LE chemin de latérite longeant la plage est désert, à présent. Rien ne bouge à l’horizon, sauf deux motos dont les vrombissements déchirent le silence.
Chouanchoua est monté derrière Samlî. Otto chevauche sa propre monture, Tobi, qui n’arrête pas de pétarader comme si elle éternuait après avoir pris froid sous la pluie.
Les deux motos roulent de front. Au bout de la plage, la route fuit la mer et s’engage à flanc de coteau. La colline est verdoyante, couverte d’arbres touffus et de cocoteraies denses. Très en retrait de la route, de part et d’autre, des cabanes sont accrochées aux pentes. Certaines sections de la route sont bordées de bars à bière et de restaurants, avec, çà et là, des touristes farangs assis ou en train de marcher. Otto salue de la main ses connaissances tout en conduisant.
Chouanchoua n’a que des aperçus du paysage qui se déroule. Il n’observe pas grand-chose, le vent fouettant son visage en permanence, mais l’air disperse les vapeurs sous son crâne et le voilà bientôt dans une forme olympique. Il a toujours aimé le vent, d’autant plus rafraîchissant après la pluie.
Samlî ralentit quand la route commence à descendre et, quand elle redevient plane, il remet les gaz pour maintenir une vitesse normale. La route revient brièvement frôler le rivage avant de se remettre à gravir la colline et s’éloigner définitivement de la mer.
Il leur faut presque dix minutes pour atteindre le restaurant de Thaï, à flanc de colline, un peu en retrait de la route. L’ascension assez rude exige beaucoup des deux motos, mais rien qu’elles ne puissent surmonter… si on les pousse.
Chouanchoua monte les quatre marches en ciment du perron. Y sont sertis d’assez gros blocs de pierre aux motifs changeants d’une marche à l’autre. Il enjambe le cordon tendu devant l’entrée et pose le pied sur le sol en ciment rouge sombre et luisant du restaurant.
Un long comptoir en bois est l’élément dominant de la salle. Il semble de construction rudimentaire, mais s’accorde bien avec la décoration intérieure, le mur de séparation de la cuisine, au crépi rugueux, ou même la plante grimpante qu’on a laissé envahir les murs dans un coin, là où une cible est accrochée pour les jeux de fléchettes des clients. Sur trois côtés, le restaurant est délimité par des poteaux en bois gros comme le bras et en quinconce arrivant à hauteur des tables.
Un observateur novice ne verrait même pas que le style rustique de l’intérieur relève d’une réflexion sophistiquée.
D’ici, on a une vue plongeante sur un croissant de mer.
Otto se dirige tout droit vers le bungalow de Thaï, à l’arrière du restaurant. Chouanchoua et Samlî obliquent pour s’asseoir à une table en bord de terrasse, la seule disponible. Les autres sont empilées dans un coin de la salle, preuve suffisante que le restaurant est fermé pour toute la durée de la mousson. Chouanchoua sort la flasque d’alcool de sa poche et la pose sur la table.
« Début du deuxième round, et c’est parti ! » dit-il à Samlî, qui donne deux coups de poings dans l’air puis éclate de rire.
« Il est pas là ! crie Otto tandis qu’il se dirige vers la table. J’ai bien peur qu’il soit sur Bong Hill.
– Où ça ? » L’expression de Chouanchoua montre qu’il n’a jamais entendu parler de cet endroit. « Ça existe vraiment, ça, la Colline du bong ? »
Otto et Samlî éclatent de rire presque en même temps devant l’expression candide de Chouanchoua.
« Il est probablement allé fumer de l’herbe là-haut, explique Otto. C’est là que se trouve le bungalow de Yon. Les farangs l’appellent Bong Hill. Certains y restent des mois et des mois. Ces enfoirés savent qu’il y a de l’herbe là-haut. Tout le monde sait ça, par ici.
– Et les flics, alors ? Ils les arrêtent pas ?
– Et pourquoi ils feraient ça, bon sang ? La plage, c’est le hasch, tout le monde le sait. Essaie d’arrêter ces farangs et tu verras s’ils reviennent… Autant les laisser prendre leur pied à s’encrasser les poumons. Dans l’intérêt du tourisme. »
Samlî rigole de la formule d’Otto.
« On va le chercher ? demande Chouanchoua.
– Ah non ! Je veux pas aller là-haut. Cet endroit me donne la chair de poule.
– Pourquoi ? Ils se défoncent à mort ? réplique Chouanchoua en dévisageant Otto.
– T’as pas idée. Ces enculés ne fument pas, ils respirent carrément le truc, explique Otto, qui parle d’expérience. Ils arrêtent pas, mon vieux, bong après bong. Assis en cercle et, avant que tu t’en aperçoives, tout un bong y passe. J’y suis allé une fois, pour voir. J’étais à peine assis qu’ils m’ont fait passer le bong. Alors, OK, j’tire une taffe et j’fais passer. Putain, mon vieux, le gars en tire pas une, de taffe, mais trois, et celui d’après s’en colle quatre, et ça continue comme ça, et ça fait le tour et ça revient à moi, alors je le prends. J’me suis forcé à tirer une autre taffe. Et quand le truc m’est revenu pour la troisième fois, j’ai crié “pouce !” : j’en pouvais plus, mon vieux. Yon a dit : “Vas-y, Otto, vas-y, y’en a plein, pas la peine de te limiter, fais pas ton timide.” Timide, mon cul ! J’pouvais tout bonnement pas prendre une taffe de plus. Ce putain de foyer était gros comme un saladier. Ils sont vraiment accros. Tu sais quoi ? À la prochaine saison, j’organise un concours. Je vais leur donner un panier plein d’herbe à chacun : le premier qui le fume en entier a gagné. » Otto rit de sa trouvaille.
« Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On se barre ailleurs ou on l’attend ? s’enquiert Samlî.
– On l’attend, mais on fait quoi en attendant ? répond Otto, inquiet d’avoir à débourrer.
– Eh ben, allons acheter du soda et des glaçons pour boire ici, suggère Chouanchoua.
