– Je le sens, on va encore faire des heures sup’.
– A tous les coups ! Et je n’ose pas imaginer l’emmerdeuse qui va nous tomber sur le paletot.
Il fait une chaleur accablante en cette fin d’après-midi. Les agents de la police de la Sécurité internationale languissent à l’entrée du terminal C3 réservé aux vols privés. Incorporé dans le service Détachement de protection rapprochée, Arthur Ticker éponge son front perlé de sueur pendant que son collègue Sylvain Blanc dévore un sandwich suintant de mayonnaise. Pas de quoi arranger sa silhouette de bonhomme Michelin. Manque de bol, les fées l’ont boudé pour se pencher sur le berceau de son coéquipier. Arthur Ticker est ce qu’on appelle un beau mec. Quarantaine sexy, tignasse poivre et sel, yeux vert-de-gris, corps aussi bien fait que la figure. Ajoutés à cela un flegme très british et un charme sans doute hérité d’un ancêtre slave.
– On en a jusqu’à la fin de la semaine, marmonne Sylvain, un éclat de thon au coin des lèvres.
– Ça ne m’arrange pas, déplore Arthur. J’avais la garde des enfants ces jours-ci. Ma mère va encore s’y coller.
– Refile-les à la cheffe de la police, rigole son pote en s’épongeant la bouche sur la manche de son veston trop étroit.
Ticker hausse les épaules en scrutant l’horizon : « L’avion ne va pas tarder ».
« Ladies and gentlemen, in a few minutes we will land at Geneva Airport… »
Pamela Scott jette un regard furtif par le hublot du Gulfstream G650, le jet privé dernier cri loué pour cette traversée de l’Atlantique. Elle extirpe de son fourre-tout son inséparable lipstick couleur pourpre. Nul besoin de miroir, elle connaît le contour de ses lèvres par cœur. Les soubresauts des roues sur la piste font dévier le tube de sa trajectoire. Coup de rouge sur les commissures. « Shit », s’agace la belle Américaine, déstabilisée dans sa performance à l’aveugle.
Droit comme un I sur son siège, Chris Burton sourit. Depuis le temps, plus rien ne l’étonne chez sa voisine. Ni ses gestes, ni son langage, ni ses caprices. Seules ses larmes chavirent encore son âme de garde du corps.
A l’arrière, Brenda Becker et Billy Chapman sont statufiés devant leur iPad. L’avion pourrait atterrir sur le dos qu’ils ne décolleraient pas de leur écran tactile. Brenda Becker ? Coiffeuse-maquilleuse-habilleuse de miss Scott et, selon la direction du vent, sa confidente ou son souffre-douleur. Billy Chapman ? Manager, coach, homme à tout faire. Même l’amour quand sa patronne le demande gentiment.
Trente-six ans, 1 m 68, 56 kilos, rousse comme une feuille d’automne, prunelles bleu curaçao, Pamela Scott s’est vautrée dans la musique dès le berceau. Un père trompettiste, habitué du Blue Note à Manhattan, une mère choriste au Metropolitan Opera. La gamine, elle, s’est tournée vers la pop-rock et a très vite cassé la baraque. Plus de cent millions de disques vendus. Moins que les Rolling Stones, mais tout autant que Prince.
Repoudrée, elle règle sa montre à l’heure suisse : 17 h 32. Dans trois jours, elle enflammera le stade de la Praille, sous la ola de trente mille fans venus de toute la région. Avant Paris, Londres, Rome et Barcelone, Genève est la première étape de sa tournée européenne.
La responsable du Service protocolaire de l’aéroport guette l’ouverture des portes, un bouquet de roses blanches Avalanche à la main. Alignées devant la passerelle, deux Mercedes couleur crème anglaise attendent les passagers. Sur la demande officielle de son cabinet d’avocats, Pamela Scott bénéficie d’un accueil V.I.P. et d’une protection rapprochée, généralement réservés aux têtes couronnées et aux huiles de la politique. C’est qu’elle a récemment reçu des menaces de mort. Un illuminé ? Peut-être. Mais dans le doute…
Les limousines embarquent les voyageurs, direction le terminal 3.
« Welcome to Geneva ! »
Anglais parfait, Arthur Ticker se présente : « International Security ». Puis souhaite la bienvenue à la jeune femme. « Pas mal, la meuf », pense-t-il en lui tendant la main. « Nice policemen in Switzerland », songe-t-elle en la serrant. Faut-il préciser qu’à cet instant précis, elle n’avait pas encore croisé le regard globuleux de Sylvain Blanc. Ni entrevu la tache de gras sur le revers de sa manche.
Contrôle des passeports, douane… Que l’on soit princesse ou servante, on n’échappe pas aux formalités. Après les vérifications d’usage, l’agent Blanc délivre le permis de port d’arme au bodyguard.
« Thank you, Mister White », lâche Chris Burton en biglant sa protégée, visiblement ravie de fouler la terre genevoise.
« En route pour l’hôtel », lance Ticker en dirigeant son petit monde vers la sortie.
Les deux policiers s’installent au bar de l’hôtel. Leur mission d’escort-boy est bouclée pour ce mercredi. Une lourde journée les attend le lendemain sur les talons aiguilles de miss Scott. Rencontre avec l’organisateur du concert, répétition à La Praille. Et, qui sait, abrutissante séance de shopping au centre-ville. L’immortel « éternel féminin »…
Chaperonnée par son équipe, l’artiste s’installe dans sa somptueuse suite dont la baie vitrée s’ouvre sur la rade. Le ciel est saupoudré de traînées mauves, des reflets argentés balayent le lac. « Beautiful », s’extasie-t-elle en avalant une gorgée de Laurent-Perrier Grand Siècle offert par la maison. Chris Burton inspecte les environs avec une opiniâtre méticulosité. Ses yeux revolver mitraillent chaque angle, chaque coin et recoin des luxueuses pièces. De toute façon, il ne crèche pas loin. L’appartement de madame et le sien sont communicants, une des clauses du contrat.
Pamela renonce à suivre ses complices à l’Ikebana, le restaurant japonais du palace. Trop fatiguée, explique-t-elle. Qu’ils ne s’occupent pas d’elle, elle se couchera de bonne heure. « Okay, Lady ! » Rendez-vous est pris pour le lendemain matin, 10 h, au lounge.
Leslie Scott attend impatiemment la liaison Skype avec sa fille. Aussi célèbre soit-elle, elle reste sa « Baby love », comme elle la surnomme tendrement. La téléphonie via internet lui donne le sentiment, même fugace, d’être auprès d’elle.
Loin du cocon familial, Pamela appelle ses parents tous les jours. La jungle du show-biz lui fait regretter les délices de l’enfance : les bras protecteurs de sa mère et les histoires à dormir debout que lui contait son père au coucher du soleil.
Cet après-midi-là, devant son ordinateur, Leslie Scott perçoit une flamme inhabituelle dans le regard curaçao de sa môme. « Rhume des foins, décide-t-elle, c’est la saison. » De l’autre côté de l’Atlantique, Baby love la rassure : « Juste un peu de lassitude, le décalage horaire, Mum. » Leslie Scott chuchote un « I love you », puis clique sur exit sans savoir que l’état fébrile de Pamela n’a rien à voir avec une quelconque allergie au pollen.
Alanguis dans les fauteuils du lounge, Brenda Becker et Billy Chapman savourent un expresso bien tassé. Oublié, la lavasse servie aux States ! Sur le perron, les agents Ticker et Blanc taillent une bavette avec le voiturier. Chris Burton, lui, attend Pamela Scott devant sa porte. « Quand une nana est à l’heure, c’est que sa montre avance d’au moins trente minutes », philosophe-t-il dans son double menton.
Pam est là ? Pam n’est pas là. Brenda et Billy commandent un autre petit noir, Arthur Ticker et Sylvain Blanc ont épuisé les sujets météo avec l’employé de l’entrée, Chris Burton commence sérieusement à se lasser. Il se perd en conjectures : « S’est-elle endormie dans sa baignoire ? La fermeture de son Lewis s’est-elle coincée à mi-parcours ? Son Rimmel a-t-il dégouliné sur son corsage ? » Coups martelés à la porte communicante. Une fois, deux fois, trois fois. Aucune réaction. Promptement, le garde du corps déverrouille le loquet. Les lieux sont aussi vides que la bouteille de champagne dans son seau à glace. Sur la desserte traîne un tube de rouge à lèvres décapuchonné.
La ravissante a-t-elle filé à la piscine ? Peu probable, Burton l’aurait vue ou entendue sortir. Il explore l’endroit à la loupe. Un détail le tracasse : le lit ne présente ni le désordre ni la tiédeur d’une couche fraîchement occupée. Une bouffée d’inquiétude empourpre son visage poupin. Bizarre ! Pamela l’informe toujours de ses faits et gestes. Il fonce à la réception. « Si elle était passée par là, pensez, on l’aurait remarquée », s’exclame-t-on.
Chris n’aime pas ça du tout. Il prévient Brenda Becker, Billy Chapman et les deux flics de service. La coiffeuse-habilleuse-maquilleuse se fend d’un « Oh ! my God » sanglotant. Le manager-homme-à-tout-faire se prend la tête dans les mains : « Where is she ? » (Traduisez « Où est-elle ? ».) Ce qui, vous en conviendrez, est une bonne question vu qu’on ne sait pas où elle est.
