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Homère et l’Histoire


Quel usage l’historien peut-il faire de l’œuvre d’Homère ? C’est l’objet de nombreuses discussions, et l’un des aspects de la fameuse « question homérique ». Certains n’y voient qu’un faux problème, car une œuvre d’art se suffit à elle-même et ne saurait refléter une quelconque réalité. Et, de fait, les débats à ce sujet, loin de contredire une telle opinion, semblent plutôt la conforter. Mais, d’un autre côté, il est indéniable que les héros semblent toujours se mouvoir dans un « monde réel » – sauf quand il s’agit des récits chez Alcinoos, dans l’Odyssée –, et que le poète s’est fondé sur une certaine réalité. Dès lors, il est permis de s’interroger sur cette part de réel que, comme toute œuvre littéraire, contient la poésie homérique. Mais, pour ce faire, il importe d’abord de replacer l’œuvre dans son contexte, d’en définir la nature spécifique et les caractères.

1. L’aède et son public

Au chant VIII de l’Odyssée, le roi des Phéaciens s’apprête à honorer un hôte inconnu. C’est en fait Ulysse que la tempête a jeté sur son rivage ; il pénètre dans la salle où se déroule le festin pour lequel ont été immolés « douze brebis, huit cochons aux dents blanches et deux paisibles bœufs » (Od., VIII, 59-60) ; puis arrive l’aède que le roi avait fait quérir : « Un héraut s’avança, conduisant le fidèle aède à qui la Muse qui l’aimait a donné bien et mal, lui ayant pris ses yeux, mais donné la douceur du chant. Pontonoos lui avança un siège aux clous d’argent au milieu des convives, adossé à une colonne ; il suspendit à un crochet la lyre aiguë au-dessus de sa tête, et lui montra comment la prendre avec ses mains ; il avança une corbeille et une table, une coupe de vin, qu’il put boire selon son cœur. Ils tendirent les mains vers les mets présentés. Lorsqu’on eut apaisé la soif et l’appétit, la Muse le pressa de chanter la gloire des hommes et, d’un récit dont le renom touchait alors le ciel, la querelle d’Ulysse et d’Achille, fils de Pelée… » (Ibid., 62 sq.).

Aussi imaginaire qu’ait pu être le royaume des Phéaciens, on ne saurait douter de la matérialité de la scène ainsi décrite. L’aède, ce chanteur que la Muse inspire, et qui se rend de manoir en manoir pour évoquer les hauts faits de la guerre de Troie, en s’accompagnant de la lyre, ne serait-ce pas Homère lui-même ? La question n’a certes pas fini de susciter bien des querelles et est assurément l’une de celles qui ont fait couler le plus d’encre. On sait que, sous le nom d’Homère, nous sont parvenues un certain nombre d’œuvres dont deux longs poèmes de respectivement seize mille et douze mille vers, l’Iliade et l’Odyssée. Dès l’Antiquité, on disputait déjà de la paternité homérique de textes de caractère religieux connus sous le nom d’Hymnes. En revanche, pour l’Iliade et l’Odyssée, c’est seulement à une époque relativement récente qu’on a contesté sinon l’existence d’un poète appelé Homère, du moins qu’il soit l’auteur de la totalité des deux épopées. Certains ont mis l’accent sur le manque de cohésion apparente du récit dans l’Iliade, et sur la juxtaposition d’au moins trois histoires différentes dans l’Odyssée. D’autres, insistant sur les différences entre les deux poèmes, ont bien voulu attribuer l’Iliade à un Homère qui serait né à Chios et aurait vécu en Ionie vers le milieu du VIIIe siècle, mais non l’Odyssée qui aurait été élaborée au moins un demi-siècle plus tard.

Il est évidemment impossible de rappeler ici tous les arguments, philologiques ou historiques, avancés par les uns et les autres, relatifs à la personnalité d’Homère ou à la date de composition des poèmes. Le problème, cependant, a été renouvelé dans les années trente de ce siècle par les travaux de l’anthropologue américain Milmann Parry, qui, partant d’un fait depuis longtemps connu et étudié, la répétition des formules qui rythment de façon presque obsédantes les deux poèmes, avait constaté un phénomène analogue en écoutant les bardes yougoslaves. Ces reprises avaient en effet le pouvoir de faciliter la mémorisation d’une poésie qui se transmettait oralement, sans le support de l’écrit. Il en avait conclu que, comme le barde yougoslave, l’aède grec recourait au même système pour les mêmes raisons, chacun enrichissant les poèmes de nouveaux épisodes ou de nouveaux développements, ce qui expliquerait leur apparent désordre. L’Iliade et l’Odyssée représenteraient ainsi, selon M. I. Finley, « le point culminant d’une longue tradition de poésie orale, pratiquée par des bardes professionnels qui se déplaçaient dans tout le monde grec ».

