5

Les tyrans


Il n’est pas facile de faire l’histoire de la tyrannie grecque à l’époque archaïque, car la nécessité d’utiliser des sources, souvent très postérieures aux événements qu’elles rapportent, place l’historien en face d’un dilemme quasi insoluble : accorder foi à ces sources, et tenter de résoudre les contradictions qu’elles présentent souvent entre elles, ou au contraire les lire comme un récit imaginaire qu’il faut essayer de décrypter. Il n’est pas douteux, en effet, que s’est constituée chez les Grecs une série de représentations du tyran où se mêlent récits folkloriques, inversion des valeurs civiques qui se manifeste à travers des comportements aux limites de l’humain, destins qui ne sont pas sans évoquer ceux des héros tragiques. Mais, en même temps, il reste vrai que la tyrannie apparaît comme ayant constitué un moment dans l’histoire du monde grec à l’époque archaïque. Thucydide, lorsqu’il traite le passé de la Grèce au début de son récit de la Guerre du Péloponnèse, l’exprime de façon très nette. Après avoir rappelé le grand mouvement de colonisation qui suivit la fin des migrations, il ajoute : « Comme la Grèce prenait de la puissance et s’occupait encore plus qu’auparavant d’acquérir la richesse, on vit en général des tyrannies s’établir dans les cités » (I, 13, 1). L’historien précise alors ce qu’il entend par « prendre de la puissance » et « acquérir la richesse ». L’un et l’autre fait lui paraissent liés au développement de la flotte, et il cite à l’appui de sa thèse les exemples de Corinthe, de Samos et des cités siciliennes. Cependant, toujours selon l’historien athénien, ce développement allait connaître un temps d’arrêt en Ionie, du fait de la menace perse, et en Grèce continentale, parce que « tous les tyrans, établis dans les cités grecques, ne pensant égoïstement qu’à leur personne et à l’accroissement de leur propre maison, administraient leur cité avec le plus de prudence possible, et il ne s’accomplit rien de notable sous leur direction, hormis des actions les opposant à leurs voisins respectifs » (I, 17). On a souvent utilisé ce texte pour montrer le lien entre l’apparition des tyrannies et le développement du commerce maritime qui aurait donné naissance à une classe de marchands dont le tyran serait le représentant. On a déjà eu l’occasion d’aborder ce problème, à propos du réveil des échanges maritimes à l’époque archaïque. Il est bien clair que, dans ce passage, Thucydide ne songe pas au commerce maritime, mais à la puissance navale, ce qui est sensiblement différent. Et il reproche aux tyrans de s’être davantage occupés de leurs affaires privées que d’avoir aidé les Grecs à s’unir contre les menaces venues d’Orient ou d’Occident. C’est pourquoi aussi il tient le renversement des tyrannies par les Spartiates comme le point de départ de la véritable puissance des deux principales cités grecques de son époque, Sparte et Athènes.

Faut-il nous en tenir pour autant au jugement de l’historien athénien ? Assurément non. Mais il était bon de le rappeler, car Thucydide souligne un fait essentiel, à savoir que les tyrans sont apparus d’abord dans les cités riches et disposant d’une flotte puissante ; le fait ne saurait être tenu pour négligeable.

Parmi ces cités, Thucydide nomme en premier lieu Corinthe où furent construites, dit-il, les premières trières, à l’aube du VIIe siècle ; il cite le célèbre Ameinoclès, dont la renommée parvint jusqu’à Samos, où il fut appelé pour construire quatre de ces navires. De Corinthe, Thucydide dit aussi qu’elle était un centre de commerce (emporion) grâce à la fois à sa position géographique et à la puissance de sa flotte : « Avec leur cité placée sur l’isthme, les Corinthiens avaient toujours eu un centre de commerce ; car, en Grèce, on circulait plus autrefois sur terre que par mer, et, pour communiquer entre gens du Péloponnèse et gens du dehors, on passait par chez eux ; et ils avaient de puissantes ressources en argent : les anciens poètes le montrent bien, puisqu’ils avaient donné au pays l’épithète d’opulent. Par là-dessus, quand la navigation se développa en Grèce, les Corinthiens, une fois en possession de leur flotte, menèrent la lutte contre la piraterie, et comme ils constituaient un centre de commerce dans l’un et l’autre domaine [terrestre et maritime], ils durent à leurs revenus d’avoir une cité puissante. »

Thucydide, en Athénien de la fin du Ve siècle, parle des Corinthiens comme d’un tout homogène, sur lequel aurait rejailli la richesse de « l’opulente Corinthe ». Hérodote, à qui nous devons l’essentiel de ce que nous savons sur les débuts de la tyrannie corinthienne, est, quant à lui, plus précis. Au moment où commence son récit de la tyrannie des Cypsélides, il indique qu’alors la cité était sous le contrôle d’une famille puissante, celle des Bacchiades, qui pratiquait l’endogamie. Il s’agissait en l’occurrence de ceux qui se prétendaient descendants du roi mythique Bacchis, le premier roi dorien de Corinthe, autrement dit de l’aristocratie de naissance qui dominait la cité. Cette aristocratie avait activement participé à la colonisation occidentale. Archias, le fondateur de Syracuse, était un Bacchiade, comme aussi Chersicratès, qui enleva Corcyre aux Érétriens qui s’y étaient d’abord installés. Certains modernes, à partir du témoignage de Thucydide, des indications d’Hérodote et de quelques auteurs tardifs, n’ont pas hésité à faire de ces Bacchiades des sortes de « princes marchands » qui auraient contrôlé le commerce vers la Méditerranée occidentale. En fait, le texte de Thucydide laisse plutôt entendre que c’est de sa position géographique et de ses ports que Corinthe, et par conséquent son aristocratie, tirait sa richesse. Le réveil des échanges en Méditerranée n’avait pu que rendre sa position plus favorable, l’isthme étant le lieu de passage obligé des marchandises qui allaient d’Orient en Occident, sans faire le tour du Péloponnèse. La tradition a conservé le souvenir du diolkos, ce passage qui permettait de faire glisser les navires de Kenchréaï sur le golfe Saronique à Léchaïon sur le golfe de Corinthe. Les archéologues en ont trouvé la trace, même si la datation n’en est pas assurée, et si l’on a tendance aujourd’hui à attribuer à Périandre le mérite de sa construction. La richesse que les Bacchiades tiraient du commerce ne tenait donc pas en tout état de cause à une activité professionnelle marchande, mais plutôt aux prélèvements que les Corinthiens effectuaient sur les navires qui empruntaient leurs ports.

Mais Corinthe était aussi, on l’a vu, un des grands centres de production de céramique peinte, et, bien que les problèmes chronologiques soient fort complexes, il semble bien que l’apogée de cet artisanat coïncide avec la période de domination des Bacchiades. Dans quelle mesure ceux-ci contrôlaient-ils la production de ces vases qui étaient échangés sur tout le pourtour de la Méditerranée, contre des céréales et des métaux, c’est ce que nous ignorons. Dans quelle mesure également le développement de cette production aurait-elle donné naissance à une classe d’artisans intégrés à la communauté civique, c’est là encore un problème insoluble. Notons cependant que Ameinoclès, le constructeur de trières, comme les artisans, les dèmiourgoï, étaient encore à l’aube du VIIe siècle, des spécialistes un peu en marge d’une communauté qui demeurait essentiellement rurale.