Arthur Ticker et Sylvain Blanc partent en chasse. Au triple galop, ils ratissent les alentours. Sans succès. La star a tout de l’étoile filante. Va-t-elle soudain réapparaître, fraîche comme la rosée, après un soin au spa ? Pas d’espoir, le salon de beauté n’a aucune réservation au nom de Scott.
Bientôt midi. Les appels répétés sur le portable de Pamela restent sans réponse. Ticker se voit obligé d’alerter la centrale. Pendant ce temps, Blanc traîne ses cent kilos jusqu’à la VW Golf banalisée afin de récupérer le kebab qu’il a eu la prudence d’emporter avec lui. Il le sait trop bien : dans ce métier, on saute plus souvent les repas que ses collègues féminines.
Dans son bureau au septième étage, le chef de la Judiciaire, Edgar Sonnet, attaque son repas de midi qui a tout d’un petit déjeuner. Il plonge avec volupté un croissant au beurre bien dodu, bien doré, dans son double expresso. Tsunami dans la tasse, inondation dans la soucoupe. L’homme jubile. A la maison, bobonne lui interdit les trempettes, car même les nappes antitaches ne s’en remettent pas.
La sonnerie du téléphone propulse la viennoiserie dans sa glotte. Il vire au violet. Tousse par saccades comme une voiture en panne d’essence. Imagine déjà son épitaphe : « Ci-gît l’admirable Edgar Sonnet, étouffé par une miette ». Il expulse l’indésirable sur sa pile de documents et tend une oreille distraite :
« Ah bon ? Pamela Scott a disparu ? Pas de souci, j’irai chanter à sa place samedi soir au stade », badine-t-il avant de reprendre son sérieux. « Une célébrité qui s’évapore à Genève, c’est du lourd ! Les patrouilles sont déjà sur les dents ? Parfait. Je mets mes enquêteurs sur le coup. Et la police de la Navigation au cas où elle aurait eu la mauvaise idée de piquer une tête dans le lac. Surtout si elle ne sait pas nager. »
Edgar Sonnet a l’appétit coupé. D’ailleurs, son café est froid et son croissant a tout de la bouillie pour bébé.
Branle-bas de combat ! Deux inspecteurs de la P.J. s’engouffrent dans le cinq étoiles, talonnés par une escouade de policiers. Les uniformes bouclent le secteur, fouillent le bâtiment de fond en comble pendant que leurs supérieurs interrogent les employés. La direction est aux abois : mauvais, très mauvais pour la réputation de l’établissement.
Au cœur des turbulences, Billy Chapman est pendu à son portable, Brenda Becker, à son mouchoir, Chris Burton, aux basques d’Arthur Ticker qui ne perd pas son calme olympien. Sylvain Blanc, lui, a profité de la confusion générale pour aller bâfrer son kebab dans les toilettes du sous-sol. Ni vu ni connu.
Derrière son comptoir clinquant de prestigieuses bouteilles, sourire « ultrabrite », le barman Jean Dorpaz réajuste ses imposantes lunettes sur son nez de Cyrano. Il attrape son portable, presse la touche « Favoris » et murmure d’une voix sourde :
– Hello ! ma biche. Qu’est-ce que tu offres à ton chéri contre un scoop à faire tomber les bretelles du ministre de la Sécurité ? Une nuit d’amour au Palm Resort de Las Vegas ?
– Non, à la prison de Champ-Dollon. A moins que tu ne préfères Guantanamo, plus dépaysant ?
Emilie Decan rédige son article sur le cycliste qui a brûlé trois feux rouges aux Acacias avant d’aplatir le chihuahua du directeur de l’agence Citroën. « Un excellent sujet pour la rubrique des chiens écrasés », a estimé son responsable. Alors elle a d’autres chats à fouetter que d’écouter les divagations de son jules prénommé Jean. Son scoop, elle s’en moque comme de sa première layette.
– Accouche, mon lapin. Mais mets le turbo, je suis pressée.
Le silence qui suit mériterait une page blanche tant il est interminable. La nouvelle sensationnelle révélée par Jean Dorpaz catapulte Emilie dans un état émotionnel proche de la lipothymie. Elle hoquète :
– Mais c’est énorme, gigantesque, phénoménal. J’arrive, Jean. Oui, bien sûr, tu ne m’as rien dit, comme d’hab’.
Emilie Decan ramasse son sac simili cuir 29 fr. 95 chez H & M, dévale les quatre étages à la vitesse d’une gazelle coursée par un léopard, déboule dans le parking, enfourche son scooter. Devant l’hôtel, vingt minutes plus tard… problème ! L’entrée est barrée, impossible de se glisser à l’intérieur. Elle s’approche d’un petit groupe surexcité, tend une oreille. Et même l’autre, puisqu’elle a la chance d’en avoir deux. Quelques bribes de conversation lui suffisent : Pamela Scott s’est bel et bien évanouie dans la nature.
Emilie ameute son chef, les photographes, les rédacteurs du web. Moins d’une heure plus tard, le site internet de la Tribune publie l’exclusivité, les réseaux sociaux la relaient, Twitter crépite. Dans une belle bousculade, les journalistes prennent d’assaut le secteur.
Patron de Smart Production, Lucas Billot s’arrache le peu de cheveux qui lui restent. De mémoire d’organisateur de spectacles, il n’a jamais été confronté à une telle situation. A un peu plus de quarante-huit heures du concert, sa vedette s’est volatilisée. Le temps est compté, le voilà dans de sales draps. Si on ne la retrouve pas, comment va-t-il manœuvrer avec le public et les trente mille billets vendus ?
Annuler le megashow ? Pure folie ! La scène est montée, les techniciens terminent les premiers essais avec les musiciens arrivés l’avant-veille. Trop d’argent en jeu, trop risqué, surtout si Fantômette resurgissait dans les heures suivantes. Lucas Billot a toujours cru au Père Noël. Il choisit de fermer les yeux sur la catastrophe sans précédent qui pourrait lui tomber sur le carafon. Et de s’en remettre à Dieu, à son fils et à tous les saints du calendrier.
La police technique et scientifique débarque. A la tête de la brigade, Livia Duc emmaillotée dans sa combinaison intégrale en polypropylène. Empreintes digitales, prélèvements d’échantillons, tous les moyens sont déployés pour ne laisser passer aucun micro-indice.
– Nous avons trouvé un emballage de Carambar dans le salon, signale-t-elle au Q.G. Il était froissé, pas de traces détectables. En revanche, l’ADN nous permettra peut-être, dans un premier temps, de déterminer le sexe de la personne qui a chiffonné le papier.
Edgar Sonnet triture son sourcil droit, signe d’une fébrile impatience.
– Quand, les résultats ?
– Hier, comme d’hab’ !
Livia a piqué cette réplique aux Experts, dont elle ne rate aucun épisode sur TF1.
– Grâce à l’amplification génique qui permet de multiplier les quantités contenues dans l’échantillon, ce sera assez rapide, poursuit-elle. On va accélérer le processus. Disons… demain avant midi.
– A un jour du concert, peste le boss, ça n’arrange pas nos bidons.
La conférence de presse autour de l’affaire réunit tout ce que la République compte de journalistes. Représentants de la Tribune de Genève, du Matin, du Temps, du Courrier, du Gniolu libéré, de la RTS… 24heures a même enjambé la Venoge, et le Blick, traversé la barrière de röstis. Au premier rang, les correspondants permanents du New York Times, du Washington Post et de CNN.
Le chef de la Judiciaire avale son Ricola saveur citron-mélisse, se racle la gorge et annonce haut et fort que l’illustre rockeuse a disparu. Ce que l’assemblée savait déjà, n’était-elle pas là pour ça ?
– Livia Duc, de la Police scientifique, va vous communiquer les éléments dont nous disposons. Parlez bien dans le micro, mademoiselle Duc.
Livia bouillonne sous son corsage : « Evidemment que je vais parler dans le micro. C’est bien les mecs, ça, toujours à nous prendre pour des casseroles ! »
L’inspectrice regarde le public droit dans les yeux, une vingtaine de paires attentives.
– Les indices sont peu nombreux. Nous avons relevé des empreintes digitales sur l’une des flûtes de champagne. Curieusement, elles ont été effacées sur le second verre. Nous avons aussi trouvé un tube de rouge à lèvres ouvert et un emballage de Carambar en boule. Les prélèvements ADN sur celui-ci nous éclaireront peut-être sur le profil de son propriétaire demain dans la journée. A ce stade de nos investigations, c’est tout ce que nous pouvons vous dire.
– Nous allons déployer tous les moyens pour résoudre cette crise dans les plus brefs délais, renchérit Edgar Sonnet en reluquant les jambes de sa collaboratrice, un éclair de convoitise dans ses yeux gourmands. Plus exactement, un désir bestial dans son regard lubrique. Mais l’auteure s’égare. On ne pense pas à ces charnelles choses-là au sein de la police genevoise.
– Selon vous, s’agit-il d’un enlèvement et qu’en est-il du concert de samedi soir si on ne la retrouve pas ? questionne Emilie Decan.
