Nous abordons là l’une des questions les plus controversées qui soient, car, pour apprécier les transformations économiques qui affectèrent le monde grec à partir de la fin des « âges obscurs », nous ne disposons que de faibles indications. Les auteurs anciens ne se souciaient guère de ce que nous appelons l’économie, et il faut attendre le IVe siècle pour qu’apparaisse une réflexion sur la monnaie et sur l’activité marchande, essentiellement chez les philosophes, lesquels nous renseignent davantage sur les problèmes de la fin de l’époque classique que sur ceux de la période archaïque. Il faut donc interroger les documents archéologiques, documents muets auxquels on peut faire dire bien des choses. Force est donc de tenter, à partir d’indications fragmentaires et de quelques certitudes, d’élaborer une hypothèse cohérente, qui repose nécessairement sur le choix d’un modèle. Longtemps, on a emprunté ce modèle à l’histoire du monde moderne, en utilisant des concepts élaborés par les économistes. C’est ainsi qu’à partir de l’incontestable augmentation du nombre de vases grecs qui circulaient dans le monde méditerranéen, et de l’apparition des premières monnaies, on a élaboré un schéma d’évolution du monde grec entre le VIIIe et le VIe siècle calqué sur celui de l’Europe moderne entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Progrès techniques, accroissement de la production « marchande », développement des échanges facilités par l’invention de l’instrument monétaire, en seraient les principales étapes, cependant que la société aristocratique traditionnelle, celle des propriétaires du sol, éleveurs de bétail et de chevaux, aurait fait place à une société nouvelle, dominée par les marchands enrichis par le commerce et par les artisans qui en étaient les pourvoyeurs. Les uns et les autres, appuyés sur la paysannerie ruinée par le développement de l’économie marchande, auraient mis fin aux privilèges aristocratiques et assuré le triomphe d’une société « bourgeoise », en même temps que de la démocratie politique. Ce schéma, à peine caricaturé, a eu la vie longue, et il est encore sous-jacent à bien des travaux sur la Grèce ancienne. Une réaction, cependant, a commencé à se développer dès les années vingt, avec la publication du livre de J. Hasebroek1, qui s’efforçait de ramener à de plus justes proportions le commerce grec, et par là même à réduire la portée de ses conséquences sociales et politiques, mais qui surtout se refusait à envisager les problèmes économiques de la cité grecque hors du cadre fondamental de la cité. Or, la communauté civique grecque se présentait d’abord comme une cité de consommateurs, la production comme le commerce étant aux mains d’étrangers ou d’esclaves, sans aucun poids sur la politique des cités. Hasebroek, certes, avait tendance à simplifier quelque peu, et ses exemples, empruntés d’abord à l’Athènes classique, n’étaient pas toujours généralisables. Il avait néanmoins ouvert une voie qui demeura d’abord sans écho, mais finalement s’avéra fructueuse. La controverse devait renaître dans la seconde moitié du siècle, cependant qu’apparaissait une série d’analyses, monographies ou études d’ensemble, qui s’efforçaient de ne pas aller au-delà de ce que nous apprennent les documents, tout en proposant des hypothèses dont les modèles étaient souvent empruntés à l’anthropologie historique. C’est ce matériel qui servira à notre réflexion.
Nous ne disposons bien évidemment d’aucun élément sûr pour déterminer ce qu’a été l’accroissement de la production de la fin des siècles obscurs au début de l’époque classique. Néanmoins, certaines constatations permettent de penser qu’il y a eu effectivement essor de la production, tant agricole qu’artisanale.
C’est assurément la première qui est la plus difficile à mesurer. On a néanmoins la preuve que le VIIIe siècle a vu se développer une économie agricole aux dépens des formes d’économie pastorale qui dominaient pendant les siècles obscurs. C’est déjà évident dans les poèmes homériques, on l’a vu, où l’homme civilisé est défini comme le « mangeur de pain » ; et le grand poème d’Hésiode, les Travaux et les Jours, composé à la fin du VIIIe siècle, a pu être considéré comme le premier ouvrage d’agronomie grec. L’augmentation démographique, révélée par l’étude des nécropoles, témoigne également de cet accroissement de la production agricole, qui a dû résulter sinon de meilleures techniques (on ne sait exactement quand apparaît l’araire, et la charrue elle-même restera un instrument relativement primitif jusqu’à une époque tardive), du moins du défrichement des eschatiaï, des zones frontières. Cependant, la nécessité devant laquelle se sont trouvées placées de nombreuses cités grecques d’importer du blé (d’Égypte ou de Sicile) dès une époque ancienne atteste que les progrès agricoles ont vite atteint leur limite. On a souvent évoqué, notamment à propos de l’Athènes solonienne, le lien entre ces importations de blé et l’orientation de l’agriculture vers les cultures arbustives, vigne et olivier, plus rentables, mais surtout plus adaptées au climat méditerranéen. Il est difficile de se prononcer sur ce point, plus ardu encore d’imaginer un choix conscient et délibéré. Il reste que la possibilité de se procurer du blé a pu, en effet, favoriser le développement de l’arboriculture. La fondation de Naucratis en Égypte, les premières expéditions sur les rives du Pont-Euxin prouvent néanmoins que la question s’est d’abord posée aux cités côtières de l’Asie Mineure, contraintes, on l’a noté avec le cas de Phocée, d’abandonner leur chôra aux razzias perses.
S’il n’est pas facile de mesurer les progrès de la production agricole, l’essor de l’artisanat, en revanche, est évident, en particulier pour la céramique. On le mesure à la multiplicité des centres de production, au perfectionnement des techniques, à la variété des formes, à la richesse du décor, enfin aux succès de la diffusion : Corinthe, Athènes, la Laconie, mais aussi les Cyclades, Rhodes, Chios, les cités de Grande-Grèce et de Sicile, voient se développer, entre le VIIIe et le VIe siècle, des articles de luxe appréciés d’une extrémité à l’autre de la Méditerranée. Ces objets, assurément recherchés en soi, ne représentent, par définition, qu’une petite partie des vases sortis des mains des potiers, le plus souvent des récipients pour le transport du blé, de l’huile, du vin. Mais cette production utilitaire est beaucoup plus difficile à évaluer encore que la précédente. Tout au plus peut-on admettre son importance.
Les autres produits de l’artisanat grec échappent à l’analyse. Il n’est pas douteux cependant que la métallurgie a également dû progresser, en relation avec les transformations des techniques de combat et l’adoption de la phalange hoplitique. La nécessité de se procurer des armes pour un nombre plus grand de combattants a probablement provoqué, d’une part, une demande accrue de métaux, notamment de fer ; d’autre part, de produits fabriqués : armes, boucliers, casques, tuniques, etc., qui demandaient des spécialistes. Malheureusement, il faut là encore se borner à émettre des hypothèses quant à l’organisation de cet artisanat, du fait de l’absence de documents écrits confirmant les quelques données archéologiques. La présence de fours de potiers est incontestablement un témoignage de l’existence d’un artisanat local, et des fouilles comme celles qui ont été entreprises à Ischia permettent d’entrevoir ce que pouvait être l’artisanat du fer. Mais on ignore quelle était la condition et le statut juridique des artisans, comment était assuré l’acheminement de leurs produits, quelle part était destinée à la satisfaction des besoins locaux, et quelle part à la « vente » vers l’extérieur.
Il subsiste donc bien des obscurités quant à ces progrès de la production, qu’atteste seulement l’élargissement des courants d’échange à partir du VIIIe siècle.
Le problème du commerce archaïque est l’un de ceux qui ont suscité ces dernières années les discussions les plus vives entre spécialistes. Là encore, la difficulté tenait au fait qu’il fallait se fonder sur quelques trop rares indications littéraires, des trouvailles de céramique et de monnaies, d’où une multiplicité de conjectures.
On a déjà évoqué, à propos de la colonisation, l’existence de courants d’échange qui se développent en Méditerranée dès le VIIIe siècle. Ils suscitent plusieurs interrogations : quels étaient les produits échangés ? Quels étaient les acteurs de ces échanges ? Quelle place tenait la monnaie dans ce commerce archaïque ?
