L’itinéraire d’Otto

« ALORS, comme ça, faut vraiment que je rentre à la maison, c’est ça ? »

Otto regarda la boutique pour la dernière fois. Elle devint de plus en plus petite. Il savait qu’un de ces jours, à un moment ou à un autre, leur échoppe disparaîtrait de Pattaya et qu’un bar à bière prendrait sa place, ce qui le désolait encore plus. Aussi se détourna-t-il et se mit-il à regarder la route, droit devant.

Il repensait à ce qui s’était passé à cet endroit, sous le choc : c’était comme si tout avait eu lieu la veille. L’eau fraîche du puits profond derrière la boutique lui imprégnait encore le cœur. Il se souviendrait toujours de la fois où il était descendu là-dedans pour décrocher de l’héroïne. Et l’étendue de sable le long du remblai, c’était comme s’il y était encore la nuit précédente. Mais, à présent, le voilà qui disait adieu à la boutique et, avant peu, il aurait à dire adieu à ses amis. C’était tout simplement inévitable.

Inévitable comme quand le Vieux avait demandé à Nit : « Un ticket de bus pour l’Australie, c’est combien ?

– J’y vais vraiment, tu sais, insista Nit.

– Ouais, je sais que t’y vas. C’est pour ça que je te demande combien ça coûte. J’y vais avec toi. »

Le Vieux n’en avait jamais assez de plaisanter, même s’il savait bien que la petite amie de Nit lui avait envoyé un billet d’avion.

« Moi aussi, dit Otto au Vieux.

– Non, toi, tu peux pas.

– Pourquoi ça ?

– Otto, c’est un nom allemand, dit Nit. C’est en Allemagne que tu dois aller. »

Nit s’efforçait toujours de parler sérieusement avec ses amis, mais il ne pouvait s’empêcher de plaisanter lui aussi.

« Nit, quand tu seras là-bas, fais gaffe, tu m’entends ? dit le Vieux.

– À quoi, bordel ? » Nit savait qu’une vanne allait suivre, mais le Vieux fit semblant de ne pas entendre jusqu’à ce que Nit n’en pût plus. « Faire gaffe à quoi ?

– Les farangs, ils parlent pas thaï.

– Putain, ducon ! jura Rang. J’croyais que t’allais lui donner un vrai conseil !

– Oh, mais c’est c’que je fais, tu sais. Si c’est quelqu’un que j’connais pas, je prends pas cette peine, poursuivit le Vieux, toujours enjoué, même s’il savait qu’avant peu son ami allait les quitter.

– Je veux faire quelque chose de ma vie, pour une fois. » Le ton de Nit était redevenu sérieux.

« Ne te saoule pas trop. Quand t’es saoul, tu chancelles, tu sais. » Le Vieux continuait de plaisanter, pour faire baisser la tension.

« Pense donc : on se fait foutrement vieux jour après jour. » Nit ne trouvait pas ça drôle. « Imagine-toi à soixante balais et toujours en train de fabriquer des sacs en cuir. Est-ce que ça a un sens, ça ?

– Comme ce foutu Vieux ici présent ? dit Otto.

– Je suis pas vieux, protesta l’intéressé. C’est juste que je fume beaucoup. »

C’était là une chose que le Vieux ne laissait jamais passer sans se trouver une excuse, Otto savait cela. Il gardait sur lui une photo du Vieux, sur laquelle celui-ci chevauchait son chopper sur la route, cheveux au vent, les yeux réduits à de minuscules fentes et entourés de millions de rides. Il avait l’air d’une vieille femme sur une moto. Le Vieux avait réclamé qu’il lui rendît la photo et avait même essayé de la lui arracher, mais n’avait pas réussi. Pour Otto, c’était une des rares choses de valeur qu’il possédait. Au moins, quand il n’avait rien d’autre à faire, il pouvait demander au Vieux : « Est-ce que ta grand-mère roule à moto elle aussi ? »

« Qu’est-ce que ça a à voir avec la fumette ? l’interrogea Otto.

– Ça te fait paraître plus vieux, tu savais pas ça ? »

Otto secoua la tête en gardant le sourire, aussi le Vieux poursuivit-il son explication :

« Quand tu fumes, tu dois aspirer l’air, pas vrai ? Ça te creuse les joues, donc t’as l’air vieux.

– Ah dis donc ! Alors, quand tu tires sur ton bong, t’as l’air encore plus croulant, extrapola Rang.

– Exact, c’est encore pire.

– Ça suffit comme ça pour toi, dit Otto en faisant mine de lui retirer l’instrument des mains, ou alors tu vas mourir tout de suite de vieillesse.

– Attends ! » Le Vieux repoussa la main de son ami. « Juste encore un peu, ça me fera pas trop vieillir. »

Il sourit, conscient de s’être fait prendre à son propre piège, puis il se pencha pour frotter une allumette et accroître sa félicité.

« Des gens comme nous, on a pas reçu d’instruction, dit Nit quand il vit que le Vieux était prêt à écouter.

– Bien sûr que si, riposta le Vieux. Mais y’a pas de boîte pour nous donner du boulot. » Puis il rit.

« Je pense qu’on s’est assez amusés comme ça », dit Nit avec solennité, comme pour avertir tout un chacun.

Otto n’avait jamais pensé qu’il entendrait ce genre de remarque dans la bouche de son ami.

« T’en as marre ? lui demanda-t-il.

– Non, comment pourrait-on en avoir marre ? Mais à rester comme ça, on finira par mourir de rire, bordel. Ou peut-être pas ?

– Très juste, admit Otto, qui avait lui-même perdu la notion du temps.

– Mais, ce qui me fait peur, c’est l’avenir : ça sera pas aussi amusant que maintenant.

– Faisons comme ça, dit le Vieux sérieusement. Tu vas te trouver un gros tas de fric. Du coup, quand on sera vieux, on se retrouvera tous ensemble. » Il finit dans un grand éclat de rire, si fort que Rang et Otto se joignirent à lui.

« Je vais sous-louer la boutique », laissa échapper Nit au milieu des gloussements de ses amis.

Ce fut comme s’il s’était débarrassé d’un poids sur sa poitrine. Mais le poids rebondit sur celle de ses amis. Ils devinrent tous silencieux.

Le Vieux fut le premier à se remettre de la nouvelle : « Oui, il le faut, dit-il sur un ton compréhensif.

– Tu peux pas m’en vouloir, tu sais, dit Nit.

– Merde, c’est ta boutique. Tu peux en faire ce que tu veux.

– C’est pas si simple que ça.

– Ouais, je sais. »

Nit n’ajouta rien de plus.

Otto restait perplexe. C’était comme s’il rentrait chez lui pour ne retrouver que des cendres fumantes. Il était déconcerté, désemparé. Il se demanda ce qu’il allait faire : il n’avait jamais pensé à l’avenir, étant donné qu’il était toujours satisfait du moment présent, pensant – à tort – qu’il resterait où il était pour toujours, avec ses amis. C’était son vrai chez-soi, là où il était heureux. Il ne se sentait pas dépendant comme à la maison. Ses amis étaient comme des frères, des membres de sa famille. Et voilà que Nit lâchait cela.

« Pourquoi tu veux sous-louer la boutique ?

– Je voudrais avoir un peu de fric pour partir », expliqua Nit.

Rang était assis, immobile, sans mot dire. Son frère lui en avait déjà parlé, mais n’avait encore rien dit au Vieux et à Otto.

« Peut-être que si je trouve un moyen, je vous enverrai des billets pour vous aussi, rêva tout haut Nit.

– À temps pour que mes gosses en profitent, tu crois ? » demanda le Vieux.

La tension qui régnait au sein du groupe disparut aussi sec avec cette question, et l’hilarité prit sa place. Cette nuit-là fut la première célébration du départ imminent de Nit, et il y en eut bien d’autres par la suite.

Au début, ça restait très amusant. Ils s’entraidaient pour les préparatifs de départ de Nit. Ils trouvèrent le moyen de faire une valise avec un seul morceau de cuir et aussi peu de chutes que possible, de façon à ce qu’il puisse l’ouvrir et s’en servir comme éventaire. Il pourrait ensuite le découper et, en cousant les morceaux, en faire des articles vendables. Ils lui donnèrent même leurs bibelots, toutes sortes de bracelets, de bagues, de boucles d’oreille, disant : « Pour que tu le vendes. » « Prends ça, je t’en prie. » « Celui-ci, tu le vends que si c’est absolument nécessaire. » « Écris-nous juste pour nous dire ce dont t’as besoin. » « N’écris pas pour demander de la poudre. Je peux pas t’en envoyer. »

Ils plaisantaient ainsi comme si de rien n’était. Mais l’amusement cessa un soir quand Nit annonça à tout le monde : « J’ai sous-loué la boutique. »

Ils surent que l’époque de Pattaya était terminée.

Désormais, il n’y aurait plus que des souvenirs, mais il y avait encore une dernière nuit à ajouter, aussi décidèrent-ils de se saouler en bonne et due forme. Ce serait une célébration en famille, sans outsiders.

Quand l’heure fatidique arriva, ce fut la saoulerie la moins réjouissante qu’ils eussent jamais connue ensemble, chacun assis à demi-mort. Bientôt, ils se séparèrent pour aller dormir.

Le matin fut morne et solitaire. Sans rires ni taquineries comme auparavant. Même le Vieux, qui avait toujours le mot pour rire, était renfermé comme jamais. Ils ramassèrent chacun leurs affaires, taciturnes, comme s’ils rassemblaient leur propre passé et qu’ils craignaient de le faire fuir.

Otto n’en croyait pas ses yeux.

À l’intérieur de la boutique, là où les produits étaient d’ordinaire suspendus, les murs étaient nus. Les éléments de déco étaient dans des boîtes, prêts à être déménagés. Des morceaux de cuir et autres déchets jonchaient le plancher. Il y avait des bouteilles de whisky posées çà et là, ou cachées dans les coins, et personne ne s’en souciait.

« Sigue ! Super ! » dit le Vieux d’une voix retentissante, puis il souleva le sac qu’il avait préparé et le mit sur son épaule.

Nit et Rang l’imitèrent. Otto se leva lui aussi, ramassa ses affaires et sortit à leur suite jusqu’au chopper du Vieux, garé devant la boutique.

« À la revoyure ! dit le Vieux en saluant tout le monde d’un large geste de la main.

– Eh, attends ! » cria Otto, tendant la photo que le Vieux tenait tant à récupérer.

Le Vieux s’en empara et la contempla, puis éclata de rire. « Mon salaud, tu la gardes. » Il la lui rendit, mit le moteur en marche et s’éloigna sans se retourner.

Otto le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparût et ne put s’empêcher de penser à la première fois qu’il l’avait rencontré à Patpong. Plus de trois ans s’étaient écoulés depuis. Il n’avait jamais changé. Toujours le même foutu Vieux. Il sourit à la photo de la vieille à califourchon sur sa motocyclette avant de la remettre en lieu sûr.

Rang fit signe de s’arrêter à un minibus qui passait. Le véhicule se gara juste un peu plus loin et tous trois mirent leurs sacs à l’arrière. Ils laissèrent la boutique s’éloigner au loin, de plus en plus loin.

« Alors, comme ça, faut vraiment que je rentre à la maison, c’est ça ? »

Quand Otto sortit du taxi, son cœur battait la chamade. Il se tint, hésitant, devant la maison, avec l’impression de se trouver devant celle de quelqu’un d’autre, n’osant même pas appuyer sur le bouton de la sonnette. Peut-être était-ce parce qu’il n’était pas habitué à cette maison ou parce que, pour lui, c’était celle de sa belle-mère. Tout le trajet, il s’était senti mal à l’aise.

Il jeta un coup d’œil à travers le portail en fer forgé, espérant apercevoir son père, mais il n’y avait personne en vue. Il resta à attendre un moment puis, rassemblant son courage, pressa le bouton.

La sonnette n’avait pas fini de retentir que la fille de son père sortit en courant et, quand la gosse le vit, elle s’écria :

« Frère Hippie est là !

– Eh bien, ouvre-lui le portail », dit la voix de la belle-mère.

L’enfant s’approcha lentement de lui. Otto comprit qu’elle était probablement effrayée par sa tenue négligée, sa moustache et sa barbe, et sa chevelure qui flottait dans son dos. En outre, ses habits avaient l’air bizarres, eux aussi. Quand elle eut débloqué le verrou, elle retourna en courant à l’intérieur. Il lui sourit affectueusement puis pénétra dans l’enceinte de la maison, et passa devant une carriole garée près de la clôture. Quand il entra, il posa son sac à dos sur la table du salon puis alla dans la cuisine.

« Bonjour Tantine, dit-il sans joindre les mains pour les porter à son visage ni s’incliner.

– B’jour », répondit-elle avant de retourner à son poulet frit aux épices dans le faitout.

Quand elle s’était tournée vers lui, Otto avait vu son visage luisant de sueur. Il regarda le faitout sur la cuisinière. Il y avait beaucoup plus de poulet frit qu’une petite famille ne pouvait manger et il y avait aussi plusieurs marmites de soupe sur la table.

« Papa n’est pas encore rentré, Tantine ?

– Pas encore. Tu as mangé ? »

Puis il y eut un silence, comme s’il y avait un gouffre entre eux et que la voix de l’un devait voyager longtemps avant de parvenir à l’autre. « Comment ça se fait que tu prépares autant de nourriture ?

– Je la vends là-bas, au coin de la rue… Alors, comme ça, tu rends visite à ton père ? » Elle souleva la casserole et répartit le poulet frit sur un plateau.

« Oui… non. An n’est pas encore rentré de l’école ?

– Pas encore… Bon, je dois sortir et vendre tout ça maintenant, sinon je vais manquer les gens qui sortent de leur boulot. Tu vas attendre ton père ou sortir ?

– Je vais attendre.

– Alors, garde la maison. Je vais prendre une douche avant d’y aller. » Elle passa devant Otto debout dans l’embrasure de la porte de la cuisine. « Qu’est-ce que tu apportes ? demanda-t-elle en voyant le sac à dos sur la table.

– Des vêtements. Je pense rester ici. »

Il avait essayé de répondre avec assurance, pour souligner son droit à vivre dans cette maison, alors qu’il en manquait terriblement. Elle fut un peu surprise mais ne dit rien, et monta l’escalier.

Comme cela faisait longtemps qu’Otto n’était pas revenu, il ne savait pas que sa belle-mère vendait de la nourriture en fin d’après-midi pour avoir un revenu supplémentaire pour sa famille, et il ne savait pas non plus que d’ordinaire, elle se douchait dans la salle de bains du rez-dechaussée. S’il avait pris la liberté de la suivre à l’étage, il l’aurait vue mettre le loquet dans la salle de bains. Quand elle eut fini de se laver, elle descendit.

« C’est bien que tu sois revenu. Ton père ne se fera plus de souci. Il ne cesse de se tourmenter pour toi. » Elle lui adressa une espèce de sourire avant de retourner dans la cuisine.

Otto aida sa belle-mère à soulever les marmites de soupe ainsi que le plateau et à les déposer dans la carriole. Il la regarda s’en aller en poussant la carriole, sa fille dans son sillage.

Ce qu’il vit le fit se sentir mieux. Au moins, elle ne se reposait pas sur son père pour manger, comme il l’avait pensé dans le temps. Si t’es gentille avec moi, je serai gentil avec toi. Il resta à regarder autour de lui pendant un moment puis retourna dans la maison.

Il n’avait pas de sentiment de familiarité dans cette maison, contrairement à celle qui l’avait vu naître. Il n’avait pas passé la nuit ici plus de dix fois depuis que son père avait emménagé. À présent seul, il se sentait d’autant plus isolé et mal à l’aise, comme si tous les murs avaient des yeux pour l’épier. Par chance, il y avait encore une photographie grand format sur un des murs, celle d’une plage déserte. Elle contribua à apaiser quelque peu son désarroi. Son père lui avait dit que la photo était comprise dans le prix de la maison ; il avait eu un choix de paysages et il avait choisi cette vue d’une plage.

Il se dit que son père, de temps en temps, devait reposer sa vue en contemplant le cliché. Il y avait la mer, pour oublier l’atmosphère étouffante de la petite pièce, cette maison n’ayant pas de vue sur la nature ou les champs comme l’ancienne. Elle n’avait qu’une petite cour sur le devant. Que pouvait-on en faire quand une simple carriole suffisait amplement à la remplir ? Son père avait planté de la vigne vierge autour de la clôture pour y mettre un peu de verdure. Quel dommage qu’il eût dû venir vivre dans un endroit si exigu, à l’horizon si borné !

Et tout cela à cause de moi.

Oui. S’il n’avait pas fait de bêtise, son père n’aurait pas eu à vendre la maison pour régler l’affaire et à emménager dans ce clapier. Il ne savait pas combien d’années encore son père aurait à payer des mensualités avant d’en devenir propriétaire. Son père devait continuer à travailler et à épargner pour avoir de quoi assurer le paiement du crédit. Et ce uniquement à cause de lui.

Otto se dit que si sa belle-mère devait aller vendre de la nourriture, c’était probablement à cause de lui également. Rien que par sa faute, tout le monde se trouvait dans le pétrin.

Tout conscient de cela qu’il fût, il ne voyait pas comment il aurait pu aider. Il ne savait même pas quoi faire de sa propre vie. Sans autre endroit où aller, il devait rentrer chez lui, et redevenir un fardeau pour son père.

Depuis son départ de la maison, bien des années auparavant, il avait été un vagabond, il avait fait de la taule, mais, en fin de compte, il se voyait contraint de rentrer en rampant, sans autre point de chute.

Et qu’est-ce que t’as gagné dans tout ça ?

La question le déprima. Sans force, sans espoir, épuisé, il ne savait comment se remettre et se refaire une santé.

Il déterra alors toutes les choses viles qu’il avait commises, les transformant en armes contre lui-même, comme si son cœur était son ennemi, se traitant de vaurien. Dans sa tête, les remords et les regrets tournoyaient par-dessus des scènes qui ne pouvaient être rappelées.

Si seulement tu ne lui avais pas tiré dessus.

Tu aurais dû croire ton père.

Si seulement tu ne haïssais pas ta belle-mère.

Il repensa à sa première nuit en prison, toujours très vivace dans sa mémoire. Cette nuit-là, il avait dormi dans ses larmes. La seule différence était que, maintenant, il ne pouvait pas pleurer.

Espèce de bâtard, pourquoi est-ce que tu te tortures comme ça ?

Pourquoi ? Jusqu’où es-tu prêt à souffrir ? Tu ne t’aimes donc pas du tout ?

Tu continues de te haïr. Alors, à qui demanderas-tu de t’aimer ?

Ce fut cette voix qui demanda à Otto de cesser de se faire du mal.

Tête de nœud, pourquoi t’as peur de la vie ?

Répète-moi ça, tu veux. Que tu n’as rien obtenu en échange. Le jour où t’as quitté la maison, tu n’avais que trois sous en poche. Combien maintenant ? Combien de vêtements avais-tu quand t’es parti ? Maintenant, voilà que tu en ramènes un plein sac à dos. Quand t’étais loin de la maison, combien as-tu dépensé pour te nourrir ? T’as été capable de prendre soin de toi, non ? T’as rencontré des gens, t’as appris à les connaître, tu t’es fait de vrais amis aussi ; alors, qu’est-ce que tu veux d’autre ? Tu as tout. Tu n’as pas volé, tu n’as pas triché, tu n’as rien extorqué à personne, tu t’es débrouillé par toi-même. En plus, t’as appris à fabriquer des sacs pour gagner ta vie. Pourquoi ne regardes-tu pas les choses sous cet angle ? Tu ne fais que penser négativement, tout le temps. Bien sûr qu’il y a des points négatifs. Mais rien n’est jamais entièrement noir. Au moins, tu reviens avec de l’expérience. Crois-moi. Recommence tout.

Puis le barrage de déprime explosa, laissant place à un débordement de confiance et d’énergie.

Oui, il faut que je recommence tout.

Otto savait qu’il lui fallait repartir de zéro en fabriquant des sacs, en faisant quelque chose qu’il savait faire. Il n’aurait à demander de l’aide à personne.

Il poussa un long soupir, soulagé d’avoir surmonté cet obstacle. Il était sur le point de sortir une serviette de son sac pour aller prendre une douche et se détendre quand la sonnette retentit.

Otto sortit et vit son père, qui avait le sourire aux lèvres. Il alla droit au portail puis leva ses mains jointes et s’inclina.

« Bonsoir, papa.

– Bonsoir. »

Otto se sentit redevenir enfant quand la main de son père ébouriffa légèrement ses cheveux. Ce geste, si bref qu’il fût, lui fit chaud au cœur.

« Tantine m’a dit que tu étais de retour pour de bon.

– Oui, répondit doucement Otto avant de soulever le loquet du portail.

– C’est bien. On va enfin pouvoir vivre tous ensemble. Je n’aurai plus de souci à me faire. » Le père sourit à son fils puis se dirigea vers la maison.

« Comment vas-tu, papa ? demanda Otto tandis que son père enlevait sa chemise et la suspendait.

– Bien. » De la satisfaction se peignait sur le visage de son père. « Et toi, Ort ? demanda-t-il comme il allait s’asseoir sur le sofa en face d’Otto.

– Je vais bien », répondit Otto avec réticence. Il n’était pas sûr que « bien » avait le même sens pour son père et pour lui, mais il se dit qu’il ne mentait pas à son père, parce qu’à Pattaya, il avait été bien comme lui l’entendait.

« Et comment vont tes amis à la boutique ? »

Il y avait de l’inquiétude dans la voix de son père.

« Ils allaient bien, papa, mais maintenant, on s’est tous séparés, alors je ne sais pas comment ils vont.

– Séparés ? Et pourquoi ?

– L’ami qui possède la boutique s’en va à l’étranger, alors il a sousloué la boutique et a pris l’argent pour l’investir là-bas. »

Son père hocha la tête, mais il était toujours soupçonneux.

« Vous ne vous êtes pas querellés, des fois ?

– Pas du tout. On ne s’est jamais querellés pour ça. » Otto comprenait ce que son père voulait dire. « Il ne s’est rien passé, papa. On s’entendait bien.

– Très bien, alors. Les amis, tu sais, ne devraient jamais se battre pour des questions d’argent. Ça n’en vaut pas la peine. »

Otto ne comprenait pas pourquoi son père insistait tant sur ce point, pourquoi cela lui tenait tellement à cœur.

« Ça fait combien de temps que Tantine vend de la nourriture, papa ?

– Cinq ou six mois, je pense.

– Ça rapporte ?

– Assez. Ça paie nos repas et les friandises pour ton frère et ta sœur. »

Otto remarqua que la voix de son père fatiguait en abordant ce sujet, si bien qu’il ne posa plus de question là-dessus, mais il ne savait que dire d’autre. S’il lui racontait sa vie à Pattaya, son père ne comprendrait probablement pas la situation, et il ne pouvait l’interroger sur son travail, n’y connaissant rien. S’ils parlaient de la famille, cela ramènerait le passé sur le tapis. Cela lui donna l’impression que son père et lui vivaient chacun dans un monde différent, si éloignés que toute communication était impossible.

« Et toi, alors ? Qu’est-ce que tu comptes faire, Ort ? demanda son père.

– Euh… Il me reste un peu d’argent. Je pense que je vais fabriquer des sacs pour les vendre », répondit Otto à son père avec assurance. Heureusement qu’il avait trouvé la réponse quelques minutes plus tôt par lui-même.

Cette nuit fut la première passée loin de ses amis. Pas de bavardages ni de plaisanteries comme d’habitude. Et il n’y avait ni alcool ni haschich pour le bercer doucement vers le sommeil. S’il était encore avec la bande, à cette heure, la nuit serait encore bien jeune. Ils seraient assis sur le remblai à s’enfiler autant de gnôle et de hasch qu’il y avait. En y pensant, il eut l’impression que quelque chose lui manquait.

L’herbe.

À présent, c’était comme si un signal surgissait pour l’avertir, lui disant qu’il était temps, qu’aujourd’hui son corps n’avait pas reçu son tribut. C’était un avertissement discret pour commencer, mais qui, bientôt, devint envaissant au point de devenir le seul bruit dans sa tête. Une voix lui disait que, s’il tirait une taffe ou deux tout en écoutant de la musique allongé sur son lit, ce serait tellement plus agréable, il pourrait distinguer le son de chaque instrument, fusionner avec le rythme et prendre son pied jusqu’à s’endormir pour de bon. Savoir qu’il devait absolument fumer avant de s’endormir le contraria franchement.

Tout le temps qu’il était à Pattaya, Otto s’était dit qu’il n’avait pas contracté de dépendance. Cela allait simplement de pair avec l’alcool. Quand il en avait assez de l’ivresse bruyante de l’alcool, il fumait un joint pour l’entraver, l’assouplir, la rendre contemplative. Les nuits où il voulait se montrer énergique, il se passait d’herbe. Il n’en fumait pas tous les jours comme si sa vie en dépendait. Comparé aux autres, il s’était toujours considéré comme un amateur.

Mais il n’avait jamais pensé que l’amateur en désirerait, maintenant qu’il n’y en avait plus. C’était peut-être parce que, lorsqu’il y en avait, il pensait qu’il pouvait y recourir n’importe quand, si bien qu’il ne se sentait pas irrité d’en vouloir. Il pensa sortir acheter de l’alcool pour contenir son envie et se débarrasser d’elle, mais, quand il se rappela qu’il s’était dit plus tôt dans la soirée qu’il devait tout recommencer, il décida que c’était par ça qu’il devait commencer.

Ici, ce n’était pas Pattaya. C’était la maison de son père. Que penserait celui-ci s’il sortait à cette heure tardive pour aller acheter de l’alcool et rentrait saoul quand tout le monde dormirait ?

Peut-être que son père ne dirait rien parce qu’Otto était adulte à présent et qu’il avait gagné son argent, mais il était sûr qu’il serait malheureux de le voir dans un état pareil.

Il avait déjà rendu son père malheureux par le passé et ça suffisait.

Y’en a pas, bordel ! cria-t-il.

Mais son corps continuait de réclamer. Cette nuit-là, Otto finit par s’endormir parce qu’il avait vraiment sommeil, non parce qu’il était ivre comme les nuits précédentes.

Mais il fut réveillé avant l’aube : un problème de tuyauterie le fit bondir du lit et se ruer dans la salle de bains juste à temps, quoique toujours à moitié endormi. Assis sur la lunette, il se demanda ce qui se passait. La veille au soir, il avait mangé de la nourriture ordinaire, bien cuite. Rien de douteux qui aurait pu justifier un tel réveil.

Une fois sorti de la salle de bains, il se traîna jusqu’à sa chambre et se rendormit sans avoir trouvé la réponse.

Il se réveilla de nouveau quand il entendit un coup frappé à la porte et tituba pour aller l’ouvrir. Son père, déjà habillé pour aller au bureau, lui tendait un billet de cinq cents bahts.

« Tiens, prends, des fois que t’en aurais besoin.

– Non, non, papa. J’ai assez d’argent. » Otto repoussa la main de son père.

« Garde-le, au cas où tu aurais besoin d’acheter quelque chose de plus, insista son père.

– J’ai tout ce qu’il me faut. » Pour Otto, son père devait dépenser son argent pour sa famille. « Tu le gardes, papa. Si j’en ai pas assez, je te le dirai.

– Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu me le dis, d’accord ? »

Son père regarda son fils affectueusement, comme d’habitude.

Après qu’il eut quitté la maison, Otto se prépara à sortir pour faire des achats. Il décida que, dans l’après-midi, il se mettrait au travail mais, juste après avoir fini de manger, avant même de faire un pas dehors, sa douleur au ventre se réveilla.

Encore cette putain de ganja, qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? se dit-il.

Son corps avait commencé à protester et à manifester ses besoins. S’il se montrait faible avec lui, il prendrait le contrôle. Aussi cessa-t-il d’y porter attention.

Il sortit acheter le cuir et les outils dont il avait besoin, puis rentra dans l’après-midi pour se mettre à la confection d’un sac. C’était un travail d’aiguille qui ne requérait pas l’usage d’une machine. Il s’y adonna suivant la manière qu’il avait apprise et ne rencontra pas de problème.

Otto fit d’une partie du salon son atelier. Il avait un petit poste de radio pour lui tenir compagnie. Fini, les anecdotes sur qui avait fait quoi la veille au soir ; pas d’éclats de rire ; pas d’amis.

À l’intérieur, bien que sa belle-mère fût là, c’était comme s’il n’y avait personne. La maison avait été divisée en deux. L’une des parties était le domaine d’Otto, délimitée par un morceau de cuir sur un billot et une planche de travail. La cuisine, c’était le domaine de sa belle-mère. Ces deux territoires étaient voisins, mais c’était comme s’il n’y avait eu aucun contact entre eux depuis des siècles.

On n’entendait que le bruit des instruments tranchants répondant au grésillement de la nourriture en train de cuire. Mais, pour finir, Otto dut se risquer sur le territoire de sa belle-mère.

« Tantine, est-ce qu’il y a quelque chose que je pourrais manger ? demanda-t-il, mal à l’aise.

– Regarde par toi-même », répondit-elle, froidement.

Il se sentit embarrassé, parce que la nourriture était celle de sa bellemère, mais la faim l’obligeait à en prendre un peu. Il retourna manger dans son propre espace. Certes, c’était la maison de son père, mais ça ne voulait pas dire qu’il pouvait s’arroger le droit de puiser dans sa nourriture à elle, qu’elle devait acheter avec ses propres économies.

Otto décida que, s’il pouvait vendre les sacs, il mettrait une partie de l’argent de côté pour payer sa nourriture. De cette façon, au moins, il ne se sentirait pas embarrassé chaque fois qu’il soulèverait le couvercle de la marmite de riz. Mais, pour le moment, il devait la rembourser avec son propre labeur.

Aussi l’aida-t-il à mettre marmites et plateau sur la carriole sans qu’elle eût à le lui demander et il lui ouvrit le portail, comme s’ils n’avaient jamais été en mauvais termes.

« Prends soin de la maison », dit-elle en souriant.

C’était la première fois qu’il la voyait vraiment sourire depuis qu’il avait remis les pieds à la maison. « Volontiers », répondit-il avec une politesse sans précédent. Il ferma le portail et rentra travailler.

En fin d’après-midi, le premier sac était terminé. Quelques menues décorations sur le devant, et l’objet serait prêt pour être vendu. Il l’accrocha à une patère et n’y prêta plus attention, s’absorbant dans la confection d’un nouveau sac. Il avait décidé de commencer par fabriquer tous les sacs, puis de les décorer en une seule fois.

Quand son père rentra, il aperçut le sac, le décrocha, le tourna et le retourna pour l’observer sous toutes les coutures comme s’il ne pouvait en croire ses yeux. Otto jeta un coup d’œil à son père, en se demandant ce qu’il pouvait en penser.

« Pas mal du tout, fiston. »

Vu la façon dont son père le regardait, Otto savait qu’il n’avait pas parlé à la légère. Ces quelques mots étaient si faciles à prononcer. D’autres penseraient peut-être qu’ils ne voulaient pas dire grand-chose, mais pour lui, à ce moment-là, ils signifiaient beaucoup. Et puis, c’était son père qui les avait prononcés. Au moins, le temps passé n’avait pas été perdu, comme il l’avait d’abord pensé.

Otto continua de travailler, avec l’impression que son père observait chacun de ses mouvements. Celui-ci prit une alène et demanda : « Ça sert à quoi ?

– À faire des trous.

– Combien ça coûte ? »

Au fil de ses questions, son père commençait à apprendre et, les jours suivants, ses mains se mirent à coudre et à tresser, suivant les instructions du fils. Certains soirs, son père s’asseyait pour lui tenir compagnie jusque tard dans la nuit, désireux de voir le travail de son fils achevé.

Cela faisait longtemps qu’Otto n’avait pas été aussi proche de son père.

S’il n’avait pas passé du temps à Pattaya, il n’aurait pas eu l’occasion de vivre de tels moments chaleureux. En y repensant, il avait envie de remercier Nit d’avoir mis la clef sous la porte. Sinon, il aurait été affligé, un jour, en découvrant que, dans la vie, il y avait aussi des moments comme ceux-là.

Il ne voulait pas que son père se tue à travailler pour lui. Il devrait plutôt se reposer et se détendre, il travaillait déjà toute la journée, mais son père insistait pour aider. Finalement, Otto cessa de travailler le soir, mais son père ne voulait rien entendre et demandait tous les soirs : « Est-ce qu’il y a quelque chose à coudre ? », « Est-ce qu’il y a quelque chose à tresser ? »

En moins de deux semaines, Otto était redevenu aussi proche de son père qu’il l’avait été dans son enfance. L’image qu’il s’était faite de lui, quand il était encore immature, n’était plus du tout de mise.

Otto commençait à se faire à la maison, à prendre ses marques dans sa vie nouvelle. Chaque jour, désormais, il se levait tôt, avec les idées claires, sans gueule de bois. Il ne prenait plus de substances nocives, qu’il s’agisse d’alcool ou de drogue, bien qu’il en eût bougrement envie parfois, mais pas au point de faire ce qu’il fallait pour en obtenir.

Mais ce qui lui manquait, c’était ses amis. Il pensait à eux tous les soirs. Il décida que, s’il arrivait à vendre son premier lot de sacs, il irait passer une nuit avec le Vieux, pour apaiser sa nostalgie.

« Celui-ci est très bien, vous savez, taokè33. Entièrement fait main. Le fait main, les farangs aiment ça.

– J’en veux pas. Ma boutique vend aux Thaïs seulement.

– …

– Pourquoi vous vous servez pas d’une machine à coudre ? Ça aurait l’air plus régulier.

– …

– Le fait main n’est plus à la mode.

– …

– Je peux pas. Si je les prenais, j’en vendrais pas.

– … »

Boutique après boutique, on lui refusa ses sacs. Tous ses espoirs s’envolaient un à un. Il n’irait pas passer du bon temps chez le Vieux. Sa belle-mère n’aurait pas d’argent pour sa nourriture. Il avait pensé qu’il reviendrait à la maison riche et qu’ainsi, son père serait fier de lui, et voilà qu’il rentrait avec ses foutus sacs, la queue entre les jambes. Il ne savait que faire, maintenant qu’il avait découpé tout son cuir pour en faire des sacs du même modèle.

Mais ce qui lui fit le plus mal, ce fut le patron de boutique qui lui avait demandé : « D’où sortez-vous, jeune homme ? »

De retour à la maison, il s’enferma dans sa chambre en silence, honteux, ne voulant voir personne, craignant d’être interrogé sur l’échec qu’il avait subi toute la journée.

Même quand vint l’obscurité, il resta assis dans son lit, ses yeux refusant de se fermer, car il s’inquiétait pour l’avenir. Désormais, l’argent à investir était envolé et ne lui restaient en poche que quelques bahts. Il n’avait aucun moyen de faire marche arrière pour entreprendre autre chose.

Il se compara à Thaï, qui voulait ouvrir son restaurant. La dernière fois qu’il était venu les voir à Pattaya, il avait un projet, un plan précis, il avait su attendre le bon moment, mais lui n’avait rien eu de tel en tête. Si seulement il avait étudié la situation avant de se mettre au travail !

Il était parti du principe que ce qui s’était vendu auparavant continuerait à se vendre, mais il ne s’était pas douté qu’ici, c’était un tout autre endroit et que les clients étaient différents.

C’était bien fait pour sa gueule de s’entendre demander : « D’où sortez-vous, jeune homme ? »

Le lendemain matin, Otto décida d’aller voir le Vieux. Il voulait consulter son ami pour savoir que faire du lot de sacs dont il avait été si fier et qui, désormais, était devenu un fardeau.

En chemin vers la maison du Vieux, il eut l’impression d’être surveillé en permanence. Des gens le croisaient et se retournaient pour le regarder. Parfois ils le dévisageaient, comme un objet de suspicion, comme s’il venait d’un endroit du monde inconnu.

Les gens, derrière leurs regards insistants, allaient peut-être jusqu’à se demander : « Est-ce que c’est au moins un être humain ? »

En fait, Otto avait l’habitude d’être dévisagé ainsi, comme il l’avait encore été la veille, mais il n’y prêtait pas attention, il ne s’intéressait qu’à ce qu’il avait à faire. Parfois, cela l’amusait d’être le centre d’intérêt. Mais aujourd’hui, il avait peur. Sa confiance en lui avait disparu depuis la veille ; aussi les coups d’œil et regards appuyés le pénétraientils jusqu’à la moelle.

Ce n’est que lorsqu’il se retrouva devant la maison du Vieux qu’il se sentit mieux. Au moins, il avait un ami de la même espèce que lui.

« Eh, depuis quand tu t’es coupé les tifs ? s’écria Otto, abasourdi.

– Il fait chaud. T’as pas chaud, toi ? »

Le Vieux se mit à rire comme à son habitude.

Il avait l’air beaucoup plus jeune. Ses cheveux étaient coupés court, il avait rasé moustache et barbe, il avait l’air propre. Il ne lui restait rien du hippie de naguère.

Quand on passait la clôture de la maison du Vieux, on tombait dans un fouillis de plantes de toutes sortes, des manguiers jusqu’à l’herbe tropicale.

« Qu’est-ce que tu fais maintenant ? demanda Otto à son ami.

– J’arrose les plantes.

– Connard ! »

Le Vieux rit. Il se pencha pour attraper le tuyau d’où l’eau s’échappait et se remit à arroser.

« C’est vrai, tu sais. Ma mère m’a embauché pour quarante bahts par jour », insista le Vieux avant de se remettre à rire. Otto lui aussi était amusé. Il ne riait pas de ce que le Vieux racontait, mais il riait du rire du Vieux, qu’il n’avait pas entendu depuis longtemps.

Puis une pensée lui traversa l’esprit : « T’es pas en train de fumer un joint, par hasard ?

– Pourquoi ? Oh, t’es venu en chercher, c’est ça ?

– Non. J’ai pas fumé une seule fois depuis que je suis rentré. Pas une fois.

– C’est bon, ça. Comme ça, l’herbe sera pas chère. Si on en fumait des tas, le prix augmenterait, dit le Vieux, improvisant au fur et à mesure. Alors qu’est-ce que tu fais maintenant ? Me dis pas que tu me regardes arroser les plantes. »

Sa question était sérieuse.

« Je fabrique des sacs. »

Le Vieux hocha la tête. « Ça se vend bien ?

– Un putain de désastre, oui ! J’ai pas été foutu d’en vendre un seul. Je suis venu te demander ce que je devais en faire.

– Oh, je vois, sinon tu serais pas venu me voir, c’est ça ?

– Enfoiré ! jura Otto, se sentant déprécié. Je pensais déjà venir hier. Je m’étais dit que j’allais vendre les sacs et que je viendrais te voir pour t’inviter à nous saouler ensemble. Mais, va te faire foutre, j’ai dû rentrer chez moi sans un rond », dit-il, puis il éclata de rire, comme pour expulser sa frustration.

Le Vieux resta silencieux un moment. Il pensait à Patpong. Il n’était pas sûr que les sacs se vendraient, mais ce qui était sûr, c’était qu’Otto ne voudrait pas y aller. « Fais ça : emporte-les à la boutique de Jâ et arrange-toi pour qu’il les vende pour toi.

– Quel Jâ ?

– Jâ, notre Jâ. Tu te souviens pas de lui ?

– Comment ça ? Je croyais qu’il était parti à l’étranger.

– Ça fait plus d’un mois qu’il est de retour. Il a ouvert une boutique qui vend des chemises de cowboys près du Scala Theater. Un jour, je suis allé voir un film et je suis tombé sur lui. Il m’a demandé de tes nouvelles. Samlî et P’tit Hip sont en train d’ouvrir une boutique au Lido. Si leur boutique est prête, tu peux leur laisser d’autres sacs, aussi. »

Otto tomba des nues en apprenant toutes ces nouvelles.

« Et dire que je suis resté chez moi tout ce temps », dit-il comme s’il s’en sentait coupable.

Il était un peu plus optimiste à présent. Au moins ses sacs seraient exposés dans les boutiques de ses amis. Mais ce n’était pas uniquement la perspective de vendre ses sacs qui le réjouissait : il était absolument ravi que ses amis ne se fussent pas dispersés tous azimuts. Désormais, même s’il n’avait rien à faire, il y avait encore des endroits où ils pouvaient se retrouver et papoter.

« T’es libre, aujourd’hui ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

– Ça se pourrait. » Le Vieux finit d’arroser les plantes, ferma le robinet, rangea le tuyau d’arrosage, puis s’en alla dans la maison. Otto le suivit à l’intérieur. Il vit la mère du Vieux endormie dans le salon, sur un lit en bois fait de grosses planches luisantes.

La mère se levait tous les jours avant l’aube, préparait le petit-déjeuner pour ses enfants avant qu’ils partissent travailler, s’occupait d’eux jusqu’à ce qu’ils quittassent la maison et puis faisait un somme et se réveillait d’ordinaire un peu avant midi. À présent, elle avait le Vieux pour lui tenir compagnie. Celui-ci conduisit Otto dans sa chambre, à l’étage.

« Je vais me doucher pour commencer. Y’a de l’herbe dans le tiroir », dit-il et, sans plus prêter attention, il prit une serviette de bain et sortit de la chambre, comme pour dire : Je t’ai dit où c’était. Tu te sers ou pas, c’est comme tu veux.

Quand il en eut terminé avec sa toilette, il revint dans la chambre, qui était saturée de fumée, aussi brancha-t-il le ventilateur pour faire partir l’odeur, puis il chercha une chemise et un pantalon à se mettre.

« Allons-y. »

Il fit un signe de tête, débrancha le ventilateur puis conduisit Otto au bas des marches. Sa mère dormait encore.

« Mère, hé, Mère, appela le Vieux à voix basse.

– Mmm ? »

Elle ouvrit les yeux. En voyant Otto, elle se dressa sur son séant.

« Bonjour, madame. » Otto la salua d’une inclination du buste, les mains jointes devant son menton. « Bonjour, dit-elle en retournant le salut d’un hochement de tête assorti d’un sourire.

– Je vais sortir avec mon ami, d’accord ? dit le Vieux comme pour demander la permission.

– Vous vous souvenez de moi, madame ? lui demanda Otto.

– Otto, n’est-ce pas ? répondit-elle, comme si elle avait appris son nom par cœur.

– Alors, Mère ? Je peux ? plaida le Vieux.

– Où allez-vous ? » Il y avait de l’inquiétude dans sa voix.

« Vendre mes sacs, répondit Otto.

– Alors, j’y vais, n’est-ce pas, Mère ? Vous n’avez pas besoin de m’attendre.

– Fais attention sur la route.

– Oui, Mère », promit le Vieux, puis il fit signe à Otto, qui prit congé de la mère.

