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L’extension du monde grec à partir du VIIIe siècle


Le premier phénomène qui frappe l’historien, c’est l’extraordinaire extension du monde grec, qui débute vers le milieu du VIIIe siècle. En un peu moins de deux cents ans, en effet, des établissements sont fondés sur tout le pourtour de la Méditerranée, depuis les Détroits et la Propontide jusqu’en Gaule. Quelques-uns sont de simples « comptoirs », mais la plupart se présentent dès l’origine comme des cités dont les caractères, l’organisation, le développement, sont comparables à ce qu’on trouve dans la Grèce proprement dite, même si les rythmes de ce développement sont différents. Elles jouissent d’une complète autonomie politique par rapport à leur « métropole », même si subsistent des liens de nature essentiellement religieuse. C’est pourquoi le terme de « colonisation » qu’on emploie pour désigner cette expansion des Grecs en Méditerranée doit être utilisé avec prudence, débarrassé, en tout cas, de toutes les significations dont il s’est chargé à l’époque contemporaine.

1. Les origines de la colonisation : position du problème

Les débuts de la colonisation grecque ont fait l’objet de nombreux débats, souvent faussés par des conceptions par trop modernistes. Les sources anciennes, qui nous transmettent le plus souvent des traditions locales, ne font qu’exceptionnellement état des raisons qui poussèrent des Grecs venus du continent ou des îles à s’établir souvent très loin de leur propre cité, en Occident ou sur les rives de la mer Noire. Ainsi, par exemple, Thucydide, lorsqu’il veut aborder le récit de l’expédition menée par les Athéniens en Sicile en 415, rappelle-t-il les noms des cités qui y établirent des apoikiai, sans éprouver le besoin de justifier de quelque manière ces fondations : « Parmi les Grecs, écrit-il au début du livre VI, ce furent les Chalcidiens d’Eubée qui y vinrent les premiers. Avec Thouclès pour oïkiste, ils fondèrent Naxos […]. Syracuse fut fondée l’année suivante par Archias, un Héraclide venu de Corinthe […]. Venus de Naxos, la cinquième année après la fondation de Syracuse, Thouclès et les Chalcidiens, après avoir chassé les Sykèles par les armes, fondèrent Léontinoï […]. » Et l’énumération se poursuit sans que jamais apparaisse la raison de tels départs. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’un auteur ancien précise les motivations ou les causes : ainsi, par exemple, Hérodote, rapportant la fondation, par des gens venus de la petite île de Théra (Santorin), de Cyrène sur la côte septentrionale de l’Afrique, rappelle-t-il la disette qui obligea une partie des Théréens à s’expatrier. De même, l’établissement de Tarente par les Spartiates est mis en relation avec une crise intérieure qu’aurait traversée la cité au lendemain de la première guerre de Messénie (fin du VIIIe siècle), et avec l’expulsion de ceux qu’on appelait les Parthiniens, peut-être parce qu’ils étaient nés de l’union illégitime de femmes spartiates avec des étrangers ou des hilotes. D’autres auteurs, enfin, parlent de la sténochôria, de l’exiguïté de la terre, qui aurait contraint de nombreux habitants des cités dont le territoire était devenu trop « étroit » à essaimer ailleurs.

L’historien d’aujourd’hui ne peut évidemment se satisfaire de telles informations à l’état brut. A partir des indications fournies par les sources anciennes, mais aussi des données archéologiques, on s’est donc efforcé de reconstituer le processus qui a abouti à ce vaste mouvement d’expansion. Longtemps, on a eu tendance à privilégier les facteurs « commerciaux » : les Grecs auraient cherché à contrôler les débouchés de leur production artisanale qui se développe à partir du IXe siècle. Dès ce moment, un comptoir grec existait à Al Mina en Syrie, où l’on a retrouvé en abondance de la céramique géométrique. Et, au VIIIe siècle, les premiers colons grecs n’auraient fait que reprendre les routes autrefois ouvertes par les Mycéniens au commerce grec. Bien qu’aujourd’hui cette hypothèse sur les origines de la colonisation grecque soit fortement contestée, on la trouve encore exprimée dans un article récent qui insiste sur les « visées marchandes » de la première colonisation eubéenne. A l’opposé, un autre courant d’interprétation a insisté sur le « manque de terres » comme facteur essentiel de la colonisation grecque, s’appuyant sur le fait que les premiers établissements, et singulièrement ceux qui furent fondés en Italie du Sud et en Sicile, étaient des établissements « agricoles », au milieu de terres fertiles. La première activité des colons consistait alors à se partager la terre dont on avait chassé les occupants, quand on ne les avait pas massacrés. Encore faut-il s’entendre sur ce que signifiait cette sténochôria évoquée par les sources anciennes. Était-elle la conséquence d’un accroissement démographique, dont on a vu qu’il est caractéristique des dernières décennies des « siècles obscurs » ? Procédait-elle, au contraire, d’un accaparement du sol par les plus puissants, ou par les aînés dans chaque oïkos ? Autant de questions auxquelles il est presque impossible de répondre.

Cependant, la seule stenochôria, quel qu’en fût le sens exact, ne pouvait justifier toutes les fondations : une cité comme Marseille, par exemple, créée à la fin du VIIe siècle par des Grecs venus d’Asie Mineure sur un site favorable à l’installation d’un port, mais peu propice à l’agriculture, ne pouvait en aucune manière avoir répondu au manque de terres. De là la tentation de distinguer parmi les établissements grecs des « colonies agraires » et des « colonies marchandes », les premières ayant généralement précédé dans le temps les secondes. Mais les études les plus récentes entreprises sur le site de certains de ces établissements incitent à une plus grande prudence, et peut-être à tenir compte davantage des cas particuliers, à admettre que là a pu jouer le manque de terres, ici le souci de se fournir en métaux rares ou précieux, ailleurs des circonstances fortuites comme une disette ou une crise intérieure.

Car, plus que tel ou tel facteur déterminant, c’est la forme qu’a prise cette colonisation qui demeure le fait essentiel : une cité nouvelle créée par un petit groupe d’hommes, qui devait s’adapter à un milieu nouveau, affronter des problèmes d’approvisionnement, de relation avec les indigènes, de relation aussi avec les établissements voisins, situation qui allait faire de ces apoïkiaï des « laboratoires d’expérience » pour le reste du monde grec.

2. La première vague de colonisation : l’expansion grecque en Occident

L’Occident fut le premier point de chute de cette expansion : en effet, si, à la fin du IIe millénaire, un mouvement d’émigration grecque du continent vers les îles et les côtes occidentales de l’Asie Mineure avait contribué à faire de l’Égée une mer grecque, il s’agissait alors, on l’a vu, d’une migration de peuples plus que d’une colonisation organisée. Il en va différemment avec le mouvement qui débute vers le milieu du VIIIe siècle, peut-être un peu avant selon qu’on adopte la chronologie « haute » ou la chronologie « basse » des archéologues. Le premier établissement grec en Occident aurait été fondé par des gens venus de Chalcis et d’Érétrie en Eubée, dans l’île de Pithécusses (Ischia), au large de la côte campanienne. Les fouilles qui ont été menées sur l’île ont permis de confirmer son ancienneté, mais aussi son but principal, à savoir, pour les Chalcidiens et les Érétriens, se procurer le fer des mines d’Étrurie et de l’île d’Elbe, qui était travaillé sur place, dans des ateliers dont les traces subsistent encore. La Grèce, en effet, est pauvre en fer, lequel était devenu, depuis la fin du deuxième millénaire, le métal usuel par excellence, indispensable à la fabrication des outils et des armes. Nous aurons l’occasion de revenir sur les conséquences que le développement de cette métallurgie du fer a eues sur l’évolution de l’armement et de la guerre. Il n’est pas indifférent, en tout cas, que ce soit des Eubéens qui aient fondé Pithécusses. C’est aussi en Eubée, nous le verrons, qu’allait éclater la première « grande » guerre de l’histoire grecque.

Les Chalcidiens, cependant, n’allaient pas se contenter de ce premier établissement. C’est sans doute aussitôt après avoir pris pied à Pithécusses qu’ils fondèrent Naxos sur la côte orientale de la Sicile, puis, un peu plus tard, Cûmes sur la côte campanienne, face à Pithécusses ; enfin, de part et d’autre du détroit de Messine, Zancle et Rhègion. Selon Thucydide, aux colons venus d’Eubée s’étaient joints « des pirates venus de la ville chalcidienne de Cûmes », les premiers sous la conduite de l’oïkiste Crataiménès, les seconds sous celle de Péricrès, pour fonder Zancle qui, plus tard, devait s’appeler Messine. Quant à Rhègion, selon la tradition la plus vraisemblable, les colons de Zancle s’y installèrent avec l’aide de colons de Chalcis. Et, là encore, on trouve deux oïkistes, l’un venu avec les gens de Zancle et l’autre de Chalcis. Par la suite, aux premiers colons se joignirent des Messéniens, fuyant le Péloponnèse au lendemain de la première guerre de Messénie. Ce sont les descendants de ces Messéniens que, plus tard, le tyran Anaxilas de Rhègion, soucieux de contrôler les deux rives du détroit, aurait installés à Zancle, rebaptisée Messine. Les récits que nous ont transmis les Anciens sur les fondations chalcidiennes en Italie du Sud et en Sicile ont incité les modernes à dégager les traits spécifiques de cette colonisation : débutant par la mainmise sur Pithécusses, elle se développe à partir des premiers établissements, mais, à chaque fois, grâce à l’intervention des colons de la « métropole », dont le rôle comme élément organisateur ne saurait être sous-estimé, même si, comme ce fut le cas sans doute pour Zancle, l’initiative vint d’abord des gens de Cûmes. Le fait qu’à chaque fois un contingent envoyé de la métropole double le contingent local est fort éloquent.