Premier handicap : aucune trace ne subsiste des échanges portant sur des produits alimentaires, sur des minerais, sur des hommes. Ce ne sont pas quelques amphores récupérées ici ou là, et qui concernent davantage l’époque classique que l’époque archaïque, qui peuvent fournir des certitudes absolues. La céramique peinte elle-même, qui a été le point de départ de bien des études sur le commerce grec en Méditerranée à l’époque archaïque, ne donne que des indications vagues. Tout au plus apparaît-il évident que la céramique corinthienne a connu une diffusion exceptionnelle jusqu’au premier quart du VIe siècle, et qu’elle a été ensuite supplantée par la céramique attique. Par ailleurs, on sait aujourd’hui, grâce à l’affinement des techniques d’analyse, que certains vases qu’on supposait d’importation, sont des imitations locales. C’est le cas probablement de quelques vases trouvés à Mégara Hyblaïa en Sicile, à Marseille et surtout à Istria, en Roumanie. Comme le remarque à ce propos A. Snodgrass : « Plus des centres locaux de production émergent, moins grande apparaît la part jouée par le commerce à longue distance. » Pourtant, celui-ci existait bel et bien. La présence des Phocéens en Espagne ou en Gaule, des Milésiens dans la région de la mer Noire, des Eubéens et des Éginètes en Égypte en est la preuve. Il portait, on l’a déjà dit, sur les minerais et les métaux, le fer, le cuivre, l’étain, dont la Grèce était dépourvue, sur le blé qu’on allait chercher en Égypte et dans la région du Pont-Euxin, sur les hommes aussi, à partir du moment où commence, à se développer l’esclavage-marchandise. Commerce d’approvisionnement par conséquent, comme l’avait bien souligné Hasebroek, et avant lui Max Weber, quand il voyait dans la cité antique une cité de « consommateurs », mais pour lequel il fallait bien offrir quelque chose en échange, des vases sans doute, des armes peut-être, et à la fin, mais seulement à la fin de la période, des monnaies.
Il faut cependant ici faire une remarque. Nous avons tendance à imaginer le commerce grec de l’époque archaïque comme un système régulier d’échanges. Or, s’il est vrai que les « navigateurs » grecs avaient reconnu certaines routes, il serait tout à fait fallacieux de les croire parcourues par un trafic périodique de navires et de marchandises. Le commerce grec était encore un commerce « aventurier », c’est là une première constatation. La seconde est que l’échange n’était pas la seule manière de se procurer blé, minerais, hommes, dont les Grecs avaient besoin. La guerre et la piraterie, l’une ne se distinguant pas toujours très nettement de l’autre, étaient aussi des façons de se fournir, et l’on peut penser que ce n’est qu’après avoir épuisé ces deux moyens qu’on recourait à l’échange proprement dit. On a vu que c’est ainsi que pratiquaient les Phocéens sur leurs navires rapides, après leur installation à Alalia, ce qui leur valut la riposte des Puniques et des Étrusques. Néanmoins, au fur et à mesure qu’on avance dans la période archaïque, on peut admettre que les échanges deviennent à la fois plus pacifiques et plus réguliers.
Mais alors se pose un deuxième problème : quels étaient ceux qui se livraient à ces activités ? Dans les poèmes homériques, on s’en souvient, les marchands sont généralement des Phéniciens. Et, quand Ulysse échoue sur le rivage des Phéaciens, on l’interroge pour savoir s’il ne serait pas par hasard un marchand, suprême injure pour un héros. Quatre siècles plus tard, dans l’Athènes démocratique du temps de Démosthène, le marchand est encore un homme dont on se méfie, et le commerce une activité peu appréciée. Faut-il en conclure que le commerce archaïque était une activité de marginaux ? D’hommes du peuple qu’attirait l’espoir de richesses vite acquises ? Paradoxalement, les deux courants, moderniste et primitiviste, de l’histoire économique de la Grèce ancienne, s’accordent sur ce point. Mais le premier faisait de marchands partis de rien le moteur des transformations politiques et sociales du monde grec entre le VIIIe et le VIe siècle, tandis que le second les confinait sur les marges de la société civique, où ils ne pouvaient exercer ni rôle politique ni fonction sociale. Or, on en vient aujourd’hui à formuler la question de façon différente. Pour pouvoir construire un bateau, recruter un équipage, posséder une cargaison susceptible de