Venons-en au récit d’Hérodote. Au point de départ, il y a la naissance au foyer d’un Bacchiade, Amphion, d’une fille boiteuse, Labda. Celle-ci, ne trouvant pas d’époux au sein de l’aristocratie des Bacchiades, fut mariée à un homme de la campagne, un certain Eétion, que l’historien définit comme descendant de Kaïneus, un des chefs lapithes, lesquels étaient des héros mythiques qui avaient lutté contre les Centaures et passaient pour avoir été vaincus par Héraclès. De là à faire du « Lapithe » Eétion le descendant des populations primitives qui habitaient la région de l’isthme avant l’arrivée des Doriens, il n’y a qu’un pas que les modernes n’ont pas hésité à franchir. Mais on a déjà eu l’occasion de mettre en question ces antagonismes prétendument ethniques qui auraient survécu à plusieurs siècles de cohabitation. Et, si l’on peut à la rigueur admettre que la dynastie des Cypsélides est issue de l’union exogamique d’une Bacchiade avec un homme « de la campagne », il ne s’ensuit pas nécessairement qu’Eétion, qui se réclamait d’une ascendance glorieuse, était un paysan, et qui plus est appartenait à une population indigène non dorienne plus ou moins asservie. La suite du récit d’Hérodote appartient à ce folklore des naissances prédestinées que l’on retrouve dans bien des civilisations. Eétion, n’ayant pas d’enfant, vint consulter l’oracle de Delphes et apprit de la bouche de la Pythie que son épouse allait enfanter « une pierre roulante qui s’abattra sur les hommes régnants et châtiera Corinthe » (V, 92). Les Bacchiades, ayant eu vent de la chose, entreprirent de s’emparer du nouveau-né et de le mettre à mort. Une première fois, leurs envoyés échouèrent, apitoyés par les sourires de l’enfant. Lorsqu’ils revinrent pour mettre leur projet à exécution, la mère, qui avait surpris leur conversation, cacha l’enfant dans une jarre (d’où son nom de Cypsélos, tiré de kypsélè, le coffre) et réussit ainsi à le soustraire à ceux qui le recherchaient. Ainsi, l’oracle s’accomplit : parvenu à l’âge d’homme, Cypsélos s’empara de Corinthe.

Cette charmante histoire, racontée longuement par Hérodote, ne saurait répondre aux questions que se pose l’historien. Car, si l’on comprend bien comment le pouvoir des Bacchiades a pu être détruit par quelqu’un qui leur était à la fois proche par sa mère, et lointain par le caractère illégitime1 de sa naissance, on aimerait savoir dans quelles circonstances précises eut lieu cette prise de pouvoir et sur qui s’appuya Cypsélos pour venir à bout de ses adversaires.

Il faut donc faire appel à d’autres sources pour tenter d’y voir plus clair. Il ressort d’un certain nombre de traditions que la première moitié du VIIe siècle fut, pour Corinthe, une période de difficultés. Elle dut en particulier affronter une révolte de sa colonie de Corcyre qui provoqua ce que Thucydide appelle « le plus ancien combat naval que nous connaissions », au cours duquel les Corcyréens furent vainqueurs (vers 664). Si l’on se rappelle que, peu auparavant (669), les Argiens avaient vaincu les Spartiates à la bataille d’Hysiaï et avaient ainsi renforcé leur puissance dans le Nord-Est du Péloponnèse, on comprendra qu’il pouvait y avoir là une menace directe sur l’isthme. Ces échecs et ces menaces sapèrent-ils la puissance des Bacchiades ? Pour comprendre les circonstances qui permirent à Cypsélos de s’emparer de la cité, il faut faire intervenir d’autres éléments d’explication : certains prétendent qu’il devait son ascendant sur le démos à des fonctions judiciaires ; en revanche, selon Éphore, historien du IVe siècle, Cypsélos occupait, lorsqu’il s’empara du pouvoir, la charge de polémarque, grâce à laquelle il avait su se concilier les faveurs populaires, ce qui est plus vraisemblable car ce genre d’emprise tenait le plus souvent aux occupations militaires. Ce qui, on le voit bien, implique un certain nombre de préalables. D’une part, que le démos que Cypsélos avait su se concilier se confondît avec l’ensemble des hoplites : à Corinthe comme à Sparte, la menace de la puissance argienne et son exemple auraient conduit à l’adoption de la phalange. Mais aussi que, bien que Bacchiade seulement par sa mère, Cypsélos eût pu accéder à l’une des fonctions que se réservaient les membres de l’aristocratie.

La prise du pouvoir par Cypsélos serait donc liée à la « révolution hoplitique », et au désir de ceux qui servaient dans la phalange aux côtés de l’aristocratie d’obtenir « la part qui leur revenait » pour reprendre une formule d’Éphore. Mais la part de quoi ? Dans le texte d’Éphore, il est question d’amendes et de caution, ce qui concorde mal avec le climat réel de la Corinthe de la première moitié du VIIe siècle. S’agissait-il alors d’une situation analogue à celle que devait connaître Athènes un demi-siècle plus tard, c’est-à-dire marquée par ces formes primitives d’endettement paysan auxquelles il a déjà été fait allusion ? Quoi qu’il en soit, Cypsélos semble n’avoir eu aucune peine à s’emparer du pouvoir ; le fait, souligné par les sources, qu’il exerça son autorité sans s’appuyer sur une garde personnelle renforce le sentiment qu’il agissait en tant que chef des hoplites.

C’est encore au témoignage d’Éphore que nous devons le peu que nous savons sur le gouvernement de Cypsélos. Celui-ci, maître de Corinthe, aurait pris le titre de roi et chassé le dernier Bacchiade. Les biens de l’aristocratie furent confisqués, sans qu’on sache si Cypsélos procéda à une nouvelle répartition des terres afin de donner à chacun « la part qui lui revenait », ou s’il se contenta de doter ses partisans. Un passage d’un texte bien connu du IVe siècle, l’Économique, attribué à Aristote, fait également mention d’une autre mesure de Cypsélos : « A la suite d’un vœu qu’il avait fait à Zeus de consacrer au dieu tous les biens des Corinthiens, s’il parvenait à se rendre maître de la cité, Cypsélos de Corinthe donna l’ordre à ses administrés de faire par écrit une déclaration officielle. Cela fait, il enleva à chacun la dixième partie de ses biens en invitant les intéressés à faire valoir le reste. Au bout d’un an, il reprit les mêmes dispositions : en dix ans, il se trouva de la sorte en possession de la totalité des biens qu’il avait consacrés au dieu et les Corinthiens en avaient acquis d’autres » (Économique, II, 1).

Ce texte a été généralement interprété comme un impôt de dix pour cent sur le revenu, et non comme un prélèvement du dixième des biens de chaque Corinthien. Si l’on accepte l’indication du Pseudo-Aristote, cette dîme serait l’accomplissement d’un vœu, mais on peut aussi imaginer qu’elle alimenta le trésor du tyran et lui permit peut-être aussi d’opérer cette redistribution réclamée par le démos, sans vraiment toucher à la propriété.