Une telle analyse permettait de rendre compte non seulement de l’importance du style formulaire, mais aussi de certains « anachronismes », voire de certaines incohérences. Mais elle soulevait aussi quelques objections. La première était que la poésie des bardes yougoslaves et celle des aèdes grecs ne s’adressaient pas au même public. Les premiers, vivant dans un monde où l’écriture était connue, composaient pour des paysans illettrés, les seconds dans un monde où l’écriture avait disparu, pour des nobles tout autant illettrés, mais qui n’en détenaient pas moins le pouvoir et la richesse. La deuxième objection, liée à la première, tenait précisément à l’écriture. A l’époque d’Homère (ou des poètes qu’on désigne sous ce nom), elle avait fait sa réapparition en Grèce, sous la forme d’un alphabet adapté – par l’adjonction de voyelles – de l’alphabet phénicien. La découverte, il y a un quart de siècle, d’une coupe dite « coupe de Nestor », sur laquelle figurent trois vers évoquant le vieux roi de l’Iliade et de l’Odyssée, témoigne que cette écriture a sans doute d’abord servi à transcrire les épopées transmises par les aèdes. A ces deux objections s’ajoute une troisième : la qualité même de l’œuvre et son caractère très élaboré que des études récentes ont mis en valeur. On ne saurait donc nier que l’Iliade et l’Odyssée aient été rédigées dès la fin du VIIIe siècle, même si, d’après la tradition, c’est uniquement à Athènes et au temps des Pisistratides dont elles servaient la propagande que les deux épopées ont été plus largement diffusées grâce à une nouvelle « édition ».

Mais les travaux de Milmann Parry, de son fils Adam Parry et de leurs collaborateurs, en mettant l’accent sur de longs siècles de transmission orale, ont permis à des historiens comme M. I. Finley de reprendre le problème de la « société homérique », du « monde d’Ulysse », en en démontrant d’une part la cohérence, et en essayant d’autre part de retrouver quelle réalité historique affleurait derrière les aventures des héros achéens, de quel système de valeurs elles étaient porteuses. Par là même, il allait contribuer à détruire, avant que le déchiffrement du Linéaire B ne vînt le confirmer de façon éclatante, ce « cadavre qu’il faut régulièrement tuer », pour reprendre une formule de P. Vidal-Naquet, c’est-à-dire la thèse qui fait d’Homère un historien du monde mycénien.

2. Homère et Mycènes

On a vu que c’était pour exhumer les sites évoqués dans les poèmes homériques que Schliemann avait entrepris les fouilles d’Ithaque d’abord, de Troie ensuite, de Mycènes enfin. La découverte progressive de riches palais aux salles ornées de peintures, de tombes contenant en abondance métaux précieux et armes raffinées, a d’abord conforté ceux qui pensaient avoir retrouvé le monde d’Agamemnon et d’Ulysse. Ce n’est pas un hasard si deux des grandes tombes à tholos (c’est-à-dire à plan circulaire) de Mycènes ont été appelées tombeau d’Agamemnon et tombeau de Clytemnestre. Des savants s’efforcèrent alors de faire correspondre le texte d’Homère avec les monuments retrouvés : là un grand bouclier, ici un casque orné de dents de sanglier ou encore la représentation d’un guerrier sur son char. On ne pouvait, par ailleurs, manquer d’être frappé par la coïncidence entre les cités nommées dans les poèmes et les lieux où l’on avait pu repérer des sites et des restes de palais aux proportions souvent considérables : Mycènes, la cité dont Agamemnon était le roi et qui paraissait bien avoir été la plus puissante, Tirynthe, la ville de Diomède, Pylos sur qui régnait le vieux Nestor, et aussi Athènes, Thèbes, Orchomène. Seules manquaient à l’appel Ithaque, où malgré les fouilles menées par Schliemann, il avait été impossible de localiser le palais d’Ulysse, et Sparte, la cité de Ménélas, celui qui avait été à l’origine du déclenchement de la guerre de Troie. On avait bien relevé les traces d’un palais de dimensions modestes à Amyclées et des objets de fabrication mycénienne à Vaphio, dont un magnifique gobelet en or et deux coupes. Il y avait cependant là une énigme que les modernes s’efforçaient de résoudre en supposant que la Sparte achéenne était géographiquement distincte de la Sparte historique, sans doute proche d’Amyclées (qui sera d’ailleurs l’un des cinq bourgs qui, plus tard, la constitueront).

Les progrès de l’archéologie au début du siècle permirent d’élaborer une datation plus précise pour ces palais. Il apparut que les principaux sites mycéniens avaient commencé à se développer à partir du XVIe siècle, et l’évident rapprochement entre cette civilisation et celle que les fouilles avaient mise au jour en Crête conduisirent certains à imaginer une conquête du continent grec par les Crétois. La tradition grecque conservait en effet le souvenir d’une hégémonie maritime crétoise (thalassocratie) sous le règne du roi Minos, et certaines légendes, comme celle du tribut auquel étaient astreints les Athéniens (livrer chaque année au Minotaure, le monstre né de l’accouplement de Pasiphaé et du taureau divin, sept jeunes gens et sept jeunes filles), seraient à mettre en relation avec cette domination des Crétois, ou du moins de leur plus puissante cité, Cnossos.

Toutefois, il apparut bientôt que l’apogée des palais mycéniens se situait aux XIV-XIIIe siècles, alors qu’il était clair que cette période était au contraire, pour les palais crétois, une époque de déclin, consécutif à une série de destructions et d’incendies que les archéologues datent des environs de 1400. A la thèse qui liait la floraison de la civilisation mycénienne à une hypothétique domination crétoise allait donc s’opposer celle qui voyait dans le déclin des palais crétois après 1400 la conséquence d’une occupation de l’île par des Mycéniens. Le déchiffrement du Linéaire B allait apporter à cette seconde théorie un argument de poids.

