Un malheur n’arrive jamais seul

AINSI, Otto s’en alla vivre avec Thaï.

Otto ouvrit les yeux, sans aucune idée de l’heure qu’il était. Par la fenêtre, il vit les ombres des cocotiers : il devait être environ midi. Il se leva, prit la bouteille d’eau et but tout son saoul avant d’aller à la salle de bains.

Sous sa douche, il se sentit revigoré et plein de vie, sans la moindre gueule de bois, comme si la longue séance d’imbibition de la veille avait été un rêve. Peut-être ne s’était-il pas réveillé dans les vapes parce qu’il faisait beau et que l’air était pur. S’il avait bu autant à Bangkok, il aurait probablement eu mal au crâne toute la journée. Il balaya la chambre du regard. Il y avait encore des traces laissées par la femme de son ami : un sarong à fleurs, des chemisiers, une coiffeuse, une trousse de maquillage, une brosse à cheveux.

Otto contempla une photo du couple. C’était la première fois qu’il voyait la femme de son ami. Il lui trouva un joli visage, doux et triste, adorable.

Thaï, espèce de fils de pute.

Il choisit un short et un t-shirt appartenant à Thaï et les enfila, mit son porte-monnaie dans sa poche puis sortit du bungalow. Thaï était probablement au restaurant mais, quand il atteignit les lieux, aucune trace de lui.

Il n’y avait qu’un groupe qui jouait aux cartes à la table voisine de celle où ils avaient bu la nuit précédente, qui n’était d’ailleurs toujours pas nettoyée.

Il traversa la salle et se laissa tomber sur une chaise, au fond, à côté de la porte de la cuisine. Celle-ci était fermée à clef. Pas de Thaï là non plus. Un moment, il avait eu l’impression qu’un des visages du groupe lui était familier, un homme gros, en short, torse nu, avec une casquette. La façon dont il était vêtu lui était familière, elle aussi. Il jeta un nouveau coup d’œil pour être sûr, faisant tout pour que les gens du groupe ne se sentissent pas observés. L’homme scrutait les cartes dans sa main, sans se soucier de rien d’autre.

Otto était sûr de le connaître, mais il hésitait. Il se décida à s’approcher de leur table. Ils se tournèrent tous et le dévisagèrent avec suspicion.

« Peutt ! »

Le gros type le regarda fixement un moment d’un air dubitatif.

« Je suis Otto, tu te souviens ? De Pattaya.

– Oh, Otto ! s’exclama l’homme en posant ses cartes, avant de se lever et de lui serrer la main. Avec tes cheveux courts, je te remettais pas. T’es en vacances ?

– Oui. » Otto préférait ne pas lui dévoiler ses intentions réelles. « Tu vis ici ?

– Oui. En fait, je traînaille dans le coin.

– Peutt, on t’attend.

– Oui, oui, minute. On parlera dans un moment, OK ? »

Il s’assit et passa en revue les cartes en jeu.

« Peutt, est-ce que tu aurais vu Thaï ? demanda Otto.

– Il est allé en ville. Il sera bientôt de retour », répondit Peutt, les yeux toujours rivés sur son jeu.

Otto attendit qu’il ait trié ses cartes et joué son tour pour demander : « Pourquoi il est allé en ville ?

– Pour faire le marché. Assieds-toi là. » Peutt lui indiqua une chaise.

« Pas la peine, continuez à jouer. Si tu vois Thaï, dis-lui que je suis sorti faire un tour.

– Entendu », répondit Peutt, apparemment peu désireux de le retenir.

Otto lui sourit puis s’éloigna. Il descendit les marches du restaurant et emprunta le sentier.

Les rayons du soleil étaient chauds mais il ne les sentait pas. Il se promena sans but précis en regardant les oiseaux, les arbres. Il passa devant une boutique de location de motos, une station-service avec ses pompes à main, des restos-bars à bière avec leurs grappes de travailleurs du sexe. Certaines des filles lui lancèrent un « Hello ! ». Il y avait des rangées de bungalows entre les cocotiers, à vue d’œil plus de dix par rangée, et il se dit distraitement qu’à un ou deux occupants par bungalow, il devait y avoir au moins une centaine de farangs par ici.

Quand il se rendit compte que ses jambes fatiguaient et que son estomac se plaignait, il se chercha un resto où s’asseoir et se reposer. Il continua de marcher un moment et aperçut un restaurant en bord de route où il y avait plus de farangs qu’ailleurs. Il décida d’aller le tester.

« Hello ! le héla un homme de son âge.

– Je suis thaï, répondit Otto en souriant.

– Je croyais que vous étiez japonais. »

L’homme lui adressa un sourire narquois non dénué de sympathie.

« Donnez-moi une petite bouteille de bière », lui demanda Otto avant d’aller s’asseoir à une table du fond. Il regarda autour de lui. Il n’y avait pas grand-chose en termes de déco. C’était une maison ordinaire, contrairement au resto de Thaï qui avait été décoré spécifiquement pour être un restaurant. Il ne comprenait pas pourquoi cet endroit attirait plus de farangs que les autres, alors qu’il ne semblait pas y avoir d’ambiance particulière. Et il n’y avait pas de vue sur la mer. Puis il repensa au resto de Thaï. À cette heure-ci, il aurait dû être ouvert. À tout le moins, ce serait mieux que de laisser ces types jouer aux cartes comme si c’était un tripot. Il pensa que, s’il était touriste et qu’il voyait un restaurant dans cet état, il n’aurait pas envie d’y entrer.

« Touriste ? s’enquit le jeune homme en déposant la bouteille de bière et un verre sur la table.

– Non, je suis venu voir un ami. »

Otto se versa de la bière.

« Vous l’avez trouvé ?

– Oui. Il a un resto au croisement, là-bas.

– Oh, vous voulez dire Thaï ?

– Vous le connaissez ?

– Oui, je le connais bien, même. Il fait pitié. »

Sa voix était de plus en plus chaleureuse. Otto se dit soudain que les gens dans le coin devaient tout savoir, alors il changea de sujet.

« Comment vous vous appelez, grand frère ?

– Je m’appelle Îat. M’appelez pas grand frère. Je sais pas qui est le plus âgé des deux. » Il rit, montrant ses dents blanches. « Et vous ?

– Otto.

– C’est un nom allemand, ça. Vous y êtes déjà allé ? demanda-t-il avec enthousiasme.

– Jamais. » Otto sourit, certain d’avoir perdu la face. « Mes amis m’ont appelé comme ça, alors, ça m’est resté. Vous avez du porridge avec des crevettes ?

– Oui. Vous voulez un œuf avec ?

– Non. »

Une fois son porridge avalé, il but deux autres bières à petites gorgées puis retourna au restaurant. Îat lui avait appris plusieurs choses sur les farangs qui venaient ici et sa première question avait trouvé sa réponse lorsqu’il s’était aperçu que, dans ce resto, la nourriture était bonne et bon marché.

Le cercle des joueurs de cartes n’avait pas bougé. Thaï les surveillait, debout derrière Peutt. Dès qu’il se tourna, il vit Otto gravir les marches et il lui cria : « T’as mangé ou pas encore ?

– Oui, c’est bon, répondit Otto en entrant dans le restaurant.

– Oh, j’ai préparé des vêtements pour toi, dit Thaï plus bas, pour que seul Otto entendît.

– Je parie que t’avais peur que je reste pas.

– Otto va rester ? demanda Peutt, bien qu’il donnât l’impression de se concentrer sur ses cartes.

– Je pense que je vais aider Thaï un certain temps, répondit Otto.

– Vous vous connaissez ? demanda Thaï à Peutt, heureux que deux personnes qu’il appréciait se connussent déjà.

– Bien sûr que oui ! Comment pourrais-je ne pas connaître monsieur Otto ? » Peutt piocha une carte pour la retourner.

« On s’est rencontrés à Pattaya, expliqua Otto.

– J’ai vécu à Pattaya, moi aussi, dit Thaï.

– J’étais sorti faire un tour. Qu’est-ce que t’as acheté ? Allons mettre tout ça au frais avant que ça se gâte », reprit Otto pour presser Thaï de s’éloigner du cercle des joueurs.

Quand ils furent dans la cuisine, il dit à son ami ce qu’il avait sur le cœur.

« Espèce de connard ! Ton resto va faire faillite. Comment peux-tu laisser ces fils de pute jouer aux cartes ici ? Qui oserait venir bouffer ?

– Ce sont les actionnaires des bungalows, expliqua Thaï à son ami.

– Ah ouais ! Alors qu’ils jouent dans leurs bungalows, bordel ! Pourquoi faut-il qu’ils jouent dans notre resto ?