– Eh, c’est pas si simple. Y nous faut des verres et tout ça. On ferait mieux d’aller picoler chez Îat. Avant qu’il fasse nuit, on peut repasser par ici pour voir s’il est rentré. »
Samlî regarde les deux autres, fier de sa vivacité d’esprit. Ses amis sont d’accord. Les deux motos les propulsent alors vers un nouveau point d’eau.
Un instant plus tard, les voici qui prennent leurs quartiers dans un resto non loin. Ils ont à peine posé leurs arrière-trains autour d’une table que Samlî entre dans le vif du sujet.
« Trois verres, une bouteille de soda et un seau de glace.
– Qu’est-ce qui vous amène ? demande le jeune propriétaire.
– On cherche Thaï, lui dit Otto. Euh, Îat, lui, c’est mon ami Chouan. »
Îat et Chouan échangent un sourire.
« Thaï est là-bas, sur Bong Hill, dit Îat à Otto.
– Je parie que t’en reviens tout juste, toi aussi », risque Otto, qui a remarqué les yeux souriants et larmoyants de Îat.
Sans confirmer ni démentir, celui-ci s’en va à l’arrière du restaurant pour préparer la commande de Samlî.
Le restaurant de Îat est au bord de la route, séparé d’elle seulement par le fossé d’irrigation, avec une rangée d’hibiscus corail en guise de clôture. De l’autre côté de la route, un mur de grande taille empêche de voir la mer. Le bâtiment est construit à même le sol comme une simple cabane, avec juste une couche de ciment au-dessus de la terre bien tassée. Tout, dans le restaurant, témoigne du fait qu’ici la bouffe est bon marché. Îat apporte verres, soda et glaçons.
« Des nouveaux venus ? fait Otto en désignant d’une torsion de la bouche le couple de farangs assis dans le restaurant.
– Ouais, ils sont arrivés hier… Vous voulez manger quelque chose ?
– Qu’est-ce que vous avez de bon ? demande Chouanchoua.
– Du poisson, des crevettes, on a tout. Qu’est-ce que vous voulez ?
– Fais-nous une omelette, ordonne Samlî, catégorique.
– Pas question, jamais de la vie ! s’exclame Otto en agitant ses mains devant lui : il en a jusque-là des omelettes.
– Bon, alors tu commandes, dit Chouanchoua à Otto. Un plat avec du riz.
– Qui veut du riz ?
– Toi. T’as rien ingurgité de solide depuis ce matin.
– Oh, t’inquiète pas pour moi. On mangera plus tard, chez Thaï. » Otto se tourne vers Îat. « Prenons plutôt du poisson aigre-doux, ça suffira comme entrée.
– Et des œufs sur le plat, avec des oignons rouges, ajoute Samlî, qui ne s’avoue pas vaincu.
– Abruti ! Tu peux pas manger quelque chose de correct, non ?
– Et alors, si j’en ai envie, en quoi ça te regarde ? réplique Samlî, se versant une rasade d’alcool.
– Bon, OK, fais comme tu veux. Donne-lui ses œufs », dit Otto à Îat tout en mettant des glaçons dans son verre avec la pince à glace. Une fois Îat parti, Otto se plaint : « Abruti ! Heureusement que Jâ n’est pas là. S’il t’entendait, il t’insulterait comme du poisson pourri.
– Et pourquoi ça ? demande Samlî en dévisageant Otto.
– Pasque tu commandes des œufs au plat. Tu te rappelles pas ?
– Qu’est-ce qu’il y a à se rappeler, bordel ? Je sais pas de quoi tu parles.
– Comment ça ? T’étais pas là, ce jour-là ?
– Quand ?
– Le jour où P’tit Hip a commandé une omelette.
– J’y étais, dit Chouanchoua. Au resto de Sanoh, c’est ça ?
– Ouais. Alors, c’était toi ? Je pensais que c’était Samlî. » Otto sourit. Il lève son verre et boit.
« Quoi ? Je suis pas au courant, se plaint Samlî en touillant son breuvage.
– C’était à l’époque où j’étais à la boutique Scala avec lui, raconte Otto. Quand on était fauchés, on faisait notre bouffe nous-mêmes, tu te souviens ? Ce foutu Jâ bouffait des omelettes à tous les repas. C’est facile à faire et, surtout, ça coûte pas cher. Et puis voilà qu’un jour, ses ventes lui rapportent un paquet de fric. Alors il a voulu se payer de la bonne bouffe, pour changer. Comme il était pas doué pour la cuisine, on s’est dit qu’on ferait mieux de sortir pour manger quelque chose de correct. C’est là qu’on est allés chez Sanoh. C’était pas loin. Moi, P’tit Hip et toi aussi, alors ? demande Otto à Chouanchoua.
– Mm-mm, confirme l’intéressé.
– Et Nit, et sa petite amie. Une fois sur place, Jâ nous dit de choisir un plat chacun. Et voilà que cet enfoiré de P’tit Hip choisit une omelette ! Jâ a vu rouge, mon vieux. Il lui a dit : “Mon salaud, j’en bouffe tellement tous les jours que ma gueule elle-même s’est transformée en une putain d’omelette !” P’tit Hip lui a dit que c’était ce que lui voulait manger. Jâ a pris un peu d’argent et lui a dit : “Tiens, prends ça et va bouffer à une autre table, le plus loin possible de moi, que je te voie pas.” »
Samlî sourit.
« C’est que… j’ai vraiment envie de manger des œufs, tu sais.
– J’ai bien peur que ce foutu Jâ revienne pas, confie Chouanchoua, tristement.
– Et ce sera une bonne chose, dit Otto avec le sourire.
– Pourquoi ? T’as peur qu’il vienne réclamer sa bague ou quoi ? réplique Samlî d’une voix traînante, l’air malicieux.
– Il a été foutrement chouette à ce sujet, tu sais ça ? Il se l’est enlevée juste comme ça.
– Ouais, il a été chouette, mais toi, t’as été dégueulasse. Son alliance… t’as eu le culot de la mettre au clou et de la paumer. » Samlî rit tout en secouant la tête.