On avait retrouvé, en effet, tant à Mycènes et Pylos qu’à Cnossos, conservées par le feu qui les avaient cuites au moment de l’incendie des palais, des tablettes d’argile portant une écriture qui ressemblait à celle qui figurait sur des tablettes plus anciennes en Crête même, tout en s’en distinguant par de nombreux détails. Les archéologues avaient baptisé l’écriture de ces tablettes Linéaire A et Linéaire B, et les tenants de la thèse de l’hégémonie crétoise en tiraient la preuve de la justesse de leurs vues : les Mycéniens avaient adopté l’écriture de ceux qui les avaient soumis. Mais la révélation que l’écriture en Linéaire B servait à transcrire, à Mycènes comme à Pylos et à Cnossos, une langue qui était du grec ruina semble-t-il définitivement la thèse de la conquête crétoise : les Mycéniens avaient sans doute emprunté aux Crétois leur écriture, mais leur avaient imposé leur langue. Les tenants de l’hégémonie crétoise ne s’en tinrent pas pour autant battus. Refusant de lier la ruine des palais crétois à une occupation mycénienne de longue durée, ils préférèrent invoquer une secousse sismique qui, vers 1450, aurait détruit les palais crétois et favorisé l’installation à Cnossos d’une dynastie créto-achéenne. D’autres s’attachèrent à minimiser les différences qui auraient existé entre civilisation mycénienne (ou achéenne) et civilisation crétoise (ou minoenne ou égéenne) en réponse à ceux qui, au contraire, distinguaient nettement les traits « indo-européens » des Achéens (mœurs guerrières, palais entourés de puissantes murailles « cyclopéennes », religion dominée par le culte de divinités mâles) des civilisations égéennes plus aimables et plus « féminines ». On voit trop bien toutes les arrière-pensées qui peuvent se dissimuler derrière cette accumulation de preuves érudites pour s’y attarder longuement. Il reste que grâce au déchiffrement du Linéaire B, on allait pouvoir se faire une idée plus précise de ces États mycéniens.

Les travaux des archéologues avaient déjà permis de constater l’importance qu’avait dans ces États le palais. Avec ses nombreuses salles groupées autour du mégaron, ses magasins et ses ateliers, c’était, mieux qu’une résidence royale, un ensemble qui n’était pas sans en rappeler d’autres analogues étudiés par les spécialistes de l’Orient ancien : le palais apparaissait, en effet, non seulement comme le centre du pouvoir politique et religieux, puisque sanctuaires et nécropoles se trouvaient à l’intérieur de son enceinte, mais aussi comme l’axe d’une grande activité économique et le lieu où se concentraient les richesses produites sur place ou importées des lointaines régions jusqu’où s’aventuraient les navires mycéniens. La lecture des tablettes a confirmé cette analyse. Les milliers de textes déchiffrés se présentent, en effet, comme des archives tenues de façon rigoureuse par une bureaucratie de scribes. Nous n’en possédons qu’une infime partie, à savoir ces tablettes qui ont été cuites lors de l’incendie des palais et qui contiennent la comptabilité de leur dernière année d’existence. La minutie dans le détail montre assez que, dans ces États mycéniens, la terre, les hommes, les animaux, tout était placé sous le contrôle étroit du palais. Certes, bien des obscurités subsistent, d’abord parce que le texte n’est pas toujours clair et que les lacunes abondent ; néanmoins, ajouté à ce qu’on savait déjà, il devient possible d’entrevoir ce qu’étaient les grandes lignes de l’organisation de ces États palatiaux. A leur tête, un souverain qui porte le titre de wanax ou anax et qui semble avoir rassemblé entre ses mains toute l’autorité politique et religieuse. A ses côtés, le lawagetas paraît également occuper un rang important. On s’est interrogé sur ce que pouvaient être ses fonctions : chef militaire ou chef du peuple, selon le sens qu’on donne à la racine laos dont il dérive. D’autres personnages sont désignés par les termes de te-re-ta (telestes) et pa-si-reu (basileus). On a voulu y voir les membres d’une aristocratie militaire, vivant au palais et entourant le roi. Sont attestés également des prêtres et des prêtresses, des gens qui sont définis comme faisant partie du damo (démos), des artisans, (forgerons, charpentiers, orfèvres) et des esclaves appartenant à des particuliers ou à l’une ou l’autre des divinités dont les noms apparaissent dans les tablettes, et qui, à l’exception remarquable d’Apollon, sont ceux-là mêmes qui feront partie du panthéon olympien : Zeus, Héra, Déméter et même Dionysos qu’on avait longtemps tenu pour un dieu d’importation récente. Les tablettes fournissent aussi des informations sur le régime des terres. Le roi et le lawagetas sont dotés d’un téménos, d’un domaine qui leur est propre. Mais il semble que d’autres « serviteurs » du roi soient gratifiés de domaines pris sur la « terre commune » ou attribués par le damo. Ces indications fragmentaires et imprécises ont donné lieu à toutes sortes de spéculations sur la nature du régime économique et social de ces États mycéniens. Certains y ont vu la preuve de l’existence d’une « féodalité » à qui le roi aurait donné des fiefs pris sur la terre commune ; d’autres, avec plus de raison, y ont retrouvé un trait typique des sociétés de type « oriental », la rétribution des services sous forme de lots de terre dont la possession était précaire et liée à l’accomplissement desdits services. Quant au rôle des communautés villageoises qui dépendaient du palais, et que désigne sans doute le terme da-mo, il demeure très obscur ; on sait toutefois que ces communautés qui auraient géré la terre des villages étaient soumises à des redevances qui s’entassaient dans les réserves et les magasins du palais.