– L’enlèvement est certes une éventualité. Mais nous ne pouvons rien certifier pour l’instant. Quant au concert, l’organisateur Lucas Billot prendra sa décision en temps voulu. Mais il a déjà approché Guy Béart pour un éventuel remplacement. Voilà mesdames messieurs les journalistes. Nos recherches vont s’intensifier ces prochaines heures, nous vous tiendrons au courant.
Flanqués de l’interprète officiel, les inspecteurs de la Crim’ cuisinent Chris Burton dans un salon privé. Premier point, établir le timing de la soirée.
– Nous avons quitté Pamela vers 19 h 50 hier soir pour nous attabler à l’Ikebana, explique le garde du corps. Lorsque je suis revenu dans ma chambre, à 22 h 15, je n’ai entendu aucun bruit. J’ai pensé qu’elle dormait.
Chris Burton fronce soudain les sourcils et se frappe le front de sa main droite à la manière du lieutenant Columbo :
– En pénétrant chez elle ce matin, j’ai constaté que le lit n’était pas défait. Elle n’a visiblement pas dormi ici ! Sans doute s’est-elle éclipsée alors que nous mangions nos sashimis au japonais. Si elle était en danger, pourquoi diable n’a-t-elle pas pressé sur l’application Help de son iPhone pour tirer la sonnette d’alarme ?
Les fins limiers prennent soigneusement note avant de sonder la coiffeuse-maquilleuse-habilleuse. Brenda Becker se mouche bruyamment. Alors qu’elle extirpe un énième Kleenex de son réticule, elle se souvient d’un détail étrange.
– En fin de matinée, avant l’arrivée de la police, j’ai fureté dans la suite de Pamela. En explorant le dressing, où j’ai rangé ses habits en arrivant, j’ai remarqué qu’il manquait sa petite robe noire. Je n’y ai pas attaché d’importance sur le moment.
– Où voulez-vous en venir ?
– Logiquement, elle aurait dû passer la soirée en déshabillé, voire en peignoir. Mais, apparemment, elle a revêtu cet élégant fourreau. Comment a-t-elle fait ? Le boutonnage dorsal exige obligatoirement une aide. N’était-elle pas seule hier soir dans l’appartement ?
La petite robe noire ! L’enquête s’étoffe. Reste à entendre les deux émissaires de la Sécurité internationale qui ont accueilli la chanteuse à l’aéroport. Ont-ils constaté un fait bizarre, une quelconque anomalie dans son comportement ? Ont-ils surpris des propos susceptibles d’élucider le mystère ?
– Je l’ai trouvée bien maigre, elle doit faire le régime Weight Watchers, s’égare Sylvain Blanc en mâchonnant un Mars.
– Rien de particulier, souligne Arthur Ticker. Ah ! J’y pense. Elle a émis le désir d’admirer le jet d’eau de près. The big fountain, a-t-elle insisté.
– Intéressant, commente l’un des fonctionnaires de la P.J., d’autant qu’il est coloré en rouge et fonctionne non-stop depuis hier pour honorer sa présence à Genève. Merci les amis, on va faire un rapport détaillé à Sonnet. On n’a plus besoin de votre aide pour l’instant. Vous pouvez rentrer chez vous. On vous carillonne dès qu’il faudra reprendre la surveillance.
Un nuage de bonheur traverse le regard plein de vide de Blanc.
– Extra ! Je meurs de faim. J’ai un reste de hachis parmentier dans mon frigo. Parfait comme amuse-bouche !
Pressé de rentrer chez lui, Ticker se rue dans son coupé Audi A5 et empoigne son portable.
– Tout va bien chez Grand-Maman, les enfants ?
– Trop cool, Pa’ ! Mamie nous a fait des frites et on va regarder Shrek 3 à la télé, babille Hugo, 10 ans.
– Super, mon fils. Bisous à ta sœur pour moi.
– Attends, Pa’, j’ai une devinette. Quel est le plat préféré des opticiens ?
– Je ne vois pas…
– Les lentilles !
– Blague à deux sous, fiston ! Allez, amuse-toi bien.
Ticker raccroche et roule en direction de Meyrin village. Devant la Pizza d’Oro (onzième napolitaine gratuite), il s’éjecte de son bolide, bondit dans le resto bondé, commande des « quatre-saisons » et une bouteille de barolo à l’emporter. De quoi tenir le coup jusqu’à nouvel ordre. Il redémarre en trombe, direction son attique au Lignon.
Les époux Scott sont sens dessus dessous. Toutes les chaînes de télévision du pays matraquent sur la disparition de leur Baby love. Leslie implore le ciel : « Mon Dieu, que lui est-il arrivé ? Elle m’a semblé si bizarre hier sur Skype ».
Son mari, Franck, est pendu au téléphone avec le manager Billy Chapman. Il écume :
– Comment peut-on laisser échapper celle qu’on est censé protéger ?
– Nous lui avons faussé compagnie entre 20 h et 22 h, le temps de dîner au restaurant. Elle était fatiguée et voulait se reposer, ânonne Billy dans ses petits souliers (des Church taille 44).
– Alors, c’est sûrement à ce moment-là qu’il s’est passé quelque chose. Elle nous a appelés vers 14 h hier, 20 h chez vous, c’est un indice. Mentionnez-le à la police et faites-nous signe dès que vous aurez des détails.
Lucas Billot tourne en rond à la vitesse d’un tambour de machine à laver bloqué sur le cycle essorage. Vent de panique sur sa calvitie : les fans de Pamela ont appris la nouvelle. Il joint la Judiciaire.
– Alors ?
Edgar Sonnet affiche une humeur de dogue à qui on aurait retiré un manche de gigot. D’un ton aussi sec qu’un coup de pistolet (un Glock 19, forcément), il aboie :
– On pédale dans la semoule, mon cher. La police du lac patauge elle aussi. Seule piste, selon Ticker, la diva aurait émis le désir de voir le jet d’eau de près. S’y est-elle rendue hier soir ? Ou va-t-elle y aller tout à l’heure ? J’ai envoyé deux de nos gars sur place. Nous avons aussi approché les centrales de taxis. Aucun chauffeur ne l’a prise en charge. Et nous n’avons pas localisé son portable, il est éteint.
– Guy Béart n’est pas disponible, attendons demain avant de décider si on annule le concert, se résigne Lucas Billot d’une voix d’outre-tombe.
Affalés dans leur Subaru Legacy parquée aux abords du jet d’eau, les Dupont-Dupond de la gendarmerie s’ennuient comme des poulets morts.
– Encore une planque gonflante, grommelle l’un.
– Je dirais même plus, on serait mieux aux Maldives, bougonne l’autre.
– Si Pamela rapplique par ici, je me fais nonne, promet le premier.
– Et moi danseuse nue au Bataclan, jure le second.
– N’empêche, elle a un sacré coffre. Son dernier tube, Falling in love, est divin.
– Chante-le en boucle, Sœur Sourire, ça me fera rêver !
Le soleil s’éclipse, la ville s’assombrit. Edgar Sonnet n’a pas sommeil, Lucas Billot, pas le moral, Billy Chapman, pas faim, Chris Burton, pas soif. Sylvain Blanc a englouti son reste de hachis parmentier suivi d’une boîte de cassoulet réchauffé au bain-marie. Ticker a regagné son appart au Lignon, pizzas sous le bras. Au palace, abrité derrière ses lunettes en écailles, Jean Dorpaz sert un bloody mary à une Brenda Becker blême de chagrin. « Quelle histoire ! » soupire-t-il.
– Rien vu, constate Dupont, du sable dans les yeux.
– Je dirais même plus, rien entendu, ajoute Dupond, des fourmis dans les jambes.
Chou blanc ! Pas d’apparition au pied du jet d’eau. Pamela Scott n’est pas la Sainte Vierge.
– 08/09, coqueriquent en chœur les Dupont-Dupond à la centrale. (Message codé de la gendarmerie signifiant « Mission terminée »/« Hors-service »).
Fripé comme un shar-peï par le manque de sommeil, Edgar Sonnet épluche la presse en carburant à la caféine. Les gros titres s’étalent sur toutes les unes : « Disparition de Pamela Scott », « L’interprète de Falling in love victime d’un rapt ? », « Qui a enlevé la rockeuse ? », « Le concert au stade de Genève sans doute annulé ». Seul 24heures élude l’info : « Un pompier récupère un chat au sommet d’un peuplier à Goumœns-le-Jux. »
Livia Duc déboule comme une bombe chez Sonnet.
– Patron, j’ai du nouveau. L’acide désoxyribonucléique…
– Déso… quoi ?
– Enfin, l’ADN, pour faire court. Eh bien, l’ADN détecté sur le Carambar appartient à un individu de sexe masculin, de type européen, yeux et cheveux clairs. Un homme s’est sûrement introduit chez Pamela avant-hier soir. Mais qui et pourquoi ? L’a-t-il aidée à boutonner sa robe ? Et ce tube de rouge à lèvres ouvert ! Elle s’apprêtait à aller se coucher. Une femme se maquille rarement avant de se mettre au lit. A moins d’y rejoindre le Prince charmant.
– Bon boulot, Livia. Vous voyez, quand vous voulez ! Vous méritez une super bouffe dans un charmant resto. Votre jour sera le mien.
La technicienne ne se fait pas d’illusions : « la super bouffe et le charmant resto », c’est à coup sûr un buffet de salades somptueusement avachies au self-service de la police à la Gravière. Une cantine aussi glamour qu’un parloir de prison.
Edgar Sonnet convoque ses enquêteurs :
– Allez questionner les musiciens à La Praille. Ils ont peut-être une idée. L’un d’eux se serait-il faufilé chez elle mercredi soir ?
Sylvain Blanc fait irruption dans le hall d’entrée. Pressé de boulotter son parmentier la veille au soir, il avait oublié son sac à dos-garde-manger au lounge. La besace a été déposée chez le concierge. L’agent récupère son bien, croise le barman à l’entrée et salue le voiturier sur le perron avant de regagner ses pénates.
Le manager affiche une pâleur à effrayer une momie. Il n’a pas fermé l’œil de la nuit. L’angoisse et les communications répétées avec Leslie et Franck Scott, morts d’inquiétude à New York, l’ont plongé dans le plus terrifiant des cauchemars. Pamela ! Si gracieuse, si fragile ! Violée ? Etranglée ? Tronçonnée et stockée dans un congélateur Bosch KGN36SB40, 1671 fr. chez Fust ?
Trois coups à la porte écourtent ce mauvais rêve.
– C’est pour vous, claironne le garçon d’étage en lui tendant une enveloppe sans timbre adressée à son nom.
– D’où vient ce courrier ?
– L’hôtesse l’a trouvé sur le desk central. Elle n’a pas vu qui l’a déposé. Sans doute était-elle occupée ailleurs à ce moment-là.
L’imprésario décachette l’enveloppe prudemment, la vide de son contenu du bout des doigts. Découpées dans un journal et collées sur une feuille, les lettres imprimées annoncent la couleur : une demande de rançon ! « Un million de dollars contre la pop star. RDV demain matin, 4 h 30, devant les cabines téléphoniques de la poste des Charmilles. Ne prévenez pas la police ! »
Billy Chapman oscille entre le rire et les larmes. Vivante ! Elle est semble-t-il vivante. Vite ! Alerter la P.J. malgré les menaces.
– Un million de dollars ?, s’étonne Edgar Sonnet au bout du fil, pff… peanuts quand on sait que l’idole en a gagné cent dix l’an dernier. L’enlèvement semble donc se confirmer. Surtout ne touchez à rien, monsieur Chapman, je vous envoie la police scientifique pour prélever les empreintes sur la lettre. En attendant, pas un mot aux médias pour le bien de l’enquête.
La gravité des événements contraint le patron de la Judiciaire à s’en référer à sa hiérarchie. A la Gravière, la cheffe de la police referme d’un geste vif son vernis à ongle rose pastel, 8 fr. 95 chez Yves Rocher. Place de la Taconnerie, le conseiller d’Etat chargé de la sécurité descend brusquement du vélo d’appartement qu’il a installé dans son bureau pour se dégourdir les jambes entre deux séances assommantes. Un top model (le vélo, donc), muni d’un porte-gourde et vendu avec un casque, des fois qu’un sanglier traverserait la pièce pendant l’entraînement !
« L’heure est grave, rumine le magistrat. Genève n’a pas connu une telle situation depuis l’affaire Joséphine Dard. Je veux un maximum de policiers sur le coup. Au diable les heures supplémentaires. »
L’air des Barbapapa jaillit du portable d’Arthur Ticker.
– Allô Papa. J’ai vu à la télé que celle que tu protèges a disparu. Alors, tu viens nous chercher ?
– Eh non, Hugo, je suis de piquet au cas où elle referait surface. Mais tout va bien chez Mamie, non ?
– Ouais, ouais. Hé, Papa, celle-là, tu pourras la raconter à ta chanteuse quand tu la reverras. Pourquoi Michaël ouvre la porte, tu sais ?
– Je donne ma langue au chat.
– Michaël Jackson, très drôle, Hugo. Allez, bisous.
Ticker raccroche en souriant et se branche sur la P.J. Sonnet le rencarde :
– Pamela Scott a bel et bien été enlevée. Son manager a reçu une demande de rançon d’un million de dollars. Le rendez-vous est fixé à demain matin, 4 h 30, devant les cabines téléphoniques de la poste des Charmilles.
– Mais c’est une histoire de dingue ! s’écrie Ticker.
– Pas d’empreinte sur la bafouille, regrette Livia Duc. Le ravisseur a dû utiliser des gants pour bidouiller son texte. Les pattes de mouche sur l’enveloppe ont été gribouillées au stylo bille. Selon les relevés calligraphiques, c’est l’œuvre d’un gaucher. Bref, peu de choses à se mettre sous la dent. Mince, très mince, tout ça…
« Comme la taille de guêpe de la divine Livia… », fantasme le boss en l’effeuillant du regard.
Sylvain Blanc broie du noir. Son frigo est aussi vide que son estomac. Il saisit un paquet de macaroni De Cecco No 19 dans son armoire à provisions. Huit minutes sur le feu. A mi-chemin de la cuisson al dente, son portable sifflote. C’est son coéquipier.
– Chapman a reçu un courrier contenant une demande de rançon, Sylvain. L’écriture sur l’enveloppe laisse supposer qu’il s’agit d’un gaucher. Le message a été déposé à la réception de l’hôtel.
– Pas possible ! s’écrie Blanc, pétrifié. Soudain, ses yeux font trois fois le tour de leur orbite. Un gaucher, bon dieu, mais c’est bien sûr, s’étrangle-t-il en mimant le commissaire Bourrel.
– Je te laisse, Arthur, y a le feu sous mes De Cecco !
Sylvain éteint sa plaque, pose un regard mouillé sur ses macaronis gonflés d’amour et de semoule de blé dur, dévale ses escaliers avec une grâce hippopotamesque et fonce tête baissée dans sa Citroën AX délabrée, admirablement garée sur des lignes jaunes. Son pare-brise est décoré d’un ravissant papillon. Peu importe, son supérieur fera sauter l’amende comme d’habitude. L’urgence est ailleurs.
Pour la onzième fois de la journée, Emilie Decan empoigne son téléphone. Le Service de presse de la police est sur messagerie. Et la centrale refuse de transmettre les communications. Smart production ne réagit pas non plus. Black-out médiatique. De guerre lasse, la journaliste passe un coup de fil à Jean Dorpaz, le barman de son cœur.
– T’as du nouveau, trésor ?
– Les collaborateurs de Pamela Scott sont retranchés dans leurs piaules, les poulets ressemblent aux trois singes de la sagesse : rien entendu, rien vu, motus et bouche cousue. Impossible d’obtenir un quelconque renseignement. Même contre un doux baiser, je ne peux t’en dire plus.
Leslie et Franck Scott suffoquent. Billy Chapman vient de leur apprendre qu’un inconnu a exigé un million de dollars contre leur Baby love.
– L’échéance est dans une douzaine d’heures, leur explique-t-il. Je contacte immédiatement le cabinet d’avocats de Pamela afin qu’il s’occupe du transfert. Pas un mot à la presse, il y va de la vie de votre fille.
Perchée sur ses talons comme l’aigrette sur ses échasses, la très noble Odile de Raiz promène son Jack Russell, qu’elle a prénommé Jack par manque d’imagination. La comtesse dort à l’année dans le cinq étoiles, mange à l’année dans le cinq étoiles, s’ennuie à l’année dans le cinq étoiles. Chaque après-midi, elle s’assied sur le banc flanqué tout au fond du domaine, à l’écart du va-et-vient et du brouhaha. Loin des regards, elle sort une fiole de son sac et, petit doigt en l’air, avale une rasade de Vodka Belvédère Intense en consultant son horoscope dans Le Matin. Vierge ascendant vierge, elle se shoote depuis quarante ans aux prédictions de Madame Soleil, Elisabeth Tessier et Françoise Hardy. Chien dans le calendrier traditionnel chinois, le toutou, lui, s’acharne comme un lion sur un os synthétique. Il faut bien tuer le temps pendant que sa maîtresse fricote avec les astres.
En ce caniculaire vendredi de juin, Jack est d’une nervosité anormale. Il tourne comme une toupie autour de sa queue, pousse des gémissements alarmants. Il tire sur la robe Dior de la comtesse, traîne cette dernière vers le petit chemin qui serpente à quelques mètres du banc, s’arrête net et aboie à s’écorcher les babines. Odile de Raiz découvre un homme de forte corpulence gisant dans une mare de sang, comme une baleine échouée sur le rivage. Horreur ! Son signe zodiacal s’est fourvoyé. Il lui avait prédit une journée « à voyager dans des sphères veloutées de bonheur ».
Anéantie, elle s’élance dans le hall d’entrée et hurle au meurtre. Dupée par l’astrologie à laquelle elle croit comme d’autres en Dieu, elle fond en larmes. Jack lèche ses pleurs d’un coup de langue agile. Non par compassion, mais pour étancher la soif incontrôlable qui lui brûle la gueule.
Les forces de l’ordre arrivent en trombe et barricadent le secteur. Sur leurs pas, la Brigade criminelle, le médecin légiste ainsi que l’infatigable Livia Duc et son équipe d’experts fagotés comme des cosmonautes.