– Que veux-tu que je leur dise ? Je les connais tous. Je suis tout seul. J’ai besoin d’amis.

– Pas question. J’aime pas ça. Des amis qui jouent comme ça, j’aime pas du tout. »

Otto campait sur ses positions. Thaï ne savait comment expliquer les choses pour que son ami comprît. Ils lavèrent tous deux les légumes et les rangèrent dans le réfrigérateur avec la viande et les laitages. Puis Otto entreprit de nettoyer et ranger la cuisine, sortit marmites et casseroles pour les laver, récura le sol jusqu’à ce qu’il brillât, vérifia où se trouvaient les condiments et s’il en manquait. Il eut plaisir à s’activer dans la cuisine, indifférent au temps qui passait.

Ils ne s’étaient pas encore mis d’accord sur qui allait faire quoi, mais Otto avait déjà choisi de rester en cuisine. Il était heureux de préparer des plats pour d’autres, et qu’ils lui en fissent compliment.

Tout se passa sans accroc, le partage des tâches devint de plus en plus clair. Thaï restait devant le restaurant et accueillait les farangs ; il était en outre responsable des boissons ; Otto, torse nu, s’activait aux fourneaux.

Thaï se sentit moins malheureux, moins seul. À présent, il avait un ami à ses côtés pour atténuer la solitude de ses nuits. Les chansons qu’il chantait autrefois pour exprimer son chagrin commençaient à se teinter de gaieté. Chaque soir, une fois la cuisine fermée, Thaï prenait sa guitare. Otto, assis, buvait et écoutait son ami, se relaxant et fumant des joints. À ce moment-là, il ne restait que quelques clients et, s’ils voulaient se joindre à eux, ils n’avaient qu’à prendre leurs verres, leurs bouteilles et s’asseoir à leur table. Les roucoulements de certains couples accompagnaient en sourdine les chansons de Thaï.

Certains soirs, de nombreux clients rejoignaient ainsi la table de Thaï et Otto. Cela devenait comme une petite party, où l’on buvait de la bière ou du whisky et où l’on fumait de l’herbe tout en écoutant Thaï. Otto se chargeait des boissons, celles qu’on boit pour se saouler et celles qu’on boit pour en savourer le goût, ou pour étancher sa soif jusqu’à avoir suffisamment sommeil pour dormir ou jusqu’à ce que tout le monde fût ivre. Ces soirs-là, Otto voyait son ami sourire, rire, heureux. Parfois, quand il en avait assez de la guitare, Thaï passait à la flûte, faisant résonner des airs enjoués ou tristes selon son humeur. Personne n’avait jamais entendu ces mélodies et, selon Otto, Thaï non plus. Si quelqu’un lui demandait de les rejouer, il en serait probablement incapable. C’était des morceaux faits pour n’être entendus qu’une seule fois, qui se perdaient dans le vent sans laisser de trace.

Certaines nuits, la petite party se concluait par des échanges d’une autre nature, des liens éphémères. Quand la femme quittait le bungalow, la liaison était terminée. Si par hasard l’amitié était toujours présente, la femme avait droit à un baiser d’adieu à la gare routière.

Otto ne pouvait s’empêcher de penser que Thaï avait tout ce qu’il avait désiré : il avait un restaurant non loin de la mer et, le soir, il jouait ce qui lui plaisait aux clients. Il aurait dû être heureux. Et pourtant, Otto s’apercevait du chagrin de son ami dès qu’il mentionnait sa femme ou son fils.

Le restaurant de Thaï fonctionna mieux après qu’Otto eut demandé aux joueurs de cartes de s’installer à une table du fond, si bien que l’établissement commença à ouvrir le matin, comme les autres. On servait le petit-déjeuner aux clients des bungalows, ce qui leur évitait une longue trotte à jeun. Pendant que Thaï allait au marché, Otto prenait soin de la salle, nettoyait, mettait les tables en place, cuisinait et tenait les comptes.

Les clients qui logeaient là ne payaient pas cash. Une fois leur repas fini, ils s’en allaient, rentraient dans leur bungalow ou allaient se promener au bord de la mer, comme ils l’entendaient. Otto notait le prix du repas dans le livre de comptes pour chaque bungalow et Thaï conservait leurs passeports comme garantie. Les clients ne demandaient jamais à voir ce qu’Otto notait pour chaque repas. Au début, Otto pensait que les farangs leur faisaient confiance et les laissaient tenir les comptes par commodité. Il ne pouvait s’empêcher de se dire que, si tous deux n’étaient pas honnêtes et gonflaient les additions un peu chaque jour, à la fin ils auraient une belle somme et, le moment venu de régler le tout, qui se souviendrait du détail de chaque repas ?

« Pas du tout, expliqua Thaï. Ils font leurs propres listes. Quand ils partent, ils apportent leurs propres comptes pour les comparer aux nôtres. Si on oublie de noter quelque chose, certains nous le signalent, et ils contestent si on les fait trop payer. D’autres ne disent rien quand on oublie de les faire payer. Ça dépend. »

Thaï savait comment s’y prendre avec les farangs. Il était capable de reconnaître ceux qui créeraient des problèmes et ceux qui ne feraient pas d’histoires. Au début, Otto fut stupéfait de voir Thaï éconduire certains nouveaux venus alors qu’il restait des chambres libres. Puis il apprit de Thaï comment distinguer les uns des autres.

Certains farangs logeaient là plusieurs mois à la suite. Quand leur visa arrivait à expiration, ils partaient pour la Malaisie et revenaient. Ces types savaient être économes. S’ils pouvaient obtenir quelque chose gratis, ils le réclamaient. S’ils devaient payer, ils le faisaient au meilleur prix possible. Ils savaient faire durer leurs économies. Ils ne prenaient pas leurs repas dans le restaurant de Thaï, ou, tout au plus, un café et une bouteille d’eau. Quand ils avaient faim, ils allaient manger dans des bouibouis bon marché pour les locaux.

« Parfois, ils font des kilomètres. Ils mangent des vermicelles thaïs pour trois bahts le bol, puis se gavent de légumes vendus par les colporteurs par paniers entiers. Certains retrouvent des amis et les invitent à loger avec eux pour partager le prix de la chambre. » Thaï résuma les qualités de ces farangs en trois mots : « De foutus radins. »

Otto dit à Thaï que, s’il devait voyager, il aurait à se comporter lui aussi de cette façon pour que ça valût le coup.

Thaï dut admettre qu’il était d’accord : « Bien sûr que je ferais comme eux. Ils n’ont pas tort et ils ont même sacrément raison, parce qu’ils vivent plus de trucs que les autres, mais c’est pas si bien que ça pour moi qui suis restaurateur, alors je dois préférer les clients susceptibles de rester manger chez moi, sinon, d’où je tirerais mes revenus ? Les bungalows ne sont pas à moi.

– Très juste. »

Otto n’avait pas pensé à ce détail.

Les clients choisis par Thaï étaient ceux qui venaient vraiment pour se détendre. Ceux-là avaient rarement des problèmes d’argent ; ils étaient prêts à payer s’ils obtenaient le service désiré. Mais Otto ne faisait qu’avec les moyens du bord en termes de nourriture, même s’il ne cessait de consulter le livre de cuisine de Tâ. Thaï dut donc baisser le prix des plats pour se mettre au niveau des autres restaurants, contrairement à la saison précédente, quand Tâ était en cuisine et que la nourriture était plus chère qu’ailleurs en raison de ses talents de cuisinière.

Un jour, Thaï dit à Otto que, lorsque Tâ était là, elle organisait tout le temps des fêtes. Otto écouta avec attention, demanda des détails, puis lança tout à trac : « Eh, on a qu’à faire pareil. Là, on écoule les produits au compte-gouttes. »

Thaï pensa que son ami plaisantait. À eux deux, que pouvaient-ils bien faire ? Mettre les couverts, préparer la nourriture, faire la plonge, préparer du punch, tenir les comptes, vendre alcool et bière : c’était déjà trop !

« Pas moyen, patron, dit-il. Si on est que tous les deux, on va se tuer à la tâche.

– Va chercher nos potes en ville. Que ces enfoirés viennent nous filer un coup de main au lieu de venir juste pour s’empiffrer. »

Otto ne semblait pas plaisanter. Et, s’il était sérieux, il serait difficile de l’arrêter.

Pourquoi pas ? Ça chassera le mouron, pensa Thaï. Ce fut tout ce qu’il se dit. Il ne pensa pas du tout faire du fric..

