Au programme
Le terme de « pratique » peut paraître incongru lorsqu’il est accolé à l’adjectif « philosophique ». En effet, est considéré par le sens commun comme philosophique ce qui est abstrait ou relève de « grandes » questions existentielles. Dès lors, l’expression apparaît presque comme un oxymore, un paradoxe qui pose déjà problème, car une pratique désigne en général une discipline bien établie avec son corpus de connaissances, ses outils, ses formations, ses disciples, ses praticiens et ses théoriciens. Ainsi, on parle de la pratique médicale pour désigner le travail d’un médecin formé à l’université et qui exerce son métier selon ce que lui ont enseigné ses pairs, tout en bénéficiant des dernières avancées des chercheurs dans son domaine. De plus, toute pratique a une finalité : pour la pratique médicale, celle de guérir des patients atteints de pathologies physiques.
La pratique philosophique est en cela unique : tout d’abord, elle ne s’enseigne pas dans les hauts lieux académiques, mais se transmet entre praticiens. De plus, il y existe, comme souvent dans les domaines non balisés, différentes « écoles de pratique ». Celle que nous suivons, par exemple, revendique clairement une filiation directe avec l’enseignement de Socrate tel qu’il nous a été en partie livré à travers les œuvres de Platon.
Ensuite, cette pratique ne bénéficie pas d’un corpus théorique que nous appliquerions et qui nous donnerait une légitimité certaine. En cela, elle serait plutôt comparable avec la médecine chinoise traditionnelle, par exemple, dont on sait qu’elle a une certaine efficacité sans que les preuves scientifiques en soient toujours apportées.
C’est pourquoi, a priori, toute personne normalement constituée peut s’adonner à la pratique philosophique, sans condition d’érudition. Mais que veut dire s’adonner à la pratique philosophique ? Et dans quel but ?
S’adonner à la pratique philosophique, c’est déjà faire un pari : celui que la pensée peut s’améliorer en travaillant des compétences et des attitudes spécifiques.
Faire ce pari est nécessaire, car cette pratique implique un investissement mental important : il s’agit de faire des exercices régulièrement, d’accepter qu’autrui puisse nous évaluer, de prendre le risque de se voir fonctionner et de découvrir des manières de fonctionner qui ne nous plairont peut-être pas, de faire l’effort de s’exprimer en public et de respecter les règles du jeu, d’analyser des choses qui nous sont pénibles ou auxquelles nous ne trouvons pas directement un intérêt particulier. Bref, il faut faire ses gammes, comme dans n’importe quelle discipline artistique ou sportive nécessitant de maîtriser certaines techniques avant de pouvoir évoluer de manière autonome.
Bien penser, c’est d’abord faire silence en soi pour accueillir l’altérité.
La pensée naît de la formulation d’un problème, elle prend son envol à la vue d’un obstacle à surmonter. Sans problème, pas de pensée.
Mais des problèmes, nous en rencontrons tous les jours ; est-ce donc que nous ferions quotidiennement de la philosophie sans le savoir, comme M. Jourdain et sa prose dans Le Bourgeois gentilhomme ? Autrement dit, existe-t-il une différence de nature entre un problème pratique et un problème philosophique ?
Un problème pratique répond presque toujours à la question « comment ? ». Comment monter cette étagère ? Comment faire entrer ce lit par cette porte ? Comment trouver de l’argent pour financer ce projet ? Comment trouver les bons mots pour lui déclarer mon amour ? On va donc répondre à cette question par un moyen adapté à la situation qui pose problème. On pourrait appeler cela une question de type « matériel », car elle répond à un besoin matériel, par opposition à un besoin intellectuel. Nous ne négligeons évidemment pas l’importance que revêtent ces questions dans la vie quotidienne et professionnelle, et admettons qu’elles sollicitent nos facultés cognitives. C’est d’ailleurs la première fonction de notre cerveau, qui est conçu pour l’action : nous sommes biologiquement conditionnés pour répondre à ce type de problèmes par des comportements qui contribuent à les résoudre, et par conséquent à satisfaire nos besoins. C’est ce qu’avait bien vu Bergson en son temps :
Vivre, pour l’esprit, c’est essentiellement se concentrer sur l’acte à accomplir. C’est donc s’insérer dans les choses par l’intermédiaire d’un mécanisme qui extraira de la conscience tout ce qui est utilisable pour l’action, quitte à obscurcir la plus grande partie du reste.
Bergson, L’Activité créatrice
Un problème philosophique répond presque toujours aux questions commençant par : « peut-on ? », « doit-on ? », « qu’est-ce que ? », « faut-il ? ». Ces questions se distinguent par leur caractère général et par la relative indétermination des concepts qu’elles questionnent. On pose une question sur « la société », « la justice », « les hommes », « la raison ». Dès lors, il convient de procéder à des réductions de sens, à limiter les possibles, à s’engager dans une hypothèse et à en étudier les conséquences, puis à faire de même avec une autre hypothèse pour enfin voir en quoi les options peuvent se relier, ou en quoi elles sont différentes. C’est ce qu’on appelle communément disserter et ce qui fait tant peur aux étudiants, plutôt à juste titre, car cet exercice diffère de beaucoup de la restitution quasi mécanique de savoirs emmagasinés au cours des études. Cet exercice requiert en effet un effort existentiel : faire des choix et les assumer jusqu’au bout, revenir sur ses hypothèses et les critiquer, ce qui revient en creux à penser son propre discours, inventer de nouveaux concepts qui décrivent une situation inédite, oublier sciemment de citer des références d’autorité (maître, professeur) pour mettre en avant sa propre pensée – ce que la soumission à l’autorité scolaire ne nous apprend pas à faire. L’exercice requiert donc une certaine confiance en soi qui ne va pas de soi, justement.