La colonisation chalcidienne offre encore d’autres éléments de réflexion, témoignant, en outre, que le besoin de terres n’était pas le seul facteur déterminant : Thucydide précise, en effet, que ce sont des « pirates » cûméens qui prirent l’initiative de la fondation de Zancle, et il n’est pas douteux que la double fondation de Zancle et de Rhègion avait pour objet de contrôler le détroit de Messine. Dans quel but ? Nous tenterons plus loin de caractériser ce qu’était le commerce grec en ce dernier tiers du VIIIe siècle. Il n’est pas douteux que, depuis la fin du IXe siècle et le début du VIIIe, des courants d’échange avaient repris dans la Méditerranée une certaine activité à laquelle des Grecs participaient. Or, le détroit de Messine était un des lieux quasi obligatoires de passage entre le bassin oriental et le bassin occidental de la Méditerranée. Ceux qui le contrôlaient avaient ainsi la possibilité soit de taxer les navires en prélevant une partie de la cargaison, soit, plus radicalement encore, de s’emparer du navire et de la cargaison. Ce n’est pas un hasard si Thucydide parle des « pirates » de Cûmes ; mais, on l’a vu, les razzias constituaient, dans la société homérique, l’un des moyens tout à fait légitimes de se procurer des biens. L’exemple des fondations chalcidiennes du détroit de Messine montre donc à quel point le dilemme entre causes « agraires » et causes « commerciales » du mouvement de colonisation est artificiel. Le réveil des échanges en Méditerranée est, sans conteste, à l’origine de l’intérêt suscité par la mainmise sur le détroit de Messine. Cela ne fait pas pour autant des Chalcidiens des commerçants à la recherche de comptoirs. Simplement, ceux qui dirigeaient la cité, soucieux de se procurer les métaux indispensables pour assurer leur supériorité militaire dans l’île, surent tirer avantage d’une situation géographique susceptible de leur assurer des profits substantiels.

Si les Chalcidiens furent les premiers à s’implanter en Italie du Sud et en Sicile, d’autres Grecs n’allaient pas tarder à suivre leur exemple. Vers 750, avant même la fondation de Cûmes et des cités du détroit par les Chalcidiens, les Mégariens créaient Mégara Hyblaïa, et les Corinthiens Syracuse sur la côte orientale de la Sicile. On connaît maintenant assez bien, grâce aux fouilles entreprises sur le site de Mégara par l’École française de Rome, les conditions de l’installation des colons mégariens. Ici, la recherche de terres apparaît comme l’une des motivations fondamentales, et le choix même du site, dans la plaine au pied des monts Hybléens, est à cet égard significatif. Significatif aussi le découpage du territoire urbain tel qu’on a pu l’établir à partir des fouilles, et qui révèle que, dès l’origine, l’espace est réparti de manière vraisemblablement égalitaire, chaque colon recevant deux lots : un dans la chôra, un autre dans le futur centre urbain (divisé selon les axes nord-sud et ouest-est), un emplacement libre étant réservé pour l’agora et l’hèrôon, le sanctuaire du héros fondateur.

On ne dispose malheureusement pas, pour Syracuse, d’informations comparables, la ville moderne ayant recouvert le site ancien dont ne subsistent que quelques monuments postérieurs à la fondation de la cité par l’oïkiste Archias. Selon la tradition, issu de la puissante famille des Bacchiades qui dominaient alors Corinthe, il avait été contraint de s’exiler, à la suite d’un meurtre, emmenant avec lui quelques compagnons. Ils se fixèrent d’abord face à la côte, sur l’îlot d’Ortygie, puis débarquèrent dans l’île pour y fonder la cité qui allait devenir la plus puissante du monde grec occidental. Syracuse semble avoir très vite acquis une certaine importance puisqu’elle devait essaimer à son tour. Bien que les colons fussent considérés comme les compagnons d’un fugitif, il n’est pas douteux que des renforts leur furent envoyés par la métropole, en l’occurrence Corinthe qui était l’une des plus importantes cités grecques. Sa céramique commençait à se répandre sur tout le pourtour de la Méditerranée, et certains sont allés jusqu’à supposer que Corinthe avait, par la fondation de Syracuse, cherché à la fois à ouvrir à ses vases les « marchés » occidentaux, en même temps qu’à s’assurer un monopole de l’importation de céréales dans le monde grec. Il faut bien avouer, cependant, que rien ne semble confirmer l’existence de relations étroites entre Syracuse et sa métropole avant… le IVe siècle où, pour faire face aux troubles qui alors déchiraient l’île, les Syracusains réclamèrent l’aide de Corinthe. En revanche, le nom de gamoroï1 que portaient les membres de la classe dominante à Syracuse à l’aube du Ve siècle laisse à penser que les premiers colons s’étaient partagé le riche terroir qu’ils avaient dû arracher aux indigènes sicules, et qu’une partie de ces derniers réduits en servitude étaient à l’origine de ces Killyriens, ces paysans dépendants que les Anciens comparaient aux hilotes spartiates, et auxquels s’allia le démos syracusain pour mettre fin à la domination des gamoroï au début du Ve siècle.

Il ne saurait être question d’énumérer toutes les fondations coloniales qui jalonnent cette première période de l’expansion grecque vers l’Occident. Pour la plupart d’entre elles, nous ignorons les circonstances qui présidèrent au départ des colons et les conditions de l’implantation, nos sources se bornant à préciser l’origine des colons et parfois le nom de l’oïkiste. C’est ainsi que des Péloponnésiens fondent Sybaris et Crotone dans le Sud de l’Italie à la fin du VIIIe siècle, et des Locriens Locres Epizéphyrienne au début du VIIe siècle. Bientôt, à ces Grecs du continent se joignent ceux des îles et de la côte ionienne : Rhodiens et Crétois à Gela, gens de Colophon à Siris, etc. Mais l’établissement le plus important de la fin du VIIIe siècle, celui qui sera voué à un plus grand avenir, est incontestablement Tarente, au fond du golfe du même nom. C’est l’unique colonie de Sparte. Il existe sur les circonstances de cette implantation des traditions diverses, mais qui se rejoignent sur deux points essentiels : la fondation eut lieu au lendemain de ce qu’on appelle la première guerre de Messénie, c’est-à-dire dans les dernières années du VIIIe siècle, et les colons, les Parthiniens, étaient des bannis, des exclus de la communauté civique. Un autre élément de la tradition, confirmé par les récentes prospections archéologiques, signale que ces colons eurent quelque peine à s’imposer dans l’arrière-pays tenu par des populations indigènes, Iapyges, Messapiens, déjà fortement structurées et capables de résister à leur avance.

Comme pour Syracuse avec Corinthe, les relations avec Sparte semblent n’avoir joué qu’un rôle tout à fait secondaire au moins jusqu’à l’extrême fin du IVe siècle. Il ne saurait donc être question de chercher à la fondation de Tarente une quelconque « origine » autre que le bannissement de certains membres de la communauté à l’occasion des troubles provoqués par la première guerre de Messénie, de même qu’il ne faut pas chercher dans l’histoire constitutionnelle de la cité une influence quelconque de ce que deviendront par la suite les institutions de la cité mère.

Ainsi, entre le milieu du VIIIe siècle et les premières décennies du VIIe siècle, l’expansion grecque, liée à de multiples facteurs locaux, a donné naissance à une Grèce d’Occident, en Sicile et dans le sud de l’Italie. Le mouvement ainsi amorcé allait connaître un prodigieux développement à la période suivante.

3. La seconde vague de colonisation : la Méditerranée grecque

Distinguer une seconde vague de colonisation de la première est, certes, un choix arbitraire, qui se justifie néanmoins par une plus grande ampleur du phénomène d’expansion des Grecs en Méditerranée. Non seulement les établissements se multiplient, mais leurs fondateurs viennent désormais de toutes les parties du monde grec, y compris des premières colonies qui essaiment à leur tour, cependant que l’horizon s’élargit jusqu’au lointain Occident, d’une part, jusqu’aux rives les plus orientales de la mer Noire, d’autre part.

Certes, les cités qui, durant la première période de colonisation, avaient déjà joué un rôle actif sont toujours présentes : ainsi, les Mégariens qui se tournent vers l’est et jalonnent d’établissements la Propontide et les rives de la mer Noire. Citons, parmi les plus considérables, Chalcédoine sur la rive asiatique du Bosphore et Byzance sur la rive européenne, enfin Héraclée du Pont sur la côte méridionale de la mer Noire, au nord de l’actuelle Turquie. Mais surtout, désormais, les colons viennent des îles ou des cités de la côte occidentale de l’Asie Mineure. Ainsi des Pariens fondent Thasos dans le nord de l’Égée, des Rhodiens et des Crétois Gela en Sicile, des gens de Thèra Cyrène sur la côte septentrionale de la Libye. Mais les établissements les plus importants sont l’œuvre des Milésiens d’une part, des Phocéens de l’autre. Les premiers se tournent vers l’est, créent des cités sur les côtes de la Propontide et surtout le long des rives du Pont-Euxin : Sinope, Amisos, Istros, Olbia, Panticapée, Théodosia sont les plus notables, dont les fondations s’échelonnent du milieu du VIIe siècle au début du VIe, encore que, sur ce point, la chronologie ne soit pas très sûre et fasse l’objet de nombreuses discussions entre les archéologues. Les seconds, au contraire, explorent le lointain Occident, où les avaient peut-être précédés des « explorateurs » rhodiens et samiens, et c’est vers 600 qu’ils fondent Marseille, à proximité du delta du Rhône.

Si les facteurs de l’expansion grecque sur les rives de la Méditerranée étaient déjà multiples, leur diversité n’a fait que croître dans la période suivante. D’une part, nous le verrons, le VIIe siècle voit éclater des troubles un peu partout à l’intérieur des cités, lesquels débouchent souvent sur l’installation d’une tyrannie, ce qui multiplia les occasions de s’expatrier. D’autre part, le développement des échanges et des relations commerciales en Méditerranée ne peut être étranger à l’origine de certains établissements. Sans vouloir nécessairement distinguer les colonies de peuplement, essentiellement agraires, et les colonies commerciales, dans la mesure où les unes et les autres sont dès l’origine autonomes, force est bien de constater que certaines fondations répondent au besoin de s’approvisionner en grains (d’où les colonies milésiennes des rives de la mer Noire) ou en métaux (d’où Marseille au débouché de la « route de l’étain » de Cornouailles), ou même de contrôler certaines voies de passage importantes comme le Bosphore et l’Hellespont. Par ailleurs, à l’évidence, les Grecs du continent et ceux des cités nouvelles entretenaient des relations d’échange, sans connaître pour autant, on ne saurait trop le répéter, le style de rapports que nous entendons aujourd’hui entre une métropole et sa colonie. Néanmoins, la diffusion de la céramique corinthienne, puis attique, en Méditerranée occidentale, singulièrement en Étrurie et dans le sud de la Gaule, témoigne que certaines cités coloniales comme celles du détroit de Messine, les cités phocéennes, pouvaient servir de relais à ce commerce. D’autre part, il est certain que, plus systématiquement encore qu’à la période précédente, il s’agit d’une colonisation organisée qui doit très peu au hasard. A ce propos, on a beaucoup évoqué le rôle qu’aurait joué l’oracle de Delphes. Notons toutefois que, si le sanctuaire d’Apollon avait pris une grande importance dès la fin du VIIIe siècle, il est évident que les oracles que nous ont transmis les sources sont des reconstitutions tardives. Même si Delphes a pu être un « centre d’information » pour les futurs colons, il est vraisemblable que ceux qui, dans une cité, prenaient l’initiative d’un départ n’agissaient pas sans quelque projet précis. Il faut aussi noter le cas de fondations se rattachant à plusieurs métropoles. L’exemple le plus curieux est celui de Naucratis, en Égypte, sur lequel les auteurs anciens nous ont fourni des récits contradictoires. Pour Hérodote, la fondation de Naucratis serait le résultat de la volonté du pharaon Amasis qui, dans le deuxième quart du VIe siècle, victorieux de son adversaire Apriès, donna aux Grecs un lieu pour y faire leur commerce, et des emplacements pour élever des autels à leurs dieux. Hérodote énumère les neuf cités qui administraient le sanctuaire de l’Hellénion et désignaient les neuf prostatai, chargés de la gestion du port de commerce : Chios, Téos, Phocée, Clazomènes, Rhodes, Cnide, Halicarnasse, Phasélis et Mytilène. Hérodote signale également d’autres Grecs originaires d’Egine, de Samos et de Milet, qui avaient leurs propres sanctuaires distincts de l’Hellénion. En fait, les fouilles in situ ont révélé que l’établissement milésien était antérieur au règne d’Amasis, remontant sans doute au dernier quart du VIIe siècle, ce qui confirme un récit du géographe Strabon qui attribue aux Milésiens le mérite de la fondation de Naucratis. Mais les fouilles nous ont appris aussi que, très vite, d’autres Grecs s’installèrent à Naucratis, tels les Samiens, dès le début du VIe siècle, comme l’attestent les restes d’un sanctuaire d’Héra.

Il n’est pas douteux que ces gens venaient en Égypte pour commercer. Certes, des Grecs servaient comme mercenaires dans les armées des pharaons depuis le VIIe siècle. Mais ceux qui se rendaient à Naucratis étaient d’abord là pour se livrer à l’échange, sous la protection du pharaon. Ils s’y approvisionnaient surtout en blé qui faisait cruellement défaut au monde grec. L’Égypte, dont c’était la richesse essentielle, sera, jusqu’à la fin de l’époque classique, son principal fournisseur en céréales. En échange, ils apportaient des vases, notamment des vases peints dont on a retrouvé de nombreux fragments sur le site de Naucratis. Mais, quand on aura dit cela, on n’aura pas avancé beaucoup dans la compréhension du statut de Naucratis. Car ce que l’archéologie comme le récit d’Hérodote mettent en avant, c’est d’abord l’existence de sanctuaires. Rien de surprenant à cela : les étrangers aimaient à se retrouver autour des autels de leurs dieux respectifs dans les ports du monde antique. Mais, sur la cité de Naucratis elle-même, force est d’avouer que nous ne savons pas grand-chose. Était-ce un simple emporion ou une polis grecque ? En tout cas, si, au début, les Grecs venus y commercer demeuraient rattachés à des sanctuaires distincts, et si la cité en tant que telle n’apparut que plus tardivement, en revanche, la ville elle-même passa toujours pour un lieu de culture et de plaisir. Artistes, écrivains, poètes s’y rendaient volontiers. Un artisanat de luxe semble s’y être assez tôt développé, et l’on ne peut manquer, à propos de Naucratis, d’évoquer le nom de la célèbre courtisane Rhodopis qui y aurait retenu le frère de la poétesse Sapho.

Un autre emporion, dont l’origine est bien antérieure à Naucratis, prend également, à partir de la fin du VIIe siècle, une physionomie nettement grecque, c’est le comptoir d’Al Mina en Syrie du Nord. Fréquenté par les Grecs dès une époque ancienne, et sans doute d’abord par les Eubéens, l’emporion situé à l’embouchure de l’Oronte devait connaître bien des vicissitudes, dues aux événements qui caractérisent l’histoire de cette région au VIIIe siècle, en particulier l’effondrement du royaume d’Ourartou et la domination exercée par les Assyriens. Au VIIe siècle, on croit savoir que les Eubéens cessent d’y venir, et que ce sont surtout des Grecs d’Asie qui sont présents à Al Mina. Mais, même au VIe siècle, quand le site apparaît comme un établissement exclusivement grec après l’écroulement de la puissance assyrienne, il ne semble pas qu’il ait jamais acquis le statut de cité.

Il en va tout différemment de Marseille, la colonie établie par les Phocéens. Dès l’origine, en effet, il s’agit d’une cité. Sur la date de sa fondation, les traditions littéraires ne s’accordent pas. La source la plus ancienne, en l’occurrence Thucydide, lie la création de Marseille à la destruction de Phocée par les Perses vers 540. Une autre fait remonter cette implantation à l’extrême fin du VIIe siècle ou au début du VIe, et c’est ce que semble confirmer la chronologie des archéologues. Cette même tradition rapporte les noms des deux oïkistes qui présidèrent à l’installation de la nouvelle cité, Simos et Protis. Le récit bien connu du mariage de Protis avec la fille du roi indigène atteste que les Grecs se fixèrent sans rencontrer de résistance. Faut-il, comme on l’a dit souvent, expliquer cet accueil par les avantages réciproques que les uns et les autres attendaient d’une cohabitation pacifique ? C’est là un sujet qui a divisé la critique moderne, les uns mettant l’accent sur l’aspect résolument marchand de la colonisation phocéenne, les autres, au contraire, sur son caractère traditionnel : une cité qui, avec d’autres établissements phocéens, allait servir de refuge aux Phocéens fuyant la domination perse. Il faudrait mieux connaître la métropole elle-même, et singulièrement la structure de sa population, pour trancher le dilemme. Les Phocéens, dont Hérodote nous dit qu’ils ne se déplaçaient que sur des pentécontères, navires de guerre légers, étaient-ils des pirates à l’affût de razzias, ou des commerçants avisés qui, ayant reconnu très tôt les routes du lointain Occident, auraient vu l’intérêt de mettre la main sur le commerce de l’étain ? Quels rapports entretenaient-ils avec les cités étrusques auxquelles ils auraient enseigné l’usage de l’alphabet ? Autant de questions qui risquent fort de rester sans réponses, sur lesquelles on ne peut formuler que des hypothèses, toutes plus fragiles les unes que les autres. Cependant, il est incontestable que les Phocéens de Marseille allaient faire de leur cité un port de commerce en relations étroites avec l’arrière-pays gaulois. Le territoire, relativement exigu et peu propice à l’agriculture, de la nouvelle cité ne pouvait qu’inciter des Grecs, habiles navigateurs, à tirer leurs ressources de la mer plus que du sol. De là à faire de l’aristocratie marseillaise une oligarchie marchande, il n’y a qu’un pas qu’il ne faudrait pas franchir trop aisément. Mais, comme sa métropole Phocée, Marseille était sans doute une cité dont l’originalité tranchait sur celle des autres cités coloniales grecques.

4. Les conséquences de l’expansion grecque en Méditerranée

Cette vaste expansion des Grecs sur le pourtour de la Méditerranée qui s’étend sur toute la période archaïque eut des conséquences importantes sur l’histoire du monde grec dans son ensemble.

La première, et la plus évidente, est la diffusion de l’hellénisme autour du bassin méditerranéen. Les émigrants, en effet, apportaient avec eux leurs dieux et leurs pratiques sociales. Il est même significatif que les liens religieux soient les plus nets parmi ceux qui unissent métropoles et colonies. Le fait est particulièrement frappant dans le cas de Tarente, dont le développement se fit absolument sans relation avec celui de sa métropole, Sparte, mais qui continua cependant à honorer les mêmes dieux (Apollon Carneios, Apollon Hyakinthos, les Dioscures). Par ailleurs, il n’est pas douteux que les colons amenaient avec eux leurs pratiques pour autant qu’elles aient déjà acquis une physionomie définitive. Il est notamment certain que les circonstances du départ pouvaient influer sur les caractères de la nouvelle cité. Si l’oïkiste était parti de son plein gré et avec, si l’on ose dire, la bénédiction de la cité d’origine, il reproduisait dans la cité nouvelle les usages et les institutions de la métropole, et jetait les fondements d’une société aristocratique qui se perpétuait pendant un temps plus ou moins long autour du culte du héros fondateur. Mais, si le départ était la conséquence de troubles intérieurs, si les émigrés étaient des exilés, alors la colonie pouvait être un laboratoire d’expériences. Il n’est pas indifférent que la tradition ait conservé le souvenir de législateurs, issus de cités coloniales, qui auraient élaboré des lois devant par la suite servir de modèles aux autres Grecs : ainsi, Zaleucos de Locres, Charondas de Catane, ou encore Androdamas de Rhègion qui donna des lois aux Chalcidiens de Thrace. Certaines hypothèses suggérées par l’archéologie et la photographie aérienne incitent même à penser que l’implantation sur un nouveau territoire s’accompagnait d’un partage égalitaire de la chôra au moins entre les premiers arrivants, et par conséquent de l’établissement d’une société isonomique. On peut également rappeler le curieux exemple de société « communiste » aux îles Lipari. Mais la recherche sur ce point est encore trop fragmentaire pour permettre des affirmations tranchées.

