Au programme
On garde en général un souvenir ambivalent de notre année de philosophie avant le bac. La matière nous aura paru trop abrupte, trop conceptuelle, sans applications pratiques. Peut-être aussi avons-nous eu le sentiment que le système de notation était trop subjectif, ou encore que le programme était trop vaste et l’investissement intellectuel demandé trop important par rapport aux points rapportés lors de l’épreuve du bac. Plus rarement, on aura été séduit par un professeur, et par une matière qui pour une fois nous parle de la vie, de nous en tant qu’hommes, et qui suscite des réflexions dépassant le cadre scolaire. Et l’on en gardera un sentiment de frustration parce que, si inspirant soit-il, le professeur de philosophie est d’abord là pour boucler le programme de l’année. Toutes ces belles théories, ces textes complexes mais inspirants, ne semblent être là que dans un seul but : nous sanctionner par une note pour valider l’accès aux études supérieures.
Certains se souviendront peut-être d’avoir lu des textes de Platon mettant en scène dans des dialogues un personnage assez curieux, Socrate, qui passe son temps à poser des questions à ses congénères et à « tailler en pièces leur discours ». À la fin, ils ne savent même plus ce qu’ils savent, tant cette connaissance ne repose sur aucune vérité éprouvée. Et ces lecteurs auront bien vite oublié les sympathiques discussions qui tournaient souvent autour de définitions de mots abstraits comme « justice », « bonté », « courage »…
D’autres attendent de la philosophie actuelle des leçons de sagesse, des conseils pour vivre mieux, plus en harmonie avec le monde et autrui ; ils espèrent y trouver un sens à un monde en perte de repères dans lequel l’accélération des mutations technologiques et la standardisation des pratiques culturelles leur donnent l’impression d’être dépassés, surmenés, constamment « la tête dans le guidon » sans pouvoir se poser pour réfléchir. Les librairies regorgent d’ouvrages de développement personnel et spirituel et la philosophie littéraire a su en tirer parti pour remettre au goût du jour des préceptes antiques. Ceux-là trouveront probablement dans ces livres et ceux de psychologie positive plus de « trucs » concrets et de recettes que dans les textes des philosophes, fussent-ils les plus pratiques comme le manuel d’Épictète. Ils découvriront plutôt dans les ouvrages philosophiques un supplément d’âme qui leur procurera « le sentiment d’être plus intelligent ».
Bref, derrière le mot « philosophie », chacun met ce qu’il veut, chacun voit « midi à sa porte ».
Ce que nous proposons avec cet ouvrage, c’est de reprendre les choses là où Socrate les a laissées, lui qui fut considéré comme le père de la philosophie alors qu’il n’a lui-même jamais rien écrit et qu’il dit de Platon : « Cet homme-là me fait dire des choses auxquelles je n’ai jamais pensé. » Continuons son œuvre en interrogeant nous aussi nos concitoyens, mais si possible sans finir par boire la ciguë. Nous avons l’immense ambition de réconcilier tous les déçus de la philosophie en les initiant à la pratique philosophique, celle-là même, pensons-nous, dont Socrate aurait pu dire en la voyant : « Je reconnais bien là mes disciples ! » Soit qu’ils souhaitent devenir praticiens eux-mêmes, puisqu’aucune condition d’érudition n’est requise, soit qu’ils veuillent simplement se confronter à cette pratique en travaillant avec un praticien.
À ceux pour qui la philosophie n’est toujours restée qu’un discours abstrait, stérile et inabordable à cause de sa technicité, nous n’expliquerons pas la mauvaise foi*1 de Sartre par le menu mais leur ferons vivre la mauvaise foi. Nous les aiderons à produire des idées adéquates et à ressentir l’évidence de la clarté chère à Spinoza, nous les soumettrons au processus socratique de déconstruction de l’opinion, et ils verront « ce que cela fait » de savoir qu’on ne sait rien, au-delà des phrases convenues. Nous les mettrons devant l’expérience cruciale de Bacon d’avoir à choisir une solution, nous les investirons de la responsabilité de porter le sens commun* défini par Descartes. Ils comprendront alors que derrière les concepts* se trouvent des expériences concrètes, humaines, existentielles, qui n’ont rien de théorique, et ils y prendront peut-être même du plaisir et de la joie.
Le discours philosophique n’est pas vain ni vide, il a seulement besoin d’être incarné dans une expérience, de la même manière que ce n’est pas la même chose de lire du Molière, de voir une pièce de Molière au théâtre ou encore de jouer dans une pièce de Molière. La pratique philosophique est donc avant tout une expérience existentielle qui nous ramène au plus près de ce que fut la philosophie à ses débuts socratiques, enrichie de principes et d’apports théoriques et pratiques issus de 2 500 ans d’histoire de la pensée.
Ceux d’entre nous qui gardent une certaine nostalgie de leur classe de philosophie, mais ont toujours regretté que la matière ne leur fournisse pas plus d’outils pratiques pour mieux conduire leur pensée et vivre en société en général, tireront pleinement profit des principes pratiques abordés ici.
Ceux qui recherchent dans la philosophie les clés d’une vie meilleure comprendront qu’ils peuvent, par des exercices, développer des compétences et des attitudes qui rendront leur vie plus lucide, plus éveillée, plus authentique, et donc, finalement, meilleure.
Les mises en pratique proposées ici s’adressent aussi aux personnes cherchant à en aider d’autres, au sens très général. Des professions très diverses peuvent ici se reconnaître. Parmi les plus identifiables, citons les coachs, les psychologues, les psychiatres, les thérapeutes en tout genre, les aidants, les infirmières, les parents, les enseignants.
Puisque certains d’entre eux se prétendent souvent héritiers de Socrate et revendiquent à leur compte la conduite de la maïeutique*, ils pourront, à travers la pratique philosophique, revenir aux fondements de la démarche socratique et appliquer de manière rigoureuse le questionnement serré que faisait subir « la torpille » (animal auquel Ménon compara Socrate) à ses concitoyens. Pratiquer la maïeutique, en effet, ne consiste pas à poser des questions et à prendre pour argent comptant la réponse de son interlocuteur. Il s’agit avant tout d’enchaîner ces questions dans un ordre logique et d’être très exigeant sur la clarté et la non-contradiction des réponses fournies, de résoudre les contradictions en exigeant que des concepts réconciliateurs soient trouvés, de ne pas suggérer ni imposer ses opinions.
Les coachs préfèrent souvent sacrifier la rigueur de la pensée sur l’autel de la satisfaction du sujet, même si celle-ci n’est que superficielle et ne s’attaque pas aux vrais problèmes. Or, j’ai constaté lors de rencontres avec certains de ces praticiens qu’ils sont dans une posture très empathique, reposant avant tout sur une approche émotionnelle de la relation avec leurs clients/patients. Cette dimension n’est certes pas à évacuer, mais elle ne doit pas faire obstacle à la rigueur de la pensée et à son côté implacable. Il ne faut pas hésiter à « déranger le client » et à le pousser dans ses retranchements.
Ces coachs tireront donc pleinement profit de la richesse de la méthode pour intégrer dans leur pratique le travail sur l’approfondissement de la pensée, la problématisation et la conceptualisation. La problématisation nous semble particulièrement importante, car la première étape à franchir avant d’aider quelqu’un est de lui faire formuler son problème. Or, parvenir à formuler un problème clair et à l’exprimer sous forme de question est déjà un travail en soi, qui ne s’improvise pas et pour lequel la pratique philosophique a quelques ficelles à proposer.
Autre domaine de prédilection de la philosophie, l’identification, l’utilisation et la création de concepts, qui donneront certainement une autre dimension à la pratique de ces aidants. Leurs clients sont en effet souvent happés par les urgences du quotidien et ont du mal à s’extraire de cette emprise. Poser des concepts sur des intuitions ou des émotions permet de prendre de la distance et de les intégrer dans une réflexion qui devient alors opérante, communicable, et peut faire l’objet d’une problématisation.
Un manager/leader doit pouvoir anticiper, détecter et résoudre les problèmes de son équipe. Il doit par conséquent savoir poser des questions poussant ses collaborateurs à lui révéler les problèmes plutôt qu’à « balayer la poussière sous le tapis ». Il doit également tirer parti au maximum des réunions qu’il conduit avec eux et les encourager ceux-ci à exprimer leurs idées clairement, à poser des questions et à faire des objections* en toute confiance, sans craindre de se faire réprimander.
Il trouvera ici, dans la consultation collective ou l’atelier, un outil très puissant de conduite de réunion. En menant ses réunions de travail par la pratique philosophique, le manager pourra développer les dialogues entre ses collaborateurs, les faire se confronter les uns aux autres sans prendre la position centrale de dépositaire de l’autorité mais en jouant, même momentanément, le rôle d’animateur qui fait respecter les règles du débat sans intervenir sur le fond. Ainsi pourront s’exprimer plusieurs points de vue, se faire jour des conflits qui restaient à l’état latent ; des oppositions ou des problèmes émergeront qui seront autant d’informations pour nourrir son management et lui permettre de prendre des décisions plus éclairées.
Il peut être très reposant pour un manager de temporairement abandonner ses habits de chef pour endosser ceux de l’arbitre impartial et organiser la confrontation des points de vue. En parallèle, il contribuera à développer certaines compétences cognitives et attitudes de ses collaborateurs, comme l’authenticité pour plus de transparence dans les relations, la confrontation pour générer des idées, la suspension du jugement pour développer la confiance et prendre les décisions, la culture du dialogue ouvert sans censure (et plus particulièrement sans autocensure des subordonnés face au chef), l’empathie pour que ses collègues apprennent à mieux se connaître, etc.
Une fois que l’habitude de conduire les réunions selon cette méthode sera prise, il y a fort à parier que ses collaborateurs s’en empareront et que le manager/leader pourra déléguer à tour de rôle la responsabilité de l’animation des réunions, donnant ainsi à son management une réelle orientation collaborative, au-delà des discours convenus issus de la doctrine managériale à la mode.
Un autre axe d’utilisation de cette méthode particulièrement efficace pour le manager, notamment dans le domaine des ressources humaines et de la communication interne, est celui de la médiation, de la résolution de conflits soit entre plusieurs équipes, soit entre des individualités au sein d’une même équipe, entre un syndicat et la direction, ou encore au sein d’un comité de direction.
La pratique philosophique permet de réguler un débat en faisant baisser la tension émotive, en posant des règles sur le dialogue qui obligent chacun à dévoiler ses cartes, à dire clairement et sans duplicité ce qu’il a à dire, à fournir des arguments qui pourront être débattus et évalués pour soutenir telle ou telle position controversée, en résolvant des malentendus le plus souvent issus de glissements de sens ou d’une mauvaise compréhension de concepts. Elle permet également d’identifier collectivement les présupposés sous-jacents à une injonction, une directive, une stratégie, un objectif, et d’en évaluer collectivement l’impact et les conséquences sans que ne se développent des craintes inutiles résultant de projections abusives ou d’emportements émotionnels.
1. Les termes suivis d’un astérisque à leur première occurrence sont expliqués dans le glossaire situé en fin d’ouvrage.