Les questions dites « philosophiques » se distinguent généralement des questions d’ordre pratique par leur non-spécialisation : n’importe qui est a priori capable de réfléchir à un tel problème, au contraire, par exemple, des problèmes de l’ingénieur ou du technicien, qui s’adressent à une minorité versée dans le savoir scientifique ou technique nécessaire pour les appréhender. Le problème philosophique a donc généralement un caractère universel qui en fait un sujet de réflexion « démocratique » avec lequel tout le monde peut s’exercer. C’est pour cela que notre pratique peut se faire dans tous les milieux, à tout âge et dans toutes les cultures, sans exigence aucune sur le niveau de connaissance philosophique des participants.
En quelque sorte, s’adonner à la pratique philosophique, c’est donc vouloir (re)prendre le contrôle de sa pensée pour en faire un outil de compréhension de soi, d’autrui et du monde, mais aussi pour le plaisir esthétique de se voir penser. Dans ce jeu, ce sont aussi bien la raison et l’imagination qui se répondent et se stimulent mutuellement sans être subordonnées à une fin utilitaire, ce qui provoque un plaisir esthétique identique à celui de contempler une œuvre d’art. Kant parle de « libre jeu des facultés » dans La Critique de la faculté de juger.
L’activité de penser, notamment en groupe, est ce que les psychologues cognitivistes appellent une activité autotélique, qui se suffit à elle-même, en sorte qu’elle produit sa propre satisfaction en résolvant des problèmes qu’elle se pose à elle-même. Cette activité nous semble essentielle à une époque où notre « temps de cerveau » est sollicité par des distractions toujours plus nombreuses : publicités à la télévision, sur Internet, conversations téléphoniques, SMS, chat… Nous avons de moins en moins de discipline sur notre propre discours et sommes toujours moins disposés à faire silence en nous pour accueillir la pensée d’autrui. Cette culture du zapping permanent pose un vrai problème au développement d’une pensée qui a besoin de temps, de concentration et d’un cadre pour fonctionner, alors que plusieurs individualités ensemble ne cherchent qu’à s’exprimer, à « tirer la couverture à soi », comme on le voit dans les réunions de travail, par exemple.
Nous nous exprimons comme nous vomissons, pour nous soulager d’un trop-plein d’émotions qui ne trouvent plus leur place en nous parce que nous ne sommes plus capables de leur donner un sens. Or, le principe même de la philosophie, c’est de donner du sens à ce qui n’en a pas ou n’en a que partiellement, de clarifier l’obscur, de dissiper le brouillard, de poser des mots, des concepts, sur ce qui nous apparaît comme émotions, impressions, images, voire sensations.
Dans la pratique philosophique, chacun est donc le philosophe de l’autre. Pourtant, nous dira le malin génie, « philosopher ne s’improvise pas, alors comment pouvez-vous transformer des gens ordinaires en philosophes ? » Nous lui répondrons : en commençant par adopter des attitudes philosophiques qui, rassurons nos lecteurs, sont à la portée de tous.
La première attitude est de se poser, de suspendre son jugement. Cela consiste à douter systématiquement et méthodiquement de toutes ses certitudes et à s’empêcher de donner un jugement avec précipitation, comme nous avons tendance à le faire habituellement.
Je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensais qu’il fallait […] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fut entièrement indubitable.
Descartes, Le Discours de la méthode
Cette attitude constitue un véritable travail sur soi tant certaines expressions, certains mots même, nous poussent immédiatement à nous enthousiasmer ou à nous mettre en colère.
Objecter après réflexion
Au cours d’une consultation ou d’un atelier, le praticien devra fréquemment intervenir pour interrompre un participant qui réagit précipitamment afin de le tranquilliser, de l’inciter à « se poser » pour réfléchir un moment. Ceci surviendra fréquemment, notamment lorsqu’un participant fait une objection à un collègue et que celui-ci veut y répondre « du tac au tac » avant de prendre soin de bien étudier ladite objection. Nous mettons en effet autant d’énergie à préserver le statut de notre parole que nous avons mis de conviction à l’affirmer.
On l’a vu : à l’instar de celle des scientifiques, notre parole doit être réfutable pour entrer dans le champ de la pensée. C’est-à-dire que même sans qu’elle soit fausse au moment où nous la prononçons, nous devons créer les conditions qui permettront de la critiquer, d’en étudier les limites. Pour Karl Popper, la démarcation entre les sciences et les pseudosciences est que celles-là, contrairement à celles-ci, sont réfutables : elles sont construites sur des hypothèses qui peuvent admettre, le cas échéant, une preuve contraire qui viendra en saper les fondements. Ces hypothèses sont transparentes, validées par la communauté des scientifiques et communiquées à un large public. Elles reposent sur des protocoles expérimentaux qui sont reproductibles en conditions de laboratoire.
Nous procédons d’ailleurs selon un schéma équivalent au cours de nos ateliers lorsque nous sollicitons le groupe pour valider telle ou telle hypothèse jusqu’à ce qu’un participant puisse trouver une objection susceptible de la remettre en cause.
C’est donc tout le contraire d’une pensée dogmatique : c’est une pensée problématique. Tout discours pose et doit poser problème. Suspendre son jugement, c’est aussi créer les conditions de trouver du problème là où d’habitude on passe sans s’arrêter, où la tyrannie de l’habitude fait que les chaînes de significations se déroulent presque instantanément pour aboutir à une conclusion. C’est se forcer à trouver des aspérités dans ce sur quoi nous avons toujours glissé, ce qui est évident et « é-vidant », ce qui enlève le vide. Or, au contraire de la nature, la philosophie aime le vide, car elle y trouve un espace pour se mouvoir.
La suspension du jugement est autant un procédé méthodologique qu’une expérience psychologique déroutante : c’est une interruption dans notre activité mentale, au sein de notre ritournelle, mais aussi une prise de risque ressentie physiquement par les personnes qui n’ont pas l’habitude que l’on étudie leur discours. En suspendant mon jugement, je prête flanc à ce qu’autrui vienne secouer mes convictions, vienne me faire penser à ce à quoi je n’ai peut-être pas envie de penser, pour une raison ou une autre.
Suspendre son jugement, c’est le contraire de rebondir comme on le pratique couramment dans un débat, c’est arrêter de zapper d’une idée à une autre, c’est aussi s’enlever toute possibilité de gommer ce que nous avons dit en faveur de la vérité supposée d’un « ce que je voulais dire ». Il s’agit donc non seulement de suspendre son jugement, mais de rester suspendu au jugement d’autrui.
Suspendre son jugement, c’est aussi s’empêcher de condamner trop rapidement nos propres paroles au moment où autrui nous demande d’assumer la responsabilité de celles-ci, par exemple en reformulant nos mots en écho. Il faut se faire confiance et faire confiance à autrui pour construire ensemble une pensée plus précise, et ne pas fébrilement reprendre ses mots sous prétexte que nous avons l’intuition de ne pas avoir donné la « bonne » réponse.
Il faut se donner le temps d’approfondir pour étudier les enjeux philosophiques d’un discours, aussi banal et brouillon fût-il. On voit bien que la pratique philosophique est autant affaire de discours que de silence, de lien que de rupture. Elle est aussi affaire d’esprit autant que de corps : le praticien, pour accompagner le participant dans la suspension de son jugement, l’invitera aussi à cesser la gesticulation compulsive, les interjections protestataires ou les regards fuyants qui cherchent un appui chez autrui.
Nous sommes hélas très rarement authentiques en présence d’autrui. Peu fréquents sont ces moments de vérité qui nous font dire de nous-même ou de l’autre : « Là, c’est vraiment lui », ou « Je le reconnais bien là ». Pourtant, difficile de savoir si cette définition est suffisante, puisqu’on peut reconnaître quelqu’un justement à son inauthenticité, aux rôles qu’il joue habituellement. D’ailleurs, à force de jouer des rôles, on peut finir par se confondre avec eux. Mais après tout, si nos rôles nous vont si bien et nous sont si utiles (ils ont un rôle, justement), pourquoi faire tomber le ou les masques ? Et d’autre part, existe-t-il une chose telle que notre vrai « moi » ?
Pourtant, à bien y réfléchir, nous nous rendons compte que c’est avant tout pour autrui que nous jouons un rôle ; c’est parce que nous sommes instinctivement conscients d’être soumis au jugement d’autrui que nous présentons cette facette de nous-même. Si c’est le cas, comment pourrions-nous alors reconnaître le moment auquel nous arrêtons de jouer notre rôle – qui nous le dirait ? Auprès de qui serions-nous prêt à mettre « bas les masques » si nous sommes constamment en représentation face à autrui, puisque l’on peut même se mentir à soi-même, et par conséquent se jouer un rôle ?
Il se pourrait que la vérité de notre être se niche justement là où nous n’y pensons pas, qu’elle apparaisse dans ces moments fugaces de spontanéité où nous n’avons plus le contrôle, où l’on nous demande de faire du « hors-piste » afin de voir quel skieur nous sommes. L’authentique, c’est ce qui apparaît à autrui dans ces moments-là. Par conséquent, il est presque impossible d’être authentique et d’en être conscient à la fois, puisqu’avec toute conscience réapparaît l’impératif du comédien sur scène : jouer son rôle. Aussi est-ce souvent dans les moments extrêmes que se révèlent des traits authentiques de notre personnalité : en situation d’urgence, de danger… bref, en période de crise.
C’est la raison pour laquelle la pratique philosophique, pour laquelle une attitude authentique est essentielle, doit provoquer ces crises, ces ruptures, pour générer de l’authenticité. Car l’authenticité est contagieuse, autant que la facticité d’ailleurs, mais beaucoup moins naturelle à l’animal social.
Heureusement, il est assez facile de provoquer ce genre de petites crises chez l’être humain. Il suffit de l’interrompre dans son discours et de lui demander si, par exemple, il pense « qu’il a été clair et a répondu à la question qu’on lui a posée ». Contraint de revenir sur son propre discours, il en oubliera son rôle habituel : ce sera son moment de « hors-piste ».
Les caractères
En observant la réponse à la question : « Pensez-vous que vous êtes clair(e) ? », nous découvrirons plusieurs types de caractères.
Il n’y a finalement que peu de « caractères » qui émergent face à cette procédure de déstabilisation toute simple. Je vous recommande de l’essayer d’abord prudemment, éventuellement en famille, puis progressivement autour de vous.
La sincérité, un ressenti
Le côté positif de l’authenticité, c’est qu’on ne peut jamais en avoir trop : on est authentique ou on ne l’est pas. On ne peut pas être « trop authentique » ; sinon, on nous suspecte de jouer le rôle de l’authentique, de vouloir nous faire passer pour tel, ce qui est la définition même de la mauvaise foi pour Sartre. C’est exactement ce que l’on voit avec le phénomène de la sincérité, terme brandi comme un certificat indiscutable de bonne foi et de bonne conscience. Très souvent, dans notre pratique, nous sommes confrontés à des interlocuteurs qui commencent par les mots « sincèrement », « honnêtement » ou « franchement » et qui accompagnent généralement leurs paroles du geste de la main sur leur cœur, geste qui est, lui, « authentiquement authentique », puisqu’il désigne le responsable : le corps, l’émotion, l’affect. Celui qui proclame sa sincérité ne pense pas, mais ressent : il se justifie, il se protège, il exprime son amour, sa compassion ou au contraire son indignation, etc.
Évidemment, pas question pour nous de dévaloriser ces sentiments en soi qui comportent bel et bien leur beauté, leur efficacité et leur logique sociale, amoureuse, etc. Mais ils font obstacle à la raison, individuelle comme collective. Individuelle, parce que les sentiments ont leur propre logique qui s’affranchit allègrement de toute logique, justement (« le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point »). Collective, parce que le sentiment tend à singulariser chacun dans sa subjectivité, et par conséquent à l’isoler d’autrui.
