CHAPITRE 2

SOCRATE, LE PRÉCURSEUR

Au programme

La référence, encore et toujours

On peut se demander à juste titre pourquoi personne n’a souhaité reprendre le flambeau du maître, Socrate. Pourquoi, depuis Platon, tous ont-ils choisi de devenir, à différents niveaux, des « producteurs de concepts » s’appuyant sur les épaules de leurs géants prédécesseurs ? Ou pire encore, des fonctionnaires de la philosophie se bornant à faire des exégèses toujours plus détaillées des œuvres de leurs maîtres ? Certes, la fin héroïque et tragique de Socrate ne plaidait pas en faveur de la continuité de son « œuvre », et on pouvait attendre que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, les descendants de Socrate connussent un sort équivalent au sien. Mais Socrate ne pouvait qu’agacer les habitants d’Athènes, qui avait alors la taille d’une petite ville de province française. Difficile d’échapper à la vindicte populaire dans un espace si réduit. Dans le monde d’aujourd’hui, Socrate pourrait minimiser l’effet d’usure que son questionnement incessant a immanquablement provoqué sur ses concitoyens : il lui suffirait de « faire son affaire » dans une ville puis de partir en train dans une autre, d’enchaîner dans un autre pays d’un coup d’avion, etc., sans compter les nouvelles possibilités d’entretien à distance que lui offrirait Internet. Cette mobilité internationale, cette ubiquité laisserait aux interlocuteurs déboussolés le temps de se reposer, de réfléchir avant de reprendre une dose de « pensée active ». Car ne nous en cachons pas, cette pratique n’est pas anodine : elle provoque des remous en nous, a fortiori lorsque nous nous battons contre des contradictions non résolues, des nœuds dans notre pensée qui se sont solidifiés avec le temps. Comme tout exercice physique, la philosophie doit être pratiquée régulièrement et progressivement.

L’art du dialogue : faire penser

La pensée en action

Le dialogue est une expression vivante de la pensée en action. Les questions de Socrate pourraient être les nôtres, et les réactions de ses interlocuteurs semblent si réelles que l’on peut difficilement imaginer qu’elles soient uniquement le fruit de l’imagination de Platon. La preuve en est qu’au cours de nos ateliers, nous retrouvons les mêmes effets que dans les dialogues de Platon : certains se lancent dans de longs discours creux sans écouter la question, d’autres se vexent que l’on remette en question leur prestige, d’autres encore demandent au praticien de leur fournir des réponses et sont désarçonnés quand celui-ci leur retourne les questions…

Socrate a élevé le questionnement au rang d’un art. Sa méthode a eu un retentissement extraordinaire : pour la dernière fois au cours de l’Histoire, le salut de notre âme dépendait de notre propre capacité à la convertir au vrai en questionnant notre prochain, sans avoir recours ni à la transcendance ni au mysticisme, mais simplement grâce à un exercice quotidien.

Il faut bien voir que l’art de penser est pour Socrate un exercice mutuel et en aucun cas une rumination intense en notre for intérieur. Autrui est indispensable pour penser, et la question est son outil par excellence.

Sa méthode « marche »

Socrate avait un véritable fan-club ! Il était suivi dans ses discussions par une clique de jeunes gens qui lui vouaient une grande admiration. Le fait même que Socrate ait été condamné à mort prouve qu’il a eu un impact considérable, notamment sur la jeunesse d’Athènes, puisqu’un des attendus de son procès fut qu’il corrompait cette jeunesse : les jeunes gens commençaient à déranger l’ordre établi avec les questions qu’ils posaient, inspirés par Socrate. Les dialogues de Platon consignent d’ailleurs souvent mot pour mot les paroles de Socrate ; qu’ils aient eu un tel retentissement et une telle influence sur les penseurs qui l’ont suivi témoigne du souffle qui animait Socrate et de la puissance de sa méthode.