La grosse fête eut effectivement lieu. Ce soir-là, les amis qu’Otto voulait rameuter pour l’aider arrivèrent comme prévu. Avant dix heures du soir, Lân glissa de sa chaise et s’affala, comateux, sur le plancher, sous les regards appuyés des farangs. Ils soulevèrent le cadavre et le mirent au lit.

« Cet enfoiré est mûr depuis ce matin », dit P’tit Hip, injuriant son ami tout en aidant à le transporter.

Quand Otto fut gentiment ivre, il sauta sur le comptoir en bois pour danser pendant que Thaï tenait le bar. Voyant que son ami se payait du bon temps, Thaï ne voulut rien dire : ça lui ferait du bien de se laisser aller pour une fois. Mais voilà que, alors qu’il dansait comme un fou, Otto se mit à se dépouiller de ses vêtements un par un, comme s’il donnait un spectacle de cabaret, jusqu’à ce qu’il ne lui reste que son slip, et le pâkamâ35 qu’il tenait dans sa main. P’tit Hip alla chercher une torche. Quand il la trouva, il la pointa sur le corps de son ami, et, en riant, il se retourna pour crier à Thaï et Samlî : « Patpong ! Patpong comme dans le temps ! »

Ceux qui dansaient se retirèrent peu à peu, laissant la piste vide et revinrent s’asseoir à leurs tables pour observer le show d’Otto. Il y eut des exclamations, des sifflets ; tout le monde prenait son pied. Quand l’espace devant le comptoir fut libre, Otto sauta du bar pour danser au beau milieu, puis vint frôler les tables, plaisantant et suscitant des rires partout où il passait.

Quand le show fut terminé, Otto reçut un déluge de bières, chacun lui payant tour à tour une bouteille toute la nuit durant, jusqu’à ce que la fête prît fin.

Tard le lendemain matin, comme ils faisaient la vaisselle ensemble, Thaï se remémora la nuit précédente et ne put s’empêcher de s’en amuser. Aussi demanda-t-il à son ami en gloussant : « T’étais conscient de ce que tu faisais, cette nuit ?

– Et comment, mon salaud ! Si j’avais pas fait ça, comment t’aurais pu te faire autant de fric ? » Otto sourit.

Au lieu de taquiner son ami, Thaï resta muet. Il n’aurait jamais pensé qu’Otto fasse ça pour lui. Tout le temps qu’ils avaient passé ensemble, il ne lui avait jamais rien demandé, alors qu’il lui disait toujours : « Si t’as besoin d’argent, dis-le moi sans façon, n’hésite pas. » Otto répondait : « Pour quoi faire ? J’ai un endroit où loger, de la bouffe, de l’alcool, des clopes. J’aurais besoin d’argent pour quoi ? C’est toi qui en as besoin. »

Thaï savait fort bien que son ami voulait entamer une nouvelle vie. S’il n’avait pas eu tous ses ennuis, Otto aurait sa propre boutique, à présent, mais, depuis qu’ils étaient ensemble, il n’avait pas essayé une fois d’en chercher une. Quand il l’interrogeait à ce sujet, Otto coupait court en disant : « Attends que tes propres problèmes soient réglés. »

Depuis que son ami était venu l’aider, ses perspectives s’étaient améliorées. Il pensait qu’avant longtemps, il aurait suffisamment d’argent et si, à la fin de la saison, il en restait un peu, il le partagerait avec son ami pour qu’il ait des fonds de secours.

Il ne devrait pas se fatiguer autant pour mon compte, pensait Thaï.

Otto en vint à connaître un grand nombre de gens du coin. Il connaissait l’entourage de Thaï : Oncle Mèo, son beau-fils, Maître Winaï, les associés des bungalows, Yon, qui avait des bungalows sur Bong Hill, Îat, Sak, le loueur de motos, ainsi que les propriétaires des bungalows des environs. Il en savait beaucoup – quel resto avait de la coke en stock, lequel avait le frigo bourré de hasch –, mais il ne voulait pas se mêler des affaires des autres.

Une fois, un farang lui demanda de lui procurer de la blanche. Otto répondit d’une voix bourrue : « Y’en a pas ici. »

Ce fut tout ce qu’il dit. Il ne suggéra pas où le farang pourrait en trouver, il voulait vraiment le mettre en garde : Pauvre con, tu vas le sentir passer quand tu voudras t’arrêter.

Mais il ne dit rien. Il n’avait pas à s’en mêler. En outre, il avait déjà donné. Ceux qui veulent acheter de la blanche ne veulent pas qu’on leur parle de laisser tomber la blanche.

Quand il avait un moment de libre dans la journée, Otto se baladait le long de la plage, batifolant dans l’eau, observant l’emplacement des boutiques et des restaurants. Il se rendit compte que les motos étaient nécessaires pour ceux qui vivaient dans le coin. Les jambes ne portaient pas loin, et dépendre des minibus n’était pas pratique. Il avait envie de dire à son ami d’acheter une moto pour eux deux, mais il n’osait pas. Il fallait encore faire des économies.

Certains jours, il allait en ville voir ses amis de l’Association des éternels débutants de Thaïlande. Ceux-ci avaient désormais un siège : ils avaient loué une salle qu’ils avaient transformée en atelier-bureau. Ses amis n’avaient pas changé : ivres du matin au soir.

À vrai dire, chez Thaï, il avait de l’alcool à boire tous les soirs, mais boire avec Thaï, ce n’était pas la même chose qu’avec Samlî et Lân, dont la compagnie était amusante, peu exigeante, souple et tenace. Thaï n’était pas un buveur : il buvait juste un peu.

Depuis qu’ils s’étaient retrouvés, Otto avait remarqué qu’il fumait plus d’herbe que lorsqu’ils s’étaient rencontrés à Pattaya. Il ne savait pas pour quelle raison Thaï s’était tellement entiché de cette drogue. Peut-être qu’il était devenu accro ?

Plus encore quand Peutt venait : quand celui-ci ne jouait pas aux cartes, il entraînait Thaï à Bong Hill tout l’après-midi et rentrait avec lui dans la soirée comme pour confier un cadavre aux bons soins d’Otto.

Il avait pensé dire à son ami de ne pas fréquenter ce type si souvent, parce qu’il connaissait son caractère, mais il n’osa pas. Il craignait que Thaï l’accusât d’être jaloux, aussi se contentait-il de les observer, à l’écart.

Certaines nuits, quand Thaï voulait continuer de fumer, Otto, voyant que son ami était déjà défoncé, plaidait pour qu’il allât se coucher, mais Thaï ne voulait jamais rien entendre.

« C’est ton corps. Si tu l’aimes pas, tant pis pour toi », disait-il à son ami, reprenant les mots de son père quand il l’avait morigéné, mais Thaï continuait de n’en faire qu’à sa tête. Parfois, Otto évoquait sa femme et son fils pour le faire réfléchir. Il arrêtait quand Thaï semblait au bord des larmes. Otto était désolé pour son ami et ne savait quoi faire pour lui. Seuls ses bras pouvaient l’aider, aussi continuait-il de travailler, en se disant que, lorsque Thaï aurait la somme d’argent que la mère de la fille réclamait, il l’encouragerait à aller trouver sa femme et à la ramener.

Que sa femme l’engueule en privé, pensait-il.

Ces derniers temps, les affaires marchaient bien mieux qu’avant. Dans la soirée, un flot régulier de clients entrait dans le restaurant. Certains restaient à cuver jusqu’à ce que la cuisine fermât en attendant qu’Otto en sortît et vînt discuter avec eux. Certains allaient même le saluer dans la cuisine et lui offraient une bière. Beaucoup demandaient la date du prochain show, qui était devenu une véritable attraction, dans le restaurant. La plupart des farangs qui logeaient dans les bungalows appelaient la petite affaire de Thaï « le resto d’Otto ».

« On devrait se trouver quelqu’un pour nous aider, suggéra Thaï à Otto un matin pendant qu’ils faisaient la vaisselle.

– Eh, pas besoin ! Garde ton argent. Ce serait du gaspillage.

– Quel gaspillage ? On aurait de l’aide. On n’aurait pas à usiner autant. Quelqu’un pour aider à faire la plonge. T’aurais plus à faire ça.

– Ça fait rien, je peux le faire. »

Otto voulait que son ami continuât d’économiser, mais Thaï ne voulait pas que son ami bossât autant. Il était désolé que son ami eût à travailler pour lui. Thaï expliqua toutes les raisons qu’il avait pour embaucher quelqu’un, si bien qu’Otto finit par le laisser faire, mais à une condition.

