CHAPITRE 6

DIFFÉRENCES AVEC LA PSYCHOLOGIE

Au programme

La psychologie est un domaine très vaste dont l’auteur de ces lignes n’a pas une connaissance intime. Les différences dont nous faisons ici état nous sont apparues lors de confrontations avec des psychologues ayant assisté à nos séances ou avec des participants eux-mêmes impliqués par ailleurs dans des psychothérapies. Nous avons cru nécessaire d’écrire ce chapitre pour répondre à cette question qui revient souvent lorsque nous sommes amenés à expliquer notre pratique à des gens qui ne l’ont pas expérimentée directement. Ces questions disparaissent d’ailleurs dès que ces mêmes personnes expérimentent la pratique, ce qui prouve que les différences sont identifiables relativement aisément.

Notons que certaines pratiques psychologiques partagent avec la nôtre plus de points communs que de différences.

La vérité, pas le bien-être

La consultation philosophique est un exercice, mais elle touche à des enjeux existentiels pour l’individu, car le jeu des questions qui s’enchaînent finit toujours par « accrocher » un élément structurant de l’individu. Cet effet est d’ailleurs atteint encore plus rapidement lorsque l’on questionne le discours et l’attitude du sujet.

Cependant, notre fil conducteur reste de trouver les concepts structurants pour le sujet, et non de réduire une souffrance. Évidemment, la souffrance ou l’emportement émotionnel peuvent faire obstacle à cet exercice, et il peut être décidé de les affronter directement si le philosophe et le sujet le décident. Plus généralement, l’émotion sera identifiée comme telle et accueillie comme ce qu’elle est par le philosophe et le sujet. Mais elle ne constitue pas un problème en soi et le questionnement devra se poursuivre pour garder le fil conducteur dont le point de départ est la question initiale du sujet, et ce malgré le sentiment de malaise ou d’inconfort du sujet.

Pas le lieu de l’intime

Toutes nos consultations individuelles et collectives (ateliers) sont filmées. La vidéo constitue un outil pédagogique puissant car elle permet au sujet de revenir sur sa séance et de conscientiser des phénomènes qui étaient passés inaperçus, de repérer des tournants dans la séance qui marquent des prises de conscience importantes, pour ensuite les inscrire durablement dans l’esprit du sujet.

Certains psychologues nous accusent d’être trop violents avec les sujets, arguant que cette supposée violence puisse avoir des effets dévastateurs sur la psyché des sujets. À cela, nous répondons quatre choses :

Assez paradoxalement, on constate que cette stratégie de dénouer par la raison a un effet libérateur certain pour le sujet et peut certainement constituer une stratégie alternative pour un psychologue. Toutefois, il est évident que nous partons du postulat que le sujet est libre et autonome et capable de raison. Tout état pathologique empêchant le sujet d’avoir accès à la raison nous empêcherait de faire notre travail. Et d’un autre côté, on ne verrait pas bien pourquoi un sujet dans un tel état viendrait consulter un philosophe.

Tout se joue ici et maintenant

Dans la consultation philosophique, pas de narration de soi, pas de plongée dans le passé ou dans les rêves : l’être est entièrement présent et compréhensible par ce qu’il dit ici et maintenant. « Ce qu’il dit » inclut aussi ses attitudes, les signes corporels qui pointent vers un état émotionnel qu’il s’agira d’identifier et de conceptualiser avant de l’intégrer dans le fil conducteur du questionnement et de le mettre en rapport avec le contenu cognitif du sujet.

Les circonstances

Elles sont souvent mises en avant par le sujet, par exemple pour relativiser une attitude. S’il se prétend ouvert et qu’on le prend en « flagrant délit » de fermeture à autrui, par exemple s’il apparaît sur la défensive face à une nouvelle idée ou défiant d’autrui, à la question : « Cela est-il fréquent ou est-ce juste aujourd’hui ? », il répondra facilement : « Non, c’est exceptionnel, c’est à cause de vos questions qui sont intrusives », etc. Il prétextera donc des circonstances exceptionnelles pour justifier un comportement qui entre en contradiction directe avec son discours sur lui-même.

Le « ici et maintenant » est particulièrement important, car il permet de mettre le sujet face à ses responsabilités et de vérifier la cohérence entre un discours sur soi souvent suspect de complaisance et des comportements, expressions, attitudes qui « parlent d’eux-mêmes » pour peu que le philosophe les désignent au sujet.