Et c’est pour la rendre possible que Cypsélos aurait fait frapper les premières monnaies corinthiennes. Cette supposition est crédible à condition d’adopter, pour la tyrannie des Cypsélides, la chronologie basse qui placerait l’avènement du tyran vers 620 et les premières émissions monétaires aux environs de 600.

C’est aussi grâce aux premières frappes monétaires que Cypsélos aurait entrepris une politique « coloniale » d’expansion vers l’Adriatique, avec les fondations de Leucade. Anactorion et Ambracie, qu’il aurait confiées à ses trois fils naturels. Il ne s’agissait donc pas au départ de cités autonomes, mais bel et bien de prolongements de la métropole, qui auraient eu pour objet à la fois de donner des terres à ceux qui en réclamaient et d’assurer la sécurité de la navigation corinthienne dans une zone, l’Adriatique, qui ouvrait la voie vers les gisements argentifères d’Illyrie.

Il est difficile, en ce qui concerne la tyrannie de Cypsélos, d’aller au-delà de ces quelques remarques où la part d’hypothèse demeure très grande. Cypsélos, en tout cas, se maintint au pouvoir jusqu’à sa mort, et il eut pour successeur son fils Périandre, sur lequel il existe une tradition beaucoup plus riche, même si elle n’est pas toujours exempte de contradictions. Le récit d’Hérodote est, à cet égard, particulièrement éloquent, qui dès le début insiste sur le fait que Périandre « fut encore plus cruel que Cypsélos » et que « tout ce que Cypsélos avait laissé à tuer et à bannir, Périandre l’acheva ». Périandre aurait donc durci sa tyrannie, en faisant preuve d’une plus grande brutalité à l’encontre de l’aristocratie et aussi d’un absolutisme plus radical. Hérodote attribue ces tendances aux conseils pernicieux du tyran Thrasybule de Milet. Celui-ci, en effet, recevant un envoyé de Périandre qui venait lui demander de la part du tyran de Corinthe comment assurer son pouvoir, aurait emmené cet émissaire dans un champ et, tout en devisant, aurait coupé tous les épis qui dépassaient. De retour à Corinthe, l’envoyé aurait fait part à son maître d’un comportement qui lui paraissait dément. Mais, ajoute Hérodote, « Périandre comprit le sens de cette action : il saisit que le conseil de Thrasybule était de mettre à mort les citoyens qui dépassaient les autres ». Une autre version de l’anecdote fait de Périandre le conseilleur et de Thrasybule le conseillé. Il importe peu, car la morale de l’anecdote est claire : l’œuvre du tyran consiste à faire disparaître les inégalités… en détruisant ce qui n’est pas dans le rang. Il ne s’agissait donc plus seulement d’usurper un pouvoir en en chassant les détenteurs légitimes, rois ou magistrats, mais de réduire par la force toute opposition. Et, de fait, Périandre, à la différence de Cypsélos, aurait appuyé son autorité sur une garde de trois cents « porte-lances » (doryphores). Fort de ce pouvoir absolu, il aurait pratiqué une politique résolument anti-aristocratique, non seulement en mettant à mort ou en bannissant ses adversaires, mais aussi en imposant des mesures destinées à limiter le luxe des puissants. C’est ainsi que, sous prétexte d’apaiser le fantôme de sa défunte épouse Mélissa, il aurait dépouillé les Corinthiennes de leurs plus beaux vêtements et de leurs bijoux pour les consacrer à la morte. De même, il aurait interdit aux Corinthiens d’acquérir des esclaves, ce qui ne laisse pas de surprendre si l’on prête au tyran une grande politique économique, mais qui s’explique, en revanche, si on lui donne le caractère d’une loi somptuaire. Il faut noter, à ce propos, que ces mesures, présentées comme vexatoires par les auteurs du IVe siècle, ont peut-être contribué à placer Périandre au nombre des Sept Sages de la Grèce, aux côtés de Solon, dont les prescriptions « contre l’oisiveté », pour être affectées d’un signe positif, ne s’en inscrivaient pas moins dans le même contexte. Puisqu’il allait de soi que Périandre se rangeait du côté des « méchants », il fallait en outre lui prêter des mœurs contre nature, prétendre en particulier qu’il « s’était uni à Mélissa alors qu’elle était morte ».

Quelques autres indications de nos sources permettent d’entrevoir des aspects plus importants de la politique du tyran. Il aurait en particulier fait construire dans les arsenaux des ports de Corinthe des trières avec lesquelles il aurait pu contrôler les mers, en luttant contre les pirates, et mener une grande politique égéenne entretenant des relations avec le royaume lydien et avec l’Égypte. Sur l’authenticité des relations entre la Corinthe des Cypsélides et la Lydie d’Alyatte et de Crésus, la présence d’offrandes lydiennes dans le Trésor des Corinthiens à Delphes est une preuve éloquente. Les rapports avec l’Égypte sont plus douteux, puisque seuls le nom de Psammétique porté par le neveu du tyran et un nombre considérable de vases corinthiens trouvés à Naucratis en attesteraient. Une autre manifestation de la politique égéenne du tyran est l’arbitrage que rendit Périandre dans le conflit qui opposait Athènes et la cité de Mytilène dans l’île de Lesbos, pour la possession de Sigée. Tout cela témoigne assurément de la puissance qu’avait acquise le tyran de Corinthe, non seulement au sein de la cité, mais dans le monde grec tout entier.

Comment expliquer alors que cette puissance n’ait pas survécu à la disparition du tyran ? Lorsque Périandre mourut, en effet, après que ses fils eurent disparu les uns après les autres, il laissa le pouvoir à son neveu Psammétique. Moins de trois ans plus tard, celui-ci était renversé, et le souvenir des tyrans effacé par ce qui était la mesure la plus infamante : la destruction de leurs sépultures et la dispersion de leurs restes. A leur place était établi un régime oligarchique, c’est-à-dire contrôlé par les plus riches, mais où la naissance et l’appartenance à un génos, à une grande famille, ne constituaient plus le critère d’accès aux magistratures.

