LA mer à cette heure est d’un noir d’encre chiné. Au-dessus, le ciel n’est qu’un magma glauque de nuages de mousson. De violentes bourrasques poussent sans cesse averses et vagues vers le rivage. Des géantes menaçantes, en rangs serrés, sans arrêt déferlent, s’enroulent sur elles-mêmes aux abords du rivage et s’écrasent en un vacarme assourdissant. Les unes après les autres, les vagues, en un grondement continu, se ruent vers la plage en un assaut incessant comme pour la forcer à reculer. Placide, elle tient bon et renvoie l’eau d’où elle vient. Les unes après les autres, les vagues doivent refluer vers le large, vaincues, laissant seulement un peu d’écume blanche sur le sable en signe de défaite. Mais de nouvelles montent à l’assaut, inlassablement.
Le soleil à cette heure se voile la face, comme s’il ne voulait rien savoir de ce qui se passe.
Pas âme qui vive sur la longue étendue de sable jonchée de bois flotté, de filets en lambeaux, de sacs en plastique, de poissons pourrissants et de quantité d’autres déchets que la mer a balayés et jetés sur le sable comme pour dire à la plage qu’elle ne veut pas de ces ordures.
Trois ou quatre chiens de race indigène tournicotent sur la plage en quête de nourriture, sans se laisser démonter par le déluge ambiant. Le plus petit ronge une tête de poisson tout en montrant les dents aux plus grands qui, l’œil torve et la truffe frémissante, s’approchent à pas de chiens, et voilà qu’une guerre éclate sous la pluie battante.
Très en retrait de la plage, des rangées de cocotiers luxuriants ploient, terrorisés par la force du vent, comme s’ils luttaient à la limite de leurs forces pour survivre à la mousson en attendant la prochaine saison chaude, quand ils se dresseront, fiers et robustes, remuant seulement le bout de leurs palmes pour faire joujou avec la brise.
Entre les cocotiers, une cabane est nichée dans le giron de la colline. Elle essaie de passer inaperçue, mais le vent et la pluie s’acharnent. Par moments, son toit de chaume se soulève et retombe sur un coup de vent.
Un chemin en latérite reliant la route à la plage coupe au travers des longues rangées de cocotiers qui cernent le rivage. À la saison chaude, ce chemin fourmille de gens de toutes nationalités, mais à présent seule la pluie semble le fréquenter.
À un croisement, en haut du chemin, se tient une cabane de bonne taille transformée en restaurant. Seule la cuisine à l’arrière est murée. Le chaume de la toiture est recouvert d’un filet de pêche pour le protéger du vent. Le plancher du restaurant est légèrement surélevé et le côté exposé à la pluie est entièrement tendu d’une épaisse bâche d’un vert terne que le vent fait claquer puissamment.
Légèrement en retrait du restaurant se trouve une échoppe, une boutique de souvenirs pour touristes, si sommairement construite qu’elle ressemble à une simple cabane. Dans la cour en latérite, sur le devant, une motocyclette antédiluvienne de guingois sur sa béquille prend un bain de déluge. Sa peinture est si écaillée qu’il ne reste guère trace du rouge originel.
L’éventaire consiste en un cadre en bois enserrant un damier et coiffé d’une plaque de verre à présent ruisselante. À l’intérieur, on peut voir quelques coquillages poussiéreux. L’échoppe semble abandonnée. Au-dessus de l’éventaire, sur une petite pancarte de couleur brune, on peut lire, en caractères romains dorés, « OTTO ».
La pluie continue de tomber infatigablement, sans donner le moindre signe d’accalmie.
Un bruit de moteur se fait entendre dans le vacarme environnant. Le long du chemin de latérite s’avance en cahotant une camionnette, dont les sièges métalliques à l’arrière ont été remplacés par deux bancs en bois pour transporter davantage de marchandises et de personnes, sous un revêtement en tôle peint de bandes de couleurs criardes qui trahissent les goûts primaires des gens du cru.
Le véhicule s’arrête juste devant l’échoppe. Un homme portant un sac à dos en descend d’un bond et court se protéger de la pluie devant la porte fermée à clef.