« Ça doit être un mec, t’entends ? Je serai pas ton esclave jusqu’à la fin de ma vie. »

Le garçon que Thaï embaucha était le fils du propriétaire des minibus qui allaient en ville. Il avait dans les quinze, seize ans. Son père avait dressé son portrait en quelques mots : « Prenez-le en main. Il fait que vadrouiller, c’est un fainéant. »

Taine aimait s’amuser et bien s’habiller, mais pas travailler en cuisine. Dès qu’Otto avait le dos tourné, il s’empressait d’aller s’asseoir devant le restaurant et il fallait sans cesse le rappeler à l’ordre.

Otto dut avoir recours à toutes sortes d’astuces et de voies de fait pour former son assistant. Il ne fallut qu’un mois pour que Taine parût plus motivé, parce que, sans cela, il se faisait botter l’arrière-train – à lui de choisir.

Otto ne considérait jamais Taine comme son employé ou son assistant, sauf que, lorsqu’il y avait du travail, ils devaient le faire ensemble. Ce n’est qu’une fois le boulot terminé qu’ils pouvaient se montrer familiers, jouer et bavarder ensemble. Il le forma comme il aurait formé son petit frère.

Taine lui raconta son histoire. Il en avait eu assez de l’école et avait laissé tomber pour rester à la maison. Il aurait voulu partir travailler à Bangkok, mais son père s’y était opposé. Il voulait qu’il restât là, vu qu’ils avaient un lopin de terre sur une autre plage et que, lorsqu’il serait un peu plus âgé, il pourrait en faire un restaurant, mais lui n’aimait pas cette idée.

Otto se disait qu’aux yeux de Taine, il devait passer pour un dieu, vu qu’il venait de Bangkok, la ville enchantée où il n’avait jamais mis les pieds. Ainsi, le jeune homme n’arrêtait pas de lui poser des questions, au point parfois d’agacer Otto. Celui-ci promit à Taine qu’il l’emmènerait avec lui quand il rentrerait à Bangkok, à la prochaine mousson.

Cette perspective remplit Taine d’un bonheur indicible. Il n’attendait plus qu’on lui demandât de faire les choses. Bientôt, ce fut lui qui devança Otto : « Qu’est-ce tu veux que je fasse ? Je suis libre, là. »

Taine se rapprocha beaucoup d’Otto, craignant qu’il ne tînt pas sa promesse. En voyant le changement d’attitude du jeune homme, désormais plus responsable, le père se dit qu’Otto était quelqu’un de bien. Un après-midi, il lui dit : « Taine m’apprend que vous cherchez un endroit où monter une boutique pour farangs.

– Oui, mais pas maintenant. Je dois d’abord aider Thaï, répondit Otto.

– Est-ce que vous avez trouvé quelque chose ?

– J’ai juste cherché. De toute façon, je dois attendre, pour Thaï.

– J’ai un terrain : vous le voulez ? » Il avait l’air sérieux.

« Où est-ce, monsieur ? » demanda Otto, intéressé.

Le père le conduisit à la plage en question. C’était au bord de la piste qui reliait la route principale à la plage. Les minibus venant de la ville devaient l’emprunter pour déposer les farangs dans les bungalows disséminés sur le bord de mer. Pour Otto, l’emplacement n’était pas mal du tout. Si des véhicules passaient devant, les gens verraient l’endroit et, s’ils étaient intéressés, ils iraient jeter un coup d’œil.

« Vous seriez prêt à me louer le terrain ? » Il ne savait qu’en penser. S’il voulait le vendre, il devrait attendre jusqu’à sa prochaine réincarnation.

« Non, je ne veux le louer à personne. Je l’ai gardé pour Taine. Apparemment, vous voulez ouvrir une boutique. J’aimerais que vous le fassiez avec Taine, ce serait mieux que de le laisser vadrouiller sans rien faire.

– Quel genre de loyer envisagez-vous ? demanda Otto.

– Rien du tout. On possède le terrain en commun, vous et moi, et vous en prenez soin.

– Comment ça ? » Otto ne comprenait pas.

« Voilà ce que je veux dire : je vous construis la boutique. Vous et Taine êtes associés et vous vous partagez les bénéfices. »

Otto suivit attentivement son raisonnement. Il devrait prendre la responsabilité de la boutique, mais de Taine aussi. Il craignait que cela ne pose des problèmes par la suite. « Je préférerais vous verser un loyer. »

Le père de Taine accepta la requête d’Otto mais continua d’insister pour que Taine fût associé de la boutique, ce qu’Otto accepta. Une fois qu’ils se furent mis d’accord, le père de Taine voulut lancer tout de suite la construction de la boutique : pendant la mousson, les travaux seraient rendus difficiles. Otto lui demanda d’attendre que Thaï fût prêt, ce qui devrait être le cas en fin de saison touristique. Et l’affaire pourrait commencer au début de la mousson. De retour au restaurant, Otto expliqua la situation en détail à Thaï. Quand il eut fini, son ami suggéra avec enthousiasme : « Va lui dire de construire la boutique au plus vite.

– Et toi, alors ?

– T’en fais pas pour moi. Fais-le tout de suite. Du beau temps comme ça, y’en a pas souvent. S’il change d’avis, tu t’en mordras les doigts.

– Va te faire voir. Mais toi, qu’est-ce que tu vas faire, tout seul ?

– Faut que tu t’occupes de toi, pour changer. »

Le dernier clou s’enfonçait dans le bois à chaque coup de marteau. Sur l’écriteau en bois sombre, des lettres dorées : « otto ». Quand le clou fut entièrement enfoncé, l’enseigne de la boutique s’étalait audessus de l’éventaire.

Otto recula pour admirer la boutique.

Ma boutique à moi.

Cela faisait une éternité qu’il avait attendu ce jour, depuis qu’il avait commencé à planter les piliers dans le sol. Chaque soir, après le travail, il se postait devant le bâtiment pour regarder la progression des travaux, pour voir son établissement prendre forme petit à petit – pas très éloigné, en cela, d’un jardinier qui observe une pousse sortir du sol, l’arrosant et attendant qu’elle grandisse. Désormais, il n’aurait plus à errer et à dépendre de ses amis. Il avait un endroit où gagner sa vie, où se loger. Tout cela était à lui. Plus il y songeait, plus il était heureux.

Sa vie, jusqu’ici, n’avait été qu’une alternance de chagrins et de toutes sortes de plaisirs, mais il n’avait jamais savouré de véritable bonheur. Il le ressentait jusque dans ses os, ce jour-là, son cœur comblé au point qu’il ne pouvait pas quitter sa boutique des yeux.

Otto resta planté à l’admirer pendant un bon bout de temps. Même s’il ne l’avait pas bâtie de ses mains, il avait beaucoup contribué à sa construction. Bien que l’éventaire devant la boutique provînt du Saloon de Jâ, il en était fier.

Les éventuels passants pourraient bien n’y voir qu’une petite cabane sans valeur mais, pour Otto, il en allait bien sûr autrement : son rêve était enfin devenu réalité.

Il resta à la regarder encore un moment et, lentement, alla fermer la porte à clef et s’en retourna au restaurant de Thaï avec des pieds de plomb. Il aurait préféré rester dormir, dormir dans son chez-lui, mais il devait faire demi-tour pour aller aider son ami.

Pendant la construction, chaque jour après le travail, Otto s’était rendu à la boutique. Certains jours, il avait eu la chance de se faire déposer non loin par un minibus, mais d’autres fois, il avait dû marcher et ne rentrait au restaurant qu’aux environs de sept heures du soir. Une fois sa douche prise, il allait en cuisine et y restait jusqu’à la fermeture, puis il en sortait et allait prendre un verre ou deux avec Thaï, ce qui lui suffisait pour s’endormir facilement. Le jour suivant, il se réveillait tôt et s’en retournait aider à construire la boutique. Ce fut ainsi des jours durant.

Thaï était passé quatre ou cinq fois pour voir le chantier et lui prodiguer ses encouragements, puis était rentré dare-dare au restaurant qu’il ne pouvait quitter très longtemps. Otto comprenait son ami. Il disait toujours à Thaï : « T’as pas à t’en faire pour moi. »

Mais Thaï continuait de lui rendre visite dès qu’il était libre.

Avant le début des travaux, Thaï avait suggéré à Otto de concevoir la boutique spécifiquement pour vendre sa production et non de façon à ce qu’elle pût être convertie en une boutique d’un autre type, car si le propriétaire des lieux changeait d’avis, ce serait moins facile pour lui.

Otto faisait confiance à son ami.

Chaque matin, avant qu’Otto partît sur le chantier de la boutique, Thaï remplissait de billets les poches de son ami.