Une méthode intemporelle

Se découvrir soi-même

Socrate, par le questionnement, met les individus face à leurs contradictions et les invite à tenter de les résoudre en répondant à ses questions. Il les met face à leur ignorance de notions qu’ils croyaient pourtant bien connaître. C’est l’elenchos, la réfutation, qui leur permet de purifier leur âme de toutes les connaissances contradictoires afin de pouvoir accéder au bien, ce bien qui est conditionné par un savoir certain de lui-même. Or, la réfutation socratique est soumise à une finalité morale. C’est à une véritable conversion de l’âme que Socrate nous invite, car l’âme naît impure, pétrie d’idées fausses qu’il convient d’extirper pour la purifier.

Se connaître soi-même grâce à autrui

La médiation d’autrui est essentielle à l’examen de soi, car la conscience s’illusionne elle-même sur ses connaissances et ses vertus, et par conséquent ses capacités. Or, autrui a cette disposition innée à nous faire procéder à l’examen des vérités que nous pensons être les nôtres : il possède la raison commune et peut déceler les incohérences dans notre discours, mettant ainsi à jour le « non-pensé » dans ce discours. Il est surprenant de voir la confiance de Socrate dans la capacité de son prochain à raisonner, puisqu’il interroge indifféremment des artisans, des commerçants, des mendiants, des notables, des leaders politiques et même des esclaves, comme dans l’exemple célèbre du Ménon (Platon).

Socrate s’intéresse à chacun, quel que soit son âge ou sa condition sociale. Tout individu peut répondre à ses questions et l’aider à clarifier les idées générales : justice, bien, âme, courage. Socrate s’intéresse à tout le monde parce que chacun peut l’aider à trouver la vérité.

Être plus lucide, plus alerte

L’âme purifiée est ainsi plus « vide », et par conséquent plus légère, vigilante et alerte, et plus regardante sur les savoirs qu’elle sera prête à ingérer pour la guider dans la vie. Elle est moins prompte à défendre son savoir comme son bébé et plus disposée à examiner ce que pense autrui. Elle devient tout simplement plus présente à soi, à autrui et au monde, contribuant à enrichir notre expérience de la vie. L’âme doit s’endurcir par la confrontation des arguments de la même manière que le corps s’endurcit par la gymnastique et la pratique de la lutte. Elle est ainsi mieux armée pour affronter ceux qui veulent la détruire, comme les sophistes* qui marchandent leur savoir.

Sa méthode

Interpeller et questionner autrui

Les jeunes

Ils sont une compagnie de choix pour Socrate car ils sont vifs, impétueux et en cours d’acquisition du savoir, donc pas encore pétris de croyances et aptes à recevoir des idées et méthodes nouvelles. Ils sont a priori plus souples que leurs aînés et plus susceptibles de changer d’opinion, et par conséquent d’apprécier la réfutation par le questionnement. De plus, la nature subversive de la technique socratique sied probablement à leurs velléités de rébellion contre l’autorité, à commencer par celle de leurs parents.

Enfin, ils sont en mesure d’influencer leurs puissants aînés en les questionnant à leur tour sur leurs propres savoirs, ce qui vaudra d’ailleurs à Socrate de nombreuses inimitiés à Athènes.

Les personnages importants

Il les fait parler de leurs exploits, les confrontant ainsi à leur propre vanité, car ils se trouvent souvent incapables de définir les valeurs qu’ils sont supposés maîtriser dans l’exercice de leurs fonctions : courage pour le militaire, sens de la justice pour le juge, sens du bien public pour le politicien… Socrate n’hésite pas à les ridiculiser en public, ce qui sape leur crédibilité et autorité, mais il ne le fait jamais pour le plaisir de la victoire.

Ses concurrents : les sophistes

Les sophistes sont critiqués parce qu’ils ne s’intéressent pas à la vérité du discours mais cherchent à convaincre autrui par l’étendue de leur savoir, et ceci contre espèces sonnantes et trébuchantes. Or, ce savoir n’est qu’illusion, comme le montre fréquemment Socrate. Si Socrate devait s’attaquer à des sophistes aujourd’hui, il viserait probablement les professeurs, experts en tout genre, consultants, et… philosophes. Dans une moindre mesure, il leur reproche également de ne s’intéresser qu’aux jeunes gens de bonne famille, riches par conséquent, alors que lui-même discute avec le tout-venant, qu’il soit riche ou pauvre, cultivé ou inculte, jeune ou vieux.

Une seule exception

Seules les femmes sont exclues des dialogues de Socrate. N’oublions pas qu’à cette époque, les femmes ne peuvent pas accéder à la citoyenneté, et que la société grecque est patriarcale. Certes, Socrate est un iconoclaste, mais il reste dans la tradition de son temps. D’ailleurs, il respecte tellement les lois de la cité qu’il acceptera sans broncher sa condamnation à mort alors qu’il aurait pu facilement y échapper, soit en s’évadant de sa prison, soit en demandant qu’elle soit commuée en exil de la cité d’Athènes.

Manier l’ironie

L’ironie tragique

Le questionnement de Socrate sur la place publique, théâtralisé, met les interlocuteurs dans des situations telles qu’ils sont les seuls à ne pas voir la manière dont ils se comportent, alors que le public le perçoit manifestement très clairement. On peut interpréter la surprenante naïveté dont font preuve certains interlocuteurs réputés intelligents de Socrate par l’engourdissement que provoquent les questions saisissantes de cette « torpille », qui court-circuitent les schémas mentaux habituels, a fortiori chez les beaux parleurs habitués à prononcer de longs discours devant un public conquis.

Actualité

Nous assistons au même phénomène lorsque nous faisons participer à nos ateliers des professeurs, des animateurs de débats publics ou des journalistes : notre questionnement va à rebours de leur habitude de débiter du discours « au kilomètre » et ils réagissent de manière souvent agressive, ou esquivent en mettant en avant des circonstances extraordinaires qui leur auraient fait perdre leurs moyens. Cela traduit la rigidité qu’ils ont développée à force de vouloir penser pour les autres et de ne pas tenir compte de la contrainte que représente autrui dans un dialogue public.

L’ignorance feinte*

Il s’agit de faire taire momentanément son savoir en présence d’autrui afin que celui-ci se sente libre d’exprimer ses opinions et d’étaler son savoir. Ainsi autrui peut abattre ses cartes, et son opinion sera la matière brute à partir de laquelle opérera le questionnement. Socrate ne s’interdit pas toujours de donner son opinion, mais il s’agit souvent d’opinions largement partagées par la société de l’époque, de maximes générales ou de propositions que l’on peut tenir pour évidentes et qui servent de point d’appui à une démonstration, d’exemple pour soutenir une hypothèse et aider l’interlocuteur à poursuivre son raisonnement. Il décrira par exemple l’attitude qu’il faut avoir envers les dieux pour éviter leur courroux, le sacrifice à faire à telle divinité. Le but de Socrate n’est pas, au contraire des sophistes, d’éprouver un savoir contre un autre afin de démontrer que le sien est meilleur, mais de prouver l’incohérence qu’il peut y avoir entre un discours bien-pensant et un comportement, ou bien l’incompatibilité entre plusieurs propositions avancées par un même individu.

Débusquer la vérité

Une destination incertaine

Il s’agit de s’engager dans le questionnement sans savoir où il nous mènera. Ce qui surprend souvent dans les dialogues de Platon, surtout les premiers, c’est qu’ils débouchent souvent sur une aporie*, un cul-de-sac. Cela témoigne bien que la question n’est pas résolue d’avance, que c’est le processus de questionnement qui est important et moins son résultat concret. On se rend compte à la fin d’un dialogue que nous ne connaissons pas la notion que nous pensions maîtriser, car plusieurs contradictions sont apparues pendant le dialogue. Pourtant, Socrate s’engage résolument dans le dialogue, il se donne tous les moyens de découvrir une vérité sans faire de compromis avec la logique.

Aider l’interlocuteur à opérer des choix

Par ses questions proposant une alternative, Socrate aide son interlocuteur à opérer des choix grâce à la technique de la division, procédé qu’il emploie fréquemment pour délimiter une définition d’un mot flou. Chaque catégorie se divise en deux parties, et l’interlocuteur est invité à choisir celle dans laquelle il classerait le concept. Les parties se subdivisant de nombreuses fois, on arrive bientôt à une définition assez fine du concept. Voici un exemple schématique du procédé pour le concept de « chaussure » :

Décortiquer le discours d’autrui

Ses interlocuteurs accusent Socrate de déchiqueter leur discours, de le tailler en pièces et d’en tirer des conclusions qui leur déplaisent. Or, Socrate ne fait qu’analyser ce discours sans se préoccuper de leurs protestations : au contraire, plus ils protestent, plus il sent qu’il touche là un point fondamental de la vérité. Il peut ainsi dévoiler les intentions réelles du sujet, que celui-ci le sache (et veuille le cacher) ou qu’il le fasse inconsciemment.

Pourquoi l’a-t-on tué ?

Parce qu’il en disait « trop »

Socrate révélait ce que les hommes préféreraient masquer : ce qu’ils sont.

Des ignorants

Les dialogues révèlent que le savoir dont les hommes se vantent repose le plus souvent sur du sable ou sur des croyances non expérimentées, non élucidées. Or, ignorer une chose tout en croyant la bien connaître, voilà la pire des choses pour Socrate, puisque nous agissons alors en toute bonne foi tout en nous appuyant sur des contre-vérités. C’est pourquoi, comme on le voit dans l’Hippias mineur, il préfère Ulysse le rusé, qui n’hésite pas à mentir pour parvenir à ses fins, à Achille, impétueux et héroïque au combat, mais qui ment sans même s’en apercevoir, tout pétri de bonne foi qu’il est. Il va même jusqu’à montrer, en prenant des exemples tirés du sport, que celui qui fait le mal volontairement est meilleur que celui qui le fait sans le savoir, même si cette dernière affirmation le rend perplexe lui-même, car il n’en approuve pas les conséquences morales.

Des vaniteux

Non seulement ils ignorent ce dont ils parlent, mais ils sont de surcroît persuadés qu’ils en savent plus que les autres et se vantent de posséder ce savoir. Par exemple, tel dignitaire militaire se félicite d’être courageux mais se voit incapable d’aboutir à une définition satisfaisante du courage quand Socrate l’interroge. Dès lors, peut-il vraiment se prétendre courageux ?

Des êtres futiles

Ils sont futiles parce qu’ils passent le plus clair de leur vie à vaquer à leurs occupations quotidiennes sans se préoccuper de la connaissance ni de la fortification de leur âme. Or c’est bien cela, selon Socrate, qui est le plus important pour vivre une vie vertueuse, en toute connaissance de cause. Et si le but visé est la connaissance juste des choses, ce but ne peut être atteint qu’en extirpant les fausses connaissances de l’esprit, fausses connaissances qui nous font prendre de mauvaises décisions et nous enfoncent dans l’illusion.

Parce qu’il agaçait

Questionnement obsessionnel

Socrate se disait investi par les dieux de la mission de questionner les hommes et de mettre leur savoir à l’épreuve, mais ce don s’assortissait selon lui de l’impossibilité d’engendrer le savoir. Il pouvait faire « accoucher » autrui mais était lui-même incapable d’engendrer. Sa constance à interroger les citoyens lui créa de nombreuses inimitiés, dont beaucoup fondées sur la rumeur : les jeunes gens qui le suivaient reproduisaient son attitude « questionnante » auprès de leurs aînés et ceux-ci se plaignaient de ce Socrate qui leur avait mis ces idées en tête, alors qu’ils ne l’avaient jamais rencontré directement. Quand son procès vint, c’est aussi contre cette foule silencieuse qu’il dut se défendre.