Par-delà l’anecdote, le folklore, l’inversion des valeurs qu’on attache à la politique et à la vie des tyrans, ce rapide examen de la tyrannie corinthienne permet déjà d’entrevoir sa place dans l’histoire des cités grecques à l’époque archaïque. Née de la crise qui affecte la société aristocratique, elle contribue, par le recours à la violence et par l’usurpation, à détruire les privilèges de cette aristocratie, et, par la mainmise sur les richesses de la cité qu’atteste la dîme de Cypsélos, à remédier d’une certaine manière aux inégalités sociales. Faut-il aller plus loin, prêter aux tyrans, comme on l’a souvent fait, une grande politique maritime et commerciale ? On a déjà vu que l’une et l’autre ne sont pas indissociablement liées. S’assurer la maîtrise des mers en possédant une flotte puissante permet de lutter contre la piraterie et, par là même, de protéger les échanges, mais n’implique pas obligatoirement la participation directe aux activités commerçantes. On a déjà dit qu’au temps des Bacchiades l’essentiel des ressources de la cité provenait des taxes prélevées sur les navires qui fréquentaient les ports corinthiens et peut-être déjà empruntaient le diolkos. Un fragment d’un auteur tardif rapporte que Périandre, dans un souci de modération, aurait renoncé à lever des impôts, se contentant de percevoir les revenus ordinaires, c’est-à-dire bien évidemment ces mêmes taxes. Il n’est donc pas nécessaire d’imaginer une quelconque politique « commerciale » des tyrans. On ne peut d’ailleurs manquer de constater que l’époque de la tyrannie coïncide avec le début du déclin de la céramique corinthienne, remplacée sur la quasi-totalité du pourtour de la Méditerranée, surtout en Occident, par la céramique attique. La puissance de la flotte, en revanche, en permettant d’accroître les revenus de la cité, a donné à Périandre les moyens de la doter de temples et de monuments. Si l’on accepte la datation proposée en dernier lieu pour le diolkos, soit le début du VIe siècle, on constate l’évidence de ce lien. Malgré les obscurités qui subsistent, il s’agit maintenant de savoir si les traits qu’on a pu dégager à partir de l’exemple de la tyrannie des Cypsélides se retrouvent dans d’autres cités qui, à la même époque, ont connu des événements analogues.

Le texte de Thucydide qui a été le point de départ de cette réflexion, outre Corinthe, évoquait Samos et les cités siciliennes. Il est, toutefois, dans la région de l’isthme, un autre territoire qui, sans avoir l’éclat de Corinthe ou de Syracuse, n’en connut pas moins une longue période tyrannique, c’est Sicyone. Sur le peu de chose que nous en savons, deux épisodes ayant trait au tyran Clisthène éclairent d’un jour intéressant certains aspects de la tyrannie grecque à l’époque archaïque : le premier est rattaché à la politique anti-argienne du tyran, le second aux fêtes qu’il organisa pour le mariage de sa fille Agaristè, vers 570.

Sur le premier point, c’est encore Hérodote qui est notre principal informateur. Le fait qu’il rapporte vient aussitôt après qu’il a exposé les grandes lignes de la réforme des tribus attiques entreprise par Clisthène après la chute des Pisistratides : « En agissant ainsi, à ce qu’il me semble, Clisthène imitait son aïeul maternel, Clisthène de Sicyone […] ; en ce qui concerne les tribus doriennes, ne voulant pas qu’elles fussent chez les Sicyoniens les mêmes que chez les Argiens, il changea leurs noms par d’autres noms. Et, à cette occasion, il tourna fort les Sicyoniens en ridicule ; car c’est au nom du porc, de l’âne et du porcelet qu’il emprunta les désignations nouvelles, y ajoutant seulement les désinences ; il n’y eut d’exception que pour sa propre tribu, à laquelle il donna un nom rappelant le pouvoir que lui-même exerçait. Ceux qui appartenaient à cette tribu s’appelèrent alors Archélaoï. »

Clisthène n’était pas le fondateur de la tyrannie sicyonienne. La dynastie doit son nom à Orthagoras, qui fut sans doute tyran vers 630, encore que les problèmes chronologiques soient, encore une fois, quasi insolubles. Clisthène s’empara du pouvoir au début du VIe siècle, après avoir chassé, semble-t-il, son cousin Myron II. De tous les tyrans de la famille des Orthagorides qui domina Sicyone pendant un siècle, il est assurément le plus célèbre, le moins mal connu, sans doute parce qu’il fut le grand-père du fondateur de la démocratie athénienne. La mesure que lui attribue Hérodote a suscité bien des exégèses et des commentaires. La plupart des modernes l’ont interprétée comme une réaction de l’élément non dorien de la population sicyonienne, auquel aurait appartenu la famille du tyran, contre le groupe dorien dominant. Sicyone, en effet, passait dans la tradition pour avoir été conquise par les Doriens lors de leur installation dans le Péloponnèse. Nous retrouvons donc là le problème souvent évoqué des conséquences des « invasions » doriennes. Dans le cas de Sicyone, comme dans celui de Corinthe, on peut cependant noter que la présence d’une quatrième tribu aux côtés des trois tribus doriennes des Hylléens, Pamphyles et Dymanes atteste qu’entre Doriens et non-Doriens il n’y avait apparemment pas de distinction ethnique, ou qu’après plus de quatre siècles elles s’étaient effacées. D’ailleurs, si la tyrannie avait eu cette signification ethnique, la mesure aurait sans doute été prise par les fondateurs de la dynastie. En fait, selon l’analyse de l’historien E. Will, c’est dans le cadre de la politique anti-argienne de Clisthène qu’il faut comprendre cette disposition vexatoire à l’encontre des trois tribus doriennes. Et peut-être, aussi – ce que suggère la comparaison faite par Hérodote avec les réformes que devait accomplir à Athènes son petit-fils –, comme une façon de saper l’influence morale et religieuse de l’aristocratie, en déniant toute valeur au système des tribus par lequel ce pouvoir s’exerçait.

Le second épisode de l’histoire de Clisthène touche à sa fille. Hérodote nous apprend que, désireux de la marier, il appela à sa cour les jeunes gens nobles de la Grèce entière, et institua entre eux un véritable concours dont les épreuves durèrent toute une année, pendant laquelle les prétendants furent traités dans la plus pure tradition homérique. Le choix de Clisthène se porta finalement sur l’Athénien Mégaclès qui appartenait à l’aristocratique famille des Alcméonides, à savoir sur un homme venant d’une cité déjà dotée par Solon de tout un arsenal juridique, concernant en particulier le mariage. Or, Hérodote précise bien que le mariage eut lieu « suivant les lois athéniennes ». Ce mélange de pratiques, qui renvoient à un temps antérieur à la cité, et de coutumes civiques atteste de façon particulièrement éloquente l’ambiguïté de ce régime que fut la tyrannie grecque. Comme le remarquait Louis Gernet, à propos de ces « mariages de tyrans » : « La tyrannie prolonge ou réédite des conceptions et des pratiques qui dans le système de la cité ont perdu leur sens. » Et, dans le même temps, elle détruit les structures sociales dont ces pratiques étaient l’expression.