L’un des inspecteurs s’approche de la masse inerte. S’étrangle en voyant ce qu’il voit.
– Damned (expression qu’il a rapportée d’un récent week-end à Londres) ! Mais c’est Sylvain Blanc du Détachement de protection rapprochée !
– Les marchands de kebabs vont être sur la paille, blague son acolyte, qui n’en rate pas une.
Pas de doute, le gaillard a passé l’arme à gauche. L’arme ? Un poinçon ou quelque chose dans le genre, diagnostique le médecin légiste. Le coup a été asséné en plein thorax. L’outil s’est envolé avec l’assassin.
A cet instant, Edgar Sonnet plante les freins dans le parking attenant, s’éjecte de son siège comme dans tout polar digne de ce nom et se précipite vers la scène du drame.
– On m’aura tout fait, tout fait, tout fait, répète-t-il non-stop pour bien montrer qu’on lui a tout fait. Quelles sont vos premières constatations, docteur ?
– Il est mort sur le coup, tué par un objet pointu. Aucune trace de l’arme, il ne s’agit pas d’un suicide.
– Etrange ! Sylvain Blanc veillait sur Pamela avec Arthur Ticker et il est assassiné sur les lieux du rapt. Que faisait-il là alors qu’il était supposé attendre les directives chez lui ?
– Regardez dans ce sachet, intervient Livia Duc… J’ai récupéré une plaque de muselet de champagne à trois mètres du corps. Une capsule de Laurent-Perrier Grand Siècle. Vous vous souvenez ? C’est la cuvée que buvaient Pamela et vraisemblablement son mystérieux visiteur mercredi soir. Les empreintes avaient été effacées sur l’une des deux flûtes.
– Blanc l’aurait enlevée après avoir essuyé ses propres traces sur le verre de champagne ? Ça ne tient pas debout ! Ce pauvre Sylvain volerait un bœuf en daube, mais ne kidnapperait pas une mouche. Reste à savoir qui l’a assassiné et pourquoi.
– Les prélèvements sur la plaque de muselet nous fourniront peut-être des éléments supplémentaires, rassure l’experte.
– En attendant, les gars, faites un tour chez Blanc à la rue de Berne, conseille Sonnet. Sait-on jamais…
Le cabinet d’avocats de Pamela Scott informe Billy Chapman que l’ordre de virement a été exécuté. « Mettez-vous immédiatement en relation avec James Smith, le directeur de la Banque America à Genève », le presse-t-on.
Lucas Billot arbore un sourire radieux. A croire qu’il a gagné la Coupe du monde de foot à lui tout seul. Il vient d’apprendre que Pamela Scott serait sans doute libérée le lendemain matin à l’aube. Sauvé, son concert ! Une professionnelle de sa trempe réglera les détails du spectacle en quelques heures.
Le visage aussi fermé qu’une huître fine de claire No 3, Livia Duc fixe Edgar Sonnet.
– Hélas, pas grand-chose à se mettre sous la dent. Selon le toubib, le crime a été commis vers 14 h avec une sorte de pic. Quant à la plaque de muselet, nous avons vérifié la banque de données. Les empreintes ne sont pas celles de l’agent Blanc et ne correspondent à aucun individu figurant dans nos fichiers.
Le boss est sur le point de se noyer dans le regard noisette de sa collaboratrice lorsque la porte s’ouvre inopinément.
– Nous n’avons rien remarqué d’extraordinaire chez Sylvain, témoignent les pros de la Crim’. Sauf une casserole de macaronis pas tout à fait cuits. Il a dû quitter son appart’ subitement. Ah ! On a aussi trouvé son iPhone sur le guéridon de l’entrée. Le dernier appel a été reçu à 12 h 36. Le nom qui s’inscrit sur l’écran est celui d’Arthur Ticker.
– Allô… Ticker, j’écoute. Ah ! Salut Sonnet.
– …
– Quoi ? Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible. S’ensuit une minute de silence aussi exaspérante qu’une séance du Conseil municipal. Sonnet s’impatiente, Arthur halète :
– Blanc assassiné ! Ce n’est pas possible… pas possible. Je lui ai encore lancé un coup de fil vers midi et demi pour lui faire part de cette demande de rançon.
– Viens immédiatement au VHP1, Ticker, on t’attend !
Comme chaque fin d’après-midi, scotchée devant son ordinateur, Emilie Decan consulte le communiqué du Service de presse de la police genevoise. Un assassinat dans le parc du BelleVue Palace ! Médusée, elle survole le mail : « La victime a été tuée d’un coup de poinçon. Il s’agit d’un policier. Sa famille n’étant pas encore prévenue, son identité reste confidentielle. »
Un policier ? La journaliste ne perd pas une seconde. Coup de fil à Jean Dorpaz :
« Je viens d’apprendre qu’un flic a été tué dans le parc de la résidence. Je te paie une Ferrari si tu me tuyautes. Le coin fourmille de poulets. Tu dois pouvoir les cuisiner. Ah ! j’oubliais ! rouge ou jaune, la Ferrari ? »
Jeans, baskets et chemise Lacoste, bradée 79 fr. 80 aux soldes, Arthur Ticker se faufile dans le bureau de Sonnet au septième. « Dieu qu’il est beau », craque Livia Duc.
L’air grave, il relate la conversation téléphonique qu’il a eue avec Blanc quelques heures avant l’homicide.
– Il était pressé, il avait des macaronis sur le feu et l’air très énervé.
– Ça ne nous mène pas loin, grogne Sonnet en épongeant son front moite.
Le fond de l’air est étouffant dans la pièce nichée sous les toits. Et le ventilateur, acheté aux puces, péclote sérieusement. Une fournaise ! D’ailleurs, quelques gouttes de transpiration pétillent à l’orée du décolleté de Livia. « Wouahou…hou…hou », se pâme Edgar dans son for très intérieur.
Arthur Ticker sue lui aussi à gros bouillons. Il fouille dans sa poche en quête d’un mouchoir. Une friandise entourée d’un papier jaune et rouge s’en échappe en même temps que le Kleenex et tombe sur le lino.
Livia Duc reconnaît le logo du légendaire bâtonnet de caramel. Un éclair d’incrédulité brouille son regard.
– Vous mangez des Carambar, agent Ticker ?
– Oui, oui, et j’en achète aussi pour mon fils Hugo, confesse Arthur en ramassant la sucrerie. On adore les blagues idiotes imprimées à l’intérieur.
Un vague soupçon secoue l’esprit de Sonnet. Certainement le fruit de son imagination. Il a dû lire trop de polars. Mais le métier l’incite à la question.
– Tu le sais, on a trouvé un de ces fameux emballages dans le salon de Pamela Scott. L’ADN correspond à un individu de sexe masculin et de type européen. Qu’en dis-tu ?
– Il a bon goût, bienvenue au club Carambar.
Le hululement du téléphone cloue le bec des deux hommes. Au bout du fil, un employé du « pool enquêteurs » s’agite.
– Un type complètement speed a appelé la ligne d’urgence mise sur pied pour l’affaire Scott. Il dit être en possession d’un détail très important.
– Passez-le-moi, ronchonne le numéro un de la P.J. en enclenchant le haut-parleur afin que l’assistance entende la conversation.
– Edgar Sonnet, j’écoute.
– Bonsoir inspecteur, ici Laurent Kühn. Il m’est arrivé un truc de ouf. Je suis accro aux hamburgers, ah ! le steak haché, la tranche de cheddar, les oignons frits… J’ai trouvé dans ma boîte aux lettres un bon pour deux BigMac au prix de 9 fr. 90, soit une économie de 3 fr.10, ce qui n’est pas négligeable vu que je suis chômeur depuis six mois parce que…
– Venons-en au fait, monsieur Kühn.
– Alors voilà. Un peu avant 19 h, je suis allé au McDonald’s du Lignon. J’habite la cité depuis dix ans. J’ai repris le logement de mon père lorsqu’il est mort. Il était bien malade, vous savez, inspecteur, il souffrait de…
– Les faits, monsieur Kühn, les faits.
– Il y avait une super gonzesse qui embarquait un McChicken, des frites et un chausson aux pommes. Je l’ai reluquée, parce qu’elle était canon. Drôlement bien gaulée dans sa robe noire. J’aime ce genre de poupée racée, sexy à crever. D’ailleurs, ma mère…
– Alors, cette super gonzesse ?
– C’était bizarre, j’avais l’impression de l’avoir déjà vue quelque part. Et tout à coup ça m’a fait tilt ! Mais c’est Pamela Scott dont parlent tous les médias, que je me suis dit. Oui, je me suis dit ça, inspecteur. Comme peu de monde me parle, je me parle à moi-même. Ça comble les silences.
– Soyez succinct, s’il vous plaît, s’impatiente Sonnet. Alors, Pamela Scott ?
– Ben je me suis dit : « Mais qu’est-ce qu’elle fout ici ? » En tout cas, elle n’avait pas l’air tourmentée. J’ai voulu la rattraper pour lui demander un autographe, mais c’était trop tard. Je l’ai vue disparaître du côté des tours du Lignon.
– Venez faire votre déposition à Carl-Vogt, monsieur Kühn, ça nous rendra service.
