Le triomphe du débat politique sur l’affrontement brutal dont témoigne la fin de l’Orestie annonce l’avènement de cette civilisation grecque classique dont nous sommes encore les héritiers. Mais, d’Homère à Eschyle, les profonds bouleversements que nous avons tenté de mettre en lumière dans les pages précédentes se sont manifestés aussi au niveau des mentalités et des représentations. On a parfois résumé les transformations qui s’opèrent alors par une formule qui met l’accent sur l’émergence d’une pensée rationnelle : on serait passé du muthos au logos. Mais, s’il est vrai que ces trois siècles voient se constituer, en Ionie d’abord, puis en Grèce d’Occident et enfin à Athènes, une philosophie et une science grecques, souvent confondues dans une commune démarche, il serait trop simple d’imaginer un parcours unique, non plus que, comme des travaux récents l’ont montré, une disparition du vieux fonds mythique. Si, cependant, on cherche à mettre en valeur l’essentiel de ce qui caractérise cette période, il faut bien constater que l’affirmation de la cité et de la dimension politique qui lui est liée va de pair avec l’affirmation de l’individu, non en tant que personne, mais en tant que membre d’une communauté qui prend en main ses destinées, et comme telle s’individualise : les signatures des peintres et des potiers sur les vases en sont un des aspects, comme aussi l’expression dans la poésie de sentiments personnels.
Si, dans l’épopée, en effet, le poète s’efface derrière ses héros, il en va tout autrement chez les poètes lyriques des siècles suivants. Déjà, Hésiode, dans les Travaux et les Jours, évoquait l’arrivée de son père en Béotie et le conflit qui l’opposait à son frère Persès. Mais ce conflit était le prétexte de l’œuvre, il n’en était pas le sujet. Les Lyriques, au contraire, expriment leurs propres inquiétudes, leurs joies, leurs désirs. Dans des pièces généralement courtes, odes, élégies, hymnes, ils chantent l’amour, la vie, mais aussi la douleur de l’exilé, l’angoisse de l’homme bien né qui voit chanceler le monde qu’il croyait immuable. Le plus souvent, hélas ! nous n’avons que des fragments de leurs œuvres, papyrus retrouvés par hasard ou citations d’auteurs postérieurs qui attestent la renommée qu’ils avaient acquise dans tout le monde grec. Il ne saurait être question de les mentionner tous, beaucoup n’étant d’ailleurs pour nous que des noms. L’un des plus mystérieux, et des plus anciens, est Archiloque de Paros, fils d’une esclave et d’un aristocrate de l’île, qui conduisit la colonie que les Pariens envoyèrent à Thasos. Ce statut ambigu explique sans doute la vie aventureuse d’Archiloque qui courut les mers, participa aux côtés de son père à la fondation de Thasos, mais qui, déçu semble-t-il par le nouvel établissement, et peut-être aussi par la menace que les Thraces du littoral faisaient peser sur l’île, s’engagea comme mercenaire. On sait seulement qu’il finit sa vie à Paros, tué au cours d’un combat. Grâce à sa renommée, il avait probablement pu rentrer dans sa cité d’origine. D’Archiloque, on cite généralement le texte célèbre dans lequel il évoque la perte de son bouclier avec une désinvolture qui permet de mesurer la distance qui, en quelques décennies – on place généralement la vie d’Archiloque dans la première moitié du VIIe siècle –, se creuse entre l’idéal du guerrier héroïque et la réalité bien plus prosaïque du mercenariat. Et l’on conçoit qu’aient été prohibés à Sparte, si l’on en croit Plutarque, ces vers où le poète avouait :
Un Thrace a désormais mon bouclier superbe.
Il s’en pare ; il s’en fait honneur.
Soit. Je l’avais, contre mon gré, jeté dans l’herbe.
Tant pis, je vis, j’ai le bonheur
De respirer. Quant à l’objet, laissez-moi rire.
Grand bien fasse à qui l’a conquis.