La diffusion de l’hellénisme ne concerne pas seulement les Grecs eux-mêmes, mais aussi les populations indigènes au milieu desquelles ils s’installaient. C’est peut-être sur ce point que la prospection archéologique la plus récente a apporté le plus grand nombre de renseignements et de précisions. Les fouilles entreprises systématiquement dans la chôra et dans l’arrière-pays des cités grecques d’Italie du Sud et de Sicile ont livré à cet égard de précieuses informations. Il est évident que, là encore, les circonstances qui présidèrent à l’établissement ont joué leur rôle, mais aussi le niveau de développement de ces populations indigènes à l’arrivée des Grecs. On ne se contente plus aujourd’hui d’étudier les rapports de civilisation, artistiques ou religieux, mais on s’efforce de dégager les voies de pénétration des influences grecques, la plus ou moins grande perméabilité des autochtones à l’hellénisme, les modifications que des contacts plus ou moins réguliers ont entraînées dans les structures de leurs sociétés. Les résultats de la recherche révèlent l’extrême diversité des situations. Certes, les traditions rapportées par les auteurs anciens permettaient déjà de constater ces différences. Ainsi, Hérodote nous informait que les Libyens, d’abord accueillants, avaient ensuite lutté sans discontinuer contre les Grecs de Cyrène. On savait qu’il existait sur le territoire de Syracuse des populations dont l’état de dépendance s’apparentait à celui des hilotes lacédémoniens, et qu’on en trouvait aussi dans la chôra de Byzance, ou dans celle d’Héraclée du Pont. Mais l’archéologie a permis d’affiner ces conclusions. Il ne saurait évidemment être question de faire le point de toutes les recherches en cours. On se bornera à quelques exemples : en Sicile, les fouilles ont révélé que, très tôt, des contacts s’établirent entre colonies chalcidiennes et populations sicules. Des sites indigènes de l’arrière-pays de Léontinoï, on a dégagé des objets grecs, et, dans les nécropoles, des tombes grecques qui témoignent à la fois d’une rapide cohabitation entre Grecs et Sicules et d’une réelle hellénisation des autochtones. Des conclusions identiques découlent de l’examen de la région de Catane : maintien des indigènes, mais hellénisation précoce et cohabitation pacifique. En revanche, les fouilles entreprises aux alentours de Gela et de Syracuse présentent une tout autre physionomie : les sites indigènes disparaissent, faisant place à des postes militaires grecs, à des phrouria, ce qui atteste des relations hostiles et une résistance à l’hellénisation. Ailleurs, dans l’ouest de l’île en particulier, des objets grecs révèlent plus des relations commerciales qu’une véritable hellénisation.

Dans le Sud de l’Italie, on constaterait une disparité analogue entre les cités grecques de la côte campanienne dont la pénétration dans l’intérieur semble se faire de façon relativement pacifique, entraînant une hellénisation rapide des autochtones, tandis que Tarente eut, dès sa fondation, à affronter l’hostilité de populations fortement structurées, contre lesquelles il importait de se défendre par une pénétration systématique de l’arrière-pays et l’établissement de postes militaires. Cette analyse hâtive démontre qu’il est nécessaire de ne pas s’enfermer dans un schéma unique : les conséquences de l’expansion grecque pour les populations indigènes des rives de la Méditerranée furent aussi diverses que les causes.