– Avec plaisir. Vous savez, auparavant, je vivais à la Jonction avec mon épouse. Elle m’a quitté parce que…
– Je vous laisse, monsieur Kühn, j’ai du boulot.
Edgar Sonnet raccroche et se tourne vers Arthur Ticker.
– Tu habites le Lignon, toi aussi, non ?
– Oui. Mais ce témoignage ne tient pas debout. Pamela Scott au McDo ? Pure fiction.
– La robe noire, ça ne s’invente pas…
– Toutes les meufs portent des robes noires. C’est la mode cette année. Tu devrais lire plus souvent Elle, Edgar.
– On va tout de même envoyer une patrouille dans le quartier, c’est plus sûr, décide le grand manitou de la P.J.
Ambiance électrique au sein de l’état-major. Les responsables des différents services réunis en urgence font une tête d’enterrement. Entre le meurtre du fonctionnaire et l’évaporation de la star, le week-end promet d’être rock’n’roll. La cheffe de la police gratrouille son vernis à ongles rose pastel, le conseiller d’Etat tortille sa cravate aussi rayée que la camisole d’un prisonnier d’Alcatraz, le commandant de la gendarmerie mordille la gomme de son crayon en bois made in China. Les ordres fusent comme des missiles.
– Tout le monde sur le pont ! Pour le cas Pamela Scott, il faut une surveillance soutenue près des cabines téléphoniques des Charmilles dès 4 h demain matin. Le ravisseur va certainement intervenir sur l’un des deux appareils mis sur écoute pour indiquer un autre point de chute. Qu’on piste discrètement monsieur Chapman jusqu’au lieu de rencontre avec le kidnappeur et sa proie. Et que les effectifs de la P.J. se mobilisent sur l’assassinat de Sylvain Blanc. Un enlèvement et un meurtre en vingt-quatre heures, c’est Chicago-sur-Léman !
Le regard fixé sur ses doigts divinement effilés, la cheffe prend la parole et déclare d’une voix flûtée :
– Sylvain Blanc avait le devoir de protéger mademoiselle Scott. L’assassin pourrait très bien liquider également Arthur Ticker, son partenaire dans cette mission. Qu’on le garde au chaud à Carl-Vogt jusqu’à la libération de la chanteuse.
Séance bouclée. Ces messieurs de l’état-major se lèvent comme un seul homme, madame comme une seule femme. Pas la fête ! Râpée, la sacro-sainte raclette du vendredi soir aux Armures. A l’eau, aussi, les litrons de chasselas et le marc du Mandement. Ce n’est définitivement pas ce soir que la Maison Poulaga s’enverra la religieuse.
Arthur Ticker se tortille sur sa chaise. La protection dont il bénéficie le prive de liberté. Et ça le rend fou.
– Laisse-moi partir, Edgar, j’ai promis à mes gosses d’aller les voir chez ma mère au Grand-Saconnex. En plus, mon fils a de la fièvre, ça m’inquiète.
– Demain, Arthur, demain, quand on aura récupéré Pamela.
Nostalgie de l’enfance, Livia Duc sirote un sirop de grenadine avec une paille. Ses pensées, elles, vagabondent dans des sphères nettement moins gamines. Le trouble ressenti devant le très séduisant Arthur Ticker l’amène à imaginer sa vie. Est-il fidèle, volage, bon amant, bon père ? Un mec qui partage les blagues Carambar avec sa progéniture ne peut être tout à fait mauvais. Divorcé, ha-bite-t-il seul au Lignon ?
Lignon… Carambar… Déclic ! Livia se pince. « Et si ?… Non, impossible. Pas lui. Pas un flic. Mais… tout de même… l’ADN sur le caramel : “Un individu de sexe masculin, de type européen, yeux et cheveux clairs.” Trop de coïncidences… »
L’experte se branche sur l’annuaire on line avec une pensée amusée pour les bons vieux bottins, armes aussi discrètes que redoutables pour arracher les aveux des suspects dans les films policiers. Et peut-être même dans la vraie vie.
Ticker… Ticker Arthur, avenue du Lignon 50. Ni une ni deux, elle s’engouffre dans sa Fiat Panda d’occasion, réglée en vingt-quatre mensualités de 241 fr. 60. Ce n’est pas avec son salaire de fliquette qu’elle peut s’offrir une BM. Contrairement à Edgar Sonnet, qui ne la sort de son garage (la BM, pas Livia) que le dimanche et les jours fériés pour épater la galerie.
Douzième étage. « Arthur Ticker », indique une plaquette métallique. Le cœur de Livia… une bombe au bord de l’explosion. Elle sonne. Pas de réponse. « Normal, se dit-elle, Arthur est coincé au VHP ». Re-sonne par automatisme. Bruit furtif, léger comme un battement d’aile. Troisième tentative. Des pas de souris. Le grincement d’un verrou. Un courant d’air. La porte s’ouvre sur une tignasse rousse et des yeux mer du Sud. Pamela Scott ! Souriante, détendue. Charmante dans sa petite robe noire. Elle dévisage Livia, livide sous son fond de teint « effet bronzé ».
– Hello, are you a friend of Art’?, questionne-t-elle en relevant gracieusement ses cheveux. Where is he ?
– Non, je ne suis pas une amie de Art’, comme vous le surnommez, mais une collègue. Pouvez-vous me dire ce que vous faites chez lui ? What are you doing here ?
– L’amououour, gazouille la belle avec son solide accent américain. Coffee, Miss ?
« L’amour ? C’est quoi cette histoire ? » Dans un état second, Livia reste figée sur le palier.
– What’s the problem, quoi se passe-t-il ? s’étonne Pamela.
Flageolante, Livia Duc dégoupille son portable.
– Patron, j’ai retrouvé Pamela Scott au domicile de Ticker.
– Chez Arthur ? Mais qu’est-ce que vous fichez là-bas ?
Livia narre les doutes qui l’ont poussée à se rendre au Lignon et la colossale surprise qui l’attendait là. Sonnet n’en croit pas ses oreilles.
– Une disparition, une demande de rançon, un crime et une star mondiale retrouvée chez un de nos policiers… J’ai rarement vu un tel bordel. Je vais donner des ordres pour qu’on la ramène illico à Carl-Vogt. Et vous, Duc, attendez les renforts.
Edgar Sonnet se précipite dans l’antre où croupit Ticker.
– A table, mon vieux !
– Ça tombe bien, je commence à avoir faim, répond son vis-à-vis en grattant sa barbe de deux jours. Dans la police, on n’a pas le temps de se raser. Au propre comme au figuré.
– Je ne rigole pas, Arthur, que fait Pamela Scott chez toi ?
Le visage de Ticker se décolore, ses yeux s’assombrissent, sa bouche se tord dans une grimace convulsive.
– Accouche ! hurle le boss. Livia Duc a trouvé Pamela Scott chez toi au Lignon. Que fait-elle là ? Le ménage, je suppose ?
– Je l’ai accueillie chez moi, parce qu’elle était terrorisée. Sylvain Blanc l’a kidnappée mercredi soir et l’a séquestrée chez lui aux Pâquis. Je ne sais pas dans quel but. Quand je l’ai appelé hier à midi, il m’a dit qu’il avait fait une connerie et m’a supplié de la ramener au BelleVue. J’ai voulu le couvrir. On s’est donné rendez-vous et j’ai hébergé Pamela à la maison le temps qu’elle se remette de ses émotions. Elle était traumatisée, tu comprends…
– Et l’emballage du Carambar dans la chambre de Pamela, hein ?
– Une négligence de Sylvain, il mangeait ces douceurs à longueur de journée.
– Lui aussi ? Mais c’est une maladie dans votre service !
Encadrée par deux malabars, Pamela Scott fait irruption dans le local. A la vue de Ticker, mille soleils illuminent son regard. Elle s’agrippe à son bras et l’embrasse fougueusement sur la bouche.
– My love, my Art’, tu m’as manqué.
– Traumatisée, vraiment ?, ricane Edgar Sonnet.
Volubile, elle raconte alors à Arthur qu’après son départ elle mourait de faim. Elle a trouvé de l’argent sur le meuble du corridor, est sortie et a repéré un McDo un peu plus haut. Elle lui avoue s’être mortellement ennuyée pendant son absence, « autant que Michelle Obama dans les dîners officiels », plaisante-t-elle. D’autant que la T.V. était en panne. Son portable introuvable, elle n’a, de surcroît, pas pu joindre ses parents à New York et son manager à Genève.
– Tu mens comme un arracheur de dents depuis le début, Arthur, rugit Sonnet. Blanc n’a jamais séquestré Pamela. Tu le charges pour te couvrir et le pauvre n’est plus là pour se défendre. Je veux la vérité, et plus vite que ça ! Tu l’as kidnappée, n’est-ce pas ?
Arthur Ticker s’effondre comme un soufflé tout juste sorti du four.