Une fois hors de vue, le Vieux redevint ce bon vieux Vieux de toujours, aussi grossier qu’une bouse d’hippopotame. Parmi ses amis, rares étaient ceux qui l’avaient vu en présence de sa mère. Ce n’était que la seconde fois qu’Otto y assistait. Personne n’aurait pu croire qu’il se comportât ainsi. Ils riaient tous quand ils l’entendaient raconter et trouvaient ça foutrement drôle. Il devenait si poli et si doux que c’en était incroyable, puisque, à l’époque où il allait à l’école, il injuriait les instits – ce qui était plus crédible venant de lui. La première fois, Otto avait demandé au Vieux pourquoi il était si poli chez lui.

« Mes vieux sont de vieux aristocrates », avait dit le Vieux. Il ne riait pas et ne semblait pas tendu, Otto n’avait donc pas su s’il plaisantait ou non.

Il était près de midi quand ils arrivèrent à la boutique Saloon, au premier étage du Scala Theater. Comme elle était à l’entrée de l’allée adjacente au cinéma, elle était plutôt sombre, même à cette heure, la lumière n’entrant que d’un côté, à travers la cage d’escalier à l’arrière de la salle.

La boutique était décorée simplement avec du bois d’arbre à pluie pour les présentoirs et le comptoir, sur lequel étaient exposés des articles en argent. Le bois avait été teint d’une couleur sombre pour cacher son âge et portait par endroits des traces de suie et de brûlures. Au premier coup d’œil, on aurait dit du travail d’amateur, mais un examen plus attentif montrait que c’était tout à fait délibéré. Même les cintres – des manches de houes liés avec du chanvre de Manille dont les rangées couraient des deux côtés de la boutique – avaient été confectionnés avec recherche.

La boutique ne vendait pas d’alcool, contrairement à ce que laissait penser son nom, mais quand Otto arriva à l’étage, il se rendit compte que la pièce avait bien l’apparence d’un saloon. Il y avait des bouteilles vides d’alcools thaïs et étrangers partout, jusque sur le lit du propriétaire. Si le mot « saloon » avait quelque chose à voir avec la boutique, cela devait être parce que son propriétaire aimait boire.

« Hé, réveille-toi ! » dit le Vieux au corps qui gisait à plat ventre sur le lit parmi des oreillers et une couverture en désordre. À la tête du lit, une étagère avec quelques livres, mais sur le plancher et même sur le lit se trouvaient beaucoup d’autres volumes que leur propriétaire n’avait pas pris la peine de remettre en place. « Réveille-toi ! Réveilletoi ! répéta le Vieux quand il vit que le corps ne bougeait pas d’un poil. Hé, debout ! »

Il dut le secouer pour obtenir une réaction.

« Mmm, ouais, ouais, grogna le corps, trop paresseux pour ouvrir un œil.

– Laisse-le dormir, dit Otto au Vieux.

– Hé, réveille-toi ! » Le Vieux insista, criant et secouant jusqu’à ce que le corps en question n’en puisse plus et ouvre les yeux.

« Pourquoi tu viens si tôt, le matin ? finit par demander Jâ. Hé ! Otto !

– T’as dormi, la nuit dernière ? s’enquit Otto.

– Pas du tout. Je me suis couché ce matin, plutôt. » Jâ fit résonner son rire clair habituel, puis farfouilla pour trouver une cigarette, qu’il alluma. « Ça va, toi ? demanda-t-il à Otto.

– Couci-couça, répondit Otto.

– Il t’a apporté des sacs pour que tu les vendes, dit le Vieux.

– OK, quelle sorte de sacs ? demanda Jâ.

– Des antiquités. Là. Ce lot-là. »

Jâ sourit, se leva et se dirigea vers les sacs, s’assit et réfléchit un moment puis alla se faire un café.

« Café ? leur proposa-t-il.

– Non merci. Je me suis déjà brossé les dents », s’excusa le Vieux. Jâ rigola.

« Connard ! dit-il au Vieux, puis il chantonna : C’est bon, tu sais, le café avant le dentifrice. Si t’essayes pas, tu sais pas.

– Je te critiquais pas », dit le Vieux avec un sourire.

Otto remarqua que Jâ n’avait pas changé d’un poil, ni dans sa façon de parler ni dans son apparence.

« Combien le sac ? demanda Jâ après avoir bu une première gorgée.

– Sept mille. » Le Vieux rit. « Les musées vont se les arracher, tu sais.

– C’est donné, répliqua aussitôt Jâ. Douze mille, ce serait mieux.

– Tu crois qu’ils se vendraient pour quatre cent ? demanda Otto à Jâ pour avoir son opinion.

– Combien tu les vendais, avant ?

– À ce prix-là, à Pattaya.

– Bon. Alors accrochons-les et essayons, pour voir. » Puis il cria en direction de l’étage inférieur. « Dé ! Dé ! »

Au bout d’un instant, Dé montra son visage, celui d’un jeune homme.

« Qu’est-ce qu’il y a, Jâ ?

– Prends ces sacs et va les accrocher devant la boutique avec une étiquette : quatre cents chacun. »

Pas plus compliqué que ça. Dé se dépêcha d’attraper les sacs et descendit parce qu’il n’y avait personne pour garder la boutique. Otto se sentit mieux. Ce n’était plus duraille comme la veille.

« Je crois que tu devrais les faire en toile, suggéra Jâ, ou même avec du tissu pour sarong. »

Il prit un livre sur l’étagère, l’ouvrit à une page marquée et le montra à Otto, qui s’en empara. Depuis qu’il fabriquait des sacs, il n’avait jamais rien vu de tel.

« Celui-ci, dit Jâ en montrant un modèle du doigt. Ça vaut le coup. Tu le fais en cuir, avec quelques points fantaisie à la main et le reste à la machine. Tu gagneras du temps. Tu devrais le faire. Je suis sûr et certain que ça se vendrait. »

Otto se décida. Jâ avait raison, selon lui. En outre, il faisait confiance à son sens des affaires. Quand Jâ décidait de vendre quelque chose, ça se vendait toujours, comme la fois où il avait teint des chemises : il avait fait un malheur. Mais il restait un petit problème. « J’ai pas d’argent, confessa Otto.

– T’as de la force ? demanda Jâ.

– Arrête tes conneries.

– Bon, alors, faisons ça ensemble », offrit Jâ.

Le contrat de travail de Jâ et Otto prit forme et fut baptisé avec ce qui restait d’alcool dans la chambre. Plusieurs experts étaient requis pour examiner les termes du contrat afin de s’assurer de son équité pour les deux parties, et que chacune pût avoir confiance en l’autre. Aussi se mirent-ils en quête des dits experts et ce fut là que les choses se compliquèrent. Samlî, P’tit Hip et leurs amis qui étaient venus pour aider à décorer la boutique étaient au Lido.

En début de soirée, le nombre de ceux qui prirent connaissance du contrat s’accrut. Certains étaient venus après le travail, d’autres sans prendre rendez-vous. Quand ils se joignirent au cercle des juristes, ils se mirent chacun en devoir de vérifier les termes du contrat et cela se poursuivit jusque tard dans la nuit, le groupe se déplaçant d’un endroit à un autre, et il ne semblait pas que le contrat serait finalisé avant longtemps.

Jusqu’à ce qu’ils rentrassent tous se coucher au Saloon, employeur comme employés. Et certains des experts n’étaient plus en état de regagner leur domicile, aussi s’empilèrent-ils tous à l’étage.

Parmi eux se trouvait Chouanchoua. Ce fut cette nuit-là qu’Otto fit sa connaissance.

Si la nouvelle vie dans laquelle Otto s’embarquait le trouvait incapable de planifier les choses correctement – ce qui lui avait fait perdre son capital de départ –, le bon côté, c’était qu’elle lui avait fait rencontrer davantage de gens comme lui.

Cette nuit-là, ce fut la première fois qu’il s’amusa pleinement depuis Pattaya. Bien que ce ne fût pas ses vieux amis avec qui il avait long-temps partagé repas et matelas, c’était des potes qui s’étaient déjà rencontrés et qui se connaissaient suffisamment. Après avoir discuté avec eux un moment, on avait l’impression de les connaître depuis toujours, comme si on avait été amis dans une vie antérieure. Cette nuit-là, ce groupe marqua le début d’une ère nouvelle pour Otto : le lendemain, il quitta la maison de son père, son sac sur l’épaule, pour s’installer à l’étage du Saloon.

Pour entrer dans l’ère Scala.

Otto inaugura cette ère en se faisant couper les cheveux et raser barbe et moustache, révélant ainsi son vrai visage. Au début, quand il se vit dans un miroir, il eut du mal à supporter son reflet, mais quand il marchait dans les rues, personne ne faisait attention à lui, ce qui, en convint-il, n’était pas un mal. Aucun de ses nouveaux amis n’avait les cheveux longs. Aucun n’avait envie de s’habiller dans ce qu’il est convenu d’appeler le style hippie. Certes, ils portaient parfois des bijoux et autres colifichets, mais juste assez pour avoir fière allure, pas avec outrance, comme Otto. Certains d’entre eux travaillaient et portaient des chemises à manches longues et des cravates qui leur donnaient l’air respectable. Il était difficile de croire qu’ils étaient de la même espèce, mais quand ils dénouaient leurs cravates pour laisser l’alcool couler librement dans leur gosier, leur vraie nature se dévoilait. Certains travaillaient dans une compagnie aérienne, d’autres vendaient des voitures ; certains étaient dans la publicité et d’autres, fonctionnaires.

Ils avaient dépassé le stade où, quand on est jeune, on cherche à se distinguer par sa tenue. Mais ils n’avaient pas dépassé celui de l’abîme du plaisir. Une fois éméchés, ils se charriaient, non moins joyeux drilles que ceux de Pattaya. Certains se contentaient de boire, d’autre de fumer. Quand ils planaient, ils remettaient leur cravate d’aplomb, prenaient congé de la compagnie et rentraient chez eux pour dormir et regagner des forces pour la journée de travail du lendemain.

L’étage supérieur de la boutique était comme un club où les amis venaient se détendre une fois libérés des contraintes du boulot. Jâ avait beaucoup d’amis et tous ceux qui venaient le voir à la boutique devenaient par la suite des potes d’Otto.

Au début, Otto lui-même était décidé à commencer une nouvelle vie et il essaya d’éviter les produits toxiques, mais quand il vint s’asseoir avec cette bande et qu’il s’en fit des amis, comme il aimait s’amuser et qu’il aimait ses amis, il devait se trouver des raisons d’être heureux comme auparavant. Il les suivait partout où ils allaient : comment aurait-il pu rester assis, terne et crispé ? Aussi entrait-il chaque fois dans la bataille sans que personne l’y obligeât.

« Picole pas quand tu travailles », fut tout ce que Jâ exigea de lui.

Jâ lança leur entreprise en avançant tout le capital, se procura une vieille machine à coudre près de Klong Tom, alla à Sampeng acheter du tissu, du cuir et des outils, puis se chargea aussi d’une partie du travail.

Au début, Jâ entreprit d’aider Otto à temps complet, dessinant les modèles, faisant marcher la machine à coudre, lui apprenant en même temps à s’en servir au lieu de perdre du temps à coudre à la main. Très vite, Otto commença à l’utiliser avec habileté. Le résultat obtenu devint plus soigné et plus rapide, mais jamais assez pour répondre à la demande. Aussi Jâ réembaucha-t-il d’anciens assistants qui avaient travaillé pour lui avant son séjour aux États-Unis, puis il laissa Otto superviser la confection de sacs tandis que lui entreprenait d’autres travaux.

Le stock de vieux vêtements que Jâ avait fait venir par bateau diminuait peu à peu. Il attendait les articles que son grand frère devait envoyer, mais ceux-ci tardaient à se matérialiser. Aussi décida-t-il de les faire lui-même en demandant à sa petite amie, qui était en dernière année dans une université près de Tha Chang, de lui trouver un confectionneur. Jâ fournit celui-ci en échantillons à imiter et les nouvelles chemises se vendirent moins cher que les vieux vêtements importés.

Cela fait, Jâ se mit à la fabrication de ceintures de style cowboy en embauchant un ami qui savait les faire et qui devint ainsi connu sous le sobriquet de « Toy Belt ». Jâ savait comment bien gagner sa vie, et l’argent affluait, mais, en même temps, il était incroyablement irresponsable en termes de dépenses et sa petite amie venait souvent s’en plaindre à Otto.

Samlî et P’tit Hip ouvrirent leur boutique au Lido. La plupart des vêtements vendus dans la boutique provenaient du marché du weekend sur l’Esplanade royale. Ils vendaient aussi des t-shirts qu’ils avaient eux-mêmes sérigraphiés et proposaient également des fringues venant de la boutique de Jâ, sur la vente desquels ils prenaient un pourcentage qui contribuait au paiement du loyer de la boutique.

Le Cinzano était une pièce étroite sans salle de bains ni endroit pour dormir. Dans la soirée, ils fermaient boutique et retournaient chez eux, mais rares étaient les nuits où ils y arrivaient : trop saouls pour rentrer, ils dormaient dans la boutique de Jâ.

Les deux boutiques devaient avoir un fort pouvoir d’attraction. Les amis y venaient, s’y regroupaient et bavardaient toute la soirée durant. Les jours où ils faisaient de bonnes ventes, ils s’amusaient pour de bon et faisaient la tournée des lieux de vie nocturne. Certains soirs, en fin de mois, quand ils n’avaient pas suffisamment d’argent, ils ouvraient l’accès au toit-terrasse de la boutique de Jâ, allumaient une lanterne, formaient un cercle autour de la lumière, et fumaient et buvaient ou contemplaient les étoiles jusque tard dans la nuit.

Ils ne se demandaient jamais pourquoi ils n’allaient pas se coucher comme tout le monde, ni comment il se faisait que le soir, après le travail, ils ne pratiquaient pas de sport – tennis ou ping-pong, par exemple – ou pourquoi ils tenaient tant à se ruiner la santé de la sorte.

Certains de leurs amis se sentaient tiraillés entre le divertissement de l’âme et le bien-être du corps. Ce dernier, fatigué par le travail, ne demandait qu’à se reposer, mais l’âme voulait évacuer la tension accumulée. Ainsi, corps et âme se querellaient :

« Hé, ça suffit ! Demain, tu dois aller bosser, se plaignait le corps.