On ne sera pas surpris de parvenir à une même conclusion quant au rejaillissement de ces événements sur les cités de Grèce proprement dite. Des courants d’échange s’établirent entre ceux qui étaient partis et ceux qui étaient restés, sans présenter, il faut encore le redire, un quelconque caractère « impérialiste ». L’analyse des objets importés, surtout des vases, comme des monnaies est à cet égard révélatrice. La céramique corinthienne se retrouve aussi bien à Mégara, à Naxos, à Tarente ou à Cûmes qu’à Syracuse ; et l’adoption de tel ou tel étalon monétaire est davantage déterminé par les relations commerciales locales que par les rapports avec la métropole. Ainsi, alors que la plupart des cités chalcidiennes de Sicile choisissent l’étalon euboïque, Cûmes et Posidônia, cités chalcidiennes d’Italie du Sud, s’alignent sur leur voisine Velia, colonie phocéenne, qui émet des monnaies d’étalon lesbique. Les recherches les plus récentes sur ce point révèlent par ailleurs l’aire extrêmement limitée d’expansion de ces monnaies. Si, donc, l’élargissement du monde grec a entraîné un réveil des échanges dans la Méditerranée, ceux-ci n’ont pas affecté nécessairement les cités d’où les colons étaient partis. D’autres facteurs intervenaient (approvisionnement en grains et en métaux, croissance de la production céramique, modifications sociales et politiques) qui déterminaient l’ampleur de ces courants. Lier, comme on l’a fait parfois, en transposant dans le monde grec des analyses suscitées par le modèle romain, la crise agraire que connaît la Grèce continentale au VIIe siècle à une arrivée massive de blés venant des régions nouvellement conquises par les Grecs, relève de l’imaginaire. Et force est d’avouer notre impuissance à éclairer la nature de ces échanges, lorsqu’il ne s’agit pas, comme pour les vases, de produits qui ont laissé des traces. Si bien qu’on tend aujourd’hui à ramener à de plus justes proportions les conclusions qu’on avait cru pouvoir tirer de l’étude des trouvailles de céramique. Si elles indiquent incontestablement l’existence de relations, celles-ci n’avaient pas encore la régularité et l’ampleur qu’elles auront à l’époque classique. Il semble toutefois qu’on puisse mettre à part les Phocéens. Il est vrai que le commerce phocéen se développe relativement tard (pas avant la fin du VIIe siècle) et que sa grande période se limite au VIe siècle. Mais on a là, pendant un siècle, un cas d’activité marchande d’une cité grecque assez exceptionnel pour avoir incité certains modernes à mettre Phocée un peu à part des autres cités grecques : là, en effet, on peut se demander, pour reprendre la formule d’un historien contemporain, si « le grand commerce était d’essence aussi foncièrement civique que, par exemple, l’activité guerrière » ? Poser la question, c’est déjà indiquer l’écart par rapport aux normes. C’est à Hérodote que nous devons, sur ce caractère singulier des Phocéens, notre principale information : « Les Phocéens, rapporte-t-il, sont les premiers des Grecs qui aient accompli des navigations lointaines ; ce sont eux qui découvrirent le golfe adriatique, la Tyrrhénie, l’Ibérie, Tartessos ; ils ne naviguaient pas sur des vaisseaux ronds, mais sur des pentécontères. » Hérodote ne nous dit pas que ces vaisseaux de guerre servaient à transporter des marchandises. Mais l’allusion aux « vaisseaux ronds » qu’utilisaient les autres Grecs se livrant au commerce ne laisse aucun doute sur les objectifs des marins phocéens. Ensuite, après avoir rappelé les menaces que les Perses faisaient peser sur la cité, Hérodote note que les Phocéens, après en avoir délibéré, décidèrent d’embarquer femmes, enfants, statues des dieux et agalmata (objets mobiliers), et, abandonnant aux Perses leur cité, se rendirent d’abord à Chios, où ils tentèrent de négocier l’achat des îles Oïnousses. Les gens de Chios refusèrent, craignant qu’elles ne deviennent un emporion, un lieu d’échange. Les Phocéens, alors, ou du moins une partie d’entre eux, car les autres préférèrent retrouver leur cité, même soumise aux Perses, et « leurs champs », firent voile vers la Corse et s’établirent à Alalia (Aléria), où ils avaient fondé auparavant une colonie et « où ils vécurent en commun avec ceux qui étaient arrivés avant eux ». Vie commune qui ne dura que cinq ans, car « comme ils commettaient des rapts et des pillages chez tous les peuples voisins, Tyrrhéniens et Carthaginois, s’étant mis d’accord, entrèrent en guerre contre eux ». Guerre qui devait se solder par un échec, ou plutôt, pour parler comme Hérodote, par une victoire « cadméenne », sans vainqueur ni vaincu. Néanmoins, une partie de leur flotte ayant été détruite, les Phocéens, de nouveau avec femmes, enfants et ce qui restait de leurs biens, durent quitter la Corse pour s’implanter dans le sud de l’Italie, à Vélia, avec la bénédiction des Chalcidiens de Rhègion.

Ce texte d’Hérodote, qui constitue notre principale source sur le caractère particulier des Phocéens et sur leurs activités maritimes, appelle bien des remarques. On retiendra seulement deux indications. La première concerne ces Phocéens qui, finalement, regagnèrent leur cité, leur ville et leurs champs : l’aristocratie phocéenne qui alors dominait la cité étant d’abord, comme partout, une aristocratie de propriétaires du sol. Et il en ira de même dans leur colonie de Marseille. Mais ces aristocrates n’hésitaient pas à utiliser leurs navires de guerre pour se comporter en pirates. C’est la seconde indication que nous donne Hérodote : réfugiés en Corse, ceux qui n’avaient pas voulu retourner à Phocée se livraient avec leurs navires à des attaques et des razzias contre les peuples voisins. On a parlé parfois de rivalité d’impérialismes entre les Phocéens, les Carthaginois et les Tyrrhéniens, c’est-à-dire les Étrusques. A la vérité, c’est plutôt le souci d’assurer leur sécurité qui amena ces deux peuples à s’entendre contre les Phocéens. Il n’en reste pas moins que piraterie et commerce allaient souvent de pair, et la crainte des gens de Chios confirme que ces aristocrates phocéens savaient tirer profit de leurs rapines.

Quant au « commerce phocéen », il ne serait devenu vraiment actif qu’à partir de 570, et en relation étroite avec les cités chalcidiennes du détroit de Messine. En fait, c’est Vélia qui devint le véritable centre de ce négoce phocéen, qui est attesté par l’abondance de monnaies de type phocéen trouvées en Gaule et en Étrurie, et dont le développement de Marseille est un témoignage. Le trafic marchand avait pour principal objet d’assurer l’approvisionnement en métaux du monde grec : étain de Cornouailles transporté par les fleuves gaulois, fer et cuivre d’Étrurie, que les Phocéens payaient avec de la monnaie d’argent et avec ces beaux vases dont on a retrouvé tant d’exemplaires, en Étrurie principalement.

Avec l’exemple de Phocée, nous avons été amenée à évoquer le problème plus vaste du commerce grec en Méditerranée. Il importe donc, pour mieux comprendre la crise que subit au VIIe siècle la société aristocratique, d’intégrer ce problème dans l’ensemble des transformations économiques qui affectent alors le monde grec.


1.

Gamoros vient de , la terre, et de méros, la part ou portion. Les gamoroï sont donc ceux qui se sont partagé le territoire. C’est l’aristocratie des premiers colons.