J’en trouverai un autre et pas forcément pire…
Si Archiloque participe à la colonisation grecque et voit les nouveaux visages de la guerre, Tyrtée, lui, contemporain de la seconde guerre de Messénie, est le témoin à la fois des méthodes de combat moderne au sein de la phalange et de la perpétuelle menace que fait peser sur les Spartiates la présence d’une population asservie. On le prétendait originaire d’Ionie ou d’Athènes ; mais il vécut à Sparte, et c’est aux derniers feux de la civilisation laconienne, avant le renfermement du VIe siècle, qu’il assiste, de même que l’autre poète spartiate, Alcman, qui composa des poèmes d’amour et des chansons à boire, et dont on connaît, restitué par un papyrus, un parthénion, un chant composé pour les chœurs de jeunes filles qui honoraient Artémis.
C’est aux jeunes filles aussi, à ses compagnes que s’adressait Sapho, dans des vers dont on sait le caractère brûlant, et qui ont valu à la poétesse de Lesbos la renommée désormais attachée à son nom. Sapho appartenait à l’aristocratie de Mytilène, la principale cité de l’île, et à travers ses vers se devine la vie, mais aussi les références religieuses et mythiques d’une société que n’avaient pas encore ébranlée les troubles qui marquent le VIIe siècle. S’adressant à une de ses amies, elle exalte cette vie de douceur :
Nous tenant par la main dans la nuit parfumée,
Nous allions à la source ou rôdions par les landes.
J’ai tressé pour ton cou d’entêtantes guirlandes ;
La verveine, la rose et la fraîche hyacinthe
Nouaient sur ton beau sein leur odorante étreinte.
Les baumes précieux oignaient ton corps charmant
Et jeune. Près de moi reposant tendrement,
Tu recevais des mains des expertes servantes
Les mille objets que l’art et la mollesse inventent
Pour parer la beauté des filles d’Ionie…
Pourtant, Sapho allait connaître l’exil, lorsque la tyrannie s’établit à Mytilène, d’abord avec Myrsilos, puis avec Pittacos. Mais c’est son contemporain et compatriote Alcée, comme elle victime des tyrans, qui évoque la douleur de l’exil où, contraint à mener une vie de bête sauvage, loin de la ville, il ne peut plus entendre le héraut convoquant au conseil ou à l’assemblée. Théognis de Mégare lui fait écho : « Kyrnos, cette cité est encore une cité, mais ses habitants ont changé : ceux qui autrefois ne connaissaient ni droit ni lois, juste bons à user autour de leurs flancs leurs peaux de chèvres et à pâturer hors de la cité comme des cerfs, ce sont eux maintenant les bons ; les honnêtes gens d’autrefois sont devenus les humbles. Qui pourrait supporter ce spectacle1 ? » Les paysans, devenus maîtres de la ville, centre du pouvoir, grâce aux tyrans, les « bons », chassés, obligés de prendre le chemin de l’exil, c’est là l’image que les Lyriques, étroitement liés à l’aristocratie, donnent d’un monde bouleversé, où, on l’a vu, a rarement prévalu la sagesse, à savoir cette solution « pacifique » prônée par Solon qui fit triompher le principe d’une loi égale pour tous, qu’il chanta, lui aussi, dans des vers célèbres.
Ainsi, grâce à l’œuvre des poètes lyriques, à leurs réactions individuelles, se peut lire une certaine représentation des traditions, mais aussi des nouveautés qui marquent ces trois siècles de l’histoire du monde grec. Dans cet univers chaviré, où se mettent en place les cadres institutionnels qui verront s’épanouir la civilisation grecque, mais où se perpétuent des pratiques sociales héritées du passé, la voix des poètes, si ténue qu’elle nous parvienne à travers le peu qui nous est connu, est à la fois un témoignage et un révélateur.