Les tablettes n’autorisent pas à dépasser ces remarques très générales, à moins d’entrer dans des discussions érudites sur des points très précis. Elles n’apportent en particulier aucune information sur les relations qui pouvaient exister d’un État à l’autre, en dépit de la communauté évidente de langue et de civilisation, et la prétendue suzeraineté qu’auraient exercée les rois de Mycènes n’est nulle part et d’aucune façon confirmée : proches l’une de l’autre, les acropoles de Mycènes et de Tirynthe étaient le centre de deux États distincts, comme en étaient également distincts Pylos, Orchomène ou Athènes.

Les tablettes, en revanche, ont confirmé l’importance de l’artisanat mycénien. Mais là encore de nombreuses interrogations subsistent quant à son objet : assurait-il seulement la satisfaction des besoins de la communauté, ou bien une partie de la production, rassemblée dans les ateliers du palais, était-elle destinée à alimenter un commerce important ? Nous touchons là un problème auquel les modernes ont, avec prudence, évité de donner une réponse catégorique. L’hypothèse d’un « impérialisme » mycénien, qui annoncerait avec huit siècles d’avance l’impérialisme athénien, ne paraît pas devoir être retenue. Certes, on a retrouvé en grande quantité du matériel de fabrication mycénienne en Asie Mineure, à Chypre, en Égypte, en Sicile et dans le Sud de l’Italie, d’où l’idée de « comptoirs » que les Mycéniens auraient eus dans ces régions lointaines. Il y avait sans doute des courants d’échange entre le monde mycénien et le monde oriental, comme entre le monde mycénien et la Méditerranée occidentale, et la localisation de certaines expéditions mythiques (les Argonautes, les voyages d’Héraklès) conservent peut-être le souvenir de ces navigations lointaines. Mais cela n’implique pas la présence de comptoirs permanents, encore moins d’une quelconque colonisation. Tout au plus, l’organisation palatiale assurait aux souverains mycéniens la puissance et la mainmise sur toutes les ressources du territoire, ce qui leur permettait probablement d’équiper des flottes et de contrôler les échanges, tout en demeurant au cœur de leurs positions fortifiées, d’où ils pouvaient par ailleurs lancer des razzias sur les régions voisines.

On ne saurait donc contester l’existence et le développement d’une civilisation originale dans le monde grec entre le XVIe et l’aube du XIIe siècle, date à laquelle elle devait brusquement disparaître pour des raisons que nous analyserons ultérieurement. Il nous faut maintenant revenir à notre point de départ, nous interroger sur les rapports entre Homère et ce monde mycénien. On avait bien retrouvé Mycènes, Tirynthe et Pylos, mais s’agissait-il bien de la Mycènes d’Agamemnon, de la Pylos de Nestor ? Si le poète parle souvent des brillantes demeures de ses héros, si on a bien exhumé un casque à dents de sanglier analogue à ceux qu’il mentionne, si les dieux qu’il invoque sont inscrits sur les tablettes, si les chars figurés sur des reliefs ou des peintures sont bien comparables à ceux qu’il dépeint, nulle trace en revanche de ces archives ni de cette bureaucratie de scribes et de fonctionnaires royaux dont les tablettes révèlent l’existence. Assurément, quelques termes sont communs aux deux systèmes, téménos par exemple pour désigner les biens propres du roi, mais le roi ce n’est plus le wanax, c’est le basileus. Enfin, la maison, l’oïkos sur lequel il règne, même si le poète la charge d’or et de pierres précieuses, apparaît bien modeste à côté des palais mycéniens, et son organisation interne bien éloignée de cette administration tatillonne et bureaucratique attestée par les tablettes.

Si le monde mycénien n’est pas le monde d’Homère, que s’est-il passé entre l’un et l’autre ? Comment remplir ce vide qui sépare la fin des palais de l’époque où furent composés les poèmes ? Et, pour finir, la guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?

A la première question, l’archéologie apporte des éléments de réponse : si les palais mycéniens disparaissent tous ou presque au tournant des XIIIe-XIIe siècles, ce serait, selon la plupart des modernes, à cause de l’arrivée de bandes d’envahisseurs qui auraient tout détruit sur leur passage. On a bien parfois invoqué d’autres raisons possibles, séismes ou soulèvement interne, mais elles ne résistent pas à un examen sérieux. Certains lieux furent complètement anéantis. D’autres subsistèrent, mais considérablement appauvris. Là où ils ne furent pas entièrement abandonnés, le palais en tout cas disparut, et, avec lui, non seulement l’organisation sociale et politique dont il était le centre, mais surtout l’écriture dont la fonction principale était précisément d’assurer le fonctionnement du système palatial.

Qui étaient ces envahisseurs ? Une tradition grecque, dont on entend déjà quelque écho chez Hérodote, Pindare et Thucydide, qui prend forme au IVe siècle, faisait état d’une conquête violente du Péloponnèse par les descendants d’Héraclès, les Héraclides, qui auraient établi dans le pays qu’ils se seraient partagé des Grecs venus du Nord de la péninsule, les Doriens. Au Ve et au IVe siècle, Sparte était, aux yeux des Grecs, la cité dorienne par excellence, et l’on avait tendance à qualifier de dorienne toute institution ou toute pratique sociale analogues à celles de Sparte. De là à faire des Doriens les destructeurs de la civilisation mycénienne, il n’y a qu’un pas que nombre de modernes n’hésitèrent pas à franchir.

Les travaux des archéologues, cependant, n’allaient pas tarder à jeter le doute sur cette interprétation. Si, en effet, les débuts du XIIe siècle se caractérisent par un appauvrissement général et un rapide déclin de la population, on ne trouve, archéologiquement parlant, aucune trace permettant d’identifier une « civilisation dorienne » qui se serait substituée à la « civilisation achéenne ». Les prétendus apports doriens à la civilisation grecque, tels l’usage du fer ou des modes de vie communautaire associés à une vie guerrière, se révèlent en réalité inexistants : le fer était déjà connu à Chypre et dans les îles. Quant aux pratiques communautaires d’une société guerrière, c’est là un mythe que les modernes ont construit à partir du « mirage spartiate ».

Mais alors, si l’on doit renoncer aux Doriens, qui étaient, encore une fois, ces envahisseurs ? En fait, on tend de plus en plus aujourd’hui à lier la destruction des palais mycéniens à tout un ensemble de mouvements de population qui affecta le monde méditerranéen oriental vers la fin du XIIIe siècle, et dont les lointaines conséquences se retrouvent dans ces invasions des « peuples de la mer » dont parlent les archives de Ramsès III au début du XIIe siècle. L’arrivée des Doriens dans la péninsule, c’est-à-dire de gens parlant un dialecte grec différent de celui des Achéens, s’inscrit peut-être dans ce tourbillon général, sans en être toutefois l’élément principal, sans que se substitue une domination à une autre : les nouveaux venus, quand ils demeuraient sur place, se fondaient dans la population locale.

Abandonner l’explication par les « invasions doriennes » oblige à réexaminer le problème de la guerre de Troie. Dans la tradition ancienne, en effet, le « retour des Héraclides » se plaçait après la chute de Troie. C’était donc un monde mycénien en plein essor qui, derrière le roi de Mycènes, aurait mené la vaste expédition contre la cité du Nord de l’Asie Mineure. La guerre de Troie s’inscrirait dans le cadre de cette grande politique expansionniste des Mycéniens à laquelle il a déjà été fait allusion ; certains n’hésitent pas à y voir une sorte de guerre « impérialiste » visant à assurer aux Achéens le contrôle des détroits. Or, là encore, les données archéologiques laissent planer le doute. Les fouilles de Troie, on a déjà eu l’occasion de le souligner, ont révélé que la Troie contemporaine de l’apogée des palais mycéniens était une petite bourgade sans le moindre rapport avec la cité de Priam, assez puissante pour avoir tenu les Grecs en échec pendant dix ans. Par ailleurs, l’archéologie a également prouvé que la destruction de cette Troie VIIa était postérieure de quelques décennies à la destruction des palais. On imagine mal qu’une expédition de l’envergure de celle que dépeint le fameux « catalogue des vaisseaux » de l’Iliade ait pu être menée à ce moment-là.

La chronologie n’est pas seule en cause, même si elle renforce une conviction que fait naître la seule lecture des poèmes. Car, de même qu’il est difficile de retrouver dans les vers de l’Odyssée ou de l’Iliade quelque chose qui rappelle l’organisation bureaucratique des palais mycéniens, de même la Troie d’Homère n’a que peu de similitude avec la cité que les archéologues ont découverte sur les ruines de la petite ville turque d’Issarlik.

Devons-nous en conclure que la « guerre de Troie » n’a pas eu lieu ? Là encore, répondre de façon catégorique est impossible. Comme Moses Finley en fait la remarque dans le Monde d’Ulysse, on ne peut exclure l’existence d’une expédition d’importance limitée dont le souvenir aurait été magnifié dans l’épopée, un peu comme la Chanson de Roland fait de l’escarmouche de Roncevaux le lieu d’une énorme bataille entre chrétiens et infidèles. Troie Vlla aurait pu être détruite par une bande d’Achéens fuyant la Grèce, mais nostalgiques de la grandeur passée de Mycènes : délogés par les envahisseurs, installés en Ionie, ils auraient fait d’un modeste coup de main le point de départ d’une construction imaginaire où se seraient mêlés les mythes hérités d’un lointain passé, les souvenirs les plus récents et les réalités contemporaines.

Avant de mesurer la part respective des uns et des autres dans le monde que nous décrivent les poèmes, il importe préalablement d’interroger une fois de plus l’archéologie, seule source qui nous renseigne sur ce que furent les quatre siècles qui séparent la fin de la civilisation mycénienne de la rédaction des poèmes et de l’émergence de la cité au début du VIIIe siècle.