Résister au naturel
En cela, les sentiments ne constituent pas un comportement authentique, pour sincères qu’ils soient, car l’intention qu’ils masquent est de s’attacher les faveurs d’autrui, de rester conforme à l’image que l’on souhaite donner de soi-même pour répondre aux attentes, aux besoins ou aux désirs d’autrui. Ainsi, l’authenticité nécessite de s’affranchir de l’influence que le jugement d’autrui peut avoir sur notre comportement, elle nécessite un travail sur soi, un effort, une résistance contre notre pente naturelle qui est de nous réconforter dans notre image, souvent garante de notre acceptation par le groupe, de notre intégration et de notre utilité sociale, qui en découle bien souvent. Or, souvent, au cours de nos séances, le sujet découvre son être au fur et à mesure que le dialogue le lui livre ; des résistances se font donc jour avant qu’un comportement authentique puisse apparaître.
Recherche de cohérence
Il faut que le sujet devienne ce qu’il est, accepte la part de lui-même qu’il a gommée avec le temps et la réinvestisse pour entrer dans la cohérence de son être. Et c’est aussi cela, le bien-être. Le bien-être n’est pas tant une sensation de plaisir liée à un relâchement des tensions corporelles qu’une certitude d’être cohérent avec ce que nous sommes, que notre faire et notre paraître coïncident avec notre être.
Reconnaître les attentes
L’authenticité retrouvée nous replonge dans notre enfance, à l’époque où notre image n’était pas encore un problème, où nous ne nous souciions pas des conséquences de notre comportement sur autrui. Par conséquent, plus nous nous trouvons dans un milieu contraint, où les attentes sur notre comportement sont d’autant plus fortes qu’elles sont implicites, plus nous évoluons dans un environnement où la culture locale est prégnante et intégrée aux habitudes, plus il nous sera difficile de concilier authenticité et intégration au sein d’un groupe – à moins que le groupe lui aussi en vienne à devenir authentique.
Une manière de « contaminer » un groupe par l’authenticité est de lui faire expliciter, objectiver sa culture, par exemple en lui demandant de décrire les comportements qui sont attendus dans telle ou telle situation afin que chacun puisse disposer du mode d’emploi pour se faire accepter, ou du moins ne pas se faire rejeter. Ainsi, dans le monde de l’entreprise, si le chef ne montre pas l’exemple par un comportement authentique, il y a fort peu de chances pour que ses subordonnés le soient : ils auront tendance à masquer tous les comportements susceptibles de ne pas être favorablement reçus par leur hiérarchie.
Considérer autrui
Mais si nous ne devons pas avoir le souci d’être conforme à l’image qu’autrui a de nous, pour autant, la pensée prend en compte autrui. Pour penser, il faut se faire altruiste, ou du moins rester conscient que la pensée passe par la prise en compte de l’altérité. Et cette altérité se matérialise, aussi curieuse que cette expression puisse paraître, par la pensée. La pensée se fait matière (rappelant le verbe biblique qui se fait chair), et de cette matière nous devons nous faire les serviteurs, nous, pauvres petits êtres pleins de sentiments et d’émotions. La pensée est ainsi fondamentalement désintéressée, et c’est la raison pour laquelle elle peine tant à progresser dans les lieux d’exercice du pouvoir où chacun « tire la couverture à soi », et dans les milieux affairistes où chacun essaie de maximiser son profit.
La pensée profite à tout le monde ; ce n’est pas un jeu à somme nulle, mais une découverte et une action créatrice.
Nous sommes d’ailleurs toujours assez surpris de constater, lors de nos interventions, à quel point les enjeux de pouvoir et « l’affairisme » peuvent neutraliser toute pensée, alors même que nous avons souvent en face de nous des individus bardés de diplômes et formés dans les grandes écoles, mais devenus incapables de répondre simplement à une question ou même de poser une question compréhensible par un groupe. Cela n’est pas très surprenant quand l’école nous propose comme repères d’un côté le bon élève et sa mauvaise foi patente, dont Sartre nous parle avec délectation, et de l’autre le cancre qui s’évertue à jouer son rôle de trublion alors même qu’il voudrait certainement, de temps en temps, rentrer dans le rang.
Se libérer des rôles
Dans L’Être et le Néant, Sartre nous dit que le bon élève joue tellement bien son rôle, veut tellement écouter le maître, qu’il n’écoute plus rien d’autre que sa propre attention au regard du maître : il joue au bon élève avant de l’être.
Le problème des rôles est qu’ils nous rigidifient, nous enferment dans des postures dont il nous est d’autant plus difficile de sortir qu’autrui les utilise pour nous catégoriser, nous reconnaître et finalement nous utiliser : nous en devenons prévisibles, et donc manipulables. Nous devenons prisonniers de nos rôles, et le coût pour en sortir est supérieur au confort de s’y complaire.
Évidemment, cette situation provoque des souffrances, des ruptures, des conflits. Pas besoin d’être fin psychologue pour voir cela quotidiennement autour de nous, ni d’être grand philosophe pour voir qu’un peu d’authenticité dans les rouages permet d’empêcher que la machine ne se grippe, en rappelant que chacun a droit aussi à sa part de vérité et que celle-ci peut ne pas se conformer aux attentes d’autrui. C’est à la portée de tout le monde.
L’authenticité, en libérant, en relâchant, assouplit et permet à l’individu de développer une intelligence de situation. Ainsi, notre énergie mentale n’est plus dépensée à défendre notre pré carré et à jouer notre rôle, mais à construire quelque chose en commun, à travailler ensemble dans un objectif qui, finalement, nous dépasse et nous appartient en même temps.
