Un grand vase corinthien du milieu du VIIe siècle, l’olpè Chigi, richement décoré, présente sur ses flancs, sur le bandeau supérieur, immédiatement en dessous du col, une scène de combat, opposant deux armées. Il se peut que ce combat soit rituel. Mais ce qui frappe, c’est l’espèce de mur que forment de part et d’autre les guerriers, avançant d’un même pas, bouclier contre bouclier. Il s’agit là de la plus ancienne représentation d’une phalange hoplitique, et l’on a tout lieu de penser que c’est en effet à partir du VIIe siècle que ce système est devenu général dans le monde des cités grecques.
Or, cette « révolution » dans la manière de combattre n’a pas surgi soudainement. Il importe donc de s’interroger sur les conditions d’apparition de la phalange, et sur ses conséquences sur l’évolution de la société grecque à l’époque archaïque. Pour ce faire, il faut consulter à la fois les textes et les documents archéologiques. Grâce à ces derniers, on entrevoit les innovations techniques qui ont abouti au parachèvement de la panoplie hoplitique. Tout d’abord, l’apparition, à partir du XIe siècle, d’objets et d’armes de fer, et par conséquent la substitution du fer au bronze. On trouve des épées de fer dès le Xe siècle dans les nécropoles de Chypre, au Céramique d’Athènes, à Argos. Et également des lances plus courtes et plus légères que la lance de bronze mycénienne, et qui sont des armes de jet et non plus d’estoc. Mais c’est surtout la découverte d’une tombe de guerrier à Argos, contenant une armure complète, qui autorise à faire remonter au IXe siècle l’élaboration de ce qui devait être la panoplie de l’hoplite : casque à cimier en « fer à cheval », cuirasse de bronze, ceinture, etc. En revanche, on ne connaît pas d’exemple de bouclier à double poignée antérieur à la fin du VIIIe siècle. Ce qui caractérise en effet le bouclier de l’hoplite, plus que sa forme ronde, déjà connue à la fin de l’époque mycénienne, c’est la seconde poignée, l’antilabè, qui s’ajoute à la poignée centrale, le porpax, pour donner à la prise une plus grande force, et qui témoigne d’une fonction nouvelle, et par là même d’une transformation de la méthode de combat. Alors qu’aux temps homériques le guerrier vaincu l’abandonnait pour fuir, l’hoplite reste, lui, en possession jusqu’au bout de ce bouclier qui assure non seulement sa défense, mais celle de son voisin de gauche, lequel est lui-même protégé par le bouclier de son voisin de droite.
Car l’originalité de la « révolution hoplitique », ce n’est pas tellement l’armement lui-même, dont tous les éléments, à l’exception de l’antilabè, étaient pratiquement connus dès la fin de l’époque mycénienne, mais bien la substitution au combat individuel d’un combat collectif, où ce qui importe d’abord, c’est de « tenir sa place dans le rang, s’élancer d’un même pas contre l’ennemi, combattre bouclier contre bouclier, exécuter toutes les manœuvres comme un seul homme1 ». L’aulète, le joueur de flûte, qui apparaît sur le vase Chigi, atteste l’importance du mouvement rythmé dans le déplacement de cette armée, dont a pu dire qu’elle incarnait la sophrosynè, la maîtrise de soi, face à la lyssa, à l’ivresse qui s’emparait dans le combat du guerrier homérique.
Le problème qui se pose à l’historien est de savoir si les innovations techniques qui ont abouti à la création de la panoplie hoplitique ont déterminé l’adoption de la phalange, ou si ce mode de combat nouveau est lui-même la résultante des transformations qui affectent la société grecque à l’aube de l’époque archaïque.
A cette question, les modernes ont apporté des réponses différentes. Certains se sont plu à mettre l’accent sur les innovations techniques, d’autres, en revanche, ont insisté sur les transformations sociales qui auraient fait passer la fonction guerrière des mains des nobles à celles des petits propriétaires paysans capables de se procurer une panoplie désormais moins coûteuse. On ne saurait rejeter l’une ou l’autre de ces réponses, mais le problème est plus complexe. D’abord, parce qu’il faut tenir compte des différences entre cités. Contrairement à ce qu’on a pu parfois avancer, il semble bien que le système de la phalange n’ait pas été partout adopté au même moment, même si son adoption par une cité impliquait sa propagation à plus ou moins brève échéance aux cités voisines. Mais surtout, parce que, comme l’ont montré des travaux récents, la rupture au départ n’a pas été totale entre la guerre aristocratique et ce qui sera, avec la phalange d’hoplites, la guerre civique par excellence. Il semble bien, en effet, que ce type de combat collectif qui caractérise la phalange ait été d’abord pratiqué par ces aristocraties qui dominaient les cités. On a pu souligner aussi la permanence des traditions aristocratiques dans le combat hoplitique, traditions qui relèvent des règles de l’agôn, du concours où s’affirme la supériorité des meilleurs : demeurer maître du terrain, élever un trophée avec les armes de l’adversaire vaincu, sont autant de témoignages de la persistance de ces coutumes aristocratiques, qui se manifestent surtout dans le maintien jusqu’à l’époque classique de corps d’élite au sein des armées civiques (les « Trois Cents » de Sparte ou de Thèbes, les « Cavaliers » athéniens), qui combattent en phalange d’hoplites.
Mais reconnaître la pérennité des traditions aristocratiques dans la phalange ne suffit pas à expliquer son émergence, et plus encore son extension par l’intégration d’une partie de ceux qui composaient le démos. Il faut ici faire intervenir un fait essentiel : la cité, qui, selon M. Détienne, présente avec la phalange une « homologie de structure ». Comme la cité, la phalange est composée d’« unités interchangeables », et, au fur et à mesure que la cité se constitue en tant que modèle politique, les confréries militaires aristocratiques, l’élite des guerriers, renoncent à l’exploit individuel pour le combat « en bataillons serrés ». Il n’est pas surprenant, dès lors, de constater que, de même qu’apparaissent dans les poèmes homériques les premières formes de vie civique, de même aussi c’est là que se manifestent les premières formes de combat collectif.
Mais la naissance de la cité, on l’a vu, est liée à la mainmise sur un territoire et à la définition des frontières de ce territoire. La défense de ces frontières devient pour la communauté un impératif catégorique. Elle explique à la fois l’adoption de la phalange, mais aussi la nécessité d’ouvrir ses rangs à tous ceux qui peuvent en acquérir la panoplie. Car c’est bien là le fait essentiel : on assiste non seulement à l’homologie entre le guerrier et le citoyen, mais à l’élargissement des rangs des uns qui aboutit à l’élargissement des rangs des autres. L’adjonction des « gens du démos » aux « gens du laos » au sein de la phalange2 ne pouvait que transformer profondément la société civique, ce qui ne se fit pas toujours par la voie pacifique. Pour citer encore M. Détienne, les « gens du laos » tirant profit de la guerre, alors que les « gens du démos » n’en recueillaient que les peines, il y avait là une situation d’autant plus insupportable pour les seconds que la phalange, composée d’éléments interchangeables, véhiculait nécessairement un idéal égalitaire. Cette revendication égalitaire a dû porter d’abord sur le partage du butin, ensuite sur la terre conquise, enfin sur la terre civique. L’exemple de Sparte d’une part, celui d’Athènes de l’autre, sur lesquels nous reviendrons, en sont l’illustration. Enfin, l’égalité, l’interchangeabilité impliquaient aussi une égale participation aux décisions communes.
On le voit, l’apparition de la phalange constitue un facteur essentiel dans la compréhension de la crise qui affecte la société aristocratique grecque à partir du VIIIe siècle. Née des exigences mêmes de la cité aristocratique, la phalange a ouvert la voie à la cité isonomique du VIe siècle. Mais le passage ne s’est pas fait partout de la même manière. Là où existait une forte paysannerie libre, il a pu se faire sans grands dommages, surtout sans coercition. Mais ailleurs, là où l’aristocratie disposait d’une autorité, d’un pouvoir plus étendus sur des populations dépendantes, le recours à la violence s’est imposé. Dans le premier cas, on a les « législateurs », dont on vénérait encore à l’époque classique le souvenir, ceux qui avaient su tenir la balance égale entre les agathoï et les kakoï, entre les « bons » et les « méchants ». Dans le second cas, on a les tyrans, ceux qui renversent l’ordre social, et dont l’image s’enrichit au cours des siècles pour donner naissance à un folklore dont les thèmes seront répétés à l’envi. Législateurs et tyrans sont contemporains. Parfois même, comme ce fut le cas pour Athènes, la tyrannie s’inscrit entre deux « législations », en l’occurrence celle de Solon et celle de Clisthène. Pour la commodité de l’analyse, nous serons amenés à les examiner séparément, sans dissimuler le caractère arbitraire d’une telle démarche.