– Attends, y’a rien qui presse, je ne suis pas encore saoule », plaidait l’âme.

Si le lendemain était un jour ouvrable, être un peu éméché faisait l’affaire. Si le lendemain était un jour férié, alors là, attention les dégâts !

Otto s’amusait bien dans cet endroit, mais il s’efforçait de ne pas trop s’amuser, comme par le passé. L’expérience lui avait appris à compter avec les coups du sort. À supposer que Jâ décidât de fermer boutique, il aurait suffisamment d’argent pour se mettre à son compte. C’était une leçon qu’il avait retenue de Pattaya.

Même si cette pensée le faisait paraître plus adulte, quand il fut question de la mettre en pratique, il joua l’enfant. Il n’osa pas mettre son argent à la banque, craignant que le montant sur son compte ne le tentât trop. Aussi demanda-t-il à son père de garder l’argent pour lui.

Ce dernier n’était plus inquiet. Otto n’était pas loin ; il pouvait le voir souvent. Pour autant qu’il pût s’en rendre compte, les amis de son fils semblaient plus normaux que son ancienne bande. Chaque fois qu’il allait voir Otto, il était satisfait. Il pouvait voir que, même s’il n’avait pas terminé ses études, il était capable de se maintenir à flot et de prendre soin de lui.

Otto savait pertinemment que son père n’était plus inquiet à son sujet ; en effet, quand il venait le voir, il ne lui demandait plus ce qu’il comptait faire dans l’avenir. Et, en ce qui le concernait, il n’était plus inquiet pour lui-même comme à son retour de Pattaya. Mais il s’inquiétait pour quelqu’un d’autre.

Pour Jâ.

Si Jâ avait été un homme d’affaires comme les autres, il serait un jeune homme plutôt prospère, mais, évidemment, Jâ était loin d’être ce genre de personne. Ses articles se vendaient bien, cependant le loyer était rarement payé dans les temps, l’argent servant à d’autres fins. Chaque fois qu’ils en discutaient, Jâ répondait : « Je sais ce que je fais. »

Aussi n’y avait-il rien qu’Otto pût dire pour mettre en garde son ami. Plus le temps passait, plus il y avait d’amis. Une fois, il avait tenté d’évaluer le nombre de personnes présentes et était arrivé à plus d’une trentaine, toutes avides de se défoncer d’une façon ou d’une autre et, quand elles venaient à la boutique, elles n’étaient jamais déçues.

Jâ aimait ses amis. Pour eux, il donnait sans compter. L’argent ne l’intéressait pas. Le plus important, c’était que ses amis fussent satisfaits.

Mais la chance du groupe d’amis ne dura pas une année avant de tourner. Et ce fut une bonne chose, au demeurant, car autrement ils auraient dû travailler dur pendant longtemps juste pour nourrir la horde des potes et autres copains.

Quand la petite amie de Jâ eut fini ses études et projeta d’aller les poursuivre à l’étranger, ils se marièrent et s’envolèrent pour les États-Unis.

Avant de partir, Jâ vendit tout au prix le plus bas, même son appareil photo, son agrandisseur, son équipement stéréo et des tas d’autres choses. Ses amis achetèrent tout pour trois fois rien.

Beaucoup pensaient que Jâ souhaitait s’éloigner de ses amis pour prendre un nouveau départ : s’il était resté dans les parages, il aurait subi perte sur perte.

Mais Otto n’était pas de cet avis. Pour lui, quand Jâ était revenu la fois précédente, c’était dans l’intention de repartir avec sa petite amie. Quant à la boutique, il l’avait ouverte pour tuer le temps, pour s’amuser avec ses amis, pour avoir de l’argent à dépenser en alcool sans avoir à ennuyer personne.

« Je sais ce que je fais. »

Otto comprenait à présent ce que son ami avait voulu dire, et il ne pouvait s’empêcher de l’admirer.

Jâ parti, le Saloon fut déserté. Personne n’osait louer l’endroit, le loyer étant trop élevé pour eux tous, même pour Otto, qui avait une connaissance plus intime de son fonctionnement que n’importe qui d’autre, mais qui dut pourtant l’abandonner.

« Alors, tu es revenu chez toi une fois de plus ? » demanda Thaï quand Otto eut fini de raconter son histoire.

Otto remplit son verre. Combien il en avait bu, il ne s’en souvenait pas. Il le porta à ses lèvres, but une gorgée et ajouta du soda.

« Tu crois que je suis rentré ? demanda-t-il.

– Je ne crois pas, non », devina Thaï.

Otto sourit à la réponse de son ami.

« Tout comme toi, n’est-ce pas ?

– Je sais pas. Je dirais que, si tu te barres de chez toi quand t’es gosse, rentrer chez toi ensuite, c’est difficile.

– Va dire ça à ton vieux.

– Et toi, au tien ! »

Puis tous les deux s’esclaffèrent.

« Alors t’es allé où ? demanda Thaï.

– Au Cinzano.

– Quoi ! Tu disais tout à l’heure qu’il y avait pas d’endroit où dormir là-bas.

– Je couchais pas là-bas, mais c’est là que je travaillais. Avant de partir, Jâ m’a donné la machine à coudre. Il m’a demandé de pas la vendre, mais de m’en servir. Alors j’ai emporté les sacs que je faisais avec lui dans cette autre boutique. P’tit Hip a vu que j’avais pas d’endroit où crécher, alors il m’a offert d’aller chez lui. À l’époque, c’était un foutu boxon, comme après une descente de flics. Dès que le Saloon a fait faillite, tout le monde a essayé de se trouver un nouvel endroit. La plupart sont allés à la boutique du Lido, ils se sont tous rassemblés…

– Et le Vieux, alors ?

– Le Vieux n’était pas dans le coup. Il passait de temps en temps sur son chopper. À l’époque, on a entendu dire qu’il était parti à Koh Samet. Un jour, je suis allé le voir une fois là-bas. Je te raconterai…

– C’était quoi, son problème ? » Thaï voulait tout savoir tout de suite de ce qu’il était advenu du Vieux.

« Rien. Ça n’avait rien à voir avec lui. Ça concernait un autre de mes amis – c’est là-bas que je l’ai rencontré. Ce salaud était fa-bu-leux ! » Otto accentua le mot de manière significative.

« Qui ça ?

– Tu l’as pas connu, mais je te garantis qu’il était aussi fabuleux que le Vieux. » Otto alluma une cigarette et reprit : « Il est venu pour me faire sortir de l’hôpital, imagine un peu.

– Pourquoi t’étais à l’hôpital ? demanda Thaï, choqué.

– J’étais tombé d’un appart. » Otto rit. « C’est une longue histoire… Je vais te raconter. » Il prit une autre gorgée avant de se lancer dans son récit : « J’étais allé vivre avec P’tit Hip dans un appart de Bon Kai. C’était un putain de lieu de rencontre, tu vois ? On l’appelait Tortilla Flat. Quand le soir tombait, dans la boutique, y’avait des tas de types. J’ai aucune idée d’où ils sortaient. Parfois, c’était même pas encore le soir, ces branleurs venaient quand même, assis à bavasser dans le couloir, au premier étage du cinéma. Un monde de dingues. Ils en avaient rien à foutre de la boutique. Imagine un peu : qui aurait osé entrer pour acheter quelque chose ? Surtout les femmes. Je savais pas quoi dire. Tous des amis, n’est-ce pas ? Alors, bas les pattes. Bon, ceux qui étaient trop pétés pour rentrer chez eux dormaient dans l’appart. Et c’était comme ça tous les jours. Quand mon vieux est arrivé et qu’il a vu ça, il a dit : “Comment peuvent-ils vendre quoi que ce soit ?” C’est pas facile de survivre en vendant dans une seule boutique ; il faut se débrouiller pour avoir d’autres points de vente. L’argent, c’était pas un problème, on s’entraidait. Quand quelqu’un en avait, il payait…

– Mais la plupart n’avaient pas grand-chose, pas vrai ? l’interrompit Thaï.

– Pas grand-chose, mon cul ! Rien, oui ! On était tous fauchés. Et quand y’avait un peu de fric, on le buvait en un rien de temps. » Otto le regarda fixement comme s’il le soupçonnait de mettre sa parole en doute. « Un jour, on a décidé d’aller rendre visite au Vieux. Il nous manquait. Mais en fait, c’était pas vrai… » Otto rit. « Ces fils de pute voulaient juste aller fumer de l’herbe au bord de la mer.

– C’est bien c’que je pensais. » Thaï s’alluma un joint et tira une taffe.

« On planait comme des cerfs-volants, hasch et gnôle. P’tit Hip peut pas boire, il carbure qu’à l’herbe. Quand on vit à Bangkok, c’est pas facile d’en fumer. Cet enfoiré était tellement défoncé qu’il pouvait aller nulle part. Il restait allongé, les yeux mi-clos, contre le tronc d’un amandier dans un coin de la plage. Mes gus descendaient mon carburant sans discontinuer. Et puis, il y avait ce mec, Shane, complètement paf, lui aussi. Il est tombé sur P’tit Hip et s’est mis à tchatcher avec lui. Comment pouvaient-ils se comprendre ? Il a vu que P’tit Hip était complètement défoncé, alors il est allé acheter des fruits, ananas et pastèque, pour les lui filer et, quand il est allé mieux, ils se sont mis à causer. À l’époque, je savais pas ce que Shane faisait. Il avait dit être venu seul, pour se reposer, et c’est comme ça qu’on s’est connus. Mais j’ai bien vu qu’il était saoul. Il était pas du tout venu pour se reposer : il était venu pour en faire voir de toutes les couleurs à son corps. » Otto s’arrêta quand Thaï lui tendit le joint, qu’il prit volontiers. « Si les gens nous voient comme ça, qu’est-ce qu’ils vont penser ?

– Penser de quoi ?

– T’as déjà vu quelqu’un qui fume deux cigarettes en même temps ? »

Otto tira quelques taffes puis repassa le joint à Thaï et but un peu de whisky pour s’éclaircir la voix et faire partir le goût.

« Le lendemain, il est parti. Il a dit qu’il avait du boulot. Bon, eh bien qu’il y aille. Je pensais pas que je le reverrais. Chacun part de son côté, c’est normal. C’est pas pasqu’on se saoule ensemble qu’on doit s’attacher – mais ça s’est passé autrement. Ce foutu P’tit Hip est retombé sur lui, incroyable, non ? À la librairie Duang Kamol. P’tit Hip m’a dit que l’enfoiré l’a vu et l’a montré du doigt. Et P’tit Hip l’a montré du doigt à son tour. Ils se rappelaient pas le nom l’un de l’autre. »

Otto rit. Thaï imaginait parfaitement la scène.

« Merde, ça faisait des mois, qui s’en serait souvenu ? Quoi qu’il en soit, P’tit Hip l’a invité à venir dans sa boutique. C’est là que ça s’est gâté. Dès qu’il a rencontré la bande, il a scotché, mon vieux, t’aurais pas pu le sortir de là. Ils l’ont même emmené avec eux à l’appart. L’enfoiré n’avait que les vêtements qu’il portait, et il est resté quatre jours. Le matin, il a pris de l’argent et il est allé acheter de la gnôle et de quoi bouffer. Le soir, quand ses vêtements étaient secs, il les remettait pour sortir. Ils commençaient à la bière et puis, une chose en entraînant une autre, Siam Square et puis Patpong, et puis ils terminaient par Thermae sur Sukhumvit. À l’aube, quand les bonzes étaient dehors pour leur collecte de nourriture, ils rentraient à l’appart. Et ça a été comme ça pendant quatre jours et quatre nuits, mon vieux ! Cet enfoiré de Shane était le seul à payer, tu sais, il dépensait l’argent comme si c’était plus à la mode. Ce qu’il voulait, il l’obtenait. Ce qu’il avait jamais mangé, il le commandait. Le dernier jour, il a dit qu’il avait du travail, qu’il devait s’en aller…

– Quel genre de travail faisait-il ? s’étonna Thaï.

– Je savais pas. À l’époque, personne savait. Personne lui avait demandé. On a vu qu’il avait du fric, on a pas osé demander, on avait peur.

– Peur de quoi ? » Thaï dévisagea Otto.

« Peur que cet enfoiré nous dise qu’il avait braqué une banque, ou quelque chose comme ça. » Otto rit. Il savait que la marijuana commençait à faire son effet, alors il leva son verre pour s’arroser la gorge.

« Alors, qu’est-ce qu’il faisait ? reprit Thaï, impatient.

– Reporter pour une agence de presse japonaise. À l’époque, il couvrait les événements du Cambodge. Quand il était pas en mission, il s’arrangeait pour venir nous voir. Pour dire vrai, il fallait qu’il se défonce. La vie de cet enfoiré était risquée, tu comprends ?

– Et comment ! Il savait pas à quel moment il se prendrait une balle perdue, c’est ça ?

– Mais il était bien payé. Et suppose qu’il meure, il aurait rien pu faire de son fric. Il l’aurait économisé pour rien. Alors, cet enfoiré saisissait la moindre occasion pour venir nous voir.

– Et vous l’aidiez à dépenser son fric… ajouta Thaï.

– Exactement ! » Otto sourit puis ajouta : « Dépenser du fric, c’est jouissif, tu sais, mais en gagner, c’est foutrement moins drôle. Pas vrai ? »

Thaï sourit en guise de réponse.

« Shane devait aimer ça, sinon pourquoi il serait venu se joindre à nous ? À mon avis, quand il était avec les autres reporters, il devait se tenir à carreau, ça l’aurait foutu mal s’ils l’avaient vu saoul ou défoncé. Mais quand il était avec nous, il pouvait se mettre à l’envers, personne disait rien. Chaque fois qu’il repartait, il était irrécupérable.

– Et qu’est-ce que tout ça a à voir avec toi tombant d’un appart ? pensa finalement à demander Thaï.

– C’est lié, j’allais y venir.

– Combien d’étages ? demanda Thaï.

– Trois étages, mon vieux… trois étages. » Otto semblait s’en vanter, fier d’avoir affronté un danger que son ami n’avait pas connu.

« Trois étages ! répéta Thaï, incrédule. Et alors, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu t’es cassé un bras, une jambe ou quelque chose ?

– Ben, non. » Otto secoua ses bras puis leva haut son verre. « Tu vois ? Chuis toujours en un seul morceau.

– Comment c’est arrivé ? » Thaï n’arrivait tout simplement pas à imaginer comment on pouvait s’y prendre pour chuter de trois étages juste comme cela.

« Je suis tombé tout seul. » Otto rigola. « Ces putains de flics voulaient pas croire que j’avais fait ça tout seul. Ils pensaient qu’on m’avait poussé. » Il rit de plus belle en resongeant à la scène.

« Non ! J’y vais pas ! »

Otto était coincé, dos au mur.

« Oh que si, tu vas y aller ! » rétorqua Chouanchoua sur un ton à la fois autoritaire et implorant. Il se rapprocha d’Otto, et Samlî de même.

Assis dans un autre coin de la chambre, P’tit Hip observait la scène, riant des pitreries de ses potes. Les deux saisirent Otto par les aisselles et le soulevèrent. Les bras ainsi coincés, Otto ne pouvait plus opposer de résistance et il se laissa traîner au dehors.

C’était la première fois qu’il fuyait devant l’alcool.

Ils avaient fait la bringue depuis la veille au soir, lorsque ses amis s’étaient rassemblés pour accompagner Ratt, qui rentrait à Surat Thani, et, après l’avoir mis dans le train, ils avaient continué jusqu’à leur retour, à tous les quatre, à l’appartement. P’tit Hip, toujours sobre, avait laissé ses amis boire, ce qu’ils avaient fait avec l’assiduité de goules affamées tout droit sorties de l’enfer jusqu’à tomber de stupeur alcoolique et d’extrême fatigue, alors que le ciel commençait à pâlir.

En fin de matinée, lorsque P’tit Hip était sur le point d’ouvrir la boutique, il avait vu ses amis toujours étalés par terre au milieu de la chambre.

Quand ils avaient émergé l’un après l’autre, dans l’après-midi, ils avaient pris une douche pour se remettre en forme et ils avaient été prêts à recommencer. Ensemble, ils avaient transporté de l’alcool dans l’escalier et s’étaient remis à écluser avec enthousiasme. Quand P’tit Hip avait fermé la boutique et qu’il était rentré, le soir venu, le cercle était toujours en pleine effervescence. Personne ne comptait les bouteilles, personne n’avait l’œil sur l’argent englouti, personne ne s’intéressait à rien d’autre qu’à continuer de se cuiter. Même P’tit Hip, pourtant leur ami, était écœuré par le spectacle qu’ils offraient.

Otto commençait à avoir mal à la poitrine, comme si elle était asséchée et craquelée. Où qu’il appuyât, c’était douloureux. Mais il continuait de se forcer à boire pour finir toutes les réserves et pouvoir enfin aller dormir ou les laisser partir. Aussi avait-il fait de son mieux pour les encourager en remplissant leurs verres encore et encore, tournée après tournée.

Mais la situation n’avait pas pris la tournure espérée.

Le dernier verre éclusé, Chouanchoua avait suggéré d’aller « manger de la soupe de riz ».

Otto savait parfaitement ce que « manger de la soupe de riz » voulait dire, aussi s’était-il avoué vaincu et avait-il refusé d’y aller. Il avait tout à fait conscience que son corps ne pouvait plus absorber la moindre goutte d’alcool et que, même s’il buvait davantage, son ébriété ne pourrait s’intensifier, parce qu’elle était tellement mêlée de lassitude qu’elle le rendait tout somnolent, et il n’avait aucune envie d’y ajouter quoi que ce fût.

Mais Chouanchoua et Samlî ne l’avaient pas entendu de cette oreille.

« Lâchez-moi ! Je peux marcher tout seul, s’exclama Otto en se faisant conduire jusqu’au rez-de-chaussée. Montrez-moi du respect, bordel de merde, y’a des gens qui nous regardent. » Les deux autres relâchèrent leur prise.

En un instant, Otto fit demi-tour et se rua dans l’escalier. Les forces lui manquaient, mais il grimpa les marches quatre à quatre, car il savait qu’il devait prendre la fuite, qu’il devait échapper à l’alcool. Épuisé, il devait serrer les dents et tenir bon, la menace lui collait aux talons.

Il s’arrêta sur le palier du deuxième étage, haletant, la gorge sèche, la bouche pâteuse. Il était éreinté comme après un marathon, mais les pas continuaient de se rapprocher. Il savait que, s’il revenait se cacher dans la chambre, ses amis le traîneraient de nouveau jusqu’en bas.

Il chercha frénétiquement un endroit où se cacher. Il vit, derrière le mur extérieur de la cage d’escalier, un auvent juste assez large pour qu’il s’y cachât. Ni une ni deux, il se hissa par-dessus le mur puis se laissa glisser le long de la façade pour se tenir debout sur l’auvent. Les pas de ses amis montaient pesamment. Quand il vit leurs têtes apparaître et disparaître à l’angle de la rampe, il lâcha le rebord et tomba, hors de vue.

« Ousqu’il… a pu partir… aussi foutrement vite ? souffla Chouanchoua.

– Doit être rentré… dans la chambre », répondit Samlî, tout aussi essoufflé.

Tous deux remontèrent difficilement jusqu’à la chambre. P’tit Hip leur ouvrit la porte. Il était manifestement en train de ranger le désordre que ses amis avaient laissé derrière eux. « Vous êtes encore là ?

– Où est Otto ? demanda Chouanchoua en faisant un pas à l’intérieur.

– Ben, il vient juste de descendre avec vous !

– Il est revenu ici, dit Samlî tout en regardant sous le lit et dans l’armoire.

– Il est pas là. Il est pas revenu. Pourquoi je vous mentirais ? » leur dit P’tit Hip.

Mais ils ne voulurent pas le croire. Ils allèrent voir dans la salle de bains, sur le balcon où ils mettaient le linge à sécher, et dans tous les coins possibles. Tels des détectives d’un film de série B.

« Il doit se cacher dehors, suggéra Samlî.

– Je pense qu’il veut vraiment pas y aller. Sinon, vous auriez pas eu à le forcer, fit observer P’tit Hip.

– Je sais qu’il veut pas, c’est pour ça que j’ai insisté, répondit Chouanchoua en riant.

– Oublie ce fils de pute. Allons-y, juste toi et moi », le pressa Samlî. Chouanchoua s’avoua vaincu et le suivit au dehors.

« S’il revient, dis-lui que je serai de retour tard ce soir », dit-il à P’tit Hip par-dessus son épaule.

Ils descendirent en se plaignant tous deux d’être crevés, d’avoir eu à se fader toutes ces marches dans les deux sens et, du coup, ils se mirent à parler d’exercice physique, chose qu’ils avaient cessé de pratiquer après leur dernier cours de gym, en troisième année de secondaire. Depuis lors, leur seule activité physique avait consisté à lever le coude.

Quand ils furent au rez-de-chaussée, ils virent des gens en cercle sur la pelouse devant le bâtiment, juste à côté de la cage d’escalier. Par curiosité, ils allèrent voir. Ils se frayèrent un passage entre les gens et tombèrent sur Otto qui dormait au milieu du cercle, gentiment étalé dans l’herbe.

« Merde ! Ce fils de pute s’est arrangé pour nous échapper et venir dormir ici, murmura Chouanchoua à Samlî. Il nous a roulés, il nous a fait courir comme des dératés. »

Mais Samlî ne partageait pas cet avis. Il releva la tête, regarda l’appartement et n’osa pas poursuivre son raisonnement.

« T’es allé jusque-là, mon salaud ? murmura-t-il pour lui-même.

– Regardez, voilà les deux qui l’ont attrapé et qui l’ont forcé à descendre ! » Quelqu’un dans le groupe montrait Chouanchoua et Samlî du doigt.

Quand Otto revint à lui, il se sentit rudement frais après un si joli somme, mais lorsqu’il ouvrit les yeux et regarda autour de lui…

Mais… c’est un putain d’hôpital !

C’est alors qu’il se rendit compte qu’il était endolori de partout. Il regarda ses jambes. Elles étaient enveloppées comme celles d’une momie et attachées de façon à ce qu’elles ne bougent pas. Sa stupéfaction s’accrut. Comment s’était-il retrouvé là ? Il essaya de se rappeler ce qui s’était passé la veille au soir, mais à partir du moment où ses mains avaient glissé le long du mur, c’était le trou noir.

Je suis tombé de l’auvent !

Son cœur cessa de battre un instant, le temps pour lui de s’inquiéter de l’état de ses os. Ils étaient probablement réduits en miettes : c’était pour ça qu’on l’avait emmailloté de cette façon. Son torse aussi était engoncé dans un étroit plastron. Il se demandait quel genre d’armure le faisait se sentir si oppressé, mais son bon sens lui dit que c’était probablement censé maintenir ses os en place.

Est-ce que je serai capable de remarcher un jour ?

Un élancement soudain le parcourut jusqu’à la nuque et il pria pour que ce ne soit pas aussi grave. Il essaya de remuer ses orteils et, lorsqu’ils bougèrent, il se sentit mieux, quoique pas complètement remis de sa frayeur.

Otto se rendit compte que les conversations dans la pièce avaient cessé. Il regarda autour de lui et vit entrer deux gendarmes, accompagnés d’une infirmière qui les accompagna à son lit, sous le regard des autres patients. Il sut tout de suite de quoi il retournait.

« Je suis venu vous demander comment vous en êtes arrivé à tomber du bâtiment », commença l’un des gendarmes. Il demanda à Otto son nom, son prénom, son âge, son adresse ainsi que sa profession et, quand cela fut fait, l’interrogea sur ce qui s’était passé, se servant des témoignages déjà recueillis. « Certaines personnes ont vu qu’on vous avait forcé à descendre l’escalier, puis que vous aviez remonté les marches en courant, avec deux personnes à vos trousses, et, au bout d’un moment, apparemment, vous êtes tombé. »

Otto devinait où le gendarme voulait en venir.

« C’était mes amis, monsieur, dit-il sincèrement.

– Vous n’avez rien à craindre. Dites-nous seulement la vérité. N’ayez pas peur d’eux, voulut le rassurer le gendarme qui notait ses réponses.

– Ce sont vraiment mes amis, monsieur. Ils m’ont fait descendre pour aller prendre un verre. Quand on est arrivés au rez-de-chaussée, j’ai rusé pour qu’ils me relâchent et je me suis enfui, je suis allé me cacher au-dessus de l’auvent, mais j’ai glissé et je suis tombé. » Il ne précisa pas qu’il était saoul à ce moment-là.

« Et qu’est-ce que ça a de si terrible, d’aller prendre un verre ? demanda de nouveau le premier gendarme, comme s’il avait du mal à y croire.

– C’est terrible ! Quand ils se mettent à boire, ils s’arrêtent plus, confessa Otto avec un sourire.

– Vous êtes sûr qu’il n’y a rien d’autre ?

– Absolument. On est tous amis, répéta-t-il fermement.

– La prochaine fois qu’ils vous invitent à sortir prendre un verre, faites-le-moi savoir : je prendrai votre place », plaisanta l’officier qui prenait des notes.

Quand ils comprirent qu’il n’y avait pas de motifs d’inculpation pour agression ou tentative de meurtre, les gendarmes décidèrent qu’ils n’avaient plus rien à faire là.

« Infirmière, s’il vous plaît ! appela Otto.

– Oui ? » Elle se retourna.

« Est-ce que je suis grièvement blessé ?

– Je ne sais pas, vous demanderez au médecin. » Elle lui tourna le dos et s’en alla, le laissant confus et agité.

Puis Otto pensa à son père. Il ne voulait pas qu’il fût au courant de ce nouvel incident.

Si j’étais allé avec eux, je ne me serais pas retrouvé ici.

Otto se tenait pour responsable, au lieu de rejeter la faute sur ses amis. S’ils n’avaient pas essayé de lui forcer la main et s’ils l’avaient simplement laissé dormir, rien ne se serait passé. Mais il n’envisagea pas les choses sous cet angle. Pas une fois il ne reporta la faute sur ses enfoirés d’amis.

Et puis les visages des enfoirés en question apparurent dans son champ de vision, avec une ribambelle d’autres potes qui vinrent s’agglutiner. Ils souriaient de toutes leurs dents comme si cette affaire était foutrement marrante.

« C’est vraiment une drôle d’idée que t’as eue là, mon vieux ! commença Samlî.

– Mon salaud ! s’écria Otto. Si c’est comme ça que tu le prends, j’aurais dû dire aux flics de t’arrêter. Ils sont partis y’a deux minutes.

– M’arrêter pourquoi ?

– Pour avoir essayé de me tuer, salopard.

– Comment peux-tu dire que j’essayais de te tuer ? C’est toi qui as sauté tout seul, comme un grand. T’avais sommeil, tu voulais simplement aller en écraser en bas, dit Samlî, essayant de se dissimuler derrière un ton désinvolte.

– Des gens ont vu que vous me forciez à descendre et que je me suis précipité dans l’escalier pour vous échapper…

– Je parie que c’est ceux qui nous ont dénoncés, dit Chouanchoua.

– Arrête de faire comme si c’était un film, rétorqua Samlî en riant. C’est pas comme si la mafia t’avait flanqué un coup de couteau dans le dos et t’avait bazardé du palier !

– J’en ai rien à foutre de vot’ film, mais si j’avais dit aux flics que vous m’aviez poussé, eh bien, vous seriez dans de beaux draps, abrutis ! » Otto n’en avait pas fini de les menacer. Il voulait que ses amis fussent aux petits soins pour lui.

« Tu sais qui t’a emmené à l’hosto ? Tu dormais comme une bûche, et nous, tes potes, on t’a transporté, dit Samlî, échangeant des hochements de tête avec Chouanchoua et P’tit Hip.

– La vérité, c’est que t’aurais jamais dû vivre à l’appart avec Hip, tu sais, ajouta Chouanchoua.

– Allons bon ! Qu’est-ce que ça a à voir avec moi ? demanda P’tit Hip avec véhémence.

– Ben oui, tu vois : s’il était pas venu vivre avec toi, il serait pas tombé de l’auvent, pas vrai ?

– Espèce d’enfoiré ! cria Otto en rigolant. Me faites pas rire. Ça fait mal.

– T’as pas besoin de rire : c’est pas sur l’ordonnance, dit Chouanchoua.

– Hé, Otto, je t’ai apporté du carburant. » Beuak, qui travaillait pour la compagnie aérienne Thai International, tira une boîte argentée de son sac puis exhiba la bouteille qu’elle contenait.

Otto sourit cette fois-ci à la raillerie.

« Ouais, fourre-la dans ce tiroir, dit-il, montrant du doigt sa table de chevet. J’en prendrai une rasade cette nuit. »

Beuak s’exécuta.

« Tu veux de l’herbe ? Je t’en apporterai demain, si tu veux, le taquina P’tit Hip.

– Je crois que tu ferais mieux d’amener une stripteaseuse, par la même occasion, que tout le monde en profite », répondit Otto avec un sourire.

Autour du lit, la bande d’amis se payait du bon temps, bavardant et plaisantant comme à son habitude, et pas un parmi eux ne s’enquit de ce qu’avait dit le médecin. Ils savaient que ce n’était pas leur rôle. S’inquiéter de sa santé ne lui serait d’aucun secours. Leur rôle, c’était de plaisanter avec lui, lui faire oublier sa douleur et ses soucis.

Ils changèrent les idées d’Otto jusqu’à la fin des heures de visites, qui arriva plus vite qu’ils ne s’y attendaient. Les bonnes choses passaient tellement vite ! Comme ses amis disaient toujours : « Le temps aime houspiller ceux qui se paient du bon temps. »

Avant de partir, Beuak n’oublia pas de récupérer la bouteille dans le tiroir. « Je la boirai juste au cas où, dit-il au milieu des rires de ses amis.

– Vas-y mollo, OK ? » lui enjoignit Otto. Il eut envie de se lever et de foutre le camp de cette satanée chambre d’hôpital avec ses amis. Il savait pertinemment que, pendant les visites de la soirée, pas un seul d’entre eux ne se montrerait. « Euh, Hip, si mon père vient me voir à la boutique, ne lui dis rien de ce qui s’est passé. Dis-lui que je suis parti en province, d’accord ? » Ses yeux étaient implorants.

Ces mêmes yeux suivirent ses amis tandis qu’ils disparaissaient derrière la porte puis se reportèrent sur ses jambes, et ses pensées s’agitèrent de nouveau. Il ne pouvait aller nulle part. Il n’avait aucune idée de combien de temps il devrait rester allongé sur son lit de douleur.

Tournant la tête d’un côté puis de l’autre, il ne savait à qui parler. II ferma alors les yeux, somnola, se réveilla, somnola encore, s’ennuyant à en pleurer d’avoir à rester allongé sans bouger. Il pensa à cette compétition de sleep-in à Chumphorn. Il n’avait jamais pensé qu’il aurait un jour à rester allongé comme ça encore une fois, puis il se souvint à quel point Tongtiou avait été un excellent ami, mais il était mort avant même qu’il eût pu lui rendre la pareille. Toutes sortes d’histoires datant de son séjour à Chumphorn lui revinrent en mémoire, le faisant sourire, puis le rendant nostalgique. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas resongé au passé, longtemps qu’il ne s’en était pas souvenu d’une façon aussi précise.

Il resta allongé là, clignant des yeux, pensif, jusqu’à ce que la porte s’ouvrît pour les visites du soir.

Convaincu que personne ne viendrait le voir, ses yeux ne purent s’empêcher de vérifier tout de même. Il se dit, pour sa propre défense, que peut-être ses amis se rendraient compte à quel point il s’ennuyait et se sentait seul, ici. Mais personne ne vint.

Il vit que les autres patients avaient des parents et des amis qui leur rendaient visite, certains avaient même des jeunes femmes pelant des fruits à leur chevet, et cela le fit se sentir encore plus seul.

À cette heure, le Chivas avait dû être changé en pisse et d’autres bouteilles avaient dû lui succéder à intervalles rapprochés. Cette pensée rendit sa bouche âcre. Mieux valait ne pas y songer.

Il s’imagina en train d’avaler un peu de riz mais abandonna cette idée. L’amertume dans sa bouche rendait tout infect. Il avala des pilules avec un peu d’eau puis regarda le plafond et, quand il en eut assez, il se tourna vers la fenêtre, qui offrait une vue sans âme sur un toit et une cime d’arbre.

Son esprit se porta vers ses amis et il se demanda où ils pouvaient bien être en ce moment, comment la soirée se terminerait et qui serait incapable de rentrer chez lui. Peut-être l’histoire de sa chute de trois étages ne suscitait-elle déjà plus d’excitation. Au moins, il était la preuve vivante que ce n’était pas une bonne idée.

« Ort ? »

La voix familière sortit Otto de ses pensées.

« Papa ! »

Hip, espèce de bâtard !

Il y avait de la tristesse dans les yeux de son père. Il le regardait de la tête aux pieds sans rien dire. Otto savait ce à quoi il pensait.

« Assieds-toi, papa. »

Son père déposa un sac de mandarines et le journal sur la table de chevet, puis s’assit près du lit.

« Comment tu as su, papa ? » demanda Otto. Ce n’était pas tant qu’il voulait savoir, mais, comme son père ne disait mot, il se sentait vraiment mal à l’aise, comme un gosse surpris en train de faire une bêtise. Mais l’adulte devant lui semblait indifférent et ne s’emportait pas. Aussi se sentit-il obligé de l’inviter à parler. « Tu es allé à la boutique, n’est-ce pas ? insista-t-il.

– Qu’a dit le médecin ? » Son père prononça ces mots lentement et doucement, sans colère, seulement avec de la tristesse.

« Je ne sais pas encore, mais ce n’est probablement pas grave, papa. Je peux encore remuer mes doigts. » Il sourit obligeamment, puis joignit le geste à la parole.

« Comment tu as fait pour tomber ? »

Otto lui raconta toute l’histoire depuis le début jusqu’au moment où il s’était retrouvé à l’hôpital, en évitant toutefois de mentionner certains des comportements les plus outrageants de Chouanchoua et de Samlî. Tout cela se réduisait au fait que c’était sa faute et, pour finir, il résuma toute l’affaire par quelque chose que personne n’avait encore pris en compte : « C’était juste de la malchance. » Il sourit, ayant détourné la faute de lui et de ses amis.

« Quand tu sortiras de l’hôpital, le mieux pour toi sera de rentrer à la maison », dit son père fermement, comme s’il avait longuement réfléchi à la question.

Otto ne releva pas l’offre et resta silencieux.

« Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas à la maison pour que tu ne veuilles pas y retourner ? Il n’y a plus de malaise entre toi et Tantine, n’est-ce pas ? » Les yeux de son père continuaient d’exiger une réponse.

« Non, il n’y a rien qui cloche. Je suis assez grand maintenant, voilà tout. Tu n’as pas de souci à te faire, papa… En tout cas, quand je me marierai, je devrai quitter la maison de toute façon, ajouta-t-il, en quête d’un argument.

– Eh bien, attendons que tu en sois là, alors.

– C’est la même chose. Aujourd’hui, demain, je partirai de toute façon… Sois tranquille, papa… Je peux vivre seul. » Otto parlait d’une voix fatiguée, déprimé de devoir discuter de tout cela avec son père une fois encore.

Celui-ci avait l’air découragé, comme s’il ne savait plus quoi dire. « Comme tu voudras. Puisque tu es assez grand, soit », dit-il sincèrement, sans rancune envers son fils. Il savait que, de toute manière, Otto ne rentrerait pas à la maison. S’il avait autant d’amis, il lui serait difficile de revenir et rester là-bas seul.

« Je n’ai jamais su élever mes enfants, murmura-t-il comme s’il se parlait à lui-même.

– Non, non, ne dis pas ça, papa, protesta Otto. Ce n’est pas vrai. Tu m’as élevé et je n’ai jamais volé personne, cela me suffit. »

Otto confiait ainsi à son père ce qu’il pensait réellement de lui. Certes, il avait à un moment reporté la faute sur lui pour avoir voulu que sa vie fût différente de celle des autres, mais, une fois plus âgé, il avait réfléchi à tout ce qui s’était passé : si démuni qu’il eût été, il n’avait jamais pensé à dépouiller quiconque, pas même à voler pour se nourrir. C’était là la preuve que son père l’avait bien élevé.

« C’est vrai, tu sais, papa. Je n’ai jamais pensé voler qui que ce soit. » Sa voix tremblait.

« Je sais », se contenta de dire son père, puis il détourna la tête. Il prit une mandarine et la pela consciencieusement avant de la tendre à son fils.

« Brosse à dents, dentifrice, qu’est-ce qu’il te faut d’autre ? » La voix de son père avait changé.

« Rien, papa. Hip m’a apporté des trucs, cet après-midi », dit Otto pour faire comprendre à son père que ses amis ne le laissaient pas tomber.

Son père lui tint compagnie jusqu’à la fin de l’heure des visites et s’en retourna.

En début de soirée, le médecin de garde vint visiter les malades. Otto apprit qu’il souffrait d’un déplacement de la colonne vertébrale. Heureusement, aucun os n’était cassé, ce qui l’étonna ; il se demanda comment il s’y était pris pour s’en tirer à si bon compte, finalement.

La santé d’Otto s’améliora progressivement les jours suivants. Il remarqua qu’au début de son séjour, ses amis étaient venus le voir quotidiennement mais, quand son état s’était amélioré, ils avaient peu à peu disparu. Parfois, ils ne venaient le voir que tous les trois ou quatre jours. Seul son père venait tous les jours, et jamais en retard, au point qu’il était devenu proche des patients des lits voisins et qu’il discutait souvent avec eux.

Otto recommença à marcher mais il devait se servir d’une canne quadripode. Le médecin lui dit de faire attention ; s’il tombait, il pourrait devenir infirme à vie. Avide de divertissement, il alla bientôt bavarder et plaisanter avec les autres patients alités qui ne pouvaient se déplacer. Il connaissait tout le monde dans la chambre, en aidait certains à l’occasion. Il était bien vu de tous jusqu’à ce que…

Samlî, P’tit Hip et Chouanchoua vinrent le voir un après-midi. Ils étudièrent soigneusement son état et le pressèrent de questions pour savoir s’il pouvait marcher sur ses deux jambes. Otto, sans se douter de rien, leur dit qu’il en était capable, il l’avait déjà fait, mais il devait se déplacer lentement, comme un mort-vivant. Les trois compères ne firent aucun commentaire. Avant de partir, ils dirent seulement : « Ce soir, une fois que ton père sera parti, pourquoi tu descendrais pas devant l’hôpital ? On a quelque chose pour toi. »

À huit heures, à la fin de l’heure des visites, son père s’en alla. Otto attendit un moment, le temps que son père quittât l’hôpital, puis sortit lentement de la salle, prit l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée et vit ses amis qui l’attendaient, tout sourire.

« Allons-y, lui dit Chouanchoua.

– Où ça ? demanda Otto.

– Allez, allez, y’a un ami qui rentre de l’étranger et qui veut te voir », dit Samlî en l’aidant à marcher jusqu’au parking.

Otto ne fit rien pour refuser ou objecter, si ce n’est en les mettant sans cesse en garde, tout le long du chemin : « Eh, attention ! Attention ! »

Ils prirent place dans la voiture. P’tit Hip lui tendit une chemise pour qu’il l’enfilât.

« À qui est la caisse ? demanda Otto quand il vit Samlî s’installer au volant.

– On l’a louée. »

Otto était plutôt intrigué. Il se demandait qui les avait envoyés le chercher. Qu’il s’agît d’un ami rentré de l’étranger était encore plus intriguant.

Nit de Pattaya ? Sûrement pas. D’ailleurs, ces trois-là n’étaient pas des proches de Nit.

« Est-ce que Jâ est de retour ? demanda Otto.

– Tu vas pas tarder à savoir », se contenta de répondre P’tit Hip.

La voiture quitta le parking de l’hôpital et fut bientôt à Siam Square. Quand ils pénétrèrent dans un restaurant de sukiyaki34, un groupe d’amis les attendait à une table. Ils se levèrent tous et se mirent à applaudir, si bien que les tablées voisines se tournèrent pour regarder Otto.

« Veuillez, s’il vous plaît, vous asseoir en bout de table, monsieur, dit Shane à Otto avec des manières et sur un ton des plus courtois. Aide-le, voyons », demanda-t-il à Chouanchoua.

Quand Otto s’assit, les autres en firent autant. Présidant la table, il pouvait voir cinq ou six copains de chaque côté, tous des anciens.

« Qui est-ce qui rentre de l’étranger ? demanda-t-il à la tablée.

– Moi, monsieur. Je rentre du Cambodge. » Shane fit un large sourire exhibant ses dents blanches et tout le monde rit. « Une bière, c’est mieux pour toi, c’est plus léger. Ou peut-être que tu préfères du whisky ? » Shane jeta un coup d’œil à la bouteille d’alcool importé.

« Une bière, c’est mieux : plus léger », répéta Otto sans songer à refuser.

Shane rit. Il leva son index et le pointa vers chacun des visages alentour comme s’il fauchait l’air, un geste qu’il aimait faire souvent.

« Je sais ce que vous voulez, vous autres – apportez une bouteille de bière au président, ici, dit-il à la serveuse en désignant Otto. Alors, comme ça, il paraît que t’as essayé de te tuer, c’est vrai ? »

Otto ne répondit pas, ne jura pas et resta assis à sourire.

« Reste avec nous, reprit Shane. Reste boire avec nous. Ne te presse pas de mourir. Quand vous serez tous morts, il me restera plus rien pour m’amuser. » Il sourit à Otto. De tous ses amis, Shane avait le plus beau sourire, à vous rendre jaloux.

« C’est toi qui y passeras avant moi, dit Otto, sous-entendant que le métier de son ami était plutôt dangereux.

– Sûrement pas. Les toubibs me disent que je vivrai jusqu’à cent vingt ans au moins ! »

Un verre de bière plein à ras bord se matérialisa devant Otto, qui s’en saisit comme s’il craignait qu’il disparût. Shane le fit tinter contre son verre de whisky.

« Remets-toi vite, bon sang !

– Merci. » Otto leva son verre et but.

« Buvez, buvez au lieu de parler », dit Shane à la cantonade d’une voix forte, puis il éclata de rire. Tout le monde rit par contagion. « Et pour monsieur, ce sera ? Viande, poisson, foie ou légumes ? demanda Shane, prêt à faire cuire tout ce que son ami souhaiterait manger.

– Comme tu voudras », dit Otto.

Shane fit la sélection. Tout en plongeant divers ingrédients dans le récipient d’eau bouillante, il disait : « Les malades doivent reconstituer leurs forces » et il expliquait en quoi la viande était bonne, en quoi les légumes étaient bons, jusqu’à ce qu’il eût fini et qu’il plaçât le bol de sukiyaki devant Otto.