« Garde-les », disait-il seulement, ne permettant pas à son ami de refuser, sauf certains jours quand Otto lui disait qu’il lui restait assez et qu’il sortait des billets de sa poche pour lui montrer – assez pour s’acheter à manger, à boire et à fumer pour la journée.

La nuit, quand ils avaient le temps de s’asseoir ensemble, Thaï ne parlait que de la boutique, lui disant où acheter ce dont il avait besoin, ce qu’il devrait vendre, lui faisant part de son expérience, du temps où il était en affaires avec Yong. Il s’inquiétait pour Otto, craignant qu’il se fît avoir, comme lui jadis. Otto lui assura qu’il aurait le contrôle de l’argent, aussi Thaï cessa-t-il de s’inquiéter.

« Si tu contrôles le fric, il ne devrait pas y avoir de problème, à moins que ce soit toi qui triches. »

Bien sûr, Thaï plaisantait, sachant parfaitement que son ami n’était pas de ce genre.

En arrivant au restaurant, Otto vit Thaï qui l’attendait à l’entrée. Thaï lui sourit, sachant ce que son ami pouvait ressentir en ce jour si spécial. Lui aussi avait connu cela. Bien qu’un restaurant et une boutique de souvenirs fussent fort différents, le jour de la fin des travaux procurait les mêmes émotions.

Il alla à la cuisine, sortit du congélateur une bière qu’il avait mise au frais pour le retour de son ami. Il décapsula la bouteille au moment même où Otto posait le pied dans le restaurant.

« Félicitations ! » Thaï tendit la bière à son ami.

Otto but, si ému qu’il ne pouvait souffler mot.

Après la fermeture de la cuisine, il y eut une petite fête toute simple avec quelques farangs amicaux qui se joignirent à leur table. L’un d’eux était allé voir Otto construire sa boutique presque chaque jour. Certains jours, quand il passait sur sa moto, il était tombé sur Otto assis, désœuvré. Il s’était arrêté et avait crié quelque chose comme : « Eh, faut pas glander comme ça ! Au boulot ! » Certains jours, quand il était d’humeur, il lui avait donné un coup de main.

Quand tout le monde fut assis autour de la table, Thaï leur dit : « N’hésitez pas à boire autant que vous voulez. Ce soir, c’est open bar ! »

Il leva son verre à l’attention d’Otto. Tout le monde en fit autant.

Otto n’avait pas été assez rapide pour empêcher Thaï de parler, mais, après avoir bu, il lui fit des reproches : « Eh, laisse ces fils de pute payer leurs boissons. T’as besoin d’argent.

– Le montant dont j’ai besoin est déjà atteint, répondit Thaï avec un sourire béat.

– Tu plaisantes ? »

Otto ne voulut pas le croire, mais il était heureux. Thaï continuait de sourire. Il secoua la tête au lieu de répondre.

« Espèce de fumier, et tu me disais rien ! Alors tu fêtes ça aussi, pas vrai ? » Otto éclata de rire.

Cette nuit-là, tous deux s’endormirent ivres et heureux.

Thaï avait attendu que la boutique d’Otto fût achevée. C’était la preuve tangible que le propriétaire du lieu ne reviendrait pas sur sa parole.

Il comptait les jours et les nuits qui restaient avant de revoir sa femme et son fils. C’était sa faute, s’ils étaient séparés. Il n’avait vu son fils que quelques jours depuis sa naissance. Il se souvenait encore de la première fois qu’il l’avait vu, un petit bonhomme rouge qui dormait, les yeux fermés, dans son berceau, comme s’il était un autre lui-même. Aucun mot ne pouvait exprimer ce qu’il ressentait pour son fils.

Il se rendit compte à quel point son père l’avait aimé le jour où il avait vu son propre fils pour la première fois.

Thaï se réveilla tôt, alla en ville faire le marché, s’arrêta pour acheter un billet d’autocar, puis alla voir Yon sur Bong Hill, pour lui demander de lui servir de témoin quand il paierait le dédommagement pour les ennuis qu’il avait créés.

L’histoire prit donc fin ainsi. C’était comme se réveiller d’un cauchemar et se sentir soulagé.

Mais, en repensant à sa culpabilité et au fait qu’il devait affronter Tâ, Thaï fut pris de peur et se sentit mal à l’aise. Serait-elle prête à lui pardonner ? Serait-elle prête à oublier la blessure qu’il lui avait infligée ?

De retour de la maison de la mère de la fille, il prit quelques vêtements, pensant qu’il passerait deux ou trois nuits chez lui. Sa mère aurait beaucoup à lui dire, surtout sur la façon dont il avait heurté Tâ. Il savait parfaitement ce qu’il allait dire.

Maman, c’est ma faute.

Avant de quitter le restaurant, Thaï promit à Otto : « Je serai de retour dès que l’affaire sera réglée. »

Il avait mauvaise conscience de faire attendre son ami.

« Pas besoin de te presser. Prends ton temps là-bas, et rentre quand tout sera en ordre. Te fais pas de bile pour nous ici. »

Otto comprenait ; il savait que son ami avait besoin de temps. Thaï partit et, du coup, Otto se retrouva aux manettes du restaurant. Il n’avait jamais de sa vie imaginé qu’il en gérerait un. Heureusement, Taine était là pour l’aider à faire la plonge et nettoyer le sol, autrement il se serait retrouvé dans la situation de Thaï avant qu’il vienne l’aider.

Le lendemain matin, Otto prit le minibus pour se rendre en ville. Avant de faire les courses, il alla droit à l’Association des éternels débutants de Thaïlande.

Ça faisait des jours qu’il n’avait vu ses amis. Il n’allait jamais en ville, ne pensait qu’à sa boutique. Et eux, avec leurs cœurs de pierre, ne se montraient pas non plus. Des retrouvailles s’imposaient. Otto se dit que c’était le moment propice pour se voir et mettre honnêtement les choses au point au moins pour une nuit.

Otto marcha jusqu’à l’atelier, vit l’état dans lequel il se trouvait et eut l’impression que quelque chose clochait. Il n’était pas animé comme d’habitude. D’ordinaire, il voyait P’tit Hip et Lân s’agiter à droite et à gauche, riant l’un de l’autre, mais, aujourd’hui, ses amis étaient assis dans l’atelier comme s’ils ne se connaissaient pas. P’tit Hip était dans un coin, penché sur un livre de poche ; Lân s’affairait au-dessus d’un patron sur la table. L’un et l’autre s’ignoraient.

« Eh, qui c’est qu’est mort ? » s’écria Otto en entrant.

P’tit Hip releva la tête puis se replongea dans son bouquin. Lân sourit comme à l’accoutumée.

« Ta boutique est construite ?

– Ouais. Bande d’enfoirés ! jura Otto. Je me disais bien que vous étiez même pas au courant, vous venez jamais nous voir. »

Lân rit dans sa barbe comme il faisait quand il n’avait pas d’excuse.

« Vous êtes libres, ce soir ?

– Tout de suite, même. » Lân sourit malicieusement. « Thaï a laissé plein de gnôle, pas vrai ? » Ses yeux ronds brillaient comme s’il pouvait déjà voir son verre.

« Ouais. J’ai besoin de votre aide. » Otto savait que ses amis ne le laisseraient pas tomber.

« Je voulais venir te voir hier soir, mais il se trouve que notre Samlî est en chaleur, expliqua Lân.

– C’est qui ?

– Une fille du coin. »

Il semblait s’en moquer, aussi Otto ne s’y intéressa-t-il pas plus que ça.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à P’tit Hip, qui restait assis avec son livre.

– Rien, répondit P’tit Hip, le regard toujours rivé sur son bouquin.

– Il a ses règles, le taquina Lân.

– Espèce de salaud ! jura P’tit Hip, agacé, puis il se tourna pour demander à Otto : Thaï est parti pour combien de temps ?

– Je sais pas. Il a dit qu’il rentrerait quand son affaire serait réglée. Pourquoi ? T’as quelque chose à voir avec lui ?

– Pas du tout. J’avais juste envie de me biturer pendant une semaine. »

La voix de P’tit Hip était anormalement atone. Otto se dit que son ami ne pensait pas vraiment ce qu’il disait.

« Sérieusement ? Je suis si seul », répondit Otto d’un ton badin, conscient que son ami avait du travail à faire.

Au lieu de répondre, P’tit Hip referma son livre et se leva, prêt à partir. « On y va ? demanda-t-il sérieusement.

– Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Otto, pris au dépourvu. Tu plaisantes, non ?

– Allons-y, insista P’tit Hip.

– Hé, attends ! Attends ! dit Otto, qui se rendait compte que quelque chose clochait. Réponds-moi : qu’est-ce qui va pas entre vous deux ?

– Rien, rien du tout, répondit doucement P’tit Hip.

– Qu’est-ce qui va pas, Lân ? reprit Otto, incrédule.

– Peut-être bien qu’il veut se défoncer ? plaisanta Lân.

– Fous-moi la paix, t’entends ! »

P’tit Hip n’avait visiblement pas apprécié la plaisanterie. C’était la première fois qu’Otto voyait P’tit Hip ne pas céder à son ami.

« Bon, alors, allons-y, dit-il à P’tit Hip, prêt à le suivre. Lân, tu préviens Samlî, OK ? Ce soir, après le boulot, dis-lui de venir lui aussi.

– Entendu, dit Lân. Mais c’est pas sûr. Je sais pas s’il viendra. Si oui, on se retrouvera là-bas. »

P’tit Hip marchait devant, son bouquin à la main, tellement silencieux qu’Otto se sentait oppressé. Ils firent le marché et prirent le minibus pour rentrer. L’humeur de P’tit Hip ne s’améliora pas et il se contenta de répondre par des monosyllabes, comme s’il ne voulait pas parler.

« Est-ce que Thaï a laissé de l’herbe ? » demanda seulement P’tit Hip.

Quand ils eurent rangé la nourriture dans le réfrigérateur, Otto accompagna P’tit Hip jusqu’au bungalow et lui trouva un short pour qu’il se mît à l’aise, puis il laissa son ami obtenir ce pour quoi il était venu jusqu’à ce qu’il ait entièrement satisfait son besoin. P’tit Hip alla alors sur la plage se baigner. Otto resta pour garder le restaurant et travailler.

Tard dans l’après-midi, P’tit Hip revint, rougeoyant, le visage détendu. Otto fut soulagé de voir que son ami n’était plus aussi renfermé que pendant le voyage. Le sourire était revenu sur son visage. Ce bon vieux P’tit Hip est de retour, pensa-t-il.

« Les vagues sont rudement fortes.

– Alors, t’es redevenu clair ? demanda Otto.

– Ça baigne.

– Fais gaffe à pas te casser le cou.

– Ça risque pas. Je sais y faire. » P’tit Hip recommençait à parler. Il aimait dire « je sais y faire » à tout bout de champ.

« Va prendre une douche et on va manger un morceau », lui dit Otto. Il y avait toujours des gouttes d’eau sur le visage brûlé par le soleil de son ami. « Si tu restes ici quelque temps, tu seras joliment bronzé.

– Est-ce que je peux rester avec toi ? »

Ceci n’était pas dit sur le ton de la plaisanterie. Otto ne pensait pas que son ami lui ferait un jour une telle demande.

« T’es sérieux?

– Absolument.

– Bien sûr que tu peux. Pourquoi pas ? » répondit Otto sans réfléchir. Il avait lui-même habité chez P’tit Hip, mais un problème subsistait.

« Et ton boulot ?

– On s’en fout du boulot, répliqua P’tit Hip tout de go.

– Dis-moi franchement : qu’est-ce qui va pas entre vous deux ?

– Rien, j’en ai marre d’être en ville.

– Bon, eh bien, restons ensemble, à s’entraider, comme dans le bon vieux temps, répondit Otto en souriant.

– Je pense que je vais apporter ici la machine pour imprimer les t-shirts, dit P’tit Hip. De toute façon, je participerai aux frais.

– Mais non, voyons, c’est pas un problème. N’en parlons plus. Va prendre ta douche. »

Ce soir-là, P’tit Hip aida Otto en cuisine, mais pas seulement. Il était neuf heures passées quand Samlî arriva avec Lân. Il gara sa moto devant le restaurant et alla droit à la cuisine. Leur haleine sentait l’alcool. Quand Samlî vit P’tit Hip, il se mit à le chambrer.

« Hé, Hip, trouve-nous du whisky et viens boire avec nous. »

Son ton comme son allure étaient intimidants, mais tout le monde savait qu’ils s’appréciaient. P’tit Hip était le seul à laisser Samlî se servir de lui. Dans d’autres circonstances, P’tit Hip aurait dit à son ami : « Attends, je suis pas libre », ou peut-être aurait-il ri et dit : « Enfoiré, pourquoi tu te sers pas toi-même ? », mais il aurait pris sur lui et l’aurait fait pour son ami. Mais, cette fois-ci, il ne répondit même pas à Samlî et ne le regarda pas non plus.

Si P’tit Hip se comportait de façon inhabituelle, Samlî, lui, était égal à lui-même, comme s’il ne voyait rien. Il s’amusait et riait à gorge déployée comme à son habitude.

Otto dit à Taine de disposer toutes les boissons sur une table et fit le tour de la salle pour demander aux clients s’ils souhaitaient autre chose, parce que la cuisine était sur le point de fermer. Il voulait qu’elle ne restât ouverte que pour les amuse-gueules accompagnant l’alcool et qu’ils ne soient plus dérangés par personne quand ils auraient lancé les hostilités.

Une fois la cuisine fermée, le cercle des buveurs passa au whisky d’importation. C’était une idée de Samlî. Otto émit une protestation, par égard pour Thaï, mais Samlî donna un argument convaincant : « C’est toi le patron, ici, non ? »

Quand le cercle prit forme, Otto dit à Taine : « Tu peux aller te coucher. Pas besoin d’attendre. On fermera nous-mêmes. »

Il savait quelle torture c’était, pour ceux qui ne buvaient pas, de s’occuper des buveurs, et il savait aussi fort bien qu’ils resteraient éveillés jusque très tard.

P’tit Hip était assis à la table, lui aussi. Il ne parlait à personne, sauf à Otto. Après qu’ils eurent tous bu un ou deux verres, P’tit Hip surprit ses amis : il tendit le bras pour attraper la bouteille de whisky et en versa une rasade dans son verre de Coca.

« Alors, t’as fini par te convertir ? » le railla Otto. Depuis qu’ils se connaissaient, Otto l’avait encouragé des centaines de fois à se mettre à boire, mais P’tit Hip ne l’avait jamais fait. Et voilà qu’à présent, il s’y mettait de son propre chef.

« Je veux me saouler », expliqua-t-il avant de lever son verre et de prendre une gorgée.

Lân et Samlî rirent de concert quand ils virent leur ami faire la grimace comme s’il avait goûté de l’eau vaseuse, mais P’tit Hip ne fit pas attention à eux et se força à continuer à boire, gorgée après gorgée, au point qu’Otto finit par s’inquiéter.

« Eh, vas-y mollo ! Plus lentement. »

P’tit Hip ne tint pas compte de l’avertissement. Il but encore plus vite, comme s’il avait un rendez-vous et voulait terminer son verre avant d’y aller.

Environ une demi-bouteille plus tard, le cercle commençait à atteindre sa vitesse de croisière, avec des éclats de rire occasionnels, et à gagner le stade où tous les soucis étaient oubliés. Soudain, P’tit Hip bondit et flanqua un coup de poing en plein dans la figure de Samlî. Sous l’impact, Samlî ainsi que sa chaise tombèrent à la renverse.

« Hé, qu’est-ce qui s’passe ? s’exclama Otto, choqué.

– Hip, foutu connard ! C’est rien qu’une nana ! » cria Lân pour que son ami recouvrât ses esprits. Sa main saisit la bouteille de whisky et la maintint fermement.

« Salopard ! Oui, c’est qu’une nana, rugit P’tit Hip, les yeux exorbités. Pourquoi tu lui dis pas ce qu’il m’a fait ?

– Hé, calme-toi. On est entre amis, ici. » Otto passa le bras autour des épaules de P’tit Hip, prêt à le retenir. « Calme-toi. Et d’abord, assieds-toi », lui dit-il, à demi-penché sur lui, maintenant le corps chancelant de son ami sur sa chaise.

Samlî secoua la tête pour en chasser le brouillard. Une sale chute. Dans sa bouche, le goût du sang. Il cracha, s’inquiéta pour ses dents et entreprit de les vérifier une à une avec son index. Elles étaient toutes là et ne branlaient pas.

« Espèce d’enfoiré, tu m’as défoncé la tronche, dit-il à P’tit Hip en souriant, puis il se releva et remit sa chaise d’aplomb.

– Mieux vaut ta gueule que la bouteille, rétorqua Lân en lâchant enfin sa prise. Ta bouche défoncée, c’est ton problème. La bouteille défoncée, c’est le mien. »

Il essayait de faire rire tout le monde, mais P’tit Hip ne se déridait pas.

« T’es toujours en colère ? s’enquit Samlî avec un sourire.