« Parlons d’autre chose, reprend Otto en levant son verre. Je l’ai pas perdue, j’ai perdu le ticket de chez ma tante.
– Oh, ferme-la, tu veux ! Je veux rien entendre, salopard ! rétorque vivement Samlî.
– Ce foutu Jâ a beaucoup fait pour ce pays, vous savez », dit Chouanchoua à brûle-pourpoint. Jâ lui manque…
« Je vois pas en faisant quoi, rétorque Samlî en allumant une cigarette. Heureusement qu’il est parti. Ici, il aurait fait chier tout le monde.
– Quoi ! Merde, mon vieux, réfléchis : sans lui, combien de gens seraient sans travail ?
– Je vois pas le rapport. Il est aux États-Unis. Qu’est-ce que ça a à voir avec des chômeurs en Thaïlande ? demande Samlî.
– Bien sûr qu’il y a un rapport. Tu te souviens de la première fois qu’il est rentré, non ? Après avoir passé un an là-bas ?
– Oui, et… ?
– Quand il a ramené toutes ces vieilles fringues, ces vieilles chemises et ces jeans de cowboy, et puis qu’il a ouvert sa boutique, Le Saloon, à la Scala ? T’as déjà oublié ?
– J’ai pas oublié. Qu’est-ce qu’il y a à oublier, bordel ? réplique Otto, campé sur ses positions.
– À l’époque, est-ce qu’il y avait quelqu’un qui vendait des fringues d’occase ? Ben lui, il est revenu avec des montagnes de vieilles frusques, et il en avait encore qui devaient arriver par bateau. Il était tout juste de retour quand il m’a dit : “Je vais ouvrir une boutique pour vendre des vêtements de seconde main.” Et je lui ai dit : “T’es pas fou ? Merde, mon vieux, personne avec la tête sur les épaules ferait un truc comme ça. Qui va acheter des frusques d’occase pour les porter ? Même si tu les distribuais gratos, personne en voudrait.” Il m’a dit : “Je suis sûr qu’il y aura des clients.” Là, j’en ai eu marre de discuter avec lui. “Bon, OK, si t’es sûr de toi, fais-le.” J’lui ai demandé combien il allait les vendre. Cet enfoiré m’a dit deux cents, trois cents bahts pièce ! Merde, mon vieux, à l’époque, c’était pas rien, tu sais. Une chemise sur mesure était meilleur marché qu’une de ses vieilles liquettes. Et ces putains de jeans, cinq cents, six cents, qu’il m’a dit ! Plus chers que des neufs, là encore. Et tu sais quoi ? Il les a vendus. Incroyable. Il a été le premier à faire ça en Thaïlande. Et regardez autour de vous, aujourd’hui. Y’a des vendeurs comme ça de partout. Imaginez combien de boulots il a créés. Si vous appelez pas ça aider le pays, vous appelez ça comment, alors ? conclut Chouanchoua.
– J’ai pas dit le contraire. » Otto lui sourit.
Les œufs au plat n’ont pas encore fait leur apparition sur la table que la pluie se remet à tomber. Samlî bondit sur ses pieds et se rue vers sa moto pour la mettre sous l’auvent du restaurant. Mais Otto reste assis et continue de boire avec insouciance.
« Tu mets pas ta moto à l’abri ? lui demande Chouanchoua.
– Pourquoi ? Ça fait des heures qu’elle est sous la flotte. Pourquoi la protéger maintenant ?
– J’ai vu Samlî le faire, c’est pour ça que je demande. »
Îat pose les œufs au plat sur la table. « Vous en faites pas pour ça, dit-il en riant. Tobi est coriace. Elle a déjà fait la culbute dans un fossé et s’en porte pas plus mal.
– Tête de nœud, dis pas ça devant elle, d’accord ? Sinon, elle va me refaire le coup. »
Samlî rentre, secouant sa crinière dégoulinante, et s’assied. Avant toute chose, il s’enfourne une fourchetée d’œuf et se rince la bouche au whisky-soda.
« C’était où, ce fossé ? demande Chouanchoua.
– Fossé, mon cul ! Crois pas ce mec. La bordure de la route était basse, c’est pas plus compliqué que ça. » Otto rigole et Îat repart à l’arrière du restaurant.
« Comment t’as fait pour te ramasser ? Raconte ! insiste Chouanchoua.
– Ça te fait vraiment bander d’entendre les ennuis des autres, pas vrai ? demande Otto avec le sourire. Alors voilà : ce foutu Met Kanoun est rentré de Songkhla un matin et on s’est installés pour boire, comme nous, là, maintenant. On prenait Tobi pour aller d’un bar à un autre. À l’époque, j’étais plein aux as, tu sais. Et voilà qu’au cours de la conversation, je dis en passant que j’ai l’intention d’acheter une moto neuve et de me débarrasser de Tobi. Alors, Met Kanoun et moi, on décide de continuer à boire et de rentrer en ville à la tombée de la nuit, avec dans l’idée de dormir chez Samlî et, le lendemain matin, de laisser tomber Tobi et d’aller acheter une autre moto. On avait tout prévu. À ce moment-là, je prenais vraiment mon pied. On a continué à boire, et je sais pas quelle heure il était quand j’ai dit à Met Kanoun : “Allons-y.” Le gars du resto m’a dit : “Vieil ermite, n’allez pas à la boutique à l’entrée de la rue.” Il m’appelle “vieil ermite”, tu vois. Je l’ai pas écouté. Il a dit : “N’y allez pas maintenant. Allez-y demain matin. Allez d’abord dormir.” Je sais pas quand je me suis mis à gueuler qu’il était pas question de dormir tout de suite, que demain, il me verrait sur ma nouvelle monture. J’ai même pris une bouteille et du tom yam25 pour Samlî, tu vois le genre…
– Et t’en as vu la couleur ? demande Chouanchoua à Samlî, qui se marre.
– Bordel ! Quand je me suis réveillé, il m’a fallu pas mal de temps pour comprendre pourquoi j’étais allongé au beau milieu de la nature. Et Met Kanoun aussi. Je l’ai réveillé. “Comment ça s’fait qu’on dort là ?” Ce foutu Met Kanoun se plaignait d’avoir mal à la tête. Je l’ai regardé. Merde, y’avait plein de sang sur sa chemise. On avait dû tomber de moto. On était dans la merde. Que faire ? La moto pouvait attendre, mais on était encore saouls. “Rentrons dormir au resto”, qu’on s’est dit. Alors on a marché tous les deux, tout endoloris, ronds comme des queues de pelles et crevés qu’on était. Quand on a atteint le resto, je suis allé m’allonger sur une chaise longue. Ce foutu Met Kanoun n’en pouvait plus. C’est qu’il avait mal, le bougre. Il m’a dit de l’emmener voir un médecin. J’lui ai dit : “Pas question, je vais dormir.” Alors il est allé appeler le vieux dans le resto, qui l’a conduit à l’hôpital.
– T’es pas allé à l’hôpital avec lui ? demande Chouanchoua.
– Attends, j’ai pas fini. » Otto boit quelques gorgées avant de reprendre : « J’ai tourné de l’œil et j’ai repris connaissance tard dans la matinée. Quelqu’un secouait la porte… Tu sais qui c’était ?
– Comment je le saurais ? réplique Chouanchoua qui n’a jamais entendu l’histoire auparavant.
– C’était cette foutue Èo, la petite amie de Shane. Juste arrivée de Bangkok. Elle s’est dit qu’elle allait passer pour m’inviter à prendre un verre. Quand j’ai ouvert la porte et qu’elle m’a vu, elle a eu un choc. Du sang séché partout sur le visage et sur mes vêtements. Elle m’a demandé : “Qu’est-ce qui va pas ? Qu’est-ce qui s’est passé ?” “Rien, que j’lui ai dit. Tombé de moto.” “Tu ferais mieux d’aller à l’hosto.” J’lui ai dit : “J’y vais pas, je veux dormir.” Et je me suis rendormi aussi sec. Quand je me suis réveillé, elle avait fait venir une camionnette et elle insistait pour que j’y aille. Alors, bon, j’y suis allé. J’étais toujours rond, tu sais. À l’hôpital, ils ont pansé mes plaies et m’ont fait des points de suture. Ceci fait, je suis allé voir Met Kanoun. Ce salaud était étendu, raide. Il avait une couture de quinze bons centimètres sur le crâne. Dès qu’il a vu ma tronche, il m’a dit : “Hé, Otto, tu fumes bien des cigarettes d’importation, non ?” J’lui ai dit : “Ouais, pourquoi ? T’en as ?” Cet enfoiré m’a dit : “Prends-les. Elles sont dans la poche de mon crâne.” Il montrait du doigt sa propre tête, couturée comme si elle avait une fermeture éclair, tu vois.
– Merde, et avec tout ça, il avait encore le cœur à déconner ? dit Chouanchoua en souriant.
– C’était juste au moment où on distribuait les plateaux repas. Dès qu’il a eu le sien, il a dit : “Je vous paie tout de suite ou plus tard ? Si vous voulez, ouvrez la fermeture de mon sac, là-haut, sur mon crâne.” La femme a pouffé, tu sais. Comme elle repartait, il a remis ça, il lui a dit : “Est-ce que je peux avoir un autre plateau ? Mon copain est tombé de moto avec moi. Comment ça se fait qu’il ait pas de plateau ?”
– Elle l’a pas envoyé paître ?
– Tu parles que non ! Elle a bien rigolé, en fait. Met Kanoun m’a dit que, pendant qu’il était à l’hosto, les infirmières aimaient bien parler avec lui.
– Pas étonnant. Il a toujours le mot pour rire.
– Eh ben, tu me croiras ou pas, pendant tout le temps qu’il est resté à l’hosto, personne est venu lui rendre visite. Si tu me crois pas, demande à Samlî, ici présent.
– C’est vrai ?
– Tout à fait, répond Samlî. Vers midi, je suis allé le voir dans sa boutique. Je m’étais dit que, de toute façon, son copain était venu de Songkhla, n’est-ce pas ? Alors, ils devaient être en train de picoler. J’ai invité nos potes en ville à venir avec moi. J’ai vu que la boutique était fermée, alors je suis allé demander à l’échoppe voisine où ils étaient partis, en me disant que j’irais les rejoindre. Le vieux m’a dit : “Ils sont à l’hôpital. Ils sont tombés de moto la nuit dernière.” Il m’a raconté ce qui s’était passé. Donc je lui ai dit : “Oncle, dans ce cas, vous feriez mieux de nous donner une flasque de whisky.” Il m’a demandé si on allait leur rendre visite et j’lui ai dit : “Non, c’est probablement rien, vu qu’ils pouvaient encore marcher.” Alors on a entamé la flasque. Otto nous a rejoints un peu plus tard et on a continué de boire comme si rien s’était passé. Le vieux n’en revenait pas, tu sais.
– Tu parles ! Ça se comprend.
– Il y avait ce mec, se souvient Otto. Il était de Kata26. Il était juste allé voir quelqu’un à l’hosto. Il a vu Met Kanoun et se souvenait de lui pasque la veille, j’avais justement emmené Met Kanoun déjeuner dans son resto. Il lui a acheté des trucs. Dans la soirée, il est venu dans ma boutique, aussi. Il m’a vu en train d’écluser avec les potes de Samlî. Il a dû être surpris. Il m’a demandé : “Tu sais que Met Kanoun a eu un accident de moto ?” J’lui ai dit : “Je sais, c’est moi qui conduisais.” Le mec a rien dit, il a juste fait demi-tour et s’est barré, finit de raconter Otto en gloussant.
– Comment ça ? Quand on était à l’autre resto, tout à l’heure, tu m’as dit que t’étais qu’un amateur dans le rétamage et que le pro, c’était Samlî, non ?
– Des conneries, tout ça ! Moi, ça m’arrive que tous les trente-six du mois. Mais quand ça m’arrive, c’est pas un petit accident ! » Otto se met à rire de lui-même. Îat s’approche d’eux avec le plat de poisson aigre-doux qui embaume.
« Alors, qu’est-ce qu’il en est ? Tu vas t’en acheter une autre ou pas ? » demande Chouanchoua, les yeux rivés sur la moto déglinguée pitoyablement laissée en rade sous la pluie.
« Chut ! » Otto porte son index à ses lèvres, puis murmure : « Pas si fort ou elle va t’entendre, et, ce soir, j’aurai des ennuis.
– Elle te fait peur, c’est ça ? demande Chouanchoua, s’amusant de la réaction d’Otto.
– Sûr qu’elle me fait peur. J’ai bien plus peur d’elle que de mon père », dit Otto tout haut, ce qui fait que si Tobi était un être vivant, elle l’entendrait assurément. « Je serais handicapé sans elle, à devoir marcher pour aller n’importe où, imagine un peu. Et saoul en plus, pense à ça aussi. Suppose qu’on doive rentrer à la boutique à pied… De quoi te faire gerber, non ? »
Chouanchoua est d’accord mais, en regardant les restes de la moto, il ne peut s’empêcher de demander : « Qui est-ce qui te l’a fourguée ? »
La question fait rire Samlî, mais pas Otto.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? Je l’ai faite moi-même.
– J’te crois pas. Si tu savais fabriquer des motos, tu glanderais pas avec des gens comme nous, répond Chouanchoua pour le taquiner. Tu serais foutrement riche.
– Je l’ai pas fabriquée moi-même. Merde, qui pourrait faire ça ? Je veux dire, c’est moi qui l’ai réparée.
– Alors, qui te l’a refilée ? insiste Chouanchoua.
– C’est Porm.
– Ben voilà ! Pourquoi tu le lui as pas dit dès le début ? s’exclame Samlî, comme soulagé d’avoir enfin sa réponse.
– Mais je l’avais pas réclamée, hein ! dit Otto, marquant sa dignité. Il me devait du fric et pouvait pas me rembourser.
– Toi, un créancier ?
– Ouais, pourquoi pas ? Quand il avait sa boutique à Pratunam, je faisais des sacs que je lui envoyais. J’arrêtais pas de lui en envoyer. Il m’a dit qu’il avait pas l’argent pour me payer. Il avait cette moto, donc il me l’a donnée pour que je la rafistole. Alors je me suis dit, pourquoi pas. C’était mieux que rien. Bien sûr, en ce temps-là, elle était pas comme tu la vois maintenant. C’est seulement depuis qu’elle est à Phuket qu’elle est en si piteux état.
– Tout comme son propriétaire, quoi. » Chouanchoua sourit.
« C’est la seule bécane de cette marque à Phuket, tu sais, dit fièrement Otto.
– La seule bécane qui tombe dans les fossés, ajoute Samlî avant de rire bruyamment avec Chouanchoua.
– Espèce de bâtard », se contente de murmurer Otto, puis il lève son verre et boit, faisant semblant d’être mal à l’aise.
À peine ont-ils fini de s’esclaffer que Îat revient de la cuisine, son boulot terminé.
« Hé, Îat, viens t’asseoir avec nous ! » lui crie Otto, qui a besoin de compagnie, à présent que les deux autres se sont ligués contre lui.
Quand les gars sont à court de potins et autres anecdotes croustillantes qui les font bien rire, ils se prennent les uns les autres pour cible. En de tels moments, s’il y a suffisamment de participants, ils choisissent leur camp tout de suite, sans avoir besoin de l’annoncer, pour rendre coup pour coup. Mais ces escarmouches verbales ne se transforment jamais en luttes à mort ; elles sont mordantes juste ce qu’il faut pour se payer du bon temps. Rire aux dépens des autres, c’est toujours mieux que de laisser le temps s’écouler inutilement.
« Prends un verre avec toi », dit Otto quand Îat arrive à la hauteur du comptoir.
Îat s’exécute puis vient posément s’installer à leur table. Chouanchoua lui verse une dose. « Soda ? Glaçons ? demande-t-il.
– Je vais faire le mélange moi-même », dit Îat courtoisement. Il laisse tomber deux glaçons dans le verre à l’aide de la pince puis se verse du soda. Il se sert de la pince pour mélanger alcool et soda jusqu’à obtenir une couleur uniforme.
« C’est comment, en ce moment ? demande Samlî pour l’inciter à parler.
– Couci-couça. » Il lève son verre comme quelqu’un qui en a marre de boire, avale juste de quoi s’humecter la langue et le repose. « Je meurs d’envie de fermer pour partir en vadrouille. » À sa voix, il est clair qu’il pense vraiment ce qu’il dit.
Les gens qui traînent autour de cette plage savent que le restaurant de Îat ne ferme jamais, quelle que soit la saison. Il y a toujours des clients qui entrent et qui sortent. Pendant la saison touristique, ils sont plus nombreux que dans n’importe quel autre établissement des environs.
« Pourquoi vous fermez pas, alors ? demande Chouanchoua.
– Par déférence envers les clients qui restent. La plupart de ceux qui viennent en cette saison sont des habitués. Ils viennent tous les ans.
– Mais alors, comment ça se fait que personne n’aille manger chez Thaï ? demande Chouanchoua à Otto.
– Comment j’le saurais, moi ? Je te l’ai déjà dit : il est complètement timbré.
– En fait, il pourrait avoir des clients, intervient Îat. S’il restait ouvert, il en aurait quelques-uns, pas beaucoup, peut-être un ou deux par jour. Mais ce serait pas rentable. Le resto de Thaï est grand, il a des tas de frais généraux. Il fait bien de fermer, sinon il s’y retrouverait pas. Mais ici, c’est pas pareil, parce que moi, je vis sur place avec ma femme et mes enfants, c’est comme ma maison. Je laisse mes employés rentrer chez eux pour aider au travail dans les champs et, quand la saison commence, je les reprends. Quand on vit comme ça, si on ouvre pas le resto, on doit quand même gagner sa vie, non ? Et puis, les gens qui viennent loger ici, si on leur fait pas la cuisine, ils doivent aller loin pour trouver quelque chose, alors c’est pas facile pour eux. Et comme on doit aller au marché de toute façon, autant acheter de la bouffe pour eux aussi. Certains sont pas très difficiles à contenter. Ils nous voient manger quelque chose, alors ils veulent essayer aussi. Et on leur en donne ou on leur en vend, c’est selon.
– Il y a toujours des clients au restaurant de Îat, explique Otto à Chouanchoua.
– Qu’est-ce que vous faites pour qu’ils reviennent tout le temps ? reprend Chouanchoua, vraiment désireux de comprendre.
– Pas grand-chose, à vrai dire. Je pense à moi : ce que j’aime que les gens fassent pour moi, je le fais pour eux. Je les gâte un peu, je les fais se sentir à l’aise. Si ce qu’ils veulent n’est pas au-dessus de mes moyens, je le leur trouve. Je demande pas beaucoup pour la bouffe et le reste. Je les exploite pas. Certains restos les arnaquent à mort. Quand ils viennent ici une fois, ils ne vont plus ailleurs ensuite. Au lieu de les voir revenir, les autres ne les voient qu’une seule fois. Mais dans mon resto, c’est comme… Parfois, ils conseillent à leurs copains de venir sur cette plage et d’aller dans mon resto. Les cyclos en ville me les amènent. Je file un pourboire à leur patron, parce que sinon, ils les conduiraient probablement autre part. Les farangs se rendent pas compte. Ils veulent pas s’aventurer trop loin. Quelques-uns arrivent avec une lettre disant que ce sont des amis et que je dois bien les traiter. »
Chouanchoua hoche la tête tout en écoutant Îat. Il commence à comprendre certaines choses.
« Mais ton resto fait de la bonne bouffe et c’est bon marché aussi, c’est déjà un avantage, ajoute Samlî.
– C’est pas suffisant. On doit montrer qu’on a du cœur, comme quand ils viennent… » Il tord la bouche en direction du couple de farangs. « …faut voir combien de temps ils vont rester avec nous. S’ils restent longtemps, on essaie de les rendre heureux. On leur cherche pas des poux. Parfois, je leur fais crédit pour un mois. Ils mangent, ils signent et c’est tout.
– Vous vous êtes jamais fait entuber ? » demande Chouanchoua, se disant que ce genre d’histoire pourrait lui être utile un jour, qui sait ?
« Jamais. Oh, si, il y a eu un cas, mais on peut pas dire que je me sois fait entuber. Ça s’est passé comme ça, vous voyez : un farang est venu seul et il est resté ici pendant un mois. Alors je l’ai laissé signer pour ses repas. Un jour, il a pris une femme pour coucher avec, et puis cette femme lui a volé tout son argent. Il savait pas quoi faire, alors il lui a fallu repartir. Sauf qu’il avait pas payé son bungalow ni ses repas. Il m’a dit que cette femme l’avait volé. Il m’a demandé de lui faire crédit. Il a dit que, dès qu’il serait rentré chez lui, il m’enverrait l’argent. J’étais pas sûr, je savais pas s’il s’était réellement fait voler, pas vrai ? Peutêtre que c’était un coup monté avec la femme. Mais, d’un autre côté, je me suis dit qu’on l’avait peut-être bel et bien volé et que, dans ce cas, il méritait ma sympathie, pas vrai ? » Îat regarde Chouanchoua comme pour lui demander d’abonder en son sens, ce que fait ce dernier.
« Et alors ?
– Je lui ai dit : “Ça fait rien, attendez d’être rentré et vous m’enverrez l’argent.” Et je l’ai laissé m’emprunter encore un peu plus. Je lui ai dit : “Prenez ça en plus au cas où vous en auriez besoin pendant le voyage.”
– Houlà ! Vous avez été jusque-là ? » s’écrie Chouanchoua, qui n’en croit pas ses oreilles.
Îat rit. Son visage hâlé donne un éclat singulier à la blancheur de ses dents.
« Oui. J’lui ai donné trois mille bahts en plus, en me disant que, si je me faisais avoir, autant que ce soit jusqu’au trognon, mais que je l’attrape s’il revient à Phuket… »
Chouanchoua sourit, pensant qu’il n’y a pas beaucoup de mecs comme lui, mais qu’il en a tout de même connu quelques-uns.
« Il vous a envoyé l’argent ?
– Oui. Peu après son retour, il me l’a envoyé. Au début de la saison suivante, il est revenu me voir. Il avait apporté des tas de cadeaux pour nous, et il avait amené des amis qui ont dormi ici, aussi. Il vient deux fois par an. Il sera de retour en juin prochain.
– Pas mal du tout ! dit Chouanchoua, soulagé que l’histoire se soit bien terminée.
– La plupart des farangs qui viennent pour de longs séjours ne sont pas stupides, tu sais. Ils ont pas froid aux yeux, dit Otto à Chouanchoua, s’appuyant sur sa propre expérience.
– Sûr. Ceux qui viennent ici, ils sont d’où, en général ? poursuit Chouanchoua.
– D’Allemagne, répond Îat.
– Tu vas pas me dire que ces deux-là sont allemands ? demande Otto en jetant un coup d’œil au jeune couple farang.
– Des Italiens », répond Îat sans les regarder.
Samlî, qui savourait tranquillement sa boisson et ses œufs au plat, demande alors, comme s’il venait juste d’y penser : « Dis donc, Îat, combien de lires pour un baht, de nos jours ?
– J’en sais rien. Je n’accepte que les dollars et les bahts. Pourquoi tu veux savoir ça ? T’en as ?
– Non, j’en ai pas, répond Samlî, puis il se tourne pour dire à Otto : Je pensais à Toui Italie. » Tous deux éclatent de rire.
« Comment ça ? demande Chouanchoua.
– Tu te souviens de ce que je t’ai raconté au resto, il y a quelques heures ? reprend Otto. Comment ce foutu Toui a arraché Lân à la maison de sa belle-mère ?
– Bien sûr, pourquoi ?
– Eh bien, c’était à la même occasion. »
Otto sourit en trempant ses lèvres dans son verre. À son tour, Chouanchoua prend quelques gorgées, tout prêt à écouter.
« Quand Toui est venu à Phuket cette fois-là, tu sais combien d’argent il avait en poche ? commence Otto.
– Une fortune, je parie, dit Chouanchoua.
– Des dizaines de milliers ! s’exclame Otto, insistant sur le mot “milliers”. Il est venu avec cinquante… mille… lires !
– Houlà ! Vous avez dû faire une bringue d’enfer ! » ne peut s’empêcher de s’exclamer Chouanchoua, désolé d’avoir raté la fête.
Samlî rigole : « Et tu sais combien de bahts il avait sur lui ? demandet-il à Chouanchoua, qui secoue la tête.
– Sept bahts ! clame Otto avec l’autorité de celui qui sait.
– Et alors, quoi ? » Chouanchoua regarde Otto fixement, comme s’il ne voulait pas manquer un seul de ses mots.
« Avant qu’on se mette à manger, ce foutu Toui nous a dit qu’il venait juste d’arriver et qu’il avait pas eu le temps de changer son argent, qu’il avait pas de monnaie thaïe sur lui. Il a sorti son portefeuille pour nous montrer. Il y avait cinquante mille lires, et sept bahts. Je lui ai dit : “Eh, t’en fais pas, on a encore plein de fric.” Oh oh, imagine un peu, mon vieux : notre ami a cinquante mille lires. Si la lire vaut un baht, ça fait cinquante mille bahts ! Mais c’était sûrement plus qu’un baht, la lire, vu que le dollar était à plus de vingt bahts. D’accord, supposons que ce soit seulement deux bahts la lire – pas besoin de se montrer trop gourmand –, ça faisait déjà cent putains de mille. On aurait pu s’empiffrer pendant des mois avant d’épuiser cette somme. Tout le monde était aux petits soins pour le Toui. Suppose qu’il se soit mis en boule et se soit tiré, on aurait été mal barrés, non ? Alors, on a continué. On s’est retrouvés fauchés les uns après les autres, moi d’abord, et puis ça a été le tour de Samlî. Après Samlî, ses amis, les uns après les autres. Pendant quatre ou cinq jours, on a rien foutu d’autre que bouffer. Tout le monde avait confiance en ces putains de cinquante mille lires. À la fin, plus personne n’avait de ronds. »
Otto s’interrompt pour allumer une cigarette. Chouanchoua et Îat restent assis, immobiles comme des statues.
« Samlî a dit à Toui : “Va changer mille lires pour commencer, qu’on puisse continuer.” Ce foutu Toui lambinait, pas très chaud, alors je lui ai dit : “Mon salaud, c’est ton tour. On est tous raides. On a pas assez pour payer ce qu’on mange en ce moment.” C’est alors que l’enculé a accepté de sortir son fric. Il a sorti toute la liasse et a dit : “Autant tout changer !” On était tous extatiques, on l’a même applaudi, vrai de vrai. C’était le Pérou, pas vrai ? Ça allait être le festin du siècle ! Il a donné l’argent à Samlî pour qu’il fasse le change. Entre-temps, on s’est commandé des tonnes de choses à boire et à manger. On était plein d’espoir. Ce foutu Samlî a mis foutrement longtemps. Quand il est revenu, il a rien dit. Il s’est dirigé droit vers Toui, lui a flanqué un gnon sur le crâne et a dit : “Espèce de fumier !” Puis il a éclaté de rire. Le Toui s’est mis à rire, lui aussi. Ils rigolaient à en pleurer. Je savais pas ce qui se passait, alors j’ai demandé si c’était des faux. Et Samlî a dit : “Pas des faux, mais c’est tout ce que j’ai obtenu.” Il a vidé ses poches pour nous montrer. Y’avait combien déjà ?
– Quatre cents et quelques… » Samlî sourit encore au souvenir de la scène.
Chouanchoua et Îat éclatent de rire.
« On avait pas assez pour payer ce qu’on avait mangé et bu rien que pendant ce repas, alors ça a été la croix et la bannière pour emprunter de quoi régler la note, raconte Otto. Mais ce qui nous a fait le plus mal, tu sais, c’est qu’il était venu en car avec un aller simple, si bien qu’on a dû lui trouver de quoi lui payer le retour. » Il termine l’histoire dans un éclat de rire, avant de murmurer : « Ce bâtard est venu avec cinquante mille lires et sept bahts !
– Il s’est montré plus futé que vous. » Chouanchoua sourit, moqueur.
« Pas vraiment… Ça nous a servi de leçon.
– Comment ça ?
– Ça nous a appris à pas faire confiance à la lire, dit Otto, hilare. Fais-y gaffe, conseille-t-il à Îat.
– Pas besoin ! J’en accepte jamais, alors… dit Îat en souriant, prenant l’accent de la campagne.
– J’ai jamais raconté cette histoire à personne, tu sais. Je l’avais complètement oubliée. Si tu m’avais pas parlé de la lire, j’y aurais pas pensé, dit Otto à Samlî.
– Ouais, ben, pas moi. J’peux pas l’oublier. Merde, mon vieux… Sur ma moto, en allant changer l’argent, j’espérais obtenir cent mille au moins et je l’aurais tapé de dix mille.
– À mon avis, pendant les quatre ou cinq jours qu’il a passés à festoyer avec vous autres, il devait être plié en deux », dit Chouanchoua.
Le grésillement de la pluie sur le toit de palmes se transforme bientôt en un crépitement régulier. La pluie s’apaise, mais tous les trois restent assis là, à boire et à manger comme s’ils avaient oublié tout tourment, comme s’ils s’étaient oubliés eux-mêmes. Ils se parlent et se sourient, insensibles au temps qui passe. La flasque de whisky qu’ils ont apportée est finie depuis belle lurette et a été remplacée. Ils ne mettent aucune hâte à se saouler, et continuent de boire jusqu’à ce que, à l’approche de l’obscurité, les lumières s’allument dans le restaurant.
Dans la salle, il y a en tout dix farangs à présent, assis à attendre que Îat vienne prendre leur commande, armé de son calepin. Il prend son temps. Il sait qui est arrivé en premier. Tandis que, de sa main, il enregistre les commandes, sa bouche s’inquiète du bien-être de ses clients. « Du bon temps, aujourd’hui ? Où vous êtes allés ? », « Oui, pluie toute la journée », etc. Son fils cadet fait le tour des tables en exécutant des mouvements de boxe thaïe, lançant force coups de poing et coups de pied dans les jambes des farangs, de manière touchante, comme s’il se livrait à une espèce de show.
Otto, en voyant le fils de Îat, se met à penser à celui de Thaï. Les deux petits ont à peu près le même âge. Si sa femme n’avait pas emmené le gosse avec elle, Thaï ne serait peut-être pas aussi bizarre, à présent.
« On va chez Thaï, maintenant ? demande-t-il soudain à la ronde.
– Samlî, pourquoi t’y vas pas en bécane d’abord, qu’on fasse pas le voyage pour rien ? » suggère Chouanchoua.
Samlî est d’accord. Avant de se lever, il descend ce qui reste d’alcool dans son verre puis se dirige, sans se presser, vers sa moto.
« Où tu vas ? lui crie Îat en entendant le moteur démarrer.
– Voir si Thaï est de retour dans son resto.
– C’est pas la peine. Il sera bientôt là. Il mange ici tous les soirs.
– Mais c’est qu’il fait déjà nuit, objecte Otto.
– Eh, je suis sûr qu’il va venir. Fais-moi confiance, affirme Îat. Quand il descend de la colline, il vient ici, dîne et puis il rentre dormir chez lui. Le matin, quand il se réveille, il vient ici pour manger et puis il remonte sur la colline. Pas besoin d’aller le chercher.
– Bon, OK. Attendons-le ici », dit Otto à Samlî.
L’emploi du temps prédit par Îat se révèle correct. Alors qu’ils sont tous les trois assis à boire et se charrier, une moto fait un brusque crochet et s’arrête devant le restaurant. Ils se retournent pour regarder.
La moto se déleste d’un passager et file aussitôt. L’homme titube dans l’obscurité.
« C’est lui », annonce doucement Otto.
Thaï entre dans le restaurant, souriant à l’attention de personne en particulier. Ses yeux larmoyants en disent long sur ce qui le fait planer ; il semble haut, vraiment haut perché, si haut que ses pieds touchent à peine terre.
« Ohé, Thaï ! » appelle Otto.
L’intéressé se retourne. Une fois assuré que ce sont des amis qui sont assis là, il rejoint le groupe. « Otto… Samlî… Dis donc, mon vieux… quand c’est que t’es arrivé ? Tu viens d’où ?
– Ce matin… Tiens, prends une chaise », propose Chouanchoua. Thaï s’assied, peu assuré, comme s’il redoutait quelque chose, ce que Chouanchoua ne comprend pas. Il ne voit rien qui aurait pu l’effrayer, surtout pas entre amis.
« Où t’étais ? » demande Otto.
Thaï ne répond pas, mais émet un rire bref. Peut-être veut-il garder secret l’endroit où il a passé la journée.
« Y’a du Coca, ici ? demande-t-il.
– Tu meurs de soif, bien entendu, le tarabuste Otto. Comment tu fais pour passer tes journées là-haut ? »
Dans sa question, il y a comme une mise en garde. Thaï ne répond pas.
« Apporte-moi un Coca, lance-t-il à Îat. T’es ici pour affaires ? demande-t-il à Chouanchoua.
– Non, j’suis en vacances. Si je trouve le temps, j’écrirai un peu, aussi. » Chouanchoua rit. Il craint que Samlî le mette au pied du mur, mais ni Samlî ni Otto ne se moquent de lui. Ils semblent davantage intéressés par Thaï.
« C’est bien, ça. Je t’envie. Tu dois être heureux. » Thaï s’exprime lentement mais poliment. « Heureux », répète-t-il avec un sourire. Bien que les plis autour de sa bouche fassent sourire son visage, ses yeux ne sourient pas, habités par une lueur de détresse. Son visage est blême, comme anémié, ses orbites sont sombres comme s’il n’avait pas dormi depuis un mois. Chouanchoua remarque combien son corps a périclité, comparé à la dernière fois qu’ils se sont vus.
« Laisse-moi te dire, mon vieux : c’est une meute de loups, là-haut, tu sais, reprend Otto, toujours à sa question. Je sais ce qu’ils pensent de toi. »
Thaï semble émerger un peu. « Et qu’est-ce qu’ils pensent de moi ?
– Ils veulent ton resto, c’est ça qu’ils ont dans la tête », explique Otto, crispé.
Thaï rit, comme si c’était une plaisanterie qu’il entend pour la première fois. Mais Otto est très sérieux.
« C’est le Peutt, explique-t-il. Ce mec-là, je sais ce qu’il vaut, depuis Pattaya, et je peux… » Otto s’arrête net en voyant Îat s’approcher avec le Coca. « Tu ferais mieux de lui apporter une bouteille d’un litre », plaisante-t-il.
Samlî a remarqué l’attitude d’Otto. Il comprend que ce dernier veut s’entretenir avec Thaï loin des oreilles locales et qu’il doit y avoir une part de vérité dans ce qu’il dit.
« Eh, commandons maintenant, après on ira boire chez Thaï, suggère-t-il.
– Ouais, bonne idée. J’ai faim, en fait, dit Thaï, ne se rendant pas compte de ce que Samlî cherche à faire.
– Tu manges aussi », dit Chouanchoua à Otto comme si c’était un ordre.
Quand le repas, copieusement arrosé, est terminé, ils quittent le restaurant de Îat, tous les quatre sur la moto de Samlî. Ils laissent Tobi devant le restaurant, pour la punir d’avoir refusé de démarrer en dépit des efforts d’Otto. L’engin a dû essuyer les sarcasmes de son propriétaire : « T’es toujours à faire des tiennes quand j’suis paf. » Puis Otto s’est coincé sur le siège arrière de la moto de Samlî, laissant Tobi en rade, seule, à regarder son proprio s’éloigner et, bientôt, disparaître.