Car être dans la pensée, c’est aussi presque l’expérience métaphysique d’être à la fois en dedans et en dehors : en dedans de moi dans mon for intérieur, avec les mots qui résonnent en moi, et à l’extérieur avec autrui, qui résonne aussi en moi et raisonne avec moi. C’est bien là une expérience communautaire. Au fur et à mesure que nous devenons authentique apparaissent plus clairement les grands schémas, les visions du monde de chacun. Or, leur nombre n’est pas infini, et nous pouvons facilement former des sous-ensembles partageant un concept commun : les nostalgiques, les inquiets, les pressés, les joueurs, les bons élèves, les absolutistes, les relativistes, les têtus, les girouettes, les paranos, etc. C’est peut-être pour cela que nous avons la drôle d’impression, après une certaine expérience de la pratique, que les hommes sont tous un peu pareils face à la pensée, que les caractères sont en nombre limités, assignables, et changent probablement peu avec le temps.
Divers modes de confrontation
Cela commence avec nos propres idées, ou plutôt notre difficulté à les formuler clairement. Nous devons débrouiller cette confusion mentale, qui nous pousse à produire un discours obscur, afin d’opérer un choix entre plusieurs idées qui se bousculent. Nous avons un devoir quasi moral de clarté vis-à-vis d’autrui.
Ensuite, nous pouvons recevoir une idée qui heurte de plein fouet notre système de valeurs et provoque donc une poussée émotionnelle de colère ou d’agressivité en notre for intérieur, alors même que cette idée semble banale à notre interlocuteur. Il nous faudra alors suspendre notre jugement pour étudier cette idée malgré tout ce qu’elle peut avoir de choquant et d’incongru, comme quand nous sommes accueillis dans un pays étranger aux mœurs incompréhensibles, mais que nous nous retenons de toute critique par peur de froisser nos hôtes. Nous sommes tentés par la révolte, mais en même temps retenus par la curiosité de ces habitudes si différentes de ce que nous connaissons.
Par ailleurs, nous pouvons être pris par la gêne, voire la colère, lorsqu’autrui nous renvoie par effet de miroir une attitude qui nous déplaît. Si nous sommes authentiques et convenons que cette attitude est habituelle, nous accepterons la remarque avec plus ou moins de grâce et d’humilité. Si au contraire nous sommes de mauvaise foi et feignons l’étonnement, nous refuserons énergiquement le jugement, voire nous montrerons carrément agressifs en ayant recours par exemple à une attaque ad hominem pour mettre à terre « l’adversaire ». Or, quand « l’adversaire » est le groupe lui-même, il faut un certain aplomb pour lui dénier la possibilité d’avoir raison.
Enfin, autrui peut pointer dans notre discours une contradiction, une faiblesse ou erreur d’argumentation, une absurdité. Nous devrons alors l’étudier pour en voir les limites et éventuellement le modifier pour prendre en compte l’objection fournie. Si c’est une question, elle nous oblige à plonger en notre discours pour en éprouver la solidité, en découvrir les présupposés et les conséquences.
Altérité
Ainsi la confrontation, comme la pensée, commence-t-elle avec l’altérité. Dès que je touche à du différent, à de l’autre, je me confronte. Se confronter, c’est entrer en rapport avec l’altérité tout en respectant un cadre de confrontation qui empêche celle-ci de dégénérer en affrontement.
Celui qui pense confronte sa pensée à celle de l’autre. Pour cela, il doit en comprendre le fonctionnement comme le menuisier doit comprendre les particularités du bois qu’il travaille. À partir de la prise en compte de cette réalité, il pourra alors créer quelque chose en modifiant, en rectifiant, et en développant son savoir-faire.
Respecter un cadre
En tant que participant, entrer dans la pratique philosophique, c’est aussi se confronter à une méthode et à ses règles : lever la main avant d’intervenir, s’engager à dire ce que l’on souhaite en une phrase la plus simple possible, poser des questions sans que transparaisse l’intention du questionneur, répondre clairement aux questions, faire des objections sans pour autant « exprimer son opinion », c’est-à-dire seulement pour dire ce que l’on a à dire sans que cela n’ait de rapport réel avec le sujet.
On se confronte ici à des exigences sur le discours qui garantiront que la confrontation entre les participants ne tourne pas au débat, au risque de dégénérer en foire d’empoigne ou en pugilat. Chaque discours doit s’adresser à un individu qui incarne une pensée ; un discours n’est pas déconnecté des autres comme une entité indépendante, un absolu qui tient « par lui-même » : tout discours est relationnel. Par conséquent, toute pensée est aussi affaire de communication, puisque pour se relier à un autre discours, elle doit d’abord être accueillie et comprise par autrui.
Clarifier le discours
C’est la raison pour laquelle tout discours se doit de passer au tamis de la clarification, afin d’avoir le maximum de chances d’être intégré dans une pensée commune, de participer à l’élaboration progressive d’une réflexion en commun. N’en déplaise aux adeptes d’un langage techniciste de la philosophie, la pensée doit se faire claire et sans jargon pour prétendre à la pratique philosophique. Nivellement par le bas et appauvrissement de la pensée, diront certains, dont sans doute la plupart des professeurs de philosophie. Nous dirons plutôt esprit de synthèse, épure dans le geste philosophique, efficacité et factorisation, économie et précision de la pensée.
Même si l’atelier en reprend la structure formelle, le dialogue philosophique n’est pas une dissertation orale, pour la simple raison que celle-ci est œuvre à plusieurs voix. Les discours et les questions qui portent sont souvent les plus courts, nous disent la plupart des professionnels de la communication : la pratique philosophique emprunte donc à d’autres domaines, elle ne les méprise pas comme un Deleuze qui, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, reprochait notamment à la publicité de créer des pseudo-concepts :
Enfin le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, le marketing, le design, la publicité, toutes les disciplines de la communication, s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent : c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs !
La publicité ne crée peut-être pas de concepts, mais elle pousse à l’action, elle construit un discours performatif et non une description abstraite du monde. Certes, c’est dans une intention particulière, celle de vendre des produits, mais peu importe le but. Retenons-en juste la méthode, puisque notre but n’est pas de vendre mais de mouvoir la pensée et de faire en sorte que chacun puisse être, à son niveau, acteur/contributeur de ce mouvement.