Témoignages aussi les images que ces trois siècles nous ont laissées sur les parois des vases, dont la production, on l’a vu, s’accroît sensiblement pendant cette période, surtout à partir du VIe siècle, quand Athènes devient le plus important foyer de l’artisanat céramique. La renaissance de la céramique décorée se place dès la fin du IXe siècle. Mais la forme humaine ne fait sa réapparition qu’assez tard, avec ces silhouettes qu’on trouve sur les grands vases géométriques attiques de la fin du VIIIe siècle. Et ce n’est qu’au VIIe siècle que les scènes figurées prennent la première place, cependant qu’une meilleure connaissance de l’anatomie favorise l’élaboration de tableaux aux multiples personnages. L’une des œuvres les plus significatives à cet égard est le fameux vase Chigi avec cette scène, si précieuse pour l’historien, d’un combat d’hoplites. Certes, les éléments de remplissage subsistent, en particulier pendant la période dite « orientalisante », où l’on note non seulement l’exubérance du décor, mais aussi des représentations d’animaux fantastiques, aussi bien sur les vases provenant d’Asie Mineure ou des îles que dans la céramique corinthienne et attique. Mais déjà s’annonce l’évolution qui aboutira, après 580, à la technique des figures noires, d’abord dans la céramique corinthienne, puis dans la céramique attique, et qui permettra de véritables compositions sur la surface du vase. Alors apparaissent les premières signatures de peintres, tels le Corinthien Timonidas ou l’Athénien Sophilos. Les corps ont plus de souplesse, les plis des vêtements sont soulignés. Certes, des différences locales subsistent, et la céramique laconienne, par exemple, où les personnages sont dessinés sur un fond blanc, se distingue de la céramique attique. Mais celle-ci est désormais prédominante, et si les sujets qui ornent les parois des vases sortant des ateliers du Céramique sont le plus souvent empruntés aux grands cycles héroïques, on voit émerger, surtout dans le deuxième quart du VIe siècle, des représentations inspirées de la vie quotidienne, scènes de banquet, mais aussi de travail aux champs ou dans les ateliers. Enfin, à la fin de la période, s’affirme la personnalité de quelques grands peintres, tels Amasis, caractérisé par un style raffiné qu’on a pu même qualifier de « maniériste », ou à l’opposé Exékias, annonçant, quant à lui, la grande peinture classique qui triomphera avec la technique des figures rouges.
On pourrait faire des constatations analogues dans les domaines de la sculpture. Ici, cependant, le fait dominant, c’est la naissance, dans la seconde moitié du VIIe siècle, de la grande statuaire en pierre, où l’on a voulu voir une influence de l’Orient, mais absorbée et transformée par l’intelligence grecque. Dans un premier temps, néanmoins, le gigantisme de ces statues colossales, tel le célèbre colosse des Naxiens à Delphes, semble avoir eu d’abord pour objet d’affirmer le prestige des grandes familles aristocratiques, en un moment où, on l’a vu, cette puissance commençait à être contestée. La fameuse tête du Dipylon à Athènes, le colosse de Sounion, les jumeaux Cléobis et Biton, œuvre du sculpteur Polymédès d’Argos, illustrent cet art de sobriété et de rigueur. Avec le VIe siècle, cependant, on note une double évolution. D’une part, un sens de la mesure, et l’élaboration d’une statuaire à l’échelle humaine : ainsi, le fameux moschophore de l’Acropole d’Athènes, et surtout des kouroï et koraï, ces statues d’hommes et de femmes au sourire énigmatique, où s’affirme une maîtrise dans le rendu des étoffes et de la structure du corps humain qui annonce la grande sculpture de l’époque classique. Et, d’autre part, l’essor et le développement de la grande sculpture décorative, en relation avec l’épanouissement de l’architecture religieuse.
C’est, en effet, au cours de cette période que s’élabore la structure du temple grec, tel qu’il subsistera pendant toute l’Antiquité, en même temps que la pierre se substitue aux matériaux « pauvres » (bois, brique, terre ou moellons) jusque-là en usage. A l’origine, le temple était une simple salle rectangulaire, précédée d’un porche à deux colonnes, à l’intérieur de laquelle était placée la statue de la divinité. Dès la première moitié du VIIe siècle, le péristyle fait son apparition au deuxième Hékatonpédon de Samos, cependant que le plan se précise : nef double ou triple, pronaos (vestibule) précédant la salle, et opisthodome à l’arrière. En même temps commencent à se distinguer les deux styles dorique et ionique. Le dorique se manifeste d’abord à l’Héraïon d’Olympie, où les colonnes à l’origine en bois furent remplacées par des fûts de pierre, puis dans le premier temple d’Athéna à Delphes, avant de connaître son développement le plus spectaculaire dans les sanctuaires de Sicile et d’Italie du Sud, à Syracuse, à Corcyre, à Sélinonte, à Posidonia (Pæstum). L’ordre ionique s’épanouit avec l’Héraïon de Samos et l’Artémision d’Éphèse. Là travaillent des architectes renommés comme les Samiens Rhoïkos et Théodoros, les Crétois Chersiphon et Métagénès. Ainsi partout s’affirme la personnalité d’artistes qui désormais sortent de l’anonymat. A la fin de la période, la grande architecture classique s’annonce avec le temple d’Aphaïa à Égine et surtout avec le temple d’Apollon à Delphes, où les constructions se multiplient, témoignant de la puissance du sanctuaire.
