Pour essayer de dégager l’organisation politique du monde où nous introduisent les poèmes, et mettre en lumière ce qui, dans le texte, annonce la naissance de la cité, il importe de rappeler que la plupart des héros de l’Iliade et de l’Odyssée sont des rois. C’est donc d’abord la nature de cette royauté des « temps héroïques » qu’il faut tenter d’analyser.
C’est là un problème complexe, objet de nombreux travaux dont les conclusions sont souvent contradictoires. Il peut être intéressant de partir d’une définition d’Aristote, au livre III de la Politique. Pour le philosophe du IVe siècle, les royautés des temps héroïques sont fondées « sur le consentement général et l’hérédité, et réglées par la loi ». Et il ajoute : « Parce que les premiers de la dynastie avaient été les bienfaiteurs du peuple dans les arts ou à la guerre, ou qu’ils l’avaient rassemblé ou lui avaient procuré des terres, ils devenaient rois avec le consentement général, et leurs descendants héritaient de leur pouvoir. Ils avaient en guerre le commandement suprême, présidaient tous les sacrifices non réservés aux prêtres ; et, en outre, ils jugeaient les procès. Ce pouvoir, ils l’exerçaient les uns sans serment, les autres avec serment ; le serment consistait à élever le sceptre. Ces rois dans les temps anciens jouissaient d’une autorité permanente à la fois pour les affaires de la cité, pour celles du territoire et pour les affaires extérieures » (Politique. III, 1285 b 5-14).
Dans quelle mesure cette définition s’applique-t-elle aux rois de l’Iliade et de l’Odyssée, et correspond-elle à ce que l’on peut deviner de l’origine et de la transmission de la royauté, de l’étendue et des limites des pouvoirs du roi ? Sur l’origine de la royauté, les poèmes ne nous renseignent guère. S’adressant à Achille, Agamemnon l’accuse d’être « le plus odieux de tous les rois issus de Zeus », ce qui semble impliquer une origine divine. De fait, la plupart des héros sont, on l’a vu, issus de l’union d’une divinité avec un ou une mortelle, ce qui semble bien constituer l’une des assises de l’autorité qu’ils détiennent, plus que ce consensus ou ces bienfaits qu’évoque Aristote. Trois cas, pourtant, peuvent illustrer la définition du philosophe. Celui d’abord de Bellérophon, qui obtint la royauté en Lydie après avoir accompli une série d’exploits guerriers au service du roi des Lyciens (Il., VI, 178 sq.). Celui ensuite d’Alcinoos, le roi des Phéaciens, ou plutôt de son père Nausithoos : celui-ci, en effet, rassembla les Phéaciens, et de « la vaste Hypérie », les amena à Schérie où il « fortifia [la] ville, éleva des maisons, distribua la terre et bâtit des temples aux dieux » (Od., VI, 9-10). Celui enfin d’Ulysse en Ithaque, dont Pénélope dit qu’il était le plus capable de faire régner dikè, la justice, dans ses rapports avec le peuple (Od., IV, 690). Suprématie militaire, rassemblement et attribution de terres, bienveillance à l’égard du peuple, et souci de faire triompher la justice, peuvent donc apparaître comme les fondements du pouvoir du roi homérique.
Mais il faut se méfier de l’interprétation qu’un philosophe du IVe siècle a pu donner d’exemples qui renvoyaient à un tout autre univers mental. Il est, certes, bien évident que, dans ce monde de la fin des âges obscurs décrit par les poèmes, la force militaire était par excellence à l’origine de toute autorité. Si par ailleurs, comme on en a fait souvent la remarque, l’histoire de Nausithoos renvoie à l’expérience coloniale et aux pouvoirs que s’arroge l’oïkiste, le fondateur de la cité nouvelle, celle d’Ulysse pose le problème essentiel de la justice dans les rapports entre le roi – ou les rois – et le peuple. Et il n’est pas sans intérêt que le poète, dans ce même passage, oppose le comportement d’Ulysse à l’iniquité des autres rois, ce qui fait ici penser aux « sentences torses » des rois d’Hésiode. Nous y reviendrons.
Dans sa définition, Aristote insiste également sur le caractère héréditaire de la royauté des temps héroïques. Là encore, les poèmes ne nous apportent que des informations incomplètes, sinon contradictoires. De fait, la plupart des héros semblent avoir hérité ou devoir hériter la royauté paternelle : c’est le cas d’Achille dont le père, Pelée, règne sur les Myrmidons, celui d’Agamemnon et de Ménélas, et bien évidemment d’Alcinoos, qui a hérité le pouvoir de son père Nausithoos. Mais deux exceptions contredisent la règle : la première est celle de Priam, qui a pourtant une nombreuse descendance. Si Hector, le plus illustre de ses fils, vient à être tué, ce n’est pas l’un de ses nombreux frères qui succédera à Priam, mais Énée, si du moins l’on en croit la prédiction de Poséidon (Il., XX, 305 sq.), qui curieusement confirme ce qu’Achille disait au même Énée : « Pourquoi viens-tu te poster si loin en avant des lignes ? Serait-ce que ton cœur te pousse à me combattre dans l’espoir de régner sur tous les Troyens dompteurs de cavales, avec le rang qu’a aujourd’hui Priam ? » (Il., XX, 178 sq.). La seconde nous ramène une fois de plus à Ithaque. Certes, la famille d’Ulysse est « la plus royale » de l’île, et Ulysse a succédé à son père Laërte comme roi d’Ithaque. Mais Laërte vit toujours, et l’on ne sait quelle raison l’a poussé à se retirer « à la campagne » et à abdiquer en faveur de son fils. Comme le fait remarquer M. I. Finley, Ulysse n’a pas usurpé la royauté : entre lui et son père existe, comme l’attestent les dernières scènes du poème, une profonde affection. Il faut donc admettre que Laërte n’était plus en mesure d’exercer le pouvoir. Quoi qu’il en soit, c’est à son fils qu’il le transmet. Mais l’incertitude qui pèse sur le sort d’Ulysse n’a pas privilégié Télémaque, pourtant capable d’agir. Bien plus, ce que les prétendants attendent de Pénélope c’est que, choisissant parmi eux un nouvel époux, elle en fasse, du même coup, le nouveau roi d’Ithaque. Il y a là un problème qui, pour quiconque essaie d’éclairer les mécanismes de la transmission du pouvoir dans le monde homérique, est un vrai casse-tête. Certains ont cru y trouver la preuve de la survivance d’un lointain et hypothétique matriarcat. Il reste qu’en Ithaque, c’est-à-dire dans la cité qui semble la plus « réelle », la royauté pourrait cesser d’être l’apanage de la famille d’Ulysse pour passer à un autre parmi les nobles d’Ithaque. D’ailleurs, Télémaque lui-même, après avoir souligné qu’il ne refuserait pas la royauté, si telle était la volonté de Zeus, convient que « des chefs achéens, dans Ithaque des eaux, il est vrai qu’il n’en manque pas, jeunes ou vieux : que l’un d’eux prenne le pouvoir, puisque Ulysse n’est plus ; moi, j’entrerai en possession de ma maison et des esclaves qu’il m’a ramenés de ses pillages » (Od., I, 394 sq.). A quoi Eurymaque, l’un des prétendants, répond : « Télémaque, laissons plutôt choisir aux dieux celui des Grecs qui régnera sur Ithaque des eaux » (Ibid., 400-401). C’est donc de la volonté des dieux, et d’eux seuls, que dépend, en dernier ressort, toute déviance par rapport à une transmission héréditaire du pouvoir. Mais cette justification d’une dérogation à la coutume par une intervention divine n’en traduit pas moins une réalité : la possible mise en question du principe héréditaire.