« Mets-t’en plein la panse, et après on ira écouter de la musique », murmura-t-il.

Otto éclata de rire.

« Enfoiré, va !

– Ça te plaît pas ? demanda Chouanchoua avec un sourire.

– C’est que je cours encore un risque, à venir avec vous. J’ai pas vraiment confiance », rétorqua Otto pour plaisanter.

Le premier verre de bière fut vidé au milieu des rires et des plaisanteries, comme d’habitude. Il en oublia qu’il était un patient qui s’était enfui de l’hôpital pour aller boire avec ses amis.

Son second verre était bien entamé quand il sentit soudain la tête lui tourner ; il n’arrivait plus à voir clair. Son cœur battait comme s’il allait exploser et il était baigné de sueur. Il prit conscience qu’il avait son compte, aussi annonça-t-il à ses amis : « Eh, je suis salement bourré. »

Shane se tourna pour le regarder et s’aperçut que son ami ne plaisantait pas. Son visage était d’une pâleur effrayante. « Assez », dit-il, et il se tourna pour demander une serviette chaude à une serveuse. Quand Otto obtint la serviette, il s’essuya le visage avec, s’appuya sur son dossier un moment et se sentit un peu mieux, mais sa tête continuait de battre au rythme de son cœur.

« Apportez-nous du thé chinois », commanda de nouveau Shane.

Otto se contenta par la suite de thé, qu’il buvait à petites gorgées, tout en regardant ses amis boire. Quelle torture, se dit-il.

« On va écouter de la musique ? offrit Shane, en espérant qu’un changement de décor aiderait son ami.

– Non. Je voudrais dormir, répondit Otto.

– Tu veux dormir tout de suite ? demanda Chouanchoua.

– Continuez. Quand vous serez prêts à aller ailleurs, vous pouvez me ramener. Vous en faites pas pour moi.

– Eh, pas question, dit Shane. Tu rentres et tu dors. » Il se leva, ayant compris que son ami ne s’amusait plus. « Vous restez ici, je le raccompagne », dit Shane à tout le monde autour de la table.

Chouanchoua, P’tit Hip et Samlî se levèrent et aidèrent Otto à quitter le restaurant et regagner la voiture.

« Attendez-moi une minute », dit Shane à ses amis avant de s’éloigner.

Un moment plus tard, il revenait avec un sac de beignets.

« Des fois qu’y’a des gens qui dorment pas encore », dit-il à Otto.

Puis Otto fut de retour devant l’ascenseur dans son pyjama d’hôpital, serrant les beignets contre sa poitrine, rêvant de les distribuer à chaque lit. Il appuya sur le bouton pour appeler l’ascenseur mais celui-ci ne s’alluma pas. Il recommença l’opération, et encore une fois. Pas de lumière. Il ne se sentit pas bien du tout au moment où il se dit : « Merde, ils l’ont éteint. »

« Qu’est-ce que t’as fait, alors ? demanda Thaï en riant, oubliant sa femme et son fils, se disant qu’il n’aurait jamais cru que son ami aurait à subir autant d’avanies.

– Qu’est-ce que je pouvais faire ? » Otto rit. « Je pouvais pas monter. Quatre putains d’étages. Et cuit, par-dessus le marché. Et le médecin m’avait dit que si je tombais, j’pourrais plus jamais marcher. » Otto ajouta des glaçons dans son verre et versa du whisky par-dessus.

« Alors, qu’est-ce que t’as fait ? » Thaï mourait d’envie de savoir, mais il dut attendre que son ami ait fini de préparer son breuvage.

« J’ai appelé le gardien et je lui ai demandé de m’aider à monter l’escalier. Ce salaud m’a demandé d’où je venais. Je lui ai dit que j’étais sorti acheter des biscuits pour mes amis. Il m’a reniflé, alors il m’a demandé si j’avais picolé aussi. J’lui ai dit : “En quelque sorte.” Je crois qu’il a compris. Quand on s’est retrouvés en haut, j’lui ai donné un beignet. Et tu sais quoi ? Aucun des malades ne dormait. Dès que je suis entré dans la salle, j’ai distribué les beignets comme un toubib des cachets. Je te garantis qu’après ça, j’étais sacrément populaire. Ceux qui pouvaient marcher un peu me demandaient tout le temps quand est-ce que j’allais à nouveau faire une escapade. » Otto sourit et se rappela que, tout le temps qu’il avait passé devant l’ascenseur, il n’avait pas trouvé cela drôle du tout.

« Ton pote est un vrai fumier », lui dit Thaï avec le sourire. Il n’aurait jamais cru qu’on pouvait avoir des idées aussi tordues.

« Je te l’ai dit, qu’il était fabuleux. »

Thaï lui tendit le joint. Otto secoua la tête puis but un coup. Il savait que l’herbe le faisait planer juste ce qu’il fallait et qu’en abuser ne serait pas drôle.

« Parfois, il arrivait le matin au Tortilla Flat quand on était pas encore réveillés. Il frappait à la porte, entrait, ouvrait le garde-manger, regardait ce qu’il y avait à bouffer et, quand il voyait qu’il ne restait rien, ce salaud disait : “Eh, suffit comme ça, debout !” Une fois lavé, il nous emmenait manger, rien que de la bonne bouffe, de quoi nous redonner des forces. Puis il nous emmenait faire des courses, achetait de l’Ovaltine, du lait frais, du lait en boîte, des sachets de nouilles. Il achetait ça par cartons entiers, et des tas de riz blanc et de foutues boîtes de conserve. Il dépensait une fortune. Il mettait tout ça dans la voiture, et puis il se mettait à bouffer tout en conduisant – ce foutu Shane, il savait ce que ses amis aimaient et il pouvait bouffer n’importe quoi. Il faisait jamais d’histoires à personne. Mais attention : fallait pas essayer de le rouler, il te rentrait dans le lard. Il s’en laissait pas compter. Mais quand il était sympa, il était incroyablement sympa. Un jour, Chouan a pris la montre à son poignet ; il a rien dit, il s’est pas plaint. L’enfoiré a simplement dit : “Laisse-moi la regarder de temps en temps quand tu la portes.” Un type vraiment adorable. » Son ami lui manquait.

« Où est-ce qu’il est, maintenant ? demanda Otto.

– À Bangkok. Il doit attendre là-bas jusqu’à ce qu’on lui donne du travail. Quand il a du temps, il vient ici en vacances. Il sait que mes potes sont ici. Tu veux le rencontrer ? C’est un ami, un vrai ami, dit Otto, l’enthousiasme se lisant sur son visage.

– OK. »

Ils savaient que si quelqu’un était présenté comme « un ami », nul besoin était de faire une enquête sur son compte, mais si les amis disaient : « Eh, voici une de mes connaissances », cela voulait dire qu’il fallait être prudent avec cette personne.

« Certains amis sont mieux que des frères », dit Thaï distraitement tout en écrasant le joint. Il pensa à tout le tintouin à propos du testament de son père. Avec ses amis, cela n’aurait pas été aussi dur que ça. Puis il songea à ce qui s’était passé avec Tâ, furieux envers lui-même de s’être montré égoïste, d’avoir mené la vie dure à sa femme et à son gosse. En plus, maintenant, au lieu de dormir pour recouvrer des forces avant le travail du lendemain qui devait lui permettre de rassembler l’argent dès que possible, il restait assis là, à planer sous l’emprise de l’herbe, sans se soucier ni de sa femme ni de son fils, de savoir avec qui ils étaient, avec qui ils dormaient, si son gosse voulait faire pipi ou caca ou pleurait pour réclamer du lait… Pourquoi était-il si ignoble ?

Hum, t’as ta dose, se dit-il pour se mettre en garde, conscient de sombrer dans des réflexions de défoncé.

« Faut que j’aille pisser », dit-il à Otto avant de se lever pour aller à la salle de bains. Il en profita pour se passer de l’eau sur le visage, ce qui lui rendit un peu ses esprits.

J’ai été malheureux ces derniers temps. Aujourd’hui, un ami est là. Est-ce que je peux pas me faire plaisir pour une nuit ? Bien sûr que je peux.

Il alla se rasseoir. « Est-ce que ton père a su que tu sortais la nuit ?

– Évidemment qu’il l’a su. Sinon, ce serait pas mon père !

– Qu’est-ce qu’il a dit ? »

« Tu n’es pas encore assez adulte. »

La voix de son père était crispée. Otto, allongé sur le lit, ne disait rien. Il ne se cherchait pas d’excuse, il n’osait même pas regarder son père en face.

« Si jamais tu ne peux plus marcher, qu’est-ce que tu vas faire ? Ne crois pas que je serai toujours là pour t’aider. Je ne vivrai plus très longtemps, tu sais, et alors, qui s’occupera de toi ? Qu’est-ce que tu feras pour gagner ta vie ? Arrête de penser uniquement à te payer du bon temps. Quand on est adulte, on doit savoir réfléchir. » Ces derniers mots furent comme scandés.

Otto était désolé de ce qu’il avait fait la nuit précédente. Ce que disait son père était exact : s’il ne pouvait plus marcher, à quoi ressemblerait sa vie ? Il refusait d’y penser. Il devait arrêter de songer seulement à s’amuser. Le pire, c’était qu’il avait encore une fois déçu son père.

« Je le referai plus, papa, promit-il.

– Ça te regarde, répondit son père d’un air résigné. Je n’ai rien à te dire. C’est ton corps. Si tu ne l’aimes pas, je ne sais que te dire. »

Bien que cette conversation ne pût être entendue que d’eux seuls, Otto savait, sans avoir à jeter un coup d’œil alentour, que les autres patients regardaient vers son lit, parce qu’ils étaient au courant de son exploit de la nuit dernière et qu’ils savaient qu’à présent, il se faisait tancer par son père. Il avait honte. Ce n’était pas différent de quand il était écolier et que le maître le forçait à rester debout pour être puni devant ses camarades. La seule différence, c’était qu’à présent il était « assez adulte » et que la personne qui le morigénait, c’était son père. À la fin des visites, son père partit en silence, sans instructions de dernière minute, sans demander ce qu’il voulait qu’il lui apporte le lendemain, sans même lui sourire comme d’habitude.

« Merci, monsieur », dit la voix de son père au patient du lit voisin. Le bruit de ses pas s’atténua puis cessa.

Aussitôt, Otto se sentit seul. Jusque-là, il avait souhaité que son père s’en allât le plus vite possible pour ne pas se faire sermonner devant tout le monde. Mais à présent, il désirait qu’il revînt lui tenir compagnie. Honteux, il n’avait envie de parler à personne, surtout pas aux autres patients, qui lui étaient devenus étrangers.

Otto resta allongé, en colère contre le vieil homme du lit voisin. En quoi ça le regardait, pourquoi avait-il cafté à son père ? Qu’est-ce qu’il avait à y gagner ? Il était plein de ressentiment à son égard, mais ne pouvait rien faire sinon le fusiller du regard.

Plus tard, après avoir quitté l’hôpital, il repensa à cette histoire et voulut se gifler. Il n’aurait pas dû se mettre en colère contre son voisin de lit, qui n’avait que de bonnes intentions.

Otto resta à l’hôpital jusqu’à ce qu’il fût suffisamment rétabli. Son père vint le chercher. Au début, Otto avait l’intention d’aller vivre dans un appartement avec des amis, mais son père ne voulut pas en entendre parler, inquiet à l’idée que son fils doive monter et descendre des escaliers, ce qui lui esquinterait les os et le mettrait encore en danger. Le médecin l’avait averti de ne pas trop travailler pour le moment, de se reposer un certain temps jusqu’à ce qu’il retrouvât toutes ses forces. Son père ne voulait pas le quitter des yeux. Aussi Otto dut-il s’incliner. Chaque fois qu’il revenait chez lui, il n’était qu’une source d’ennuis pour son père. Otto ne savait pas si sa belle-mère pensait comme lui, mais il l’aida autant que possible, sans rien dire qui pût heurter les sentiments de quiconque dans la maison.

Cette fois-ci, Otto rentrait chez lui comme un oiseau blessé qui ne pouvait pas voler comme il l’aurait voulu. Quand ses ailes furent de nouveau assez solides, il s’envola vers le vieil appartement, sans écouter les avertissements de personne.

« Quand ces enfoirés se sont barrés à Phuket, j’ai dû garder la boutique », raconta Otto. Les enfoirés en question étaient Samlî, P’tit Hip et Lân.

« Et peu de temps après, t’es venu ici parce que tu pouvais pas vivre sans eux, résuma Thaï avec un sourire entendu.

– Connard ! Remarque, y’a du vrai dans ce que tu dis, mais y’avait pas que ça, loin de là. Les derniers temps, à la boutique, je savais même plus d’où sortaient tous ces types, qui était qui. Au bout d’un moment, j’en ai eu marre de toute cette merde. Tout ce qu’on gagnait, ils le buvaient. C’était trop, on se crevait le cul pour rien. Alors, le mieux était de venir ici et de tout recommencer.

– Et combien t’as obtenu pour tout c’que t’as fabriqué ? » Le penchant naturel de Thaï pour le business se manifestait sans qu’il s’en rendît compte.

« Eh ben, me reste que les invendus. Les sacs que j’avais laissés dans la boutique de Porm pour les vendre, j’ai pas encore vérifié s’ils étaient partis. Les miens, la maison en est pleine, poursuivit Otto. La machine à coudre est toujours là. J’ai encore tout ce qu’il faut pour gagner ma vie – tout, sauf une femme. »

Thaï se tut, pensant à Tâ. À cette heure de la nuit, le gosse devait dormir dans ses bras…

Le ciel commençait à changer de couleur au-dessus de la mer, du bleu outremer foncé à une teinte plus pâle parcourue de traînées rouge orangé de plus en plus vives. Une légère brise caressait les épidermes. Des oiseaux chantaient dans les cocotiers.

« Allons nous coucher », suggéra Thaï tout en remballant la ganja.

Otto se mit sur ses pieds, s’étira puis suivit Thaï.

Les doux rayons de l’aube s’étendirent en travers de la table. L’ombre du seau à glace s’étirait par-dessus la rangée de bouteilles de soda vides. Un filet d’eau courait du seau au bord de la table, les cendres proliféraient tout autour du cendrier et un paquet de cigarettes froissé complétait la scène. La glace dans les verres avait fondu en un liquide jaunâtre et le bord des verres reflétait les rayons dorés du soleil.