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Pour expliquer les origines du trouble bipolaire, de nombreuses approches ont été envisagées. La cause est-elle d’ordre physique, psychologique, héréditaire? Le consensus actuel tend à favoriser toutes ces réponses à la fois. Comme c’est souvent le cas pour plusieurs maladies, tant physiques que mentales, nous sommes en présence d’une fragilité héréditaire qui risque de s’exprimer plus tôt en présence de facteurs héréditaires, psychologiques, biologiques et environnementaux.
Prenons l’exemple d’une maladie physique. Si votre père, votre grand-père et certains de vos oncles sont tous décédés dans la cinquantaine de maladie cardiaque, les risques que votre cœur affiche les même faiblesses en sont augmentés. Mais si vous ne fumez pas, si vous conservez toujours votre poids santé et faites de l’exercice physique régulièrement, vous pouvez très bien décéder à 94 ans d’une pneumonie ou de tout autre cause. Le trouble bipolaire présente certaines similitudes avec cet exemple. Comme nous le verrons, plusieurs facteurs laissent croire qu’une prédisposition héréditaire existe bel et bien. Certains autres facteurs, par exemple, la consommation de drogue, pourraient favoriser l’apparition plus hâtive de la maladie.
Pour bien comprendre l’importance de ces facteurs déclencheurs, examinons-les un à un.
La question pourrait se poser clairement en ces termes: «Si vos parents et certains membres de leurs familles respectives (vos grands-parents, tantes et oncles) souffrent de trouble bipolaire, vos risques d’en être atteint sont-ils augmentés?» La réponse est oui. Vous êtes alors sept fois plus à risque de développer un trouble bipolaire. En d’autres termes, les risques d’un individu de souffrir de trouble bipolaire 1 ou 2 sont, en général, de 1 à 6 %. Si des membres de votre famille proche en sont atteints, les risques grimpent à 7 %5. Pour les jumeaux identiques, si la maladie se déclare chez l’un des deux, l’autre court entre 45 et 75 % de risques d’être lui aussi atteint. Les recherches effectuées portent surtout sur le trouble bipolaire de type 1, mais tout porte à croire que le trouble bipolaire de type 2, les troubles mixtes et ceux qui connaissent des rythmes rapides obéissent aux mêmes probabilités. Ces études démontrent en somme deux points importants: tout d’abord, les gènes jouent très certainement un rôle dans le fait d’être ou non atteint de trouble bipolaire. Mais elles prouvent aussi que la transmission héréditaire N’EST PAS le seul facteur en cause et n’est certainement pas obligatoire.
Il semble que plus il y a de membres de générations antérieures ayant souffert de trouble bipolaire, plus la fréquence de la maladie augmente et plus elle se manifeste tôt. Voici un exemple qui tente d’illustrer ce mécanisme. Dans une famille, l’arrière-grand-père a souffert de maladie bipolaire vers l’âge de 40 ans. Parmi ses descendants, 3 en ont été atteints et leur maladie s’est déclarée en moyenne à 28 ans. Parmi les descendants de ceux-ci, il y a eu 12 membres atteints et c’est vers l’âge de 17 ans qu’ont eu lieu les premières manifestations du trouble bipolaire. Il n’y a donc pas de doute que les gènes sont impliqués dans la transmission de la maladie d’une génération à l’autre. Il n’existe pas un gène du trouble bipolaire, mais plutôt plusieurs gènes ou encore une combinaison de gènes qui favorisent une sensibilité, une fragilité accrue à la maladie.
Dans le cas de jumeaux identiques, nous savons qu’ils partagent exactement le même bagage génétique. Si les gènes étaient le seul facteur en cause, si l’un des jumeaux était atteint, l’autre le serait aussi puisqu’ils ont précisément les mêmes gènes. Or, dans 25 à 55 % des cas selon les études, l’un des jumeaux est atteint et l’autre pas6. Ce qui explique que nous sommes convaincus qu’il existe d’autres facteurs d’ordre biologique ou environnemental pour expliquer l’origine du trouble bipolaire7.
Bien sûr, s’il devenait possible d’identifier les gènes ou les combinaisons génétiques susceptibles d’augmenter la fragilité à la maladie, les avantages, mais aussi les inconvénients de cette découverte seraient à considérer. Sur le plan du diagnostic, l’identification de gènes précis apporterait un élément supplémentaire fort valable. Il n’existe présentement aucun test qui puisse assurer le thérapeute que l’individu en face de lui est sans nul doute atteint du trouble bipolaire, contrairement à plusieurs autres maladies comme le diabète où il est possible de mesurer le taux de sucre dans le sang, l’ostéoporose où il est possible de mesurer la densité osseuse. Mais comme nous l’avons vu, il est fort possible que l’identification des gènes, lorsqu’elle sera possible, puisse nous dire que tel individu possède une fragilité plus grande qu’un autre face à la maladie. Étiqueter un individu portant une fragilité au trouble bipolaire, surtout en bas âge, peut avoir un effet catastrophique sur bien des aspects pratiques de sa vie. Un tel individu trouvera-t-il un employeur pour l’embaucher? Une compagnie d’assurances acceptera-t-elle de signer un contrat? Un conjoint acceptera-t-il de partager sa vie avec lui? Il faut se rappeler que le fait de posséder tous les gènes en cause ne fera pas en sorte qu’un individu souffrira nécessairement du trouble bipolaire. Il n’aura qu’un risque accru d’en être atteint (rappelons le cas des jumeaux identiques où la maladie peut se déclarer chez l’un et pas chez l’autre). En somme, la recherche de l’identification des gènes du TBP apportera la compréhension des mécanismes de la maladie et, conséquemment, la découverte de thérapies plus précises et plus efficaces8.
Le cerveau est composé de plusieurs milliards de cellules nerveuses (appelées neurones). Ces cellules sont connectées entre elles pour partager diverses informations qui leur parviennent en partie par les sens (la vue, l’ouïe, le toucher…) et par d’autres neurones qui proviennent d’autres organes du corps (les muscles, l’estomac, le foie). Vous voyez ici un neuro ne grossi des dizaines de milliers de fois au microscope électronique. Pour faire passer l’information d’un neurone à un autre, le cerveau dispose de deux mécanismes complexes: l’électricité et la biochimie. On peut obtenir un exemple de transmission électrique du cerveau par les mesures d’un électroencéphalogramme. Il s’agit d’un test où des électrodes sont appliquées sur le cuir chevelu et mesurent l’activité électrique du cerveau. L’autre mécