la variété des gens et de leurs problèmes. On ne sait jamais qui va débarquer.
Ce type, par exemple, là, qui venait de pousser la porte. Stein le regarda s’avancer et tenta d’établir son profil. Financièrement à l’aise, à vue de nez, et le costume bien coupé. Une pochette de couleur : faute de goût, avant 18 heures. Mais s’il fallait arrêter tous les coupables de fautes de goût… Franchement, les taules sont assez remplies comme ça. Les cheveux un peu en bataille, c’est ça l’indice. Tiré à quatre épingles, l’homme est de ceux qui se peignent et n’entrent pas dans un lieu public sans avoir fait miroiter leur allure. Les tifs en pétard, c’était comme s’il avait oublié une ligne dans sa check-list. L’indice d’un trouble passager. Il était perturbé, contrarié, inquiet. Jouait avec ses mains. Or, jeux de mains, jeux de vilains, Stein savait ça sans avoir fait d’études comportementales. A force de voir du monde, on apprend.
– Monsieur, que puis-je pour vous ?
Etre aimable. Offrir une chaise. Rassurer, en somme. A propos de chaise… Cette histoire de pasteur affolé, comment ça s’est terminé ? En y repensant, Stein se dit qu’il devrait se renseigner. Mais c’était une autre histoire, bien sûr.
– Jabert. Je m’appelle Jabert. Je me livre et j’ai beaucoup à raconter.
Léonard Goupil n’a déposé plainte contre personne. Il vit à Bursins dans le canton de Vaud et s’est fait oublier conformément aux exigences de ses créanciers : pas de remous, pas de suites. La bourgeoisie a effacé des mémoires son ancien pair, l’entrepreneur aux mille profits, l’homme qui courait. Elle a dépecé le veau d’or. Personne n’aime le rappel de son propre orgueil et de la proximité entretenue avec qui, depuis, a chuté. La mer s’est ouverte, elle s’est refermée. La coterie survit. Jabert a restitué les fonds détournés et s’est installé à Rio de Janeiro. Les employés de Pharma-Visor ont récupéré leurs cotisations sociales, mais la moitié d’entre eux n’a pas retrouvé d’emploi. L’un d’entre eux, Fernand Mella, qui ne s’était rendu coupable d’aucun crime – et certainement pas de l’enlèvement, puisqu’il travaillait provisoirement à la paroisse –, a perdu la raison. Il dessine aujourd’hui des chaises au fond d’une institution psychiatrique. A Lausanne, la Collection de l’Art brut a exposé plusieurs de ses fusains noirs. A Genève, la chaise de Calvin est de retour à la cathédrale. Tout le monde peut la voir : allée de gauche, cinquième colonne. Bref, cette fable sans hémoglobine ni condamnation illustre le quotidien de la police. Tout crime n’est pas de sang, tout coupable n’est pas enfermé, mais toute affaire prend un temps fou.
1 Le commissaire Vladimir Solniatcheff, dit Vlad Solnia, apparaît dans Crève, l’écran (Paris, Fayard 2002) et Baudruches et faux derches (Genève, Slatkine 2005), du même auteur.