constituer une monnaie d’échange, il fallait disposer de moyens que seuls les membres les plus riches de la communauté civique étaient capables de fournir. Dès lors, pour le commerce lointain au moins, il faut admettre que ceux qui s’y livraient, personnellement ou par l’intermédiaire de gens qui dépendaient d’eux, appartenaient à cette aristocratie qui, jusqu’à l’aube du VIe siècle, dirige la cité. Certes, tous les aristocrates ne s’adonnaient pas au commerce, même si, dans certaines cités, comme Phocée, ce commerce avait pu devenir une activité civique au même titre que la guerre. Mais, là où les nécessités d’un approvisionnement en grains ou en métaux impliquait la navigation, ce ne pouvait être que parmi les groupes dirigeants que se rencontraient les hommes prêts à prendre la mer. Il en fut ainsi pour le Samien Côlaïos, qui, détourné par une tempête de l’Égypte où il se rendait, fut le premier à entrer en contact avec le fameux royaume de Tartessos en Occident (sans doute l’Andalousie), ou encore pour le Mytilénien Charaxos qui, à Naucratis, s’éprit de la courtisane Rhodopis et qui l’affranchit « moyennant une grosse somme » (Hérodote, II, 135). Assurément, Hérodote, à qui nous devons ces deux anecdotes, ne nous dit pas expressément que Côlaïos ou Charaxos cinglaient vers l’Égypte pour y faire du commerce. Mais, ailleurs, à propos de la fondation de Naucratis, il souligne que les Mytiléniens faisaient partie de ceux qui désignaient les prostataï de l’emporion, c’est-à-dire les administrateurs du port de commerce, et que les Samiens étaient généralement de ceux qui fréquentaient le port où ils avaient un sanctuaire d’Héra. Le nom d’aeinautai, ceux qui naviguent continuellement, que portaient, aux dires de Plutarque, les riches Milésiens confirme, s’il en était besoin, cette affirmation du lien entre la classe qui dominait dans les cités des îles, et de la côte occidentale de l’Asie Mineure, et le commerce maritime.
Il importe cependant de nuancer quelque peu cette conclusion. Peut-on en effet généraliser à partir de quelques exemples, affirmer que partout, à l’est comme à l’ouest de la mer Egée, le commerce maritime était directement pratiqué par des membres d’une aristocratie dont la richesse provenait essentiellement de la terre ? Aux Côlaïos et autres Charaxos, on peut en effet opposer le paysan d’Hésiode qui ne prend la mer que contraint et forcé par la misère. Notons cependant que ce paysan, en l’occurrence son frère Persès, n’est ni marginal ni étranger à la communauté ; comme les aristocrates de Mytilène ou de Samos, c’est d’abord de la terre qu’il tire, ou s’efforce de tirer, ses biens, sinon sa richesse. Entre les uns et les autres, la différence tient davantage au niveau de fortune qu’à la qualité ou au statut. Mais c’est là néanmoins une objection qu’on ne saurait esquiver. Dans l’Athènes de l’époque classique aussi, il y aura, aux côtés des métèques, des citoyens pauvres, mais citoyens, pour « naviguer », c’est-à-dire pour faire du commerce.
On en vient donc à penser qu’une explication unique ne saurait être trouvée, et que, d’une cité à l’autre, les circonstances qui ont pu amener tel ou tel à se livrer au commerce maritime ont pu varier. Il reste que, riches ou pauvres, ceux qui « naviguaient » n’étaient pas, exception faite peut-être pour les Phocéens dont il a été déjà beaucoup question, des « intermédiaires » comme le seront les commerçants de l’époque classique. Ce qu’ils échangeaient leur appartenait en propre, soit directement, soit indirectement par le contrôle que leur statut leur assurait sur les producteurs. A propos de ce dernier point, on se bornera à évoquer un exemple sur lequel nous reviendrons : celui de la paysannerie, dépendante à Athènes, ceux qu’Aristote appelle les hectémores, les sizeniers. On peut imaginer en effet que ce « sixième » que les puissants prélevaient sur la récolte des hectémores pouvait être échangé contre des objets de luxe, sans compter que les paysans qui ne s’acquittaient pas de leurs « dettes » étaient « vendus » à l’étranger.
On s’en tiendra à ces conclusions prudentes, en rappelant que, dans ce monde grec de l’époque archaïque, le trafic pouvait encore prendre la forme de l’échange de dons ; ainsi, le vase de Vix, par exemple, n’a certainement pas été « acheté » par la princesse gauloise dans la tombe de laquelle il a été retrouvé.