L’exemple d’Ithaque montre aussi quels privilèges pouvaient être attachés à la fonction royale. « Régner n’est pas un mal, dit encore Télémaque : c’est bientôt la maison qui s’enrichit, le maître qu’on honore davantage » (Od., I, 392-393). Traduisons : être roi comporte des avantages matériels, soit sous forme de dons, soit sous forme de « part d’honneur » lors de la répartition du butin. Un roi, en effet, de par la position éminente qu’il occupe parmi ses pairs, est un personnage dont la faveur ou l’alliance sont recherchées ; il est donc le principal bénéficiaire de l’échange de présents qui règle les relations entre familles nobles. Son oïkos, par là même, est le plus riche puisque y affluent des dons de toute sorte. Faut-il imaginer, en outre, que le roi prélève sur le peuple des sortes de taxes qui viennent accroître sa richesse personnelle ? Un passage du chant XIII de l’Odyssée est, à cet égard, intéressant à rappeler. Il s’agit, il est vrai, du royaume d’Alcinoos, et nous avons déjà souligné l’ambiguïté de toutes les informations qui le concernent. Il y a là, néanmoins, une indication précieuse. Alcinoos, après avoir rassemblé dans un coffre les dons que les Phéaciens ont faits à Ulysse, propose d’y ajouter un grand trépied et un chaudron : « nous nous en ferons rembourser par le peuple : car ce présent serait lourd pour nous seuls » (Od., XIII, 13 sq.). Certes, les prélèvements faits sur le peuple servent, en l’occurrence, à compenser les cadeaux généreusement offerts à Ulysse ; il reste que, dans le contexte de l’échange de dons qui caractérise les relations au sein de la société héroïque, ce sont le roi et ses conseillers qui seront les vrais bénéficiaires de l’opération.
Il apparaît donc bien que la qualité royale n’aille pas sans la possession d’un oïkos prospère qui permette au roi de tenir sa place dans une société où le prestige, autant que la naissance, est facteur de puissance. Mais le roi n’est pas seulement le maître d’un oïkos, que le poète qualifie parfois de téménos pour mettre l’accent sur son côté « royal », il règne aussi sur une cité et sur un territoire. A cet égard, une lecture attentive des poèmes révèle bien des différences quant à la nature de la communauté sur laquelle s’exerce le pouvoir de ces rois. L’Iliade sur ce point ne nous est pas d’un très grand secours. Si on laisse de côté le fameux catalogue des vaisseaux du chant II, considéré par nombre de spécialistes comme une interpolation, et qui énumère les nombreux peuples rassemblés sous le commandement suprême d’Agamemnon, elle nous renseigne essentiellement sur Troie : la cité est ceinte de remparts à l’intérieur desquels se trouvent le palais de Priam et un temple consacré à Athéna où les Anciennes, à l’appel de la vieille reine Hécube, viennent prier pour écarter de la cité le danger que représente le bouillant Diomède. Le palais comme le temple sont situés en haut de l’acropole, si bien que Troie, telle du moins qu’on peut l’imaginer, évoque davantage les cités « mycéniennes » que la polis du VIIIe siècle.
En revanche, l’Odyssée n’est pas avare de détails sur l’imaginaire Schérie et la bien réelle Ithaque. De la première, le poète donne une description particulièrement précise. Nausicaa, en effet, indique à Ulysse le moyen de parvenir jusqu’à son père : « Tant que nous longerons les champs et les cultures, derrière la voiture en compagnie de mes suivantes, tu marcheras, mais sans traîner : je te montrerai le chemin. Bientôt, nous pourrons voir la ville, avec sa haute enceinte, ses deux ports de part et d’autre, et le chemin de l’isthme au long duquel sont remisés les navires arqués, chacun sous son abri […]. Là, c’est la grande place et ses vastes dalles taillées, autour de ce beau temple consacré à Poséidon ; là sont les fabricants d’agrès pour noirs navires, de cordages, de voiles et ces affûteurs d’avirons » (Od., VI, 259). Ulysse devra d’abord s’arrêter dans le verger d’Alcinoos, à l’extérieur de l’enceinte, afin que Nausicaa ne soit pas vue en sa compagnie, ensuite, « quand tu estimeras que nous devons être arrivées, à ton tour gagne notre ville, puis demande le palais de mon père, Alcinoos le généreux. Il est facile à reconnaître, et un petit enfant t’y conduirait : car on ne peut confondre la demeure de ce héros avec les maisons de la ville » (Od., VI, 297 sq.). On a donc là tous les éléments d’une cité, tels que par exemple les ont révélés les fouilles de certaines cités coloniales : le territoire mis en culture et partagé, le rempart à l’intérieur duquel sont les maisons, celle du roi ne s’en singularisant que par sa splendeur, la place publique avec le sanctuaire dédié à Poséidon, les ports où se trouvent rangés les vaisseaux et au voisinage desquels vivent les artisans, fabricants de cordages, de voiles, d’agrès, dont Nausicaa craint les railleries. Encore une fois, si Schérie n’appartient pas au monde réel, elle en présente tous les traits.