C’est là en effet un autre aspect essentiel de l’époque. La religion grecque était, nous l’avons vu à propos d’Homère, le résultat d’une longue évolution au cours de laquelle s’étaient élaborés les mythes et mis en place le panthéon olympien. La Théogonie d’Hésiode, les Hymnes homériques, du moins les plus anciens d’entre eux, composés à partir du VIIe siècle, ce qu’on devine de l’orphisme, attestent la diversité et la richesse des courants religieux qui traversaient le monde grec. Mais le fait capital dans la période qui nous intéresse reste incontestablement le développement des grands sanctuaires, en premier lieu Delphes, Délos et Olympie.
Selon la tradition, c’est en 776 avant J.-C. que furent fondés les premiers jeux Olympiques. Désormais, les Grecs se rassemblaient tous les quatre ans pour honorer Zeus par des processions, des offrandes et ces concours qui attiraient tous les jeunes athlètes de l’aristocratie grecque. Il n’était pas, en effet, donné au premier venu de participer à ces « jeux » où s’affrontaient les représentants des plus vieilles et des plus nobles familles de tout le monde grec, notamment à la plus prestigieuse des épreuves, la course de char. Être vainqueur olympique était un titre de gloire, et certains, tel le fameux Cylon d’Athènes, ne firent pas faute de s’en servir pour tenter de se rendre maîtres de leur cité. Quelques athlètes, vainqueurs aux jeux, furent même l’objet d’un culte dans leur cité d’origine. La richesse et l’influence du sanctuaire expliquent qu’il ait été l’objet d’âpres disputes entre les Éléens sur le territoire desquels se trouvait Olympie et leurs voisins. Et l’on ne s’étonnera pas qu’il ait été un des lieux où devait s’épanouir la grande architecture de pierre.
La fonction de Delphes était tout autre. Consacré, comme Délos, à Apollon, bien que Dionysos y eût aussi sa place, le sanctuaire tirait son prestige du célèbre oracle de la Pythie auquel, à l’époque archaïque, on prêtait une double fonction : d’une part, on venait le consulter avant de s’embarquer pour fonder un nouvel établissement, et l’on a pu avancer l’hypothèse d’un rôle actif des prêtres de Delphes dans le mouvement de colonisation ; d’autre part, tous les grands législateurs grecs, dont nous avons souligné le rôle et l’importance, se réclamaient de l’oracle : c’est à Delphes que Lycurgue avait reçu du dieu la rhètra qui organisait la vie de la cité ; Solon aurait soumis à l’oracle les lois qu’il entendait donner aux Athéniens, et c’est par l’oracle que Clisthène aurait fait ratifier les noms des « patrons » des nouvelles tribus instituées par lui. On a pu, par ailleurs, mesurer l’influence « politique » du sanctuaire par le rôle qu’il joua dans le renversement de la tyrannie à Athènes, en incitant les Spartiates à intervenir contre Hippias, sous la pression des Alcméonides qui avaient aidé à la reconstruction du temple d’Apollon après sa destruction par un tremblement de terre. Plus encore que la communauté de croyances, fort diverses en l’absence de tout dogme dans la religion grecque, c’est l’existence de ces grands sanctuaires qui contribua à faire prendre conscience aux Grecs de leur unité, laquelle allait se renforcer avec la naissance d’une pensée philosophique et scientifique qui est peut-être le trait le plus marquant de cette période archaïque de l’histoire grecque.
La naissance de cette pensée, à laquelle on a coutume d’accoler l’épithète de « rationnelle », n’est pas le fait du hasard. Comme l’a montré J.-P. Vernant dans ses Origines de la pensée grecque, elle est en fait l’expression des conditions politiques nouvelles qui s’affirment dans le courant du VIe siècle et font désormais de la communauté civique une communauté d’égaux, juridiquement parlant, où le pouvoir de décision se trouve placé « au milieu », es méson, concrètement sur l’agora où se tiennent les assemblées présidées par les membres du conseil – et ce, quelles que soient l’étendue réelle de ce pouvoir de décision et les attributions respectives des unes et de l’autre.
On a souvent caractérisé cette naissance comme un passage du muthos au logos, de la pensée mythique à la pensée logique, et l’on n’a pas hésité à ce propos à parler d’un « miracle grec ». En fait, si l’on essaie de retracer les étapes de ce mouvement, on constate qu’il n’y a pas rupture brutale entre la pensée mythique et la pensée logique. Les « éléments » de la nature que les penseurs ioniens placent à l’origine du monde, l’air, le feu, la terre, l’eau, sont en fait la transcription « naturaliste » des puissances primordiales de la pensée mythique, dont elle racontait les luttes d’où émergeait l’ordre du monde. Mais c’est précisément cette mise en ordre qui traduit la distance qui sépare théogonies et cosmogonies, d’une part, de la pensée « rationnelle » des Ioniens, d’autre part. Dans les théogonies et cosmogonies anciennes, la mise en ordre est le fait de Zeus qui triomphe du chaos en établissant sa souveraineté sur le monde, après avoir vaincu les puissances qui menaçaient cet ordre. Il en va ainsi dans la Théogonie d’Hésiode ou dans la Cosmogonie de Phérécyde de Syros, pourtant contemporain du plus ancien des penseurs ioniens, Anaximandre de Milet. Chez ce dernier, au contraire, l’ordre n’est plus un ordre monarchique, mais un ordre « géométrique », asssurant l’équilibre de la terre, placée au centre de la circonférence céleste. Et cet ordre géométrique n’est lui-même que la traduction dans la physis, dans la nature, du nouvel ordre politique, et du nouvel espace organisé autour d’un centre « conçu comme le point fixe autour duquel s’ordonne, dans la société comme dans la nature, un espace égalitaire, fait de relations symétriques et réversibles2 ». C’est par là que, s’appropriant certaines observations déjà faites par les Orientaux, en particulier par les astronomes babyloniens, les physiciens ioniens, Thalès, Anaximandre, Anaximène, les ont réélaborées dans un cadre rationnel, mais d’une rationalité qui est d’abord politique, qui est d’abord « fille de la cité ». Ce faisant, ils ont soumis les phénomènes de la nature à un examen, posé le problème de l’origine du monde en termes de débat, et donc ouvert la voie à la naissance d’une pensée philosophique indépendante de la religion et qui, une fois constituée, se dégagera même, avec Parménide, du politique dont elle est issue, pour inventer son propre langage, sa propre rationalité.
Ainsi, l’époque archaïque, période de troubles et de bouleversements, mais aussi de mise en place d’un ordre nouveau, est-elle vraiment la matrice où s’est élaborée la civilisation grecque. Quand s’achève le VIe siècle, une forme politique nouvelle a achevé sa genèse, la cité, et dans le cadre de cette cité, l’homme grec, le citoyen, est devenu le maître de ses destinées. Certes, entre l’image que la pensée grecque projette du monde civilisé et ordonné de la cité et la réalité concrète, il y a un hiatus. L’historien sait que le monde grec ne se réduit pas et ne se réduira pas seulement à la cité : jusqu’à la fin de l’époque classique existeront des formes d’organisation différentes. Il sait aussi que, si le citoyen est désormais le principal héros de l’histoire grecque, il y a aussi tous ceux que la cité ignore : les femmes, d’abord, dont on finira bien par s’apercevoir, avec Platon, qu’elles constituent « la moitié de la cité », mais qui sont exclues du débat politique et par là même de ce qui est la vie de la cité ; les esclaves, ensuite, et tous les dépendants privés totalement ou partiellement de la liberté, et dont néanmoins l’activité est essentielle à la vie de tous. Bien plus, les citoyens eux-mêmes, qui se pensent égaux et interchangeables, sont divisés par des intérêts qui souvent les dressent les uns contre les autres. Le « miracle grec », c’est peut-être qu’en dépit de ces antagonismes le débat politique l’ait emporté sur la stasis, sur la rupture de la communauté. Certes, le monde grec de l’époque classique ne sera pas exempt de conflits internes parfois violents. Même Athènes, la cité par excellence du politique, ne sera pas épargnée. Il n’en reste pas moins qu’en inventant la politique, et en faisant du débat la source de toute décision, les Grecs ont indiqué aux hommes une des voies de leur avenir et de leur liberté.