– Non… non… Je ne l’ai pas kidnappée, Edgar. A l’aéroport, j’ai flashé à mort sur elle. Et elle sur moi. Dans le hall du terminal, à l’insu de son entourage, on a convenu d’un rendez-vous le soir dans sa suite. Elle avait pris mon numéro de portable et m’a envoyé un SMS quand son staff est parti manger. J’ai pu la rejoindre sans problème. On a bu une ou deux flûtes de champagne. Par précaution, j’ai essuyé les empreintes sur la mienne. Je ne voulais pas être repéré. Pamela m’a demandé de boutonner sa robe noire dans le dos et pendant qu’elle mettait son rouge à lèvres, j’ai déballé un Carambar. J’ai fourré le papier dans ma poche… enfin… j’ai cru le fourrer dans ma poche. Je ne l’ai pas vu tomber sur la moquette.
– Il s’agit bien de ton ADN donc ! Comment vous êtes-vous éclipsés de l’établissement ?
– Par la porte qui s’ouvre sur la piscine. Il fallait quitter les lieux discrètement. De là, nous avons gagné le parking. La nuit tombait et Pamela avait enveloppé ses cheveux dans un foulard foncé. Difficile de la reconnaître.
– Et la demande de rançon ?
– Je n’y suis pour rien. Tu sais, Edgar, à partir du moment où la presse a annoncé la nouvelle, n’importe qui pouvait monnayer l’enlèvement.
– Tu ne vas pas me dire que Sylvain Blanc en est l’auteur ? Il aurait réclamé trois cents francs de bons au McDo, mais sûrement pas un million de dollars.
– Pour la rançon, je ne sais pas. Mon seul péché est d’avoir eu le coup de foudre pour Pamela. Je voulais passer un moment avec elle chez moi et la ramener dans la nuit. Mais voilà, impossible de se quitter. On a perdu la tête. Un peu plus tard, j’ai paniqué en découvrant sur mon iPhone le ramdam médiatique autour d’elle. J’ai caché son portable afin qu’elle ne contacte pas ses proches. Et j’ai simulé une panne de télé. Il ne fallait pas qu’elle voie sa tête sur toutes les chaînes, elle aurait perdu les pédales.
– Elle t’avait dit vouloir se rendre au pied du jet d’eau. C’était du pipeau ?
– Heu… oui… Un mensonge, j’admets. Une manœuvre de diversion…
– Ça ne nous dit pas qui a tué Sylvain Blanc et pourquoi, maugrée le supérieur. En attendant, pas un mot sur le fait qu’on a retrouvé ta fiancée. Le margoulin qui a réclamé le million de dollars contre sa libération va tenter de le récupérer demain matin. Sans contrepartie, évidemment. On ne connaît pas son plan, mais on va le cueillir comme une pâquerette.
– Et jusqu’à demain, que fait-on de Pam ? ose Ticker. On la met au violon ? Pas terrible pour quelqu’un qui n’a commis aucun délit.
Edgar Sonnet scrute le plafond en quête d’une inspiration céleste. Le refrain de Johnny tombe soudain du ciel comme une bénédiction : « Que je t’aime, que je t’aime, que je t’aime… »
– C’est bon, Arthur, embarque-la chez toi pour la nuit. Et amène-la au stade demain dans la matinée. Mais qu’elle n’atteigne personne avant le dénouement. Compris ?
« Pourquoi Jean fait-il le mort ? » trépigne Emilie Ducan à la Tribune de Genève.
« Qu’est-il arrivé à Baby love ? » se lamentent Leslie et Franck Scott à New York.
« Pamela aura-t-elle le cœur à chanter après ce rapt ? » s’inquiète Lucas Billot dans les locaux de Smart production.
« Ma patronne, ma patronne », gémit Brenda Becker éplorée dans un fauteuil du palace.
« Rouge, la Ferrari, rouge », plane Jean Dorpaz en lui servant un troisième bloody mary.
« Que va-t-il se passer demain matin aux Charmilles ? » angoisse Billy Chapman dans sa chambre.
« Jamais je n’aurais dû l’abandonner pour aller au resto », culpabilise Chris Burton dans la sienne.
« Mon horoscope a menti », pleure la comtesse Odile de Raiz en s’enfilant une rasade de vodka.
« Whaf, whaf », glapit Jack en déchiquetant les escarpins de sa maîtresse.
« Que fait Livia Duc à l’heure qu’il est ? » s’interroge Sonnet dans son bureau.
« Que fait Ticker à cet instant précis ? » se demande Livia dans son labo.
« Notre raclette aux Armures ! » se désole l’état-major, l’estomac dans les talons.
Edgar Sonnet s’ébroue tel un épagneul sous la pluie : « Réveille-toi, mon vieux ! » Pas le moment de gamberger sur la chute de reins de sa collaboratrice. Il faut d’urgence convoquer le staff de Pamela pour le mettre au parfum. « Je vous attends, prenez un taxi », ordonne-t-il à Billy Chapman au téléphone. « A vos frais, précise-t-il, les manifestations du bicentenaire de la police nous coûtent assez cher comme ça. »
Le manager pousse un ouf de soulagement, le garde du corps, un soupir d’apaisement, l’habilleuse, un sanglot de joie. Pamela saine et sauve ! Le trio barbote dans une niaise béatitude.
« Elle est en sûreté, annonce Sonnet. Silence radio sur le fait qu’elle a été retrouvée, c’est vital. Seuls les services concernés et l’état-major sont au courant. Bloquez la rançon, Chapman, elle n’est plus utile. Mais on va piéger l’escroc demain matin. Prévoyez un attaché-case bourré de vieux journaux. Un taxi conduit par un de nos hommes viendra vous chercher et vous déposera à 4 h 25 devant les cabines téléphoniques de la poste des Charmilles. Suivez à la lettre les instructions de cette vermine. Pas de panique, les appareils ont été mis sur écoute et notre troupe vous encadrera. La journée a été longue et celle de demain le sera encore plus. Good night lady and gentlemen. »
L’équipe s’envole, Livia Duc pointe sa frimousse, les traits fanés par cette journée éprouvante.
– Bonne nuit, patron.
– Vous avez fait très fort, Livia, toutes mes félicitations.
« Lui ? Se fendre d’un compliment ? Ouh là là ! Il ne va pas bien, pas bien du tout, du tout », songe l’experte scientifique.
Dans la nuit noire, figé devant les cabines téléphoniques et affublé d’un micro et d’une oreillette microscopiques, Billy Chapman a les jambes en flanelle. C’est le plus mauvais rôle de composition de sa vie.
Le manager n’est pas venu seul. Une ribambelle de policiers se terre dans le périmètre, guettant la moindre anicroche.
4 h 30 tapantes. Même s’il s’y attend comme Noël en décembre, Billy Chapman sursaute en entendant la sonnerie du téléphone. Fébrile, il décroche. Une voix aussi maquillée qu’une voiture volée lui lance dans un anglais oxfordien :
– Vous êtes venu seul ?
Il n’allait pas répondre : « Non, le quartier est cerné par les keufs ». Il répond donc :
– Oui, je suis venu seul.
– Vous avez l’argent ?
Il n’allait pas non plus répondre : « Non, ma valise est remplie de paperasse ». Il répond donc :
– Oui, j’ai le million. Pamela Scott est avec vous ?
La crapule n’allait pas répondre : « Non, elle n’est pas avec moi et ne l’a jamais été. Tout ce qui m’intéresse, c’est le fric ». Il répond donc :
– Oui, elle est avec moi. Rendez-vous à 4 h 57 devant la cabine Swisscom du P+R de Bernex.
L’appel a duré seize secondes. Impossible de cerner le Iieu de son émission.
Dans son oreillette, Chapman capte les ordres de ses protecteurs : « Foncez à Bernex, nous vous pistons. Nous n’avons pas le temps de mettre en place un dispositif sur l’appareil suivant. Vous nous communiquerez les dernières directives du rigolo ».
Le manager saute dans son taxi parqué un peu plus bas. Les inspecteurs restent tapis quelques minutes dans leur Alfa blanche banalisée avant de bomber dans la rue des Charmilles, suivis par trois voitures de flics.
– Vous êtes toujours seul ?, questionne la voix nasillarde au bout du fil.
– Affirmatif, jure Chapman.
– Au terminus de Bernex, montez à l’arrière du tram 14 de 5 h 02. Déposez votre mallette près de la porte et descendez du véhicule juste avant son départ. Pamela Scott vous attendra à l’entrée du parking, de l’autre côté du carrefour. Pas d’embrouille, sinon elle ne chantera plus jamais.
« Cause toujours ! Et j’aimerais voir ta tête quand tu ouvriras le porte-documents », jubile son interlocuteur en esquissant un sourire vengeur. Via son micro, il résume la situation à ses anges gardiens qui viennent d’arriver aux abords du P+R.
Billy Chapman grimpe dans le 14 par l’arrière. Peu de monde à cette heure matinale : un ado raplapla, un gus en bleu de travail et, coiffée d’une cornette, une religieuse plongée corps et âme dans son missel. Le manager dépose son colis à l’endroit indiqué et déguerpit quelques secondes avant la fermeture des portes. Le tram démarre, escorté de loin par les pandores.
Toujours à distance, la patrouille observe la valse des usagers. Deux pelés et trois tondus entrent dans la rame. Seule la nonne traînant un caddie en descend. « Le voyou est à l’intérieur, c’est certain, soutient un des assermentés. On l’intercepte avant la prochaine halte ! »
Cent mètres avant La Dode, le convoi est stoppé. La brigade fait signe au wattman d’ouvrir la porte avant. L’équipe arpente le couloir, relève l’identité de chaque voyageur. Plus aucune trace de l’attaché-case. Volatilisé ! Coup d’épée dans l’eau.
Au VHP, Edgar Sonnet explose en apprenant l’échec de l’opération.
– On bâche !
Dépité, le boss fonce à la boulangerie. Rien de tel que des croissants au beurre pour rehausser son moral descendu au-dessous du niveau de la mer. Au retour, il croise une adorable créature vêtue d’un jeans aussi moulant que son t-shirt.
– Livia ! Vous êtes tombée du lit ?
– Cette histoire ! Je n’arrivais pas à dormir. Autant tourner en rond ici. Alors ? Résultat des courses ?
– Retour à la case départ. Le filou a minuté son coup à la seconde près. Pfuit ! Envolé l’oiseau avec le faux million ! Mais on va le mettre en cage grâce à la vidéosurveillance des TPG. Un p’tit jus, belle enfant ?
Les images défilent sur l’écran des TPG. 5 h 01, Chapman dépose son bagage près de la porte arrière et s’arrache du tram. 5 h 03, Croisée de Confignon. Une religieuse s’éjecte de son siège comme un diable d’une boîte, se jette sur la mallette, la fourre dans son chariot à roulettes, quitte le véhicule et disparaît du paysage. Sa cornette masque une partie de ses traits.
– Ça alors ! Une envoyée de Dieu. Zoomez au maximum sur son visage, demande Sonnet au préposé. Ah ! On distingue déjà mieux sa gueule d’ange. Mais… regardez, Livia, ces grosses lunettes sur ce nez en forme de péninsule … J’ai déjà vu cette tête quelque part.
– Moi aussi. Mais… mais… on dirait le barman du BelleVue Palace.
– On dirait, oui ! Déguisé en petite sœur ? Incroyable !
Derrière ses carreaux XXL, Jean Dorpaz a la tête enfarinée des jours foireux. Edgar Sonnet et Livia Duc s’installent dans les fauteuils, comme des clients lambda.
– Que désirez-vous, madame, monsieur ?
– Le café, on a déjà donné. Quel champagne servez-vous à la coupe ?
– Laurent-Perrier Grand Siècle, c’est notre cuvée de prestige du mois.
– Parfait. Deux flûtes, s’il vous plaît.
Le couple lorgne Dorpaz qui saisit le flacon dans le seau à glace posé sur le zinc et remplit les verres. De la main gauche !
– Ça se confirme, susurre Sonnet ! Entre les images des TPG et l’analyse calligraphique décelant un gaucher, c’est à coup sûr notre homme.
Le garçon apporte les bulles. Enjôleuse, Livia minaude :
– J’adoooore le look de cette bouteille. Je pourrais voir la plaque de muselet ? Je ne l’ai pas dans ma collection.
– Vous faites aussi la collection ? De celles-ci j’en ai à la pelle, car c’est le champagne que je sers actuellement. Je vous en offre volontiers une. Tenez…
Livia s’en empare. De couleur noire, munie de l’inscription Grand Siècle, elle est identique à celle trouvée près du corps de Sylvain Blanc.
Sonnet dégaine sa carte de légitimation, le serveur blêmit.
– Vous êtes de la police ?
– Eh oui ! Monsieur Dorpaz, veuillez nous suivre.
Il prévient ses collaborateurs à la P.J. « Nous partons avec le colis2. Nous allons lui faire les patauges3 avant d’enregistrer ses déclarations ».
– Où étiez-vous hier vers 14 h, monsieur Dorpaz ?
– Au travail.
– Vous n’avez pas fait un tour au fond du parc avec un agent de la Sécurité internationale ?
– Non… non, bredouille Dorpaz en se ratatinant de plus en plus sur sa chaise. Vous savez, il y a du monde à cette heure-ci au bar. Je n’ai pas le temps de me balader.
– Alors comment expliquez-vous que vos empreintes digitales, relevées ici tout à l’heure, correspondent à celles de la plaque de muselet trouvée à côté du cadavre ?
Le suspect se liquéfie, à l’instar de ses rêves de millionnaire.
– Je ne voulais pas… non… je ne voulais pas le tuer, suffoque-t-il. Mais il a rappliqué hier vers 13 h. Il m’a soupçonné être le ravisseur de Pamela Scott ainsi que l’auteur de la lettre anonyme. Il avait repéré que j’étais gaucher en buvant un verre avec son adjoint mercredi soir. Et m’avait vu déposer furtivement une enveloppe sur le desk de la réception hier matin, quand il a récupéré son sac à dos. Il a fait le rapprochement. L’idée de la rançon m’est venue jeudi soir quand toute la République s’agitait autour de cette disparition. Mais je ne l’ai pas enlevée, je le jure.
– Ça, on le sait, admet Sonnet. On a retrouvé Pamela hier soir. Voilà pourquoi on a bourré la valise de vieux journaux.
– Le policier était comme fou, se justifie Jean Dorpaz. Je lui ai proposé de nous rendre dans un coin retiré du parc pour s’expliquer, loin de la clientèle et de ma direction. Il voulait me balancer, ma vie allait basculer, j’ai perdu mon sang-froid. J’ai empoigné le pic à glace que j’avais fourré dans la poche intérieure de ma veste et je l’ai poignardé. J’ai toujours une plaque de muselet sur moi, c’est mon porte-bonheur. Elle est sans doute tombée à ce moment-là.
– Un porte-malheur en l’occurrence, ironise Sonnet. Qu’est-ce que vous avez fait du pic à glace ?
– Je l’ai nettoyé et remis sous le comptoir.
– Avec préméditation ! C’est pour le coup que votre vie va vraiment basculer, mon vieux. Gendarmes, coffrez-moi ça !
Inquiète, Emilie Decan débarque à la rédaction. Rarissime pour un samedi. Son Jean n’a plus donné signe de vie et son portable est sur messagerie. Vêtue d’une robe à fleurs 100 % polyester, achetée par correspondance chez Bonprix pour la modique somme de 49 fr. 95, la journaliste allume son ordinateur.
Tiens ! Un communiqué du Service de presse de la police. Elle pousse un hurlement à ressusciter les célébrités du cimetière des rois. « L’assassin du policier retrouvé mort dans le parc du BelleVue Palace a été arrêté. Il s’agit du barman de l’hôtel, J.D. L’homme est passé aux aveux, l’arme du crime est un pic à glace ».
Une cascade de larmes brouille la vue d’Emilie. Elle ne lira pas la fin du message : « Pamela Scott a été retrouvée. Epuisée, elle s’était réfugiée chez des amis pour décompresser avant son concert de ce soir ».
Edgar Sonnet se tripote le menton, un peu comme on tâterait des pêches au rayon fruits et légumes de la Migros.
– Un pic à glace ! Vous vous rendez compte, Livia ? C’est Basic Instinct sans Sharon Stone ! Mais dites-moi, ma petite, vous êtes libre ce soir ? Je vous invite.
« Encore un plan pourri », cauchemarde l’experte dans sa jolie tête. Genre poisson pané recouvert de mayonnaise industrielle dans un bouiboui aux Pâquis. »
– Le concert de Pamela Scott dans les loges V.I.P., ça vous dit, Livia ?
La chanteuse retrouvée, l’assassin de Blanc sous les verrous… Les autorités respirent. La cheffe de la police rouvre son vernis à ongles rose pastel, le patron de la sécurité remonte sur son vélo d’appartement. L’état-major au grand complet se frotte les mains : la raclette aux Armures n’est plus très loin.
– Allô Hugo, c’est papa. Je viens vous chercher dimanche soir… demain, quoi. Au fait, fiston, tu sais pourquoi je suis en retard ?
– Ben non…
– Parce que j’ai mangé un steak tartare.
– J’ai pas compris, Pa’.
– C’est une Caramblague… Réfléchis… Tar-tare…
– J’en ai aussi une, Papa. Il vaut mieux être belle et rebelle que moche et re-moche.
– Pas mal. A demain, poussin.
La foule trépigne, tape des pieds : « Pa-me-la, Pa-me-la ! » Le suspense qui a entouré sa disparition ne fait qu’attiser son impatience. Dans la loge de l’artiste, Billy Chapman lui prodigue les conseils d’usage, Chris Burton lui sert un verre d’eau, Brenda Becker lui donne un dernier coup de peigne.
Dans les sièges V.I.P., Lucas Billot se félicite d’avoir maintenu le concert, Edgar Sonnet, d’avoir invité Livia Duc, et Livia Duc, d’avoir accepté de l’accompagner.
Les lumières s’éteignent sous l’ovation du public. Enveloppée d’un nuage de gaz carbonique aux volutes argentées, Pamela Scott apparaît sur scène. Sublime dans sa petite robe noire qu’elle a absolument tenu à revêtir pour ce concert genevois. Son regard curaçao se tourne vers les coulisses. Costard foncé et cravate constellée de cœurs rouges, l’agent Arthur Ticker lui sourit. La voix chaude de la pop star entame sa première chanson : Falling in love…
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1 VHP : vieil hôtel de police, Carl-Vogt. Par opposition à NHP, nouvel hôtel de police, La Gravière.
2 Le suspect.
3 Relever les empreintes.