 

Cela apparaît encore plus vrai des Pisistratides d’Athènes, sur lesquels nous disposons d’une documentation beaucoup plus abondante et plus précise, même si elle ne laisse pas de soulever de nombreux problèmes. Là encore, Hérodote nous fournira le point de départ. Et, là encore, nous trouvons une légende et l’annonce d’une naissance redoutable révélée par un présage à un certain Hippocrate. Celui-ci n’en tint pas compte et eut pour fils Pisistrate qui accomplit son destin en devenant tyran d’Athènes. Mais là se borne la comparaison avec les récits précédents. Car c’est à une analyse de la situation de l’Attique et des forces en présence que se livre ensuite l’historien. En effet, il y aurait eu conflit entre les gens de la côte et ceux de la plaine, les premiers rassemblés derrière l’Alcméonide Mégaclès, les seconds derrière Lycurgue, fils d’Aristolaïdes. Pisistrate intervint dans le conflit en se présentant comme le chef des gens de la montagne, et recourut à un stratagème pour s’emparer du pouvoir : « Voici ce qu’il imagina : il se blessa lui-même et blessa ses mulets, puis lança son attelage sur l’agora, comme s’il avait échappé à ses ennemis qui l’auraient voulu tuer pendant qu’il se rendait aux champs ; et il adressa une demande au peuple pour obtenir de lui une garde, lui qui précédemment s’était acquis de la gloire comme stratège dans la campagne contre les Mégariens, en s’emparant de Nysaïa et en accomplissant d’autres brillants exploits. Le peuple des Athéniens abusé lui permit de choisir parmi les citoyens trois cents hommes qui furent non point les porte-lances de Pisistrate, mais ses porte-massues ; car c’était avec des massues de bois qu’ils l’escortaient. Ces hommes se soulevèrent avec Pisistrate et occupèrent l’Acropole » (Histoires, I, 59).

On a vu plus haut que les réformes de Solon n’avaient satisfait ni les puissants, qui s’estimaient lésés par la seisachteia, ni le démos, qui n’avait pas obtenu le partage égalitaire du sol qu’il réclamait. Dans la Constitution d’Athènes, Aristote évoque les troubles qui marquèrent alors l’histoire de la cité : après deux années où l’on ne parvint pas à désigner d’archonte, l’archonte Damasias se maintint illégalement pendant deux ans et deux mois. C’est à la suite de ces troubles qu’un compromis aurait été adopté : on aurait, après le départ de Damasias, nommé dix archontes, cinq eupatrides, trois paysans et deux artisans, pour rétablir la paix sociale (580 av. J.-C.). Les modernes n’ont pas tous accepté l’authenticité de ce fait qui n’est mentionné que par le seul Aristote, et qui paraît trop bien coïncider avec certaines constructions philosophiques du IVe siècle. Il est difficile de se prononcer. En revanche, ce qui est frappant, c’est que, lorsque vingt années plus tard les troubles reprennent, les groupes qui s’affrontent sont identifiés par des noms qui signalent leur localisation géographique (la plaine, la côte, la montagne), et non leurs catégories sociales. Déjà Aristote, écrivant plus d’un siècle après Hérodote, éprouvait le besoin de justifier ces noms en assimilant les gens de la plaine aux oligarques, ceux de la côte aux modérés, et ceux de la montagne aux démocrates. Et, assurément, on peut imaginer que sous le mot Pédiens, gens de la plaine, on désignait les grands propriétaires, sous celui de Paraliens, gens de la côte, ceux ayant un rapport avec l’activité maritime, et sous celui de Diacriens, ou gens des collines, les paysans pauvres. Mais on peut aussi lier ces noms géographiques à ceux qui avaient pris la tête des trois factions et qui, appartenant tous à l’aristocratie, possédaient leurs biens patrimoniaux et leur clientèle dans lesdites régions. En fait, si l’on examine attentivement le texte d’Hérodote, il semble qu’à l’origine il n’y ait pas eu trois, mais deux factions aristocratiques appuyées sur leur clientèle respective, celle de Lycurgue et celle de Mégaclès, et que, à la faveur de cette lutte pour le pouvoir dans la cité, Pisistrate ait rassemblé le démos derrière lui et constitué ainsi une troisième faction à laquelle il aurait, par dérision, donné aussi un nom géographique. Ce démos, il était évidemment composé des gens de la campagne qui servaient dans la phalange des hoplites, et qui espéraient du chef militaire glorieux qu’était Pisistrate la satisfaction des revendications auxquelles Solon s’était refusé de donner suite.

Pisistrate n’allait cependant pas rester longtemps maître de cette cité dont il s’était emparé par la ruse, mais dont il avait respecté les institutions existantes et qu’il gouvernait « plutôt en bon citoyen qu’en tyran » pour reprendre la formule d’Aristote. Ses adversaires, en effet, Lycurgue et Mégaclès, firent taire ce qui les opposait et se coalisèrent contre lui. Pisistrate dut donc abandonner le pouvoir cinq ans après l’avoir usurpé, si l’on suit la chronologie de la Constitution d’Athènes, par ailleurs peu claire. Mais les querelles entre factions aristocratiques ne tardèrent pas à se ranimer, et Mégaclès, rapporte Hérodote, « envoya demander à Pisistrate s’il voulait prendre sa fille pour femme et être tyran à ce prix ». Il faudrait ici citer tout le récit d’Hérodote, tant il est révélateur du caractère encore très personnel des relations entre familles aristocratiques et, malgré l’existence réelle d’institutions politiques, du faible rôle que jouaient ces dernières dans l’organisation du pouvoir. Pour faire accepter aux Athéniens le retour de Pisistrate, les deux alliés eurent l’idée d’un stratagème : « Ils imaginèrent pour le retour de l’exilé un expédient que je trouve le plus naïf du monde […]. Dans le dème de Païania, il y avait une femme nommée Phyè, d’une taille de quatre coudées moins trois doigts, et d’ailleurs belle personne. Ils revêtirent cette femme d’un armement complet, la firent monter sur un char, lui enseignèrent l’attitude dans laquelle elle devait faire le plus noble effet, et la menèrent à la ville. Ils avaient envoyé en éclaireurs des hérauts, qui, arrivés à la ville, y proclamèrent ce que l’on leur avait ordonné, disant : “Athéniens, recevez favorablement Pisistrate, Athéna, qui a voulu l’honorer entre tous les hommes, le ramène elle-même dans sa propre Acropole.” Allant çà et là, ils tenaient ces propos. Aussitôt le bruit se répandit dans les campagnes qu’Athéna ramenait Pisistrate, et les habitants de la ville, persuadés que la femme était la déesse en personne, adorèrent cette créature et accueillirent Pisistrate » (Histoires, I, 60).

Mais les choses n’allaient pas tarder à se gâter de nouveau pour Pisistrate. Et, là encore, on est en plein dans le drame familial : « Pisistrate, selon l’accord conclu avec Mégaclès, épousa la fille de celui-ci. Mais, comme il avait des fils adolescents et que les Alcméonides passaient pour être maudits2, il ne voulait pas qu’il lui naquît des enfants de sa nouvelle épouse, et n’avait avec elle qu’un commerce contre nature. Tout d’abord, la femme cacha cette situation. Puis, que sa mère l’eût questionnée ou non, elle la lui révéla, et la mère en fit part à son mari. Ce dernier conçut un vif ressentiment de l’injure que lui faisait Pisistrate, et, dans sa colère, il renonça du coup à son hostilité contre les hommes de sa faction. Inquiet de ce qui se tramait contre lui, Pisistrate évacua complètement le pays. » Un tel récit s’accorde évidemment mal avec les reconstitutions tentées par les modernes, qui font intervenir le jeu des antagonismes sociaux ou politiques. Il faut bien pourtant se rendre à l’évidence, même s’il n’est pas douteux que l’argument sur le caractère maudit, des Alcméonides avait pu être avancé par Pisistrate pour des raisons autres que religieuses.