3. Les siècles obscurs

Cette période, « the dark ages », comme disent les Anglo-Saxons, fut jugée obscure parce que, faute de documents écrits, on ne sait pas grand-chose sur ce qui a pu se passer alors dans le monde égéen. De surcroît, à l’évidence, ce ne fut pas une époque riante : entre la somptuosité et la grandeur de la civilisation mycénienne et l’éclat de la civilisation grecque archaïque et classique, elle représente un moment certain de déclin et d’appauvrissement matériel et artistique.

Aujourd’hui, pourtant, grâce notamment aux travaux les plus récents des archéologues, on tend à nuancer quelque peu cette appréciation générale, en distinguant en particulier plusieurs périodes au sein de cet ensemble. Une première, allant jusqu’au milieu du XIe siècle, se caractériserait par une rapide et brutale dégradation de la culture matérielle, une baisse rapide de la population, cependant que se poursuivraient les mouvements migratoires qui contribueront à donner à tout le monde égéen une physionomie nouvelle. Nous l’avons vu, l’écriture tombe complètement dans l’oubli, et l’art de la céramique, s’il conserve encore quelque temps la facture de l’époque mycénienne, décline rapidement. On ne voit plus de représentations humaines ou animales ; on n’érige plus de constructions en pierre. Le matériel des tombes se raréfie en qualité et quantité, et, surtout, on ne trouve plus d’objets importés, comme si chaque communauté se repliait sur elle-même. Pire, bien des sites ont l’air abandonnés (on a compté qu’entre le XIIIe et le XIe siècle, le nombre des établissements reconnus passe de 320 à 40 environ), et ceux qui subsistent sont de dimensions médiocres.

Vers le milieu du XIe siècle, cependant, s’ouvre une période nouvelle. Les grands mouvements migratoires semblent terminés. C’est sans doute vers cette époque qu’il faut placer d’une part l’arrivée des Doriens dans le Péloponnèse, d’autre part la stabilisation de petites communautés venues de Grèce continentale sur les côtes occidentales de l’Asie Mineure. On sait que, des siècles plus tard, quand Athènes prétendra à l’hégémonie sur le monde égéen, c’est d’Athènes que la tradition fera partir cette première « colonisation ». Sans nier qu’elle ait pu jouer un rôle dans certains de ces départs – seul son palais avait, semble-t-il, échappé aux destructions massives qu’avaient connues les États péloponnésiens – il faut plutôt imaginer des déplacements de petites bandes, s’arrêtant dans les îles avant que certains d’entre eux atteignent les côtes d’Asie Mineure. Bien que les recherches les plus récentes laissent mieux entrevoir comment se fit cette installation, beaucoup d’obscurités subsistent. On ne sait pas en particulier, sinon à travers certaines traditions comme celle que rapporte Hérodote à propos des fondateurs de Milet, comment les Grecs furent reçus par les populations locales. Après avoir rappelé qu’aux Ioniens de Grèce s’étaient mêlés beaucoup d’autres peuples (ethnè), Pélasges, Doriens, Phocidiens, etc., il rapporte la tradition selon laquelle les fondateurs de Milet, n’ayant pas emmené de femmes avec eux, prirent pour épouses des Cariennes dont ils avaient tué les parents : « C’est à cause de ce meurtre que ces femmes s’imposèrent cette loi, qu’elles firent serment d’observer et transmirent à leurs filles, de ne jamais prendre leurs repas avec leurs maris et de ne jamais les interpeller par leur nom, vu qu’ils avaient massacré leurs pères, leurs époux, leurs fils, et qu’ils les avaient pour compagnes à la suite de ces forfaits » (I, 146). L’anecdote en elle-même peut avoir été forgée pour les besoins de la cause. Mais ce qu’elle révèle de ces rapports d’abord conflictuels a des chances de traduire une réalité.

Le fait que des Grecs se fixent sur les côtes d’Asie Mineure allait avoir des conséquences importantes, en permettant de nouer ou plutôt de renouer des relations avec le monde oriental. Sur ce point aussi, il reste de larges zones d’ombre, et les modernes sont loin d’être d’accord sur le rôle que jouèrent les Grecs d’Asie dans ce réveil des échanges, comme dans les innovations techniques qui apparurent alors dans le monde grec. La première et la plus importante est incontestablement la métallurgie du fer. Une tradition, que nous avons évoquée précédemment, voulait qu’elle ait été introduite en Grèce par les Doriens. Aujourd’hui, on pense plutôt que Chypre a servi de relais. Le passage du bronze au fer ne s’est pas fait partout au même moment. Il est évident que la rupture de la navigation en Méditerranée, consécutive à la chute des palais, a entravé l’approvisionnement en cuivre et surtout en étain qui entraient dans la composition du bronze. Le fer, déjà connu en Orient, allait se révéler non seulement plus résistant, mais encore d’obtention plus facile, si bien qu’aux alentours de l’an 1000, l’industrie du bronze s’était pratiquement effacée devant le fer, devenu le seul (ou presque) métal utilisé. La métallurgie du fer allait très rapidement se développer, au point que, lorsque les échanges reprendront en Méditerranée, il ne sera plus question de revenir au bronze, notamment pour les objets usuels. C’est entre 1050 et 900 environ que l’on peut suivre ce changement, en particulier en ce qui concerne les armes. A l’aube du IXe siècle, l’évolution est achevée, l’âge de fer est définitivement installé. Cette même époque voit également renaître une céramique décorée de simples motifs géométriques, que les spécialistes appellent proto-géométrique pour la distinguer de la céramique beaucoup plus savante qui s’épanouira à la période suivante. On assiste encore à des transformations dans les pratiques funéraires, la crémation tendant à remplacer, au moins pour les sépultures d’adultes, l’inhumation pratiquée aux temps mycéniens.

Mais c’est surtout avec la troisième période qui débute avec le IXe siècle que l’on peut entrevoir les changements les plus importants, et que s’amorce cette « révolution structurelle » étudiée par l’archéologue anglais Anthony Snodgrass, d’où devait naître cette forme spécifique d’État propre à la civilisation grecque antique : la cité.

La cité grecque, on le sait, n’est pas seulement une ville. Assurément, son caractère urbain la distingue des États-temples ou des États palatiaux, dont le centre, lieu du pouvoir, était le sanctuaire de la divinité ou le palais du roi ; mais la ville est d’abord et avant tout l’endroit où se tiennent les assemblées qui réunissent les membres de la communauté et qui sont l’expression d’un pouvoir collectif. Certes, on y trouve également le temple de la divinité poliade ou le sanctuaire du héros fondateur. Par ailleurs, les plus puissants y ont leur résidence, d’où chaque jour ils se rendent sur leurs terres pour en surveiller la mise en valeur. Mais ni ce temple, ni ce sanctuaire, ni ces demeures, ne sont le centre du pouvoir. Enfin, la cité grecque ne se conçoit pas sans son territoire, sa chôra, qui, comme l’ont révélé les fouilles menées sur certains sites coloniaux, en est le prolongement. C’est précisément cet ensemble structurel ville-chôra qui fait l’originalité de la cité grecque ; les fameux synoécismes, rassemblements de villages ou de bourgades, dont les Anciens parlaient comme de l’acte de naissance de la cité, traduisent bien cette réalité. Il n’est pas douteux qu’au IXe siècle la plupart des communautés, de faible dimension, sont encore disséminées en villages. Pourtant, déjà surgissent certaines unités dont le caractère urbain s’affirme : c’est le cas, en Grèce d’Asie, de la « vieille Smyrne », modeste agglomération de maisons enceintes dans une muraille, que les archéologues datent de 850 environ, ou encore de Iasos, en Carie, ou de Zagora, dans l’île d’Andros. Mais il ne s’agit là que de signes encore trop épars, donc peu susceptibles de nous éclairer sur la naissance de la cité.

Beaucoup plus déterminants apparaissent certains développements que l’on ne fait qu’entrevoir, mais qui vont être lourds de conséquences. D’abord, un rapide essor de l’agriculture, alors que les âges sombres avaient été, semble-t-il, une période d’économie pastorale mieux adaptée à une population dispersée. La présence d’ossements d’animaux domestiques à côté des tombes en témoigne. On commence seulement à discerner ce qu’a pu être cette révolution agricole grâce à l’étude des pollens. La représentation, sur les objets en terre cuite, de greniers à grains en est une autre preuve, de même que l’importance des formules liées à la culture des céréales et à la consommation du blé dans l’Odyssée, sur lesquelles nous reviendrons. Ce progrès de l’agriculture est allé de pair avec un accroissement démographique, sans qu’il soit toujours facile de savoir lequel a précédé l’autre. La poussée fut d’abord lente, comme le révèlent les recherches de Snodgrass sur Athènes, à partir de l’étude des nécropoles et du matériel funéraire. Vers 900, en effet, la courbe commence à s’élever insensiblement pour décoller rapidement à l’aube du VIIIe siècle : en deux générations, la population de l’Attique septuplait. Des constatations analogues ont pu être faites en Eubée, à Lefkandi, où, en deux siècles, la population est passée de 15 à 25 personnes, pour croître brusquement quand les habitants se déplaceront sur le site de la future Erétrie.

La rapide extension de l’agriculture, dont Homère et surtout Hésiode se font l’écho dans la seconde moitié du VIIIe siècle, s’accompagne d’un non moins rapide développement de la céramique. C’est en effet à partir du IXe siècle, et singulièrement à Athènes, qu’apparaît le style dit géométrique qui culmine avec ce qu’on a appelé l’art du Dipylon, ces grands vases découverts dans le cimetière du même nom, qui tenaient lieu de monuments sur les tombes des puissants et peut-être contenaient leurs cendres : le décor reste principalement géométrique, comme à la période précédente, mais sert de cadre à des figurations, défilés de guerriers ou scènes de funérailles d’une facture elle-même très linéaire.

Essor comparable de la métallurgie qui se manifeste notamment dans l’abondant matériel d’offrandes des sanctuaires, et plus particulièrement ces trépieds et ces chaudrons dont la taille imposante révèle qu’il ne s’agissait pas d’objets utilitaires, mais encore ces fibules, pour ne pas parler des armes que le guerrier vainqueur consacrait dans le sanctuaire de la divinité locale.