D’Ithaque, nous n’avons pas une description comparable. Le poète cependant chante à plusieurs reprises l’agora, la grande place où se tiennent les assemblées du démos ; et l’agglomération urbaine où les nobles et le roi ont leur maison se distingue des champs qui l’entourent : ainsi, quand Laërte a renoncé à la royauté, a-t-il quitté la ville pour aller vivre aux champs, avec seulement une vieille servante. C’est aussi pour l’alimentation en eau du centre urbain que l’on a construit une fontaine « en pierre, aux belles eaux où puisent les gens de la ville, fontaine due à Ithacos, Nérite et Polyctor » (Od., XVII, 206-207).
Entre ces deux extrêmes, d’un côté une acropole fortifiée dominée par un palais, de l’autre une cité avec ses remparts, son agora, ses maisons, ses ports, ses sanctuaires et son territoire, il y a tous ces « royaumes » dont la nature reste imprécise. Celui des Myrmidons bien sûr, ou celui de ces Lyciens sur qui règne Sarpédon. Mais aussi le royaume d’Agamemnon lui-même. Car le chef de l’expédition achéenne ne règne pas seulement sur Mycènes, mais sur une vaste contrée, ce qui lui permet d’offrir à Achille, pour tenter de le ramener au combat, sept des villes qui dépendent de lui avec leur territoire prospère : « Toutes sont proches de la mer, au bout du territoire de la Pylos des sables. Des hommes y habitent, riches en moutons et riches en bœufs, qui l’honoreront d’offrandes comme un dieu et, sous son sceptre, lui paieront des droits fructueux » (Il., IX,— 150 sq.). Nous retrouvons ici les avantages qu’un roi tire des peuples sur lesquels il règne. Mais ce roi, en l’occurrence Achille, ne se trouverait-il pas de ce fait sous la dépendance, certains n’hésiteraient pas à dire sous la suzeraineté, du roi de Mycènes ? Un passage de l’Odyssée pose un problème analogue. Ménélas, recevant Télémaque, évoque les dons qu’il aurait voulu faire à Ulysse au retour de la guerre de Troie en dédommagement des épreuves subies par le roi d’Ithaque pour défendre l’honneur bafoué de l’époux d’Hélène : « Je lui aurais alors cédé une ville en Argos et bâti un palais, je l’aurais fait venir d’Ithaque avec ses biens, son fils, tout son peuple, vidant pour lui l’une de ces cités des alentours dont je suis le roi » (Od., IV, 174 sq.). Ulysse, quittant son « île à chèvres » pour le gras Péloponnèse, serait-il devenu le vassal de Ménélas ? Malgré des différences sensibles entre les deux cas, concernant le sort de la population qu’Agamemnon aurait donnée à Achille en même temps que villes et territoires, alors que Ménélas aurait préalablement vidé de ses habitants la ville offerte à Ulysse, on conçoit aisément qu’à partir de textes comme ceux-ci, certains aient pu parler de féodalisme. Il faut toutefois souligner que, dans l’un comme dans l’autre cas, la donation s’inscrit dans le cadre d’un échange de services entre égaux ; la violence avec laquelle Achille refuse les cadeaux d’Agamemnon en témoigne amplement : « Ses présents me font horreur ; de lui je fais cas comme d’un fétu ! M’offrit-il dix fois, vingt fois tout ce qu’il possède à cette heure et ce qui peut lui revenir ; m’offrit-il toute la richesse qui afflue à Orchomène ou encore à Thèbes d’Égypte, ville où chaque maison enferme maints trésors, ville aux cent portes, dont chacune laisse passer deux cents guerriers avec leurs chevaux et leurs chars ; m’offrît-il même des biens aussi nombreux que tous les grains qui sont de sable ou de poussière, non, même alors Agamemnon ne saurait convaincre mon cœur, avant d’avoir d’abord entièrement payé l’affront dont souffre mon âme » (Il., IX, 378 sq.).