– Barre-toi, ça vaut mieux. » Sous l’effet de l’alcool, P’tit Hip n’articulait plus.

« Recommence, alors. Vas-y, l’encouragea Samlî en tendant l’autre joue.

– Bon, ça suffit ! mit en garde Otto, qui ne voulait pas que ça recommence. Continuons de boire. »

Il leva son verre en guise d’invitation à tous. Même s’il avait envie de connaître les détails de l’affaire, il ne se sentait pas d’encourager les idioties de ses amis à un moment pareil.

« Il est toujours en colère, alors je bois pas, dit Samlî, à demisérieux.

– Barre-toi, ça vaut mieux », répéta P’tit Hip comme s’il ne répondait pas de ses gestes. Il leva son verre et le vida d’un trait.

Samlî resta sans réaction pendant un moment, le sourire sur son visage s’effaçant peu à peu.

« D’accord, si c’est c’que tu veux. » Il se leva.

« Non, mais qu’est-ce qui va pas, vous deux ? demanda Otto en regardant ses amis. Ça suffit comme ça, merde !

– Rentrons, Lân », intima Samlî.

Otto était déçu. Il avait voulu que ce fût une fête. Il aurait voulu retenir Samlî mais, vu la tête qu’il faisait, ce serait difficile. Otto regarda la bouteille.

« Lân, reste, y’a encore plein de gnôle. »

Lân suivit son regard avant de se tourner vers Samlî.

« Rentre. Je reste pour m’occuper de Hip, lui dit-il d’une voix douce.

– Comme tu voudras. »

Samlî s’éloigna de la table sans se retourner et sortit du restaurant. Il démarra sa moto et disparut dans la nuit, emportant avec lui le goût du sang.

« Mais qu’est-ce qui va pas ? demanda Otto à Lân.

– Rien. Ce connard de Samlî a piqué la petite amie de Hip », expliqua Lân en riant doucement, avant de se mettre à boire, tout à fait à l’aise, comme si rien ne s’était passé.

« Et toi, salaud, t’es qu’un hypocrite ! reprit P’tit Hip en montrant Lân du doigt.

– Pourquoi tu dis ça ? T’es un ami et lui aussi, c’est un ami : qu’est-ce que tu veux que je fasse ? En fait, c’est à la fille de décider.

– Je sais bien que tu prends son parti, dit P’tit Hip d’une voix tremblante. Est-ce que t’as jamais dit quoi que ce soit pour l’en empêcher ?

– Comment j’aurais pu l’en empêcher ? s’écria Lân, refusant de se laisser accuser. Il savait que c’était ta nana. C’est pas qu’il le savait pas. Il le savait, et il l’a fait quand même, alors qu’est-ce que tu voulais que je fasse ?

– Bordel, ça suffit ! Parlons d’autre chose. » Otto ne voulait pas que le feu se rallumât. « Ça suffit, Hip. C’est pas grand-chose…

– Mets-toi à ma place, espèce de salaud.

– Allons bon, voilà que c’est ma faute aussi, maintenant, se plaignit Otto.

– Réfléchis un peu. Ce fumier boit tous les jours, bordel de merde. Je dois m’occuper de lui, le ramener à la maison tous les soirs. J’en ai ma claque, de ce salaud. Quand je me mets à draguer une fille, il se pointe et me l’enlève en me rabaissant, en se servant de moi devant elle, si bien que la fille me respecte plus, expliqua P’tit Hip à ses amis d’une voix toujours tremblante. Pour finir, le fils de pute s’amène pour me dire qu’il se l’est farcie et s’en vante tous les jours. Il prend ma moto pour la sortir et aller la baiser. Quand on était à l’école, j’ai toujours tout fait pour ce fils de pute, je me suis jamais plaint. Maintenant, je travaille avec lui. Quand on fait du fric, tout part en boisson, et j’ai jamais rien dit, et puis, il me fait ça… Ça suffit, qu’il aille se faire enculer. »

P’tit Hip secouait la tête, ivre. Otto fit de son mieux pour réparer les dégâts.

« Hé, mon vieux, t’es pété. Tu peux pas penser comme ça. Ça dépend de la fille. » Otto faisait de son mieux pour réparer les dégâts.

« Oui, ça dépend de la fille, mais est-ce que c’est correct, c’qu’il a fait ? Dis-moi, est-ce que c’est juste ? Dis-le-moi, que je me sente un peu dans mon droit. »

P’tit Hip foudroyait son ami du regard. Otto et Lân n’osèrent répondre, les yeux baissés sur leurs verres.

Lân avait envie d’expliquer à son ami ce que lui et Samlî pensaient, mais ça ne servirait à rien pour l’instant, P’tit Hip ne voudrait rien entendre. Il est bourré, pensa-t-il.

P’tit Hip prit une longue rasade et reposa son verre. Il n’eut pas le temps de se lever que tout ce qu’il avait mangé et bu jaillit par sa bouche. Il faillit même ne pas se détourner à temps de ses amis.

Lân et Otto bondirent au même moment pour le soutenir, le prirent par les aisselles, le firent sortir du restaurant et le propulsèrent dans l’obscurité du dehors jusqu’à un tronc de cocotier pour qu’il finît de vomir. Lân courut chercher de l’eau fraîche pour que son ami se rinçât la bouche. Otto lui tapotait le dos pour lui redonner courage.

« J’ai très mal au crâne, grommela P’tit Hip. Ma tête ! »

Une fois affalé sur son lit, dans le bungalow, il se plaignait encore.

Otto resta au chevet de son ami jusqu’à être certain qu’il était hors de danger, puis sortit. Lân était en train d’éponger le vomi sur le sol. Otto l’aida jusqu’à ce que l’endroit soit de nouveau propre. Ils débarrassèrent et nettoyèrent la table puis s’emparèrent à nouveau de leurs verres pour se donner l’impression qu’une nouvelle session éthylique pouvait commencer.

« Maintenant, il reste plus que les vrais hommes ; les jeunes sont partis, dit Lân avec le sourire.

– Ce salaud de Samlî aurait pas dû, fit remarquer Otto en se versant un verre.

– C’est pas du tout comme ça qu’ça s’est passé, finit par dire Lân, à contrecœur.

– Qu’est-ce qui s’est passé, alors ?

– Samlî voulait pas que Hip se marie.

– Pourquoi?

– Il a peur de plus avoir d’amis. Il nous a dit qu’il lui en restait si peu ; s’il laissait Hip prendre femme, il s’en irait vivre avec elle.

– Oh putain ! » Otto rit. « C’est lui qui va se retrouver avec une femme sur les bras.

– Pas question : il est pas sérieux avec elle, révéla Lân.

– Dis-moi une chose : il se l’est faite ou pas ?

– Chais pas, j’en sais rien, répondit Lân sincèrement. Mais on dirait qu’il plaît à la fille, elle aime pas du tout Hip. »

Otto hocha la tête, mais il ne pouvait s’empêcher de se sentir désolé pour P’tit Hip, malgré tout. Il se dit que ce genre de chose ne devrait pas se produire entre potes, spécialement pas à P’tit Hip, qui essayait tout le temps de faire plaisir à son ami. Même quand il se trouvait une petite copine, il la lui cédait…

« Reviens vivre avec nous ici. »

Le regard de sa mère était inquiet.

Les yeux rivés sur le plancher, Thaï évitait de croiser le regard inquiet de sa mère.

« Qu’est-ce que ça te rapporte, d’être là-bas ? ajouta sa sœur aînée. Tu fermes cinq ou six mois par an. C’est mieux pour toi d’être ici. Cette boutique est à toi. C’est une bonne chose pour ton gosse, aussi. Quand il grandira, il ira à l’école ici. Alors que s’il grandit là-bas, il sera désavantagé. L’environnement n’est pas le même. C’est pas vrai, Tâ ? »

Celle-ci ne répondit pas tout de suite. Elle jeta un coup d’œil à Thaï. « Si », finit-elle par admettre, d’une voix douce, par déférence pour son mari.

Thaï était embarrassé de se trouver sans personne de son côté – sa mère, sa sœur aînée, sa petite sœur, et même Tâ, qui ne voulait pas prendre parti mais qui semblait en même temps ne pas prendre le sien.

« Maman veut élever son petit-fils, lui dit sa petite sœur.

– Pourquoi tu te maries pas, alors ? répliqua Thaï avec un sourire, pour changer de sujet.

– Viens et reste avec nous, Thaï, qu’on puisse se voir, régler les problèmes ensemble, insista sa mère. Tu es si loin, je ne te vois pas. Je ne sais pas comment t’aider.