Et ceci nous amène à ce qui paraît être l’un des traits essentiels de la période qui s’ouvre avec le IXe siècle et se prolonge bien au-delà des siècles obscurs : le développement des sanctuaires et du culte des héros. On l’a vu plus haut, à l’époque mycénienne, le sanctuaire est souvent partie intégrante du palais. Pendant les siècles obscurs, on doit admettre que des pratiques religieuses ont survécu, mais il faut avouer notre ignorance à leur sujet. Et puis, brusquement, à partir de la fin du IXe siècle et du début du VIIIe, on assiste à la multiplication des sanctuaires locaux consacrés à la divinité protectrice de la cité naissante, et plus encore de sanctuaires liés aux fondateurs des établissements nouveaux. Ces cultes héroïques ont fait l’objet d’études récentes qui ont jeté un jour particulièrement intéressant sur les origines et les conditions de l’avènement de la cité. Il semble bien, en effet, que ces cultes soient apparus autour de tombes datant de l’époque mycénienne, mais redécouvertes au moment de la fondation d’un établissement fixe. Ils allaient devenir en quelque sorte le ciment de l’unité nouvelle, et ce n’est pas un hasard si, souvent, la tombe retrouvée et tenue pour être celle du héros fondateur est à proximité de ce qui allait être le centre à la fois politique et religieux de la nouvelle cité, l’agora. Il n’est pas toujours aisé, à travers les mythes locaux et les témoignages tardifs, de reconstituer de façon précise l’origine de ces cultes, en dehors du monde colonial où le héros fondateur est un personnage « historique ». L’un des exemples les plus significatifs est celui de Mégare (analysé dans un article de F. Bohringer1) : c’est en effet un héros venu de l’extérieur, Alcathoos, qui, dans le mythe, instaure l’ordre dans la cité en même temps qu’il crée les sanctuaires dédiés aux divinités poliades, protectrices de la cité et de son territoire : Apollon Archégète, sur l’Acropole, et un autre Apollon dit Agraïos, aux limites du territoire, associé à une Artémis chasseresse. Or, au deuxième siècle de notre ère, Pausanias a encore pu voir l’hèrôon, le sanctuaire d’Alcathoos, proche de l’agora. Il faut rappeler, à cet égard, que c’est auprès du tombeau d’Ilos, fondateur d’Ilion-Troie, que, dans l’Iliade, se réunissent autour d’Hector « ceux qui ont voix au Conseil » (Il., X, 415) et que l’assemblée des Troyens se tient aux alentours de la tombe d’un autre héros, le vieil Esyète (II., II, 793).

Le développement de ces cultes héroïques traduit incontestablement l’un des aspects les plus remarquables de cette « révolution structurelle » qu’a tenté de définir A. Snodgrass. Car cette manifestation du désir de la communauté nouvellement constituée de s’enraciner dans le territoire dont elle s’était rendue maîtresse allait avoir, sur le plan plus général de la vie intellectuelle, des conséquences considérables. A partir de la découverte de ces tombes et du matériel qu’elles contenaient, des mythes, dont l’origine remontait à des temps plus anciens, mais dont la réélaboration continue permettait une mise en ordre du monde, se dégage une reconstitution de ce « temps des héros », de ces hommes supérieurs aux pauvres humains de l’âge du fer, qu’on allait se plaire à dépeindre sur les flancs des vases comme dans les récits des aèdes. Il n’est donc pas surprenant que ce soit justement à cette époque que la figuration réapparaisse dans la céramique géométrique. Ces défilés de guerriers, ces scènes de funérailles signalées plus haut visaient à illustrer des traditions héroïques, sans pour autant s’inspirer, comme on l’a prétendu, des poèmes homériques : d’une part, ces vases sont contemporains sinon antérieurs à la rédaction des poèmes ; d’autre part, ils évoquent souvent d’autres cycles épiques que le cycle troyen. Il s’agit bien plutôt, comme le remarque encore A. Snodgrass, de tout un ensemble de mythes transmis oralement, qui se présente comme une idéalisation de l’âge des héros. D’où, par exemple, l’importance du char dans ces représentations à caractère sans doute plus funéraire que guerrier, mais aussi des armes qui rappelaient plus ou moins celles qu’on avait pu retrouver dans ces tombes.

Dans cette optique, les poèmes eux-mêmes s’inscrivent dans ce même mouvement de renaissance d’un passé lointain où vivaient ces héros auxquels les aristocraties guerrières qui dominaient les cités naissantes rêvaient de s’identifier. On leur prêtait des exploits surhumains, des expéditions fabuleuses, des voyages où se mêlait parfois le souvenir de navigations réelles, un commerce quotidien avec les dieux dont les sanctuaires commençaient à s’élever un peu partout. La redécouverte de l’écriture, ou plutôt l’adaptation de l’alphabet appris des commerçants phéniciens, afin de transcrire des sons rythmés, allait permettre à un poète génial, l’auteur de l’Iliade, qui est peut-être aussi celui de l’Odyssée, de donner à l’un de ces récits héroïques une dimension qui en ferait la « bible » du monde grec.


1.

Publié dans Antiquité classique, 49, 1980.