C’est précisément parce que les héros forment une société d’égaux que la royauté qu’exerce au sein de la cité le plus « royal » d’entre eux ne saurait être une royauté absolue. Les poèmes, à cet égard, ne laissent peser aucune équivoque, et les pratiques du temps de paix se retrouvent au sein de l’armée en campagne. Là encore, nous partirons de l’exemple de Schérie, cité imaginaire, cité utopique, peut-être, comme on l’a dit, image idéale en tout cas de ce que devait être la royauté aux yeux du poète et de ses auditeurs. A Schérie. donc, Alcinoos est roi, mais ce n’est pas, il s’en faut, un monarque absolu : il gouverne assisté d’un conseil de douze rois (basileis), lequel peut parfois, semble-t-il, être élargi à l’ensemble des Anciens. Mais seuls les basileis ont le privilège de porter le sceptre, ce bâton clouté d’or qui est l’insigne de la royauté. Il y a également, dans des circonstances exceptionnelles, convocation à l’agora, au centre de la ville, de l’ensemble du démos, du peuple des Phéaciens, constitué de rameurs, de gens de mer, dont les navires voguent sans pilote. C’est dans ce démos que seront recrutés les cinquante-deux rameurs du navire qui ramènera Ulysse en Ithaque. Bien entendu, il faut se garder d’imaginer le démos des Phéaciens à l’image de celui d’Athènes à l’époque classique. On peut, en particulier, se demander si ces fabricants d’agrès, de cordages et de voiles dont Nausicaa redoute les quolibets en étaient. Il est sûr, en tout cas, que les « serviteurs » qui travaillaient dans les champs n’étaient pas, quant à eux, partie intégrante de ce « peuple de rameurs ». Mais quelle qu’ait été la composition de ce démos, ses assemblées sur l’agora n’avaient aucun pouvoir sinon d’acclamer et de ratifier les décisions prises par le roi et ses conseillers.
De Schérie, si nous passons à Ithaque, nous voyons là encore fonctionner conseil et assemblée. Mais, à Ithaque, la situation est un peu exceptionnelle, puisque le roi est absent depuis longtemps. On ne manquera pas à ce propos de souligner combien il serait absurde d’imaginer une quelconque vraisemblance historique : dans la réalité, un successeur aurait été désigné ou se serait imposé lui-même par force. Quoi qu’il en soit, c’est par une réunion de l’assemblée des Ithakésioï, du peuple d’Ithaque, que commence véritablement l’action de l’Odyssée, au début du chant II. Télémaque, qui, sur l’avis d’Athéna, a convoqué le peuple à se rendre à l’agora, a pris l’initiative d’un débat. Le vieil Ægyptos, qui parle le premier, note que c’est certainement pour une raison grave, puisque depuis le départ d’Ulysse « nous n’avons plus eu de conseil ni d’assemblée » (Od., II, 26). A Ithaque, donc, comme à Schérie, il y a d’abord un conseil, formé des plus anciens ou des plus nobles, ou encore de ceux qui pourraient aspirer à la succession d’Ulysse, et ensuite l’assemblée du démos qui, comme à Schérie, n’a pas vraiment à se prononcer, mais qu’on réunit pour lui faire part d’une nouvelle importante. C’est ce qui ressort encore de la question d’Ægyptos : « Qui donc aujourd’hui nous convoque ? Est-ce un des jeunes gens ou un aîné qui en éprouve telle urgence ? Vient-il nous annoncer le retour de l’armée, ayant eu la primeur de nouvelles sans équivoque ? Ou veut-il nous exposer quelque autre affaire publique ? » (Od., II, 27 sq.). Comme à Schérie, donc, le roi gouverne assisté d’un conseil où seuls, semble-t-il, les conseillers ont droit à la parole. Mais il peut aussi, dans des cas exceptionnels, convoquer l’assemblée des gens d’Ithaque qui, bien que sans pouvoir réel, n’en doit pas moins être informée des décisions prises par le roi et ses conseillers.
Or, ce même dispositif se retrouve dans l’Iliade et au sein de l’armée des Achéens campant devant Troie. On sait à quels excès cela a pu conduire certains modernes n’hésitant pas à parler de « démocratie militaire ». En fait – et c’est là un phénomène que l’on retrouve à travers toute l’histoire grecque –, l’activité guerrière ne se distingue pas de l’activité « civique ». Il n’est donc pas surprenant que l’armée en campagne fonctionne selon les mêmes principes que la cité en temps de paix. Dès lors, Agamemnon, parce qu’il est le chef suprême de l’expédition, est assisté de son conseil et, dans les circonstances graves, convoque l’assemblée de tous les guerriers achéens, qui n’a ni plus ni moins d’influence que dans la cité. Le fait nous est confirmé doublement : d’une part, au chant II, Agamemnon réunit le conseil avant de tenir l’assemblée ; c’est donc au conseil des « rois porteurs de sceptres » de prendre les décisions qui seront ensuite communiquées à l’assemblée des guerriers ; d’autre part, lorsque l’un des simples guerriers, en l’occurrence Thersite, entend émettre un avis, il est brutalement remis à sa place par Ulysse.
La royauté homérique, telle qu’elle se révèle dans les poèmes, apparaît donc comme une fonction que les dieux attribuent aux meilleurs, aux mieux nés, mais qui ne rappelle en rien le pouvoir absolu du wanax mycénien. Primus inter pares, le roi homérique se distingue par sa richesse, sa sagesse, son sens de la dikè, qui forment l’ensemble des qualités « royales » qui peuvent être le propre d’une famille, ce qui justifie le principe héréditaire, mais peuvent aussi passer d’une famille à une autre, si les circonstances l’exigent. La présence à ses côtés d’un conseil – de rois, d’Anciens – et la convocation, dans certaines circonstances, d’une assemblée – des guerriers au milieu du camp, du démos sur l’agora –, posent le problème à la fois de l’étendue de ses pouvoirs, mais aussi de l’émergence d’une dimension politique, annonciatrice de la cité.
Dans la citation d’Aristote dont nous sommes partis pour explorer la nature de la monarchie homérique, le pouvoir des rois des « temps héroïques » est défini sur le triple plan militaire, religieux et judiciaire. De fait, les rois d’Homère se caractérisent d’abord comme des chefs de guerre. Cela est évident des rois achéens de l’Iliade, y compris du vieux Nestor, mais l’est moins cependant de Priam, qui ne semble prendre aucune part à la direction des opérations du côté troyen, laquelle relève davantage d’Hector. Cela l’est moins également d’Alcinoos, dans l’Odyssée. Mais la position de Schérie est telle que l’on voit mal le roi prenant la tête d’une expédition militaire. En revanche, guerre et pillage allant de pair, c’est Ulysse en personne qui conduira les expéditions de razzias destinées à reconstituer sa fortune.
La fonction religieuse des rois est également évidente : ce sont eux qui généralement président aux sacrifices avant le banquet réunissant le roi, ses conseillers et ses hôtes. Ainsi Nestor sur la plage de Pylos, au moment où débarquent Télémaque et ses compagnons. Ainsi Alcinoos dans son palais, avant le banquet destiné à honorer Ulysse.
Fonction judiciaire, enfin. On a vu plus haut que l’un des mérites d’Ulysse était précisément d’être juste pour son peuple, de faire triompher dikè en Ithaque. Les mauvais rois, au contraire, sont ceux qui « prononcent des sentences torses et bannissent la justice » sur l’agora, au milieu de l’assemblée. La fameuse scène représentée sur le bouclier d’Achille retrace précisément une affaire de jugement : « Les hommes sont sur la grand-place. Un conflit s’est élevé, et deux hommes disputent sur le prix du sang pour un autre homme tué. L’un prétend avoir tout payé, et il le déclare au peuple ; l’autre nie avoir rien reçu. Tous deux recourent à un juge pour avoir une décision. Les gens crient en faveur soit de l’un, soit de l’autre, et. pour les soutenir, forment deux partis. Des hérauts contiennent la foule. Les Anciens sont assis sur des pierres polies, dans un cercle sacré. Ils ont dans la main le bâton des hérauts sonores, et c’est bâton en main qu’ils se lèvent et prononcent, chacun à son tour. Au milieu d’eux, à terre, sont deux talents d’or : ils iront à celui qui, parmi eux, dira l’arrêt le plus droit » (Il., XVIII, 496 sq.). Le texte soulève bien des difficultés. D’abord, parce que le roi est absent. Ou plutôt il n’y a pas un roi, mais des rois, ces Anciens qui portent le sceptre, ce bâton « qui jamais plus ne poussera ni de feuilles ni de ramures […] et jamais plus ne refleurira. Le bronze en a rasé la feuille et l’écorce, et le voici maintenant entre les mains des fils des Achéens qui rendent la justice et. au nom de Zeus. maintiennent le droit » (Il., I, 234 sq.). Ensuite, parce que le peuple est présent, puisque le jugement est rendu sur l’agora, et qu’il prend violemment position. se divisant en deux « partis ». Enfin, parce qu’une récompense est accordée à celui dont le jugement sera estimé – par qui ? – le plus « droit ». On a là. assurément, une scène qui évoque les débuts de la cité, quand le pouvoir de juger est encore entre les mains des seuls basileis, accusés par Hésiode de formuler des « sentences torses », mais où déjà le peuple présent soutient l’un ou l’autre des adversaires. Une cité qui, donc, n’a pas encore de lois écrites, établissant pour tous le même dikè, mais où déjà le démos semble revendiquer, au moins par ses clameurs, un rôle, et où par ailleurs s’affirment déjà des opinions contradictoires.