Ce second exil allait s’achever bien différemment du premier et donner cette fois à la définitive mainmise sur Athènes un tout autre caractère. Pisistrate, en effet, se rendit aussitôt à Érétrie, dans l’île d’Eubée, où il commença à « rassembler des dons », écrit Hérodote. L’objectif était de se procurer une armée, afin de reprendre Athènes. L’auteur de la Constitution d’Athènes se fait l’écho d’une autre tradition : Pisistrate aurait d’abord, avec quelques partisans, établi une colonie en Grèce septentrionale, à Rhaïkélos. De là, il aurait gagné la région du mont Pangée, aux confins de la Thrace et de la Macédoine, « où il rassembla de l’argent et des troupes ». Ensuite, seulement, il serait venu à Érétrie où il aurait reçu de nouveaux appuis, en hommes et en numéraire pour les payer. Les divergences entre les deux traditions importent peu. L’essentiel demeure ce désir de revenir en force, et ces contributions des gens d’Érétrie, la présence de mercenaires argiens et aussi du Naxien Lygdamis, grâce auxquelles Pisistrate pourra réaliser son projet. En effet, c’est avec une armée importante qu’il débarqua près de Marathon : « Comme ils campaient en ce lieu, arrivèrent leurs partisans de la ville ; et d’autres hommes affluèrent des villages, qui avaient plus de goût pour la tyrannie que pour la liberté […]. Quand les Athéniens de la ville apprirent que Pisistrate marchaient de Marathon sur la ville, ils se portèrent alors contre lui. Tandis qu’avec toutes leurs forces ils allaient au-devant de ceux qui revenaient d’exil, les troupes de Pisistrate qui, parties de Marathon, allaient vers la ville, arrivèrent en marchant à leur rencontre, au temple d’Athéna Pallénis, et prirent position en face d’eux » (Histoires, I, 62). Les troupes de Pisistrate attaquèrent par surprise les « gens de la ville », les vainquirent ; Pisistrate put rentrer à Athènes. Peu après, à l’occasion d’une revue dans le Théseion, il désarma le peuple. Après quoi, il incita chacun « à retourner chez soi et à s’occuper de ses affaires personnelles, tandis que lui-même aurait la charge des affaires communes » (Constitution d’Athènes, XV, 5).

La tyrannie était cette fois bien établie. Il est difficile de préciser combien d’années s’étaient écoulées depuis la première prise du pouvoir, car les indications de nos sources sont peu précises. En revanche, les circonstances entre cette première prise du pouvoir et la fin du dernier exil ont changé. Au départ, Pisistrate avait profité des querelles entre factions aristocratiques pour s’emparer de l’Acropole en se servant du prestige qu’il avait acquis auprès du démos, mais le démos lui-même n’intervenait pas dans l’affaire. Alors que, lorsque Pisistrate débarque, appuyé sur une armée de mercenaires quelque quinze années plus tard, il reçoit l’appui des gens des villages et se heurte à ceux de la ville qui, dans leur ensemble, lui sont hostiles. On entrevoit donc, cette fois, un antagonisme non plus entre factions aristocratiques, mais bien entre groupes sociaux : d’un côté, les gens des dèmes, des villages, le démos paysan ; de l’autre, les aristocrates qui vivent en ville où ils ont leurs maisons, même si leur fortune tient aussi et essentiellement à la terre. Assurément, maître du pouvoir, Pisistrate renverra les uns et les autres « à leurs affaires », appuyant son autorité sur les troupes qu’il avait amenées avec lui, et jouissant d’appréciables revenus qui, aux dires d’Hérodote, provenaient « tant de l’Attique même que du fleuve Strymon ». Il confisqua probablement les biens de ses adversaires qui avaient pris le chemin de l’exil. L’auteur de la Constitution d’Athènes mentionne également l’institution d’un impôt, une dîme levée sur les revenus de la terre cultivée. Ces ressources importantes auraient permis à Pisistrate d’aider les paysans pauvres. Sans doute faut-il voir là quelque chose d’analogue à ce que nous avons déjà évoqué à propos de Cypsélos, le moyen de rétablir une certaine égalité entre les membres de la communauté, sans pour autant porter atteinte à la propriété et opérer un partage égalitaire de la terre.

Cette mansuétude à l’égard du démos explique sans doute que la tradition ait conservé le souvenir d’un tyran « philanthrope » et « ami du peuple », soucieux de gouverner selon les lois. En outre, il semble bien que même ses adversaires n’aient pas eu trop à pâtir de sa tyrannie, et que ceux qui avaient d’abord préféré l’exil, comme les Alcméonides, ne tardèrent pas à rentrer.

Nos sources ne nous donnent pas beaucoup plus d’informations précises sur la tyrannie de Pisistrate. Mais il semble bien que la période tyrannique, tant sous le règne de Pisistrate lui-même que de ses fils qui lui succédèrent après sa mort en 527, fut pour Athènes une période d’accroissement du centre urbain notamment : c’est sous les tyrans que fut construit le premier grand temple d’Athéna sur l’Acropole et que fut entreprise la construction de l’Olympieion. Un autel des Douze Dieux fut érigé sur l’agora, d’autres sanctuaires furent élevés, en particulier un sanctuaire de Zeus Éleuthérios au sud-est de l’Acropole. C’est enfin de l’époque des tyrans que date la célèbre Fontaine aux Neuf Bouches qui assurait l’alimentation en eau de la ville.

C’est également entre 560 et 510 que la céramique attique, à figures noires d’abord, puis à figures rouges, atteint son apogée, qu’avec le développement du culte de Dionysos, apparaissent les premiers concours tragiques. Pisistrate, et plus encore, après lui, ses fils, allaient contribuer à faire d’Athènes le grand centre de vie intellectuelle et artistique qu’elle sera au siècle suivant. Rappelons seulement que c’est alors que furent rassemblés les poèmes orphiques et que furent éditées les épopées homériques.

Certes, il s’agissait avant tout de glorifier d’abord la personne du tyran et sa famille : ce n’est pas par hasard que furent particulièrement vénérés des héros, ancêtres présumés de la dynastie. Mais en donnant un éclat particulier aux fêtes religieuses en l’honneur des divinités poliades, et singulièrement d’Athéna, Pisistrate et ses fils, tout en renforçant leur propre pouvoir, donnaient à la cité une cohésion qu’elle n’avait encore jamais connue jusque-là, face aux particularismes locaux que l’abaissement ou l’exil des grandes familles tendait à réduire. Et cela est vrai aussi de la politique extérieure des tyrans. Les auteurs anciens en soulignent volontairement le caractère « pacifique ». Il n’en reste pas moins que c’est alors qu’Athènes renforce ses positions dans la mer Égée et dans la région de l’Hellespont. Le contrôle sur la région minière du Pangée, mais aussi sans doute une exploitation plus intensive des gisements argentifères du Laurion permirent à Pisistrate de frapper les premières « chouettes », ces monnaies d’argent ornées au revers de l’oiseau sacré d’Athéna, qui allaient être un des principaux instruments de la future puissance athénienne.