Le discours performatif
Un discours performatif est un discours qui, en même temps qu’il exprime une action, implique cette action. Par exemple : « Je te promets de… »
Force est toutefois de constater que nous ne savons plus nous confronter : soit nous nous évitons soigneusement et masquons nos critiques sous des allures d’assentiment et de politesses convenues, soit nous nous querellons, nous nous insultons, nous nous invectivons. Et cet abandon de la confrontation, donc de la pensée, est aussi valable en nous, pour nous, dans notre propre conscience : nous ne faisons plus notre examen de conscience, préférant aller voir un psychologue ou nous distraire dans le travail, les loisirs ou avec autrui. Constamment connectés, nous sommes avides de nous « affecter » réciproquement pour vibrer ensemble, « liker » sur Facebook ou rire d’une vidéo sur Youtube. En lieu et place du « I like » de Facebook, verrons-nous un jour le « I object » ou « I question » ?
Nous préférons gommer ce qui est étrange en nous, notre tréfonds, de peur qu’il ne nous aliène à nous-même et à autrui. Nous recherchons le bonheur sans vouloir nous confronter à nos problèmes, ce qui est, encore une fois, valable au niveau individuel et collectif. Nous ne voulons pas nous confronter à autrui de peur qu’il soit blessé et veuille nous faire du mal en retour ; par conséquent, non seulement nous ne pensons pas, mais il ne se trouve personne pour nous pousser à penser.
Nous sommes submergés de messages, d’incitations, de discours qui veulent nous persuader, nous flatter, nous faire « être mieux » ; tous ne partent d’ailleurs pas d’une intention mercantile. Bien des gens sont persuadés qu’ils peuvent nous aider à trouver le bonheur sans nous pousser à une saine confrontation. Tout cela nous empêche de penser, et par conséquent de trouver nous-même notre voie du bonheur.
Vers la lucidité
Si l’être a du sens, l’ego essaie souvent d’en brouiller les pistes. Tout dialogue avance sur un fond de méfiance généralisée. Homo homini lupus, « l’homme est un loup pour l’homme », disait Hobbes. Là où l’homme en société se dote d’un État fort pour éviter de retourner à l’état de guerre qui lui est naturel, nous nous dotons de règles strictes, probablement superficielles, qui ont le même but : éviter une guerre des ego, qu’elle soit éclair, de tranchées ou d’embuscades.
En effet, ce que nous organisons ressemble plutôt à un art martial qu’à un jeu de société. Dans la pratique, pas de gagnants, pas de début ni de fin, mais un ensemble de compétences à acquérir et retravailler afin de pouvoir, soi-même et en compagnie d’autrui, mieux penser. Et peut-être devons-nous aussi ici mettre en garde les praticiens de n’utiliser cet art que dans le contexte réglé et sécurisant d’un atelier ou d’une consultation, tant il peut dérouter nos semblables s’il est pratiqué au cours de nos rapports sociaux quotidiens. Quand on a goûté à la puissance de la lucidité, il devient difficile de revenir au doux confort de l’illusion et du conformisme social.
Devenir soi-même
La méthode dialectique
La méthode dialectique consiste à systématiquement chercher des contradictions ou des négations d’une affirmation puis à les relier entre elles par un concept réconciliateur et unificateur. C’est une méthode qui, selon Hegel, embrasse le mouvement même de la pensée et de l’être.
La pratique philosophique, comme le terme grec de praxis nous le suggère, est avant tout un outil de transformation de soi qui nous aide à « devenir nous-même », à nous sentir plus en adéquation avec notre être. Ceci est permis par la capacité à se penser, et par conséquent à voir ce qui, dans notre propre mode de fonctionnement, pose problème. Dès lors, il suffit de « dérouler » la méthode dialectique, au sens d’une expérience cruciale d’une « négativité productrice », pour trouver des « solutions » ou nous suggérer des décisions qui seront plus en adéquation avec notre être et moins avec les fictions que nous nous créons. C’est le procédé que nous utilisons au cours de la consultation philosophique individuelle, et pour certains, comme pour l’auteur de ces lignes, il s’agira même d’une véritable conversion.
La consultation
Au cours d’une consultation, le sujet est invité à s’objectiver et à passer sa pensée au tamis que constitue le questionnement d’autrui. Cela signifie que la pensée doit être épurée, clarifiée, simplifiée et vectorisée*, en dépit des protestations fréquentes du sujet qui y voit une réduction arbitraire le dépossédant d’une partie de sa « richesse » intérieure – richesse qu’autrui perçoit plutôt comme un « sac de nœuds ».
La consultation est donc un art du démêlement, du « dépliement des plis de l’âme », tant l’être se niche dans le pli, qu’il faut par conséquent expliquer, dérouler. Le questionnement doit être serré et le questionneur tenace dans sa recherche car le sujet, tel le poulpe qui crache de l’encre à la face de son prédateur, n’aura de cesse de chercher à s’évader en produisant un brouillard conceptuel. Le praticien doit, pour ainsi dire dans un corps à corps avec autrui, arracher la vérité à son être.
Tel Socrate…
Notre exercice consiste en grande partie à faire revivre aux participants l’injonction socratique « connais-toi toi-même ». Ainsi, le sujet doit trouver en lui son propre discernement, sa propre faculté de juger, sa vérité. Pour cela, nous devons interpeler l’être, le questionner et l’interroger, comme le faisait Socrate. Or, le sujet peut et va très probablement se sentir menacé par ce qu’il perçoit comme une intrusion ; en tout cas, il va réagir émotionnellement. Il est important que le praticien puisse mettre à distance ses propres émotions afin d’identifier presque cliniquement celles qui traversent le sujet et de moduler son questionnement en fonction de son état émotionnel. Il s’agit de voir et de faire voir, non de s’émouvoir.
Toute la subtilité consiste à faire la différence entre identifier une émotion grâce aux signes qui la manifestent (agitation, dénégations véhémentes, répétition démesurée de certains mots, grossièretés, gestes intempestifs, haussements de sourcils, bavardages collatéraux…) et la ressentir soi-même. Dès que le praticien sent que l’émotion le gagne, comme la colère ou l’agacement face à l’agressivité ou la mauvaise foi d’un participant, il doit se poser, se calmer, faire le vide. C’est pour cela qu’il est recommandé d’avoir suivi soi-même un certain nombre de consultations et d’ateliers en tant que participant avant de devenir praticien.
Mise à égalité
L’attendrissement et la pitié, ou au contraire la complicité ou un enthousiasme excessif, sont donc à proscrire, car non seulement ils peuvent obscurcir le jugement du praticien, mais en plus, ils risquent de singulariser un sujet au détriment des autres dans le groupe, provoquant un déséquilibre et une scission avec tous leurs effets délétères, comme le phénomène du bouc émissaire ou celui du « chouchou ». L’enjeu est de mettre tout le monde à un niveau d’égalité face à la pensée, et de considérer que chacun est autonome et capable de raisonner. Il ne devrait être accordé aucun traitement de faveur ou de défaveur, et les marques de familiarité, malgré leur côté sympathique, n’aident pas non plus à l’émergence de la pensée.
À défaut, on peut s’exposer à des comportements assez négatifs, notamment au sein d’un groupe. Ainsi, si vous accordez un traitement de faveur à un individu, le groupe aura tôt fait de vous le faire payer, car il considérera que vous n’incarnez plus les règles d’équité que vous entendez faire respecter. Au contraire, si vous vous montrez injuste envers un participant parce qu’il vous agace ou que vous avez mal dormi la veille, certains individus projetteront inévitablement le sentiment d’injustice ressenti alors par eux, vous le faisant payer en détournant à un moment donné les règles de l’exercice.
Pour toutes ces raisons, il est important, en tant que praticien, d’être apaisé avec soi-même et d’accepter, pour un temps du moins, l’impopularité inhérente à celui qui dérange parce qu’il questionne, remet en cause, se confronte à ses congénères. En fait, le praticien exige d’eux qu’ils lui donnent des réponses satisfaisantes, témoignant d’un réel effort de recherche de la vérité et non d’une réponse en trompe-l’œil faite pour « acheter la paix sociale ».
Rejet de la contrainte
Toute réaction émotionnellement violente devrait constituer un problème en soi dans un contexte où n’existe aucun enjeu apparent – il n’y a rien à risquer en pratiquant un tel exercice. Et pourtant, nous sommes régulièrement confrontés à des réactions épidermiques pendant notre pratique.
Or, les contraintes imposées rendent très nerveuses certaines personnes, généralement celles qui, dans le groupe, détiennent ou croient détenir un certain pouvoir, ou sont persuadées de posséder une vérité éternelle. En effet, le langage est outil de pouvoir aussi bien que de communication entre les hommes. Il est ce par quoi, généralement, nous nous exprimons ; littéralement, nous faisons grâce à lui sortir nos sentiments, nos états d’âme, de la même manière qu’on fait sortir le suc, le jus d’une herbe ou d’un fruit en les pressant. Réprimer le langage ou du moins lui poser des contraintes est vécu comme une atteinte profonde à notre liberté, ce qui peut provoquer de violentes résistances.
L’instituteur
Au cours d’un atelier pour instituteurs, l’un deux s’est insurgé contre le praticien et ce qu’il estimait être une insupportable prise de pouvoir sur le groupe. Cette personne ne supportait pas que le praticien fasse travailler les instituteurs sur leur propre discours en leur proposant des règles et des procédures, en interrompant leurs monologues pour les recentrer sur la question posée, et en plaçant systématiquement les participants face au jugement du groupe sur la pertinence de tel ou tel argument avancé. Chaque tentative du praticien pour reprendre son exercice se soldait inévitablement par une intervention indignée de cet instituteur qui luttait soi-disant contre une prise de pouvoir illégitime. Tout cela parce que pour une fois, quelqu’un introduisait des règles sur le dialogue et essayait de les faire respecter pendant l’exercice, pour le bien de la pensée, sans enjeu, sans intention de contrôle et sans obligation de résultats.
Or, le langage est aussi ce qui nous sert à penser, à donner du sens aux choses, aux événements et aux attitudes d’autrui. Nous nous en servons dans notre pratique comme un outil de travail sur la pensée et avons besoin à cet effet de le manipuler, d’en jouer, d’en étudier tous les reflets, tous les contours, d’en explorer toutes les significations.
Mais comment peut-on se mettre à la place d’autrui sans pour autant faire nôtres ses émotions, émotions qui contreviendraient à la neutralité requise pour le travail du praticien ? En adoptant une certaine forme d’empathie, que nous qualifions de cognitive. Il s’agit de comprendre ce que ressent et pense autrui sans pour autant résonner sur la même tonalité affective.
Nous avons tous, semble-t-il, cette capacité à ressentir en miroir les émotions d’autrui. La difficulté ici est de reconnaître les émotions sans se laisser envahir par leur puissance et de demander au sujet, au vu des symptômes, de reconnaître l’émotion dont il est le sujet et pourquoi, à son avis, il se trouve dans cet état ici et maintenant. Le simple fait de verbaliser introduit d’emblée une distance entre soi et son émotion qui permet à la pensée de « reprendre la main » et au sujet de s’interroger. Il s’agit donc d’un traitement de l’émotion principalement destiné à l’empêcher d’entraver le bon fonctionnement de la pensée, mais nous ne cherchons pas spécifiquement à faire en sorte que le sujet se sente mieux ; cela constitue une différence de taille par rapport à une pratique psychologique.