Or, pour isolée et aberrante que soit cette scène de jugement dans le poème, elle n’est pas cependant sans évoquer certains traits qui se manifestent, tant dans les assemblées de l’Iliade que de l’Odyssée, et qui laissent déjà deviner ce qu’on pourrait appeler l’émergence du politique dans la cité naissante. Retenons quelques exemples : d’abord, celui de l’assemblée des Troyens au chant VII de l’Iliade, que le poète dit « terriblement houleuse » bien qu’apparemment cette agitation cesse dès que Priam prend la parole. Mais, plus encore, les deux assemblées des mêmes Troyens au chant XII et au chant XVIII, au cours desquelles on voit s’affronter Hector et Polydamas « l’avisé ». La remarque de ce dernier en particulier ne manque pas d’intérêt : « Hector, dit-il, à l’assemblée, toujours tu trouves à me blâmer, quand j’y ouvre de bons avis. Aussi bien ne sied-il pas, quand on est du peuple, qu’on parle autrement que toi » (Il., XII, 211 sq.). Et, les deux fois, en effet, c’est l’avis d’Hector qui prévaut, sous les acclamations de l’assemblée. Mais la réflexion du poète, après qu’il a fait état de ces ovations, témoigne qu’une telle situation pouvait être contestée : « Pauvres sots ! Pallas Athéné à tous a ravi la raison. Ils approuvent Hector, dont l’avis fait leur malheur, et nul n’est pour Polydamas, qui leur donne le bon conseil ! » (Il., XVIII, 310 sq.).
Ce même appel à une opinion populaire qui s’opposerait à celle du roi ou du héros se retrouve dans l’Odyssée, lorsque, se levant pour parler à son tour, le sage Mentor harangue ceux qui sont présents sur l’agora, les gens d’Ithaque, pour les inviter à agir contre les prétendants : « C’est vous autres qui m’indignez de rester là, muets, tous sans un mot pour essayer de retenir ces prétendants, pourtant bien moins nombreux que vous » (Od., II, 239 sq.). Le texte dit exactement « vous qui êtes nombreux », et il y a là comme une première affirmation de ce principe majoritaire qui allait être l’un des ressorts du système politique de l’Athènes démocratique. L’allusion au mutisme évoque ce droit à la parole, également inséparable du système démocratique. Mais il y a plus. La suite du poème laisse entendre que l’appel de Mentor n’a pas été vain. Lorsque les prétendants, après le retour de Télémaque, s’apprêtent une nouvelle fois à lui tendre un piège, Antinoos, leur chef, pour les pousser à agir au plus vite, avance que « le peuple n’a plus goût de nous défendre. A l’œuvre donc avant qu’il [Télémaque} ne convoque une assemblée des Achéens ! » (Od., XVI, 375 sq.), une assemblée qu’il saurait convaincre avec ses talents d’« orateur d’agora ». Et c’est aussi une assemblée, réunie sur l’agora après le massacre des prétendants, qui voit s’affronter ceux qui veulent tirer vengeance d’Ulysse et ceux qui voient la main des dieux dans le châtiment qui leur a été infligé. Certes, la stasis, la rupture au sein de la communauté d’Ithaque, sera évitée grâce à l’intervention d’Athéna. Il n’y en a pas moins là les signes annonciateurs de la période troublée que connaîtront les cités grecques au début de l’époque archaïque. Et plus encore, peut-être, l’indice d’une évolution annonçant cette « civilisation de la parole politique », pour reprendre l’expression de P. Vidal-Naquet1, que sera la civilisation grecque.
Il nous faut conclure. Le poète qui a élaboré l’Iliade et l’Odyssée, appelons-le Homère, puisque c’est ainsi que les Anciens l’ont nommé, voulait conter à ses auditeurs les hauts faits de ces héros du temps jadis dont la mémoire des hommes avait gardé le souvenir, et qu’on se plaisait à imaginer vivant dans ces palais dont les ruines étaient encore majestueuses, ensevelis dans ces tombes dont le riche mobilier suscitait l’envie des pillards ou la piété des fidèles. Les dieux étaient là présents, qui leur dictaient leur conduite, suscitaient en eux courage ou lâcheté, colère ou désarroi. Mais, en même temps, ces héros sur lesquels le temps ne passait pas, les uns éternellement vieux comme Nestor, les autres éternellement jeunes comme Ulysse, devaient affronter la mort, le « douloureux trépas » duquel rien ne console. Et, dans leurs « maisons », ils vivaient comme ces guerriers des « âges obscurs », entourés de leurs serviteurs et des membres de leur famille, échangeant des dons et se livrant à des opérations de razzias fructueuses pour acquérir la force et le prestige qui leur permettaient d’exercer sur leurs pairs une autorité limitée, mais qui pouvait devenir réelle s’il fallait ensemble affronter un péril commun. Incontestablement, si l’imaginaire du poète renvoie aux temps héroïques de l’époque mycénienne, les réalités qu’il évoque sont bien celles de ces âges obscurs au cours desquels, transmis par les aèdes, les poèmes ont été élaborés. Mais, parce que leur mise en forme définitive date précisément de ces débuts de la cité, le poète a pu être tenté d’y introduire ce qui est apparu comme caractéristique de ces récentes cités : le lieu où, à intervalles irréguliers – vingt ans pour Ithaque ! –, se réunissait l’assemblée de ceux qui constituaient le démos, c’est-à-dire l’ensemble des membres de la communauté, des possesseurs d’une « maison », sous la présidence de ceux qui formaient le conseil, les Anciens, les rois, qui seuls avaient droit à la parole, mais qui pouvaient trouver avantage à obtenir l’acquiescement du démos. On voit bien qu’à partir du moment où il pouvait y avoir contestation d’une autorité le poids du démos devenait important, et qu’il était tentant de s’attacher ses faveurs.
On a donc, dans cette ébauche de vie politique, les premières manifestations de cette crise qui devait profondément bouleverser le monde grec de l’époque archaïque, et donner naissance à cette communauté essentiellement et d’abord politique qu’est la cité. Mise en question de la transmission héréditaire du pouvoir royal, mise en question aussi du droit exclusif du conseil et du roi à décider, tout cela se devine dans les soubresauts qui agitent cette cité en crise qu’est Ithaque. Certes, à Ithaque la réelle, on peut opposer Schérie l’idéale. Et il n’est pas exclu qu’aux yeux du poète et de ses auditeurs la cité des Phéaciens, derrière son roi Alcinoos, ait été ressentie comme un modèle, suspendu entre deux mondes, île des merveilles qui annonce les autres îles qu’inventeront les faiseurs d’utopie. Mais, si elle a pu nourrir l’imagination de ceux qui partaient fonder des cités nouvelles, elle n’en demeurait pas moins comme un rêve inaccessible.
A nos interrogations sur l’usage que l’historien peut faire des poèmes homériques, il apparaît maintenant que la réponse ne saurait être simple. Les poèmes homériques sont d’abord une œuvre d’imagination, et c’est comme tels qu’il faut les lire. Mais ils sont aussi, nous l’avons vu, le répertoire de tout un système de valeurs, expression d’une société aristocratique de guerriers. Ils témoignent enfin, de façon plus ou moins directe, des transformations qui commencent à affecter le monde grec à l’aube des temps historiques. Par là même, ils sont pour l’historien une source inépuisable d’informations. Encore faut-il les lire comme un tout, car c’est ainsi qu’ils sont susceptibles de nous éclairer sur les « premiers temps de la Grèce ».
Le Chasseur noir, Paris, Maspero, 1981, p. 21 sq.