Dialectique entre l’universel
et le particulier

Logique et catégorie

D’une manière générale, notre questionnement révèle des schémas universels, des silhouettes d’individus. C’est ce qu’on pourrait appeler une taille rapide et grossière, contrairement à un caractère finement ciselé. Il s’agit d’aller à l’essentiel en une heure et de traiter un problème précis apporté par le sujet. Il s’agit aussi de rester sur les règles de la logique, et donc de sortir de la « logique illogique » interne du sujet (ses comportements irrationnels, ses réactions émotives, etc.) pour le faire accéder à la raison universelle de Descartes. Pour ce faire, la conceptualisation est d’une grande aide, car elle permet de ramasser autour d’un mot unique la description longue d’un comportement, d’une action, d’un sentiment, d’un état d’âme, etc. Nous demandons ensuite au sujet d’articuler les concepts entre eux, ce qui constitue une trame pour l’être et permet de repérer facilement les oppositions.

Tricherie et honnêteté

Par exemple, un sujet admet qu’il correspond bien au schéma du tricheur. Pourtant, la suite de la consultation fait apparaître une certaine authenticité dans ses comportements, ce qui constitue un paradoxe. Celui-ci sera résolu en introduisant le concept de jeu. En étant joueur, le sujet triche avec la réalité, il simule, mais en même temps il est vrai dans le jeu, il joue le jeu pour le plaisir du jeu, sans esquiver les règles.

Or, les concepts ne sont pas des termes personnels, singuliers, ils sont nécessairement des catégories qui englobent de nombreux individus. Ainsi, par cette catégorisation, le sujet comprend que son cas n’est pas particulier mais relève d’une catégorie identifiée, ce qui a pour effet de faire diminuer l’anxiété de celui qui pense être « le seul dans ce cas ».

À l’inverse, certains sujets veulent toujours rester dans l’universel, non par souci de se lier à la raison commune et de raisonner, mais justement pour éviter que l’on n’entre dans leur cas particulier. Dans ce cas, le philosophe ne se gênera pas pour demander au sujet des exemples concrets de son expérience personnelle pour vérifier avec lui que le discours n’est pas uniquement abstrait et l’intuition vide, comme dirait Kant.

Psychologue, une autre vocation

Or, dans la psychologie, le principe de la libre narration de soi fait que le sujet va s’épancher sur lui-même et sur sa vie en donnant force détails qui le feront rester à un niveau singulier. Le psychologue n’a pas vocation à faire faire un exercice de raisonnement à son patient ni à l’obliger à rester dans le droit fil de la raison. Il est aussi là pour l’écouter, le rassurer et lui montrer une certaine empathie. Le psychologue est aussi dépourvu que le commun des mortels face à des concepts existentiels comme la solitude, la mort, le néant, la liberté, la responsabilité, l’abandon, l’amour. Or, la pratique philosophique nous permet d’articuler ces concepts dans une « dissertation de l’être », et l’histoire de la philosophie nous fournit des repères pour guider notre pensée.

C’est pour cela que nous pensons que les psychologues peuvent profiter de notre méthode pour travailler différemment avec certains de leurs patients qu’ils jugent aptes, notamment quand ceux-ci viennent avec des questions qui les désarment en tant qu’êtres humains : « Pourquoi ai-je peur de mourir, j’ai l’impression que je vais être abandonné », etc. Signalons à ce propos l’ouvrage d’Irvin D. Yalom, La Thérapie existentielle, qui cite le désarroi de ses confrères face aux questions existentielles de leurs patients.

Un individu responsable

Le sujet, en tout cas dans la théorie freudienne, est découpé en plusieurs entités indépendantes en lutte au sein d’une unité fictive qui les ramasse : moi, ça et surmoi se partagent et sont en lutte au sein de l’individu. Mais justement, parle-t-on d’individu au sens d’indivisé, puisqu’il est divisé ? Dès lors, il paraît difficile pour le sujet de se sentir responsable du moindre de ses comportements, car à quelle entité l’attribuer ?

Le thérapeute adoptant une position scientifique déterministe dans son travail clinique se trouve bientôt confronté à un sérieux problème : avec un modèle de l’homme divisé en instances interdépendantes mais en conflit, où se trouve le siège de la responsabilité ?

Yalom, La Thérapie existentielle

Dans la pratique philosophique, le sujet est entièrement et pleinement responsable de tout ce qui se passe. C’est pour cela également que le philosophe doit s’interdire de faire des interprétations abusives et de projeter ses propres craintes ou représentations en donnant une opinion. Sa seule maîtresse est la logique de l’argumentation et la cohérence entre les propos et le comportement. Il doit évidemment reconnaître les émotions et faire preuve d’empathie intellectuelle, comme nous l’avons montré dans les attitudes, plus haut, mais il doit garder la raison comme fil conducteur en toutes circonstances et ne pas s’adonner à des réactions d’emportement émotionnel, qu’elles soient positives ou négatives. Il est demandé au sujet de rendre compte de ses réponses, de ses attitudes, de résoudre les contradictions qui apparaissent dans son discours, etc. Bref, c’est un vrai travail qui est attendu de lui et non l’expression d’une souffrance, d’un problème ou d’un état d’âme.