Faire taire son savoir
Quand je sais, je veux en général montrer que je sais, et je me ferme à l’observation des signes de la spécificité d’une parole singulière. Le savoir, à l’instar des gaz, a tendance à occuper le maximum d’espace à sa disposition et sert de rempart à l’engagement de l’être dans le dialogue, avec tous les risques que celui-ci comporte pour l’individu social. Garder son savoir en soi et l’oublier le temps d’un instant, résister à la tentation de jouer au bon élève qui possède la bonne réponse et la donne pour faire plaisir au maître, voilà qui demande une certaine maîtrise de soi.
En effet, celui qui sait devrait aussi bien être conscient du fait que son savoir n’est valable que sous certaines conditions, que l’on peut toujours remettre en cause, et que nombre de nos savoirs reposent en fait sur des preuves bien fragiles. Il n’est qu’à lire les plus célèbres dialogues de Platon pour voir combien il est simple de faire vaciller sur ses bases n’importe quel savoir prétendument certain ou évident. Ce qui est moins facile, en revanche, c’est de questionner comme Socrate, en faisant taire en nous-même ce savoir qui ne demande qu’à sortir pour impressionner autrui. En témoigne la difficulté qu’ont les participants à se questionner les uns les autres sans essayer d’orienter la réponse ou sans que leurs questions trahissent leur intention évidente de « placer » leurs opinons.
La question interro-négative
C’est un bon exemple d’une question qui n’en est pas une. Sous couvert de poser une question, nous incitons notre interlocuteur à valider l’opinion que nous avançons en creux. Si une personne vous demande : « Ne pensez-vous pas qu’augmenter les impôts est une erreur ? », vous pouvez lui rétorquer : « Mon avis vous intéresse-t-il ou essayez-vous simplement de me convaincre ? »
L’on touche ici à la frontière entre le dialogue rhétorique et le dialogue philosophique. Le premier a vocation à convaincre, à emporter l’adhésion, le second à trouver la vérité, à faire penser, à problématiser, à construire un raisonnement. Le problème du savoir, en effet, est que nous voulons souvent l’imposer, nous voulons même en inonder l’interlocuteur : en le distribuant, c’est nous-même que nous pensons valoriser. Mais autant le pédagogue s’assure que son élève assimile ce savoir par lui-même, voire ne fait que guider l’élève sur le chemin de sa propre connaissance, comme le fait Socrate avec l’esclave du Ménon, autant l’homme de savoir veut impressionner les esprits, briller par sa profondeur, sans se préoccuper de la transmission et de l’assimilation des connaissances par autrui.
Le Ménon
Dans le Ménon, célèbre dialogue de Platon, Socrate arrive à faire découvrir à un esclave ignorant des mathématiques comment calculer la diagonale d’un triangle rectangle uniquement en lui posant des questions. Il montre ainsi que l’esclave possédait déjà en lui le savoir que les questions de Socrate ont permis d’activer dans ce contexte de calcul géométrique.
Face à cela, nous prônons l’ignorance acquise. Il s’agit de faire momentanément taire ses connaissances sur un sujet pour le découvrir d’un œil neuf, de questionner candidement les participants en faisant comme si nous n’avions aucune opinion sur la question. Ainsi nous pouvons, débarrassé de notre savoir, mieux affronter la pensée d’autrui de l’intérieur, mieux épouser ses méandres pour en déceler les failles, les problèmes, ou en approfondir la structure. Il nous faut pénétrer le système de pensée d’autrui afin de comprendre ce qui conditionne cet être, comment sa réflexion se vectorise, les concepts qui la caractérisent le mieux, ses nœuds.
Autrui, ce miroir
Autrui est un système clos et cohérent dont il nous faut trouver la clé pour en comprendre le fonctionnement ; c’est une place forte équipée pour tenir un assaut de plusieurs jours et qu’il faut prendre à l’usure. Or, la pratique philosophique nous permet de nous arracher à nous-même et de nous regarder de l’extérieur, d’être à la fois au-dedans et au-dehors de nous-même. C’est autrui qui nous renvoie le reflet de notre mode de fonctionnement. En effet, nous sommes tellement empêtrés dans notre connaissance que nous finissons par ne plus rien voir du monde, d’autrui ou de nous-même.
Ce que nous découvrons bien vite au cours des séances, c’est la capacité de l’individu à se raconter des histoires sur lui-même, à se fabriquer son propre conte merveilleux ou sa fable noire, à procéder à la narration de soi. Or, c’est une tout autre histoire que dévoile généralement un questionnement serré – au cours d’une consultation philosophique, par exemple. L’histoire qui nous intéresse pour notre exercice est celle qui apparaît en filigrane, entre les lignes, celle des silences et des hésitations plutôt que celle des assertions, des manifestes et autres « bavardages du On », comme dirait Heidegger.
L’homme quotidien
Dans Être et Temps, Heidegger nous parle de l’homme quotidien (le Dasein, l’« être-là ») qui, dans ses discussions, se satisfait des opinions courantes et des préjugés et finit par se regarder comme il regarde autrui, comme un-parmi-les-autres-dans-le-monde-quotidien, sans aspérité, sans défaut, sans problème. Il perd tout esprit critique sur lui-même et ne se pense plus, car il ne se voit plus comme matière à penser. Le mode du « on » constitue ainsi une certaine modalité de la mauvaise foi au sens sartrien, bien que celui-ci ne l’ait pas explicitement formulé de cette manière.
C’est ce qui apparaît dans les mots tels que nous les entendons, et non tel que le sujet croit vouloir nous les dire. Il s’agit de laisser l’être exprimer sa vérité en creux, sans se laisser impressionner par les dénégations véhémentes du sujet. Plus celui-ci résiste et plus celui-là impose sa voix propre. Plus l’individu se révolte contre le procédé et plus apparaissent les conditionnements qui le structurent ; évidemment, moins il sera alors apte à les voir. Plus il veut nous imposer son savoir et plus nous lui demandons de se voir. C’est le contenant qui nous occupe, non le contenu, du moins dans un premier temps.