La camionnette fait rugir son moteur, s’ébranle et s’éloigne, laissant derrière elle une traînée de fumée grise nauséabonde.
« Otto ! Otto ! » crie l’homme tout en secouant la porte de bambou tressé.
Il dégouline de la tête aux pieds. Sa longue chevelure semble tout droit sortie de sous la douche. Il est vêtu simplement d’un jean délavé et d’un t-shirt d’un blanc douteux. Il se colle contre la porte pour échapper au déluge.
« Otto ! Otto ! » Ses mains surchargées de bracelets et de bagues frappent contre la porte. Il appelle comme s’il était sûr qu’il y a quelqu’un à l’intérieur, puisque la clef n’est pas sur la porte. « Otto ! Otto ! reprendil encore plus fort.
– Ouais, ouais, j’entends ! » gronde une voix ensommeillée de l’intérieur. L’homme cesse alors de cogner.
« Grouille-toi, je gèle !
– Une seconde ! C’est qui ? »
L’homme sait par la vibration des planches sous ses pieds que la personne à l’intérieur se déplace. Il ne répond pas mais reste collé contre la porte, un sourire aux lèvres. La porte s’ouvre. L’homme qui lui fait face est vêtu en tout et pour tout d’un slip noir.
« Ça par exemple ! Ce foutu Chouan ! » Il y a de l’étonnement dans la voix d’Otto. Toute trace de sommeil disparaît de son visage. « T’es arrivé quand ?
– Tout à l’heure », répond le visiteur en faisant un pas vers l’intérieur. Otto s’efface pour le laisser passer.
« T’es venu seul ? demande Otto en le dévisageant.
– Avec des tas d’autres », répond l’autre distraitement.
Otto passe la tête par la porte pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. La pluie lui cingle le visage mais il prend le temps de regarder tout autour.
« Où ils sont tous passés, ces cons ? »
Il se dit que ses potes sont encore en train de lui faire une farce. Ces enfoirés sont toujours à faire des coups tordus.
« Je sais pas. Quand on est descendus du car, chacun est parti de son côté, répond Chouan avec le sourire.
– Où ils sont allés ?
– Qui ça ?
– Merde, t’es venu avec qui ? » Otto regarde son ami d’un air de dire : Tu te fous de ma gueule ou quoi ?
« Comme si j’allais leur demander leur nom ! Le car était bondé. Quand on est arrivés, chacun a mis les bouts. » Chouan éclate de rire, Otto rit aussi, mais à contrecœur. Il ferme la porte et met le loquet.
« Connard ! » lâche-t-il du fond du cœur.
Chouan se débarrasse de son sac à dos et l’appuie à la grande table placée contre un mur. C’est sur cette table qu’Otto travaille et il y a tout un tas de bricoles – thermos, bouteille d’eau, torche électrique, pots de maroufle, chutes de cuir, flacon de résine pour les raccords, bobines de fil, patrons de sacs, billot, cutter et un paquet de cigarettes près d’un cendrier.
Le plancher est couvert de poussière et de traces de pas comme s’il n’a pas été balayé ou lavé depuis des lustres. Il ne reste plus rien à vendre dans la boutique. Les portants sont vides de tout vêtement. Les murs de bambou tressé, où d’ordinaire les marchandises sont en montre, n’exposent plus que des toiles d’araignée.
« T’as fait faillite, c’est ça ? demande Chouan après avoir jeté un regard circulaire dans la pièce.
– Toi et ta grande gueule ! À peine arrivé et tu critiques, dit Otto en souriant. En cette saison, y’a pas un chat, mon vieux. Ça fait plus de deux semaines que j’ai tout remisé et que j’ai arrêté de vendre. Tu fais bien de venir aujourd’hui. Deux ou trois jours plus tard, et tu m’aurais pas trouvé.
– Pourquoi ? Tu vas où ? demande Chouan en farfouillant dans son sac.
– Je comptais aller te voir à Bangkok, figure-toi. » Otto éclate de rire.