– Laisse-moi y réfléchir d’abord, maman. »

Thaï essayait d’éviter de répondre. Il savait quelle était sa décision.

« Plus tu réfléchis, plus le temps passe, et c’est du temps perdu, dit sa grande sœur, revenant à la charge. Si tu ne penses pas à toi, tu devrais penser à ta femme et à ton fils, car tu leur rends la vie difficile. Si tu étais encore célibataire comme avant, je ne dirais rien… »

Thaï savait très bien que cet argument ne répondait pas à ce que souhaitait sa mère mais revenait finalement au même.

« Tâ, aide-nous à lui parler, reprit la mère. Je suis au bout du rouleau. »

Tâ avait pitié de sa belle-mère, mais elle voulait que Thaï décidât par lui-même. Bien qu’elle ne fût pas très enthousiaste à l’idée de repartir diriger le restaurant, elle ne rejetait pas vraiment ce travail ; en fait, elle y prenait un certain plaisir. Mais comment pourrait-elle regarder les gens en face, quand elle rentrerait ? Cette pensée l’emplissait de honte. Son mari avait couché avec la jeune cuisinière, mais ce n’était pas un argument à faire valoir pour influencer Thaï.

« C’est à lui de décider », répondit Tâ à sa belle-mère.

Thaï se réjouissait secrètement du fait qu’elle eût encore de la considération pour lui, même s’ils n’avaient échangé que quelques mots dans la journée.

« Laisse-le, maman. Il ne t’aime pas, le charria sa sœur cadette.

– Ne dis jamais une chose pareille ! » gronda Thaï en la foudroyant du regard.

Le visage clair et souriant de la petite sœur devint tout triste quand elle vit combien son frère était sérieux.

« Il se fait tard. Je ferais mieux d’aller me coucher », dit-elle doucement, puis elle les quitta et partit dans la chambre de sa mère.

– Va dormir aussi, maman. » Thaï avait trouvé l’occasion de s’en sortir également. « J’ai sommeil moi aussi. J’ai passé la nuit dans le car et je n’ai pas beaucoup dormi. » Thaï ne laissa personne le retenir. Il se hâta de se lever sans avoir donné de réponse.

Ce n’est que le premier round, songea-t-il. Il était convaincu qu’aussi longtemps qu’il serait là, sa mère ne cesserait de remettre le sujet sur le tapis.

Quand il entra dans sa chambre, sa première pensée fut pour son fils. Il voulait tellement le tenir dans ses bras et l’embrasser qu’il avait de la peine à se contrôler, comme si c’était la seule chose au monde qui le rendait heureux. Il se baissa lentement et s’allongea à côté de son fils, le regardant à travers la moustiquaire. Le bébé dormait à poings fermés sur un petit matelas. Il aurait voulu l’étreindre juste une fois, mais il craignait de le réveiller, aussi l’étreignit-il du regard. Plus il l’observait, plus il trouvait qu’il lui ressemblait – le même nez, la même bouche, le même menton. Il était ravi au-delà de toute expression.

« Tu veux rester avec ton papa, pas vrai, fiston ? » murmura-t-il sans s’en rendre compte.

Il sourit à son fils puis se mit sur le dos et regarda le plafond, ravi, attendant Tâ, impatient de trouver un arrangement avec elle. Bien qu’il eût admis sa culpabilité devant tout le monde, Tâ n’avait encore rien dit à ce sujet. Sa mère et sa sœur aînée avaient parlé à sa place, comme s’il était le beau-fils de sa mère. Et plus encore sa sœur, qui visiblement lui en voulait pour la façon dont il avait traité Tâ. Elle exprimait probablement la douleur qu’elle avait elle-même ressentie quand son mari l’avait abandonnée.

Pour Thaï, s’il y avait quelque chose de bon dans cette affaire sordide, c’était le fait que Tâ s’entendait bien avec ses frères et sœurs, qu’ils semblaient tous l’aimer et la traitaient comme un membre de la famille.

Il se demanda ce que son père aurait pensé de cette belle-fille s’il était encore vivant.

Thaï entendit la porte s’ouvrir.

Tâ ferma derrière elle, éteignit le plafonnier et alluma la petite lampe. Elle ne s’était pas aperçue de la présence de Thaï.

« Est-ce que maman a dit quelque chose ? lui demanda Thaï pour qu’elle sache qu’il était dans la chambre.

– Non. » Elle avait utilisé ce même ton froid toute la journée pour lui parler.

« Est-ce que tu m’en veux toujours ? » demanda-t-il d’une voix douce.

Tâ alla prendre un oreiller et une couverture sans répondre.

« Où vas-tu ? s’enquit Thaï, l’attrapant par le poignet.

– Dormir ailleurs.

– Pourquoi ? On peut dormir ensemble sur le lit. » Il ne voulait toujours pas la relâcher. « Pas question.

– Dors ici, voyons. » Thaï essaya de la faire s’allonger auprès de lui. Il voulait la tenir dans ses bras. Mais son corps se raidit et elle refusa de s’exécuter. Il s’assit.

« Tu m’en veux donc toujours ? Assieds-toi, alors, et parlons. »

Tâ consentit à s’asseoir alors qu’il la tirait à lui. Il la regarda droit dans les yeux.

« Je ne recommencerai pas, je le jure.

– Non. Ne fais pas de promesses que tu ne tiendras pas.

– C’est vrai. Je le jure, d’accord ? » Il la prit dans ses bras, refusant de la laisser partir. « Pardonne-moi, je t’en prie, dit-il en embrassant doucement son épaule.

– Si c’était moi qui avais fait ça, est-ce que tu m’aurais pardonné ? » demanda Tâ.

Thaï savait que, vu la façon dont la question était posée, elle appelait réellement une réponse. Il n’avait jamais pensé qu’elle lui demanderait cela.

« Ce… c’est… ce n’est pas la même chose, bafouilla-t-il.

– Pourquoi ? Qu’est-ce qui est différent ? Je ne comprends pas.

– Mais tu es une femme !

– Oh… répondit-elle en hochant la tête. Voilà donc ta façon de penser ?

– Non… j’ai dit ça sans réfléchir… » Thaï ne savait que dire.

« Comment ça ? Comment peux-tu dire quelque chose si tu ne réfléchis pas ?

– Oh, arrête ! » Il la serra encore plus fort. « Parlons d’autre chose. Tu ne le ferais pas.

– Pourquoi pas ? En quoi c’est différent, pour les femmes ? On n’est pas des êtres humains, nous aussi ?

– C’est pas la question. »

Il ne savait que répondre. Il savait dans son cœur que, si une telle chose se produisait, il en serait blessé, et il ne savait pas s’il serait capable de lui pardonner. Il n’avait jamais pensé à ce genre de situation et il ne pensait pas que ça arriverait, de toute façon.

Il lui enleva l’oreiller des mains et le posa sur le matelas. « Allongetoi.

– Je n’ai pas sommeil.

– Oh, allons… Je sais, je sais que tu souffres, dit sincèrement Thaï. C’était une erreur. » Sa voix était douce.

« Pourquoi tu n’y as pas pensé avant ?

– C’est que, à l’époque, tu ne t’intéressais pas beaucoup à moi.

– Oh ! Alors c’est ma faute ?

– Non, c’est la mienne.

– Dis-moi franchement : est-ce que tu m’aimes encore ? Si ce n’est pas le cas, dis-le-moi, tu te sentiras mieux, tu n’auras pas à te forcer à rester avec moi. » Sa voix se brisa, puis des larmes surgirent.

Pourquoi ? Pourquoi lui avait-il fait ça ? Il ne s’était pas rendu compte à quel point elle avait souffert. Devant les autres, elle devait faire semblant de sourire. Quand elle entrait dans la chambre et se retrouvait seule avec l’enfant, chaque fois qu’elle lui donnait le sein, le regardait sur sa poitrine, ses larmes coulaient et tombaient sur son fils. Elle avait gardé sa question pour elle, en attendant qu’il revienne, pour savoir s’il l’aimait toujours. S’il lui disait non, elle ne ferait rien pour le retenir, elle le laisserait partir, le laisserait faire ce qu’il voudrait, le laisserait être avec qui il voulait, parce qu’elle l’aimait. Elle avait décidé que, pour le reste de sa vie, elle serait là pour son enfant.

« Bien sûr que je t’aime, murmura Thaï, la pressant contre sa poitrine. Tu te plains encore. Si j’avais su que tu te plaignais tellement, je ne serais pas tombé amoureux de toi. »

Leur enfant se mit à crier. Ils se retournèrent en même temps. Thaï ouvrit ses bras, relâcha Tâ, et ils se penchèrent tous deux sur le petit.