Mais alors se pose le troisième problème : le rôle de la monnaie. C’est en effet au cours de cette même période que les premières monnaies font leur apparition dans le monde grec. Il semble bien que l’origine de l’instrument monétaire se situe en Lydie, dans ce royaume barbare d’Asie Mineure, en contact étroit avec le monde grec, comme l’attestent aussi bien les traditions relatives aux rois lydiens, Crésus en particulier, que les offrandes de ces mêmes rois lydiens à Delphes. La richesse de ces rois était proverbiale, et cela leur permettait de recruter des mercenaires dans le monde égéen pour s’opposer aux peuples voisins dont la pression était constante, pression qui allait s’aggraver lorsque, les uns après les autres, ils tomberont sous la domination perse. Mais cela n’explique pas l’adoption par les Grecs de la monnaie, non plus que la fonction qu’elle était appelée à l’origine à remplir. Longtemps, on se contenta d’y voir la conséquence du réveil des échanges dans l’Égée d’abord, puis, avec l’expansion coloniale, en Méditerranée occidentale. C’était l’interprétation que donnait du phénomène monétaire un philosophe comme Aristote, écrivant dans la seconde moitié du IVe siècle : « Quand se développa l’aide que se prêtent les divers pays par l’importation des produits déficitaires et l’exportation des produits en excédent, l’usage de la monnaie s’introduisit comme une nécessité. Car les différentes choses nécessaires à nos besoins naturels n’étant pas toujours d’un transport facile, on fit une convention mutuelle d’accord, en vue des échanges, pour donner et recevoir une matière de nature telle que, tout en gardant une utilité intrinsèque, elle offrît l’avantage de se transmettre aisément de la main à la main pour assurer les besoins vitaux ; on prit, par exemple, le fer, l’argent ou tout autre métal de ce genre, dont au début on détermina la valeur simplement par la grandeur et le poids, mais finalement on y apposa une empreinte, pour échapper à la peine de le mesurer, l’empreinte étant mise comme signe de la quantité de métal » (Politique, I, 1257 a sq.). Ailleurs, dans un passage de l’Éthique à Nicomaque, Aristote précise cette fonction originelle de la monnaie. Elle n’a pas seulement pour but de rendre les échanges plus faciles, elle permet d’estimer la valeur des produits échangés : « Tous les biens qui sont matière à échanges doivent être comparables d’une façon ou d’une autre. C’est pour cela qu’a été mise en circulation la monnaie qui est devenue en quelque sorte un moyen terme : elle mesure en effet toutes choses, et aussi par conséquent l’excès ou le défaut ; elle permet ainsi d’établir combien de paires de chaussures sont nécessaires pour faire l’équivalent d’une maison ou d’une quantité donnée de nourriture » (Éthique à Nicomaque, V, 8, 1138 a sq.).
Mais Aristote écrit plus de trois siècles après l’apparition des premières monnaies, frappées en Grèce d’Asie à la fin du VIIe siècle. Or, si une partie de la critique moderne a suivi le raisonnement du philosophe, d’autant plus volontiers qu’il coïncidait avec une conception moderne de l’instrument monétaire, certains cependant n’ont pas manqué de formuler des réserves fondées sur un certain nombre de constatations. D’abord, le caractère relativement tardif du phénomène (fin du VIIe siècle) par rapport à la reprise des courants d’échange dès le début du VIIIe siècle. Ensuite, il n’y a pratiquement pas de petites divisions, ce qui implique que la monnaie ne joue aucun rôle dans les échanges locaux. Enfin, l’aire de circulation des monnaies d’argent ou d’électron (les Grecs ne frappent pratiquement des monnaies d’or qu’à partir d’Alexandre) est extrêmement limitée. L’une et l’autre constatations débouchent donc sur une interrogation : si les échanges se sont, pendant près de deux siècles, passé de monnaie, et si les premières monnaies n’ont eu, pendant longtemps, qu’une circulation limitée, ce n’est donc pas pour faciliter les échanges qu’ont été frappées les premières pièces ? On a donc avancé qu’au début elles permettaient le paiement de la solde des mercenaires qui ne pouvaient être rétribués par l’attribution d’un cléros, d’une terre, dans la mesure où ils étaient étrangers. Cette pratique se maintiendra pendant des siècles : au IVe siècle encore, des stratèges athéniens émettront des monnaies pour payer leurs mercenaires. Mais on peut se demander si cette explication vaut pour toutes les émissions monétaires qui font leur apparition à la fin du VIIe siècle et pendant la première moitié du VIe. Et s’il ne faut pas chercher une cause plus générale, qui rendrait compte du phénomène dans sa totalité. Elle a été suggérée par divers savants et mérite qu’on s’y arrête quelque peu. A partir du texte même d’Aristote, il est possible de distinguer ce qu’Édouard Will a appelé un « aspect éthique des origines de la monnaie » : celle-ci aurait eu d’abord pour objet d’établir une définition des valeurs, et par conséquent s’inscrirait dans le contexte de normalisation des rapports sociaux qui caractérise, comme nous le verrons, avec la codification des lois, l’histoire des cités grecques à la fin du VIIe et au VIe siècle. Les autres utilisations (rétribution des armées de mercenaires, prélèvements fiscaux, enfin développement des échanges) dériveraient de cet aspect premier. Et surtout, instrument de justice sociale, la monnaie serait en outre un emblème de l’autonomie des cités. Le fait que chaque cité, petite ou grande, intégrée ou non dans les courants d’échange, aura, dès le VIe siècle, sa propre monnaie frappée d’un signe distinctif dont, par ailleurs, l’origine religieuse est évidente, témoigne amplement du développement de la conscience civique.