« Il pleut des cordes là-bas aussi », dit Chouan pour changer de sujet. Il sort une serviette du sac et entreprend de s’essuyer les cheveux. « Je pige pas. Il pleut comme vache qui pisse en ville, et pourquoi est-ce que les auvents des bâtiments sont si foutrement étroits ? On peut même pas s’y abriter. Si j’étais gouverneur, je mettrais un toit par-dessus toute la foutue ville. » Il suspend la serviette à un portant.
« En cette saison, il pleut presque tous les jours. Il est quelle heure, au fait ?
– Dans les onze heures, j’imagine, dit Chouan après s’être dépiauté de son t-shirt.
– T’as pris quelque chose ?
– Si tu veux savoir si j’ai mangé, oui, j’ai mangé », dit Chouan d’un air narquois. Il se débarrasse de ses tongs, puis de son jean. « Passe-toi un peu d’eau sur la tronche qu’on aille arroser ça », dit-il en souriant. Il suspend son jean.
« Me laver ? Merde alors ! J’enfile un froc et on y va. » Otto fait demi-tour et va dans la chambre, au fond de la boutique.
« T’es pas obligé, tu sais. Tu peux y aller comme t’es, crie Chouan dans son dos.
– Chiche. Tu crois que j’en suis pas cap’ ? »
Chouan sourit mais ne répond pas. Il extrait un pantalon de pêcheur bleu marine et un t-shirt blanc de son sac, enlève son slip puis enfile ses vêtements secs.
Un diminutif n’indique pas forcément le caractère de celui qui le porte, mais s’il s’agit d’un sobriquet, pas moyen pour celui qu’il désigne de l’ignorer. Chouan, dont le nom veut dire « inviter », « inciter », s’est attiré le suffixe choua (« mal », « méchant », « maléfique ») pour une broutille : quand il était suffisamment éméché pour ne plus craindre personne, il ne pouvait s’empêcher de renverser les tablettes votives chez tous ses amis, lesquels lui donnèrent le sobriquet de Chouanchoua (« celui qui incite au mal »), et quand quelqu’un demandait : « Quel Chouan ? », si la réponse était « Chouanchoua », tout le monde savait qu’il s’agissait de lui. Même s’il ne se comporte plus ainsi, le sobriquet lui est resté.
Otto sort de la chambre vêtu d’un short à rayures rouges et vertes et d’un t-shirt qui fut jadis blanc. Sur le torse est imprimé un soleil rouge traversé par une rangée de cocotiers noirs avec, au-dessous, les mots « PHUKET – THAILAND ».
« Ça en jette, non ? Mate un peu. » Otto tire sur son short pour mieux le montrer.
« Ça en jette ! confirme Chouan les yeux fixés sur le short de son pote.
– Et comment ! Mais tu sais quoi ? Ces saloperies vont causer ma perte, annonce Otto en rigolant.
– De quoi ?
– Ces shorts. Saloperies ! J’en ai fait faire une douzaine. Au début, un farang1 m’a apporté un modèle pour que je lui en fasse un. J’ai trouvé ça super, alors j’en ai commandé une douzaine au tailleur. Je m’attendais à faire un malheur. Tu parles ! Pas un, que j’en ai vendu ; alors voilà, c’est moi qui les porte. » Otto a cette façon, quand il parle, de voir le côté marrant des choses, comme si pertes et profits ne lui faisaient ni chaud ni froid. « Rends-moi service : prends-en un.
– Non… Ces couleurs me foutent les jetons, explique Chouanchoua avec un air faussement horrifié, les yeux toujours braqués sur le short.
– Met Kanoun m’en a pris un, tu sais. Ça lui allait super bien. »
Otto ne s’avoue pas battu. Chouanchoua pense à Met, cet autre ami, qui est petit, rondouillard, basané, et l’imagine en short rouge sang et vert fluo… Vision choc, assurément.
« Bon, on y va ? » demande Chouanchoua.
Il pleut toujours à verse, sans le moindre indice d’éclaircie. La pluie crépite sur le toit par jets, au gré des coups de vent. Mais qu’à bourrasque et déluge ne tiennent, les deux hommes en ont vu d’autres et ne se laissent pas démonter.
Chouanchoua ouvre la porte. La pluie s’y engouffre. Ils se ruent dehors. Otto ferme à clef et détale, montrant la voie à travers le rideau de pluie.