Et pourtant, à Athènes comme ailleurs, la tyrannie n’allait être qu’un épisode sans lendemain. Faut-il incriminer le durcissement que les fils de Pisistrate, succédant à leur père en 527, imprimèrent à leur autorité ? Ou bien les aristocrates évincés rêvèrent-ils de se débarrasser de princes qui ne jouissaient pas du même prestige que leur père ? En fait, si l’on en croit le témoignage de Thucydide, le renforcement de la politique tyrannique fut d’abord la conséquence d’une affaire privée, le meurtre d’un des fils de Pisistrate, Hipparque, par deux Athéniens qui appartenaient sans doute à l’aristocratie, à la suite de ce que l’historien appelle une « blessure d’amour-propre » : l’un de ces deux hommes, Harmodios, ayant repoussé ses avances, Hipparque se serait vengé en humiliant la sœur du jeune homme, ce pourquoi Harmodios et son « amant » Aristogiton auraient projeté l’assassinat du jeune prince. Hippias qui était, toujours selon Thucydide, le maître du pouvoir et le successeur réel de son père, et qui jusque-là avait régné avec modération, prit alors des mesures sévères contre tous ceux qui étaient soupçonnés d’avoir pris part au complot, bannissant les uns, faisant exécuter les autres, et renforçant son autorité. C’est alors que les Alcméonides et d’autres représentants des familles aristocratiques durent à nouveau s’expatrier. Et c’est de ces exilés qu’allait partir l’attaque contre les tyrans. Après plusieurs tentatives qui se soldèrent par des échecs, ils se tournèrent vers Sparte avec succès : une expédition menée par le roi spartiate Cléomène contraignit Hippias à abandonner l’Acropole après une brève résistance et à prendre à son tour le chemin de l’exil.

A l’époque classique, on vénérait encore à Athènes le souvenir d’Harmodios et d’Aristogiton, les tyrannoctones, et l’on faisait de la chute des tyrans l’acte de naissance de la démocratie. Ce n’est pourtant pas le démos athénien qui avait renversé les Pisistratides, mais une coalition d’aristocrates aidés par l’armée spartiate. Toutefois, ce ne fut pas à une restauration du passé qu’on assista alors à Athènes, malgré les efforts de certains, mais bel et bien à une révolution dont l’initiateur fut l’Alcméonide Clisthène, le petit-fils du tyran de Sicyone. Cette révolution constitue la dernière étape de cette histoire de la naissance de la civilisation grecque, et son originalité a déterminé les caractères de l’histoire de la Grèce classique. Il reste que le demi-siècle qui l’a précédée a contribué à la rendre possible, et que le rôle des tyrans d’Athènes, de la famille des Pisistratides, a été un élément essentiel de l’histoire de la cité qui allait bientôt dominer le monde grec.

 

Les autres tyrannies archaïques offrent moins matière à réflexion. Celle de Polycratès à Samos s’inscrit dans le schéma avancé par Thucydide, le pouvoir du tyran apparaissant lié à une hégémonie maritime appuyée sur une flotte importante. La puissance maritime samienne, antérieure à l’établissement de la tyrannie, était le fait d’une aristocratie locale, de géomores, de propriétaires de terres, mais qui n’hésitaient pas à se lancer sur les mers, pour se livrer au commerce, voire à la piraterie. Hérodote, qui est toujours notre principale source, a rapporté l’histoire du Samien Côlaïos qui, parti avec son navire en direction de l’Égypte, fut détourné de sa route par une tempête et vint échouer dans le royaume de Tartèssos, où il obtint l’amitié du roi Arganthônios. Peu importe le caractère peu vraisemblable d’une telle dérive jusqu’aux côtes d’Andalousie, le fait demeure d’une très ancienne activité maritime. Une dédicace qui a été retrouvée dans l’Héraïon de Samos, le grand temple voué à la divinité tutélaire de l’île, émane d’un certain Aïakès : celui-ci dédiait à la déesse la dîme d’un butin réalisé au cours d’une expédition maritime. Or, cet Aïakès n’est autre que le père de Polycratès, ce qui révèle à la fois l’origine du tyran et ses liens avec cette aristocratie aventureuse. Dès lors, on peut se demander à quoi correspond, dans le cas de Samos, l’établissement de la tyrannie. Des quelques rares informations données par nos sources, il semble que Samos ait été le théâtre, au début du VIe siècle, de graves troubles qui traduisent assurément, là comme ailleurs, les transformations qui avaient affecté l’ensemble du monde grec au siècle précédent. Il y aurait eu d’abord un premier essai de tyrannie contre les géomores (donc en relation avec le problème agraire), puis, après son échec, une tentative de révolution démocratique. Et c’est contre le démos que Polycratès se serait emparé de la tyrannie à une date qu’il n’est pas facile de préciser (entre 544 et 533). Nous nous trouvons donc là en présence d’un cas qui ne correspond plus au modèle du tyran « démagogue », défenseur du démos des hoplites, que les exemples précédents avaient permis de dégager. Certes, Polycratès s’est emparé du pouvoir par la force. Certes aussi, il a, si l’on en croit Hérodote, pratiqué une politique d’hostilité à l’encontre d’une partie de l’aristocratie samienne qui s’est tournée vers Sparte pour venir à bout du tyran. Mais il semble bien qu’il s’agissait là plutôt de rivalités entre factions aristocratiques que d’antagonismes sociaux. Et aussi qu’intervenait, dans le cas de Samos, un élément que nous retrouverons à propos des tyrannies siciliennes : la menace extérieure, représentée en l’occurrence par le danger perse. Polycratès mourut d’ailleurs de la main du Perse Oroïtès, gouverneur de Lydie. Mais avant que Samos ne tombât aux mains des Perses, un épisode intéressant, bien que sans lendemain, s’était déroulé dans la cité. Polycratès, avant de se rendre auprès d’Oroïtès, avait confié le pouvoir dans l’île à son « secrétaire », un certain Maïandros. Celui-ci, ayant appris la mort en Asie du tyran, « avait élevé un autel à Zeus libérateur, et tout autour il avait tracé l’enceinte d’un téménos, celui qui existe aujourd’hui dans le faubourg. Puis, cela fait, il avait convoqué une assemblée de tous les citoyens et il leur avait dit : “C’est à moi, vous le savez vous-mêmes, qu’ont été confiés le sceptre et toute la puissance de Polycratès ; et, aujourd’hui, l’occasion s’offre à moi de régner sur vous. Mais, pour mon compte, j’éviterai autant que je pourrai de faire moi-même ce que je reproche à autrui, car Polycratès n’avait pas mon approbation quand il régnait en despote sur des hommes qui étaient ses égaux, et nul autre ne l’a, s’il agit de même. Or donc, Polycratès a accompli sa destinée ; et moi, je mets le pouvoir au milieu, je proclame pour vous l’isonomie” » (Histoires, III, 142). Ayant cependant réclamé pour lui quelques avantages matériels, Maïandros se heurta à des oppositions qui dégénérèrent en conflit ouvert, et il dut maintenir la tyrannie qui subsista quelque temps encore au milieu de troubles jusqu’à ce que l’île tombât aux mains de Darius. L’épisode est intéressant parce qu’il montre que, même une tyrannie, qui n’avait pas eu à l’origine un caractère anti-aristocratique, n’en créait pas moins les conditions d’une disparition des inégalités et du triomphe de l’isonomie. En cela la tyrannie de Polycratès n’est pas sans évoquer celle des Pisistratides, auxquels d’ailleurs on le compare souvent, ne serait-ce que parce que, sous son règne, Samos fut non seulement le centre d’une réelle puissance égéenne, mais aussi parce que la tradition lui attribuait, comme aux tyrans d’Athènes, une politique de travaux publics importants et une cour brillante.

 

Cette même politique de puissance et de prestige, on la retrouve chez les tyrans du monde grec d’Occident, lequel constitue, dans le monde des cités grecques, un ensemble un peu particulier. Né de la colonisation des VIIIe-VIIe siècles, il présente, en dépit de différences qui tiennent tant aux circonstances de l’installation qu’à l’origine des colons, des caractères communs qui sont, d’une part, la présence d’une population indigène, aux frontières ou sur le territoire même de la cité ; d’autre part, un mode de répartition du sol qui donne aux problèmes agraires une spécificité particulière. Les Grecs, en effet, lorsqu’ils ont émigré vers le bassin occidental de la Méditerranée, étaient, nous l’avons vu, à la recherche de terres où s’installer. Pour en prendre possession, il leur avait fallu soit chasser, soit réduire en servitude les populations locales. Lorsque était intervenue entre eux la répartition des terres conquises, elle s’était faite selon des critères que nous commençons à entrevoir, mais qui impliquaient dès l’origine, entre ces gens contraints à l’exil, quelles qu’en fussent les raisons, des relations autres que celles qui existaient dans la cité d’origine. Certes, l’arrivée de nouveaux colons venus renforcer les premiers avait dû compliquer les choses, créer entre les descendants des fondateurs et les autres des clivages de toutes sortes. Mais, si, souvent, le fondateur avait été à l’origine d’une dynastie, si son culte renforçait les prérogatives de ceux qui prétendaient en descendre, il n’en restait pas moins qu’en face du vieux monde grec où les structures familiales demeuraient puissantes, le « nouveau monde » occidental était moins enserré dans les cadres étroits d’une société aristocratique. On ne s’étonnera donc pas que la tyrannie y ait présenté des caractères différents de ceux que nous avons pu dégager en Grèce proprement dite.

Malheureusement, il faut avouer que nous les connaissons beaucoup plus mal, et que bien des noms que nous ont transmis les auteurs anciens ne sont pour nous que des noms, précisément. Même lorsqu’il s’y rattache parfois toutes sortes d’anecdotes, comme c’est le cas pour Phalaris d’Agrigente, nous n’en sommes pas plus avancés quant à la nature de cette tyrannie.

Si l’on essaie pourtant de dégager quelques aspects de ces tyrannies occidentales, on remarque d’abord qu’à l’exception de celle d’Aristodèmos de Cûmes, qui semble s’être accompagnée de mesures en faveur de l’élément populaire et peut-être même des populations autochtones, les autres tyrannies occidentales n’ont pas le caractère anti-aristocratique de la plupart des tyrannies de Grèce propre ou de Grèce d’Asie. Peut-être faudrait-il cependant mettre à part le tyran Anaxilas de Rhègion qui s’est probablement appuyé, contre les descendants des premiers colons chalcidiens, sur les Messéniens arrivés plus tard et qui, maître de Zancle sur la rive sicilienne du Détroit, la rebaptisa Messine. Mais, partout ailleurs, lorsque nous entrevoyons les causes de l’avènement d’un tyran, elles paraissent liées à des luttes pour le pouvoir entre les familles dominant la cité, sans qu’on puisse clairement déceler à quelle fraction s’alliait le tyran. Et surtout, on devine dans l’établissement de ces pouvoirs autoritaires des raisons qui tiennent à l’équilibre des forces en Méditerranée occidentale, à la nécessité d’opposer une capacité militaire aux ambitions de voisins puissants, Étrusques ou Carthaginois, à la menace indigène, voire aux voisins grecs plus forts ou plus entreprenants.

Nous ne retiendrons qu’un seul exemple, celui des tyrans de Géla, en Sicile, qui allaient être à l’origine de la tyrannie syracusaine, la plus puissante et la mieux connue des tyrannies occidentales. Géla avait subi à la fin du VIe siècle une première domination, celle de Cléandros et de son frère Hippocratès qui lui succéda vers 498 et sur laquelle nous ne savons pas grand-chose. Quand Hippocratès mourut vers 488, ses fils étant trop jeunes pour lui succéder, le pouvoir passa entre les mains du commandant de la cavalerie d’Hippocratès, Gélon, fils de Deinoménès. Ce Gélon appartenait, comme l’indiquent ses fonctions, à l’aristocratie géloenne, à ces descendants des premiers colons qui détenaient à la fois l’autorité dans la cité et la fortune. Et, lorsque, peu après, il s’empara de Syracuse, ce fut en tant que défenseur des géomores, syracusains qui avaient été chassés peu auparavant de la cité par une révolution démocratique, le démos syracusain ayant pour y parvenir fait appel aux indigènes killyriens qui travaillaient sur les domaines des riches. On a donc là exactement le phénomène inverse de celui que nous avons décrit précédemment puisque le tyran s’appuie sur les grands propriétaires et favorise leur retour dans la cité tout en privant le démos d’un pouvoir dont il s’était rendu maître.

Gélon et son frère Hiéron, qui lui succéda en 478, allaient non seulement faire de Syracuse le centre de leur puissance, mais, en se posant en défenseurs des Grecs contre la menace carthaginoise (victoire d’Himère en 480) et étrusque (victoire de Cûmes en 474), assurer la domination de Syracuse sur la Sicile grecque et sur une partie de l’Italie du Sud. A leur nom reste attaché, outre des succès militaires, le souvenir d’une cour brillante où se pressaient les lettrés les plus réputés, tel le poète Simonide, que Xénophon, dans un dialogue célèbre, fait discuter avec Hiéron sur les dangers de la tyrannie pour le tyran et pour ceux qui la subissent, tel Pindare qui, dans ses Odes, se plut à glorifier ce même Hiéron, tel enfin l’Athénien Eschyle qui donna à la cour de Syracuse une représentation des Perses et composa à la demande de Hiéron une tragédie intitulée Etnaïa, pour glorifier la fondation de la cité d’Etna.

Avec les Deinoménides et leur cour, nous entrons déjà dans le monde de la cité classique dont la naissance est contemporaine de l’œuvre d’Eschyle. Mais, pour que cette naissance eût lieu, il avait fallu d’abord qu’une révolution éliminât définitivement, dans la cité qui allait en être l’expression la plus parfaite, le vieux monde aristocratique. Cette révolution, c’est celle de Clisthène l’Athénien.


1.

Illégitime au regard des pratiques endogamiques des Bacchiades.

2.

Cette malédiction pesait sur la famille depuis que Mégaclès l’Ancien avait fait mettre à mort Cylon et ses partisans, alors qu’ils étaient réfugiés dans un sanctuaire et considérés comme intouchables.