Certes, une fois créée, la monnaie allait faciliter l’extension des échanges, jusqu’à en devenir, au moins à Athènes et dans un certain nombre de cités égéennes, l’instrument privilégié. Mais on voit bien qu’elle n’a pas eu, à ses débuts, d’influence sur la société aristocratique : elle n’a suscité ni l’émergence à côté de la richesse foncière d’une richesse « mobilière », ni la naissance d’une « bourgeoisie » d’argent, ni le développement d’une crise « agraire » qui serait la résultante de l’accroissement des échanges. C’est donc ailleurs et autrement qu’il faut déceler les origines de la crise réelle que connaît la société aristocratique à partir du milieu du VIIe siècle.
Assurément, la société grecque évolue au cours de ces deux siècles qui voient s’affirmer la cité. Nous avons, dans la première partie, tenté de la décrire telle qu’elle se révélait à travers les poèmes homériques, ce monde de l’oïkos, où la communauté ne se traduisait encore que de façon embryonnaire : la terre était alors la principale forme de richesse, avec le bétail. Mais les pillages, les guerres, l’échange de dons, permettaient de se procurer des objets précieux, des armes, tout ce par quoi se traduisait la supériorité des puissants sur le peuple mal défini de ceux qui travaillaient la terre et gardaient les troupeaux. Or, le développement des espaces cultivés, qui semble bien caractériser le tournant des IXe-VIIIe siècles, n’a pu que modifier ces structures. Il fallait en particulier trouver la main-d’œuvre nécessaire pour exploiter les espaces nouvellement mis en valeur. Là réside peut-être l’origine de certaines formes d’endettement paysan, dont la plus connue est celle qui sévit à Athènes à l’aube du VIe siècle, mais qui a dû exister également ailleurs.
Nous ne disposons malheureusement que de fort peu de témoignages pour essayer de dégager les raisons de ce qu’on a appelé la « crise agraire » propre à l’époque archaïque. Selon les moments et selon les lieux, elle a pu présenter des traits différents et se manifester de manière diverse.
L’un des textes les plus fréquemment invoqués à l’appui de l’existence de cette crise est le poème d’Hésiode, les Travaux et les Jours, calendrier religieux et agricole qui donne de la vie du petit paysan libre un tableau contrasté. Hésiode vivait en Béotie, où son père venu de la lointaine Éolide avait reçu – on ne sait trop comment – une terre qu’après sa mort se partagèrent ses fils. Hésiode, cependant, n’est pas le poète paysan qu’on a parfois voulu voir en lui : « maître de vérité », il dit ce que doit être la justice de Zeus. Mais à son frère Persès, qui néglige le bien qui lui est échu, il donne le conseil de travailler avec acharnement pour survivre dans un monde impitoyable, dominé par les « rois mangeurs de présents », ces puissants auxquels le petit paysan doit se soumettre s’il veut en recevoir la protection. Celui d’Hésiode est incontestablement un homme libre et un propriétaire, mais il doit peiner pour arracher à sa terre de quoi subsister : « La faim, dit le poète, est partout la compagne de l’homme qui ne fait rien » (v. 302-303). Pourtant, ajoute-t-il, « si tu amasses peu sur peu et fais cela souvent, ce peu-là pourra devenir beaucoup » (v. 361-362). Néanmoins, il est bon de n’avoir qu’un fils à qui transmettre son bien, sinon la part échue à chacun est nécessairement réduite et la sténochôria pousse à tenter l’aventure coloniale. Le poète remarque quand même que « à plusieurs enfants, Zeus peut aisément donner aussi une immense fortune : plusieurs font plus d’ouvrage, plus grand est le profit » (v. 379-381). Nous retrouvons là le problème déjà évoqué de la main-d’œuvre, mais qui suppose aussi l’accroissement du domaine, d’où le conseil du poète : « Alors tu achèteras le patrimoine d’autrui, au lieu de vendre le tien. » Il est difficile d’imaginer quelles pouvaient être les procédures de cet « achat » et de cette « vente » dans une société qui ignorait l’instrument monétaire. Qu’offrait l’acquéreur ? On est assez tenté de penser qu’il s’engageait à nourrir celui qui lui cédait son cléros, tout en le conservant peut-être comme main-d’œuvre.
Ce pourrait être là, comme on l’a suggéré, l’une des origines de l’endettement paysan, distinct de ces prêts auxquels Hésiode fait également allusion dans ce même poème : « Mesure exactement ce que tu empruntes à ton voisin et rends-le-lui exactement, si tu peux, afin qu’en cas de besoin tu sois assuré de son aide » (v. 349-352). Cette réciprocité s’inscrivait en fait dans les pratiques du don et du contre-don, scrupuleusement respectées afin de n’entraîner aucune dépendance de l’un par rapport à l’autre. On a fort justement remarqué que, si le paysan d’Hésiode n’est pas un misérable, les menaces qui pèsent sur lui sont réelles, et il n’est pas impossible d’y voir une des voies par lesquelles a pu se constituer la sujétion paysanne.
Il est clair, en effet, que, dans le monde grec archaïque, une grande partie de ceux qui cultivaient la terre étaient dépendants. Que faut-il entendre par là ? La réponse est délicate, car nous manquons évidemment d’indications précises, et les rares renseignements que nous possédons sont fournis par des sources tardives, les plus anciennes remontant au IVe siècle, époque où l’on commence à réfléchir sur ces formes de dépendance, au moment précisément où elles tendent à disparaître. Certaines sont incontestablement la conséquence de la colonisation grecque. Ici et là, on trouve des paysans réduits en servitude et qui cultivent les cléroï des Grecs. Ce sont les Killyriens à Syracuse, les Bithyniens à Byzance, les Maryandiniens à Héraclée, populations indigènes dont les Grecs ont pris les terres, mais qu’ils ont maintenues sur place, se contentant de percevoir les revenus de leur travail sous forme d’un tribut dont nous ignorons le montant. Mais on rencontre des phénomènes identiques en Grèce même. On a voulu expliquer ce fait par la conquête dorienne : les pénestes de Thessalie, les hilotes de Laconie et de Messénie, les clarotes de Crète seraient ainsi les descendants des populations achéennes asservies par le conquérant dorien. Mais les « invasions doriennes » n’expliquent pas tout. Pour les Messéniens, il est certain que l’origine de leur dépendance est liée à la conquête par les Lacédémoniens de la Messénie au cours de deux longues guerres qui les ont finalement rendus maîtres du pays. Mais, pour les pénestes, les hilotes de Laconie ou les clarotes crétois, la question est déjà beaucoup plus délicate, et il n’est pas facile de déceler la part de réalité que contiennent des traditions élaborées beaucoup plus tard, dans un contexte tout à fait différent et sur un mode très polémique comme ce passage du Panathénaïque d’Isocrate, discours fictif dont le ton antilaconien est évident, où les Spartiates doriens sont accusés d’avoir réduit en servitude le démos de Laconie.
En tout cas, l’explication par la conquête dorienne ne saurait en aucun cas rendre compte de la seule forme de dépendance paysanne sur laquelle nous soyons un peu moins mal informés, celle des hectémores athéniens. Ces paysans, on l’a vu, étaient astreints à une redevance (vraisemblablement d’un sixième de leur récolte – bien que l’on ait parfois émis l’hypothèse que ce sixième dont ils tiraient leur nom fût la part qui leur revenait). Le terme même nous a été transmis par Aristote dans un passage célèbre de sa Constitution d’Athènes : « Les pauvres, leurs femmes et leurs enfants étaient les esclaves des riches. On les appelait “clients” et “sizeniers” : car c’est à condition de ne garder que cette part de la récolte qu’ils travaillaient sur les domaines des riches. Toute la terre était dans un petit nombre de mains ; et, si les paysans ne payaient pas leurs fermages, on pouvait les emmener, eux et leurs enfants, en servitude » (Constitution d’Athènes, II, 2). Ce texte a suscité bien des exégèses. On s’est en particulier interrogé sur l’origine de cette dépendance. On a supposé qu’elle était la conséquence d’un phénomène d’endettement analogue à celui qu’évoquait Hésiode dans les Travaux et les Jours, endettement dû, selon certains, aux importations de grains venus des colonies d’Occident. Mais c’est là faire intervenir les lois du marché dans un monde où elles ne jouaient encore qu’un rôle très marginal. En fait, le caractère encore sommaire des techniques, l’exiguïté des parcelles liées à la pratique du partage des patrimoines, suffisent à rendre compte d’un phénomène qui plaçait nécessairement les plus pauvres et les plus démunis dans la dépendance des plus riches.
Le cas des hectémores athéniens pose cependant un problème qu’on saurait d’autant moins esquiver que nous disposons d’une source contemporaine, les poèmes de Solon, l’homme qui allait à Athènes résoudre la crise, en particulier en supprimant la condition d’hectémore. Le législateur, en effet, sur l’œuvre duquel nous aurons à revenir plus longuement, se vante d’avoir libéré la terre « esclave », en arrachant les bornes qui marquaient la dépendance de ceux qui la cultivaient, et d’avoir rendu « libres » ceux qui « subissaient ici même [à Athènes] une servitude indigne et tremblaient devant l’humeur de leurs maîtres » (Constitution d’Athènes, XV, 4). Or, il dit qu’Athènes était leur « patrie ». Il s’agissait donc bien de membres de la communauté athénienne, de membres du démos athénien que la misère seule avait réduits à la condition de dépendants. En les libérant, Solon les réintégrait dans la communauté, comme il réintégrait ceux qui, ne pouvant s’acquitter de leurs fermages, avaient été « vendus » à l’extérieur ou avaient délibérément choisi l’exil. La manière dont cette mesure fut concrètement appliquée reste un problème quasi insoluble. On a du mal, en effet, à imaginer comment Solon put faire revenir – et racheter – les gens vendus à l’extérieur. Et plus encore ce que fut le sort de ceux qui, libérés de la servitude qu’ils subissaient en Attique même, se retrouvaient néanmoins dans la même situation misérable, puisque Solon se refusa à opérer le partage égalitaire du sol que certains réclamaient. Faut-il admettre que les anciens hectémores demeurèrent en possession du cléros qu’ils cultivaient, mais sans avoir à subir la contrainte du sixième ? Cette solution n’aurait pas été contradictoire avec le refus du partage égalitaire, sur lequel nous reviendrons.
Paysans libres ou dépendants, ceux qui cultivaient la terre formaient dans le monde grec de l’époque archaïque l’essentiel de la population. Qu’en était-il des autres groupes sociaux ? Le développement de l’artisanat qui caractérise cette période se traduisit nécessairement par une importance plus grande des artisans, limitée cependant pour deux raisons : d’une part, on ne saurait comparer le phénomène à une quelconque « révolution industrielle ». On a pu calculer que, dans l’Athènes de la première moitié du Ve siècle, alors que la céramique à figures rouges atteignait son apogée, il n’y avait pas plus de quatre cents potiers. Or, il s’agissait de la principale production qu’ait connue le monde grec. A l’aube du IVe siècle, toujours à Athènes, à peine un sixième du corps civique ne vivait pas du produit de la terre. Or, d’autre part, Athènes était l’une des rares cités où les artisans pouvaient faire partie du corps civique ; ailleurs, ils n’étaient pas intégrés aux cadres traditionnels de la cité, restant marginaux, à la façon des dèmiourgoï de l’époque précédente. Ce sera précisément l’un des traits originaux de l’histoire d’Athènes au VIe siècle que cette intégration des artisans à la communauté civique qui, encore au IVe siècle, demeurait un scandale pour des penseurs comme Platon ou Aristote.
On a vu qu’il en allait de même pour les « professionnels » de l’activité marchande, encore très minoritaires dans les courants d’échange qui restaient à la fois irréguliers et sous le contrôle de ceux qui dominaient les cités, des détenteurs de la richesse. Dès lors, l’explication de la crise par l’émergence de nouvelles classes sociales, artisans et commerçants soucieux de réclamer leur place dans la direction de la cité, ne saurait être retenue telle quelle. Il faut donc faire intervenir d’autres éléments pour comprendre le double aspect d’une revendication typique de la période : partage égalitaire du sol, d’une part, et participation égalitaire aux décisions politiques, de l’autre.
Staat und Handel im Alten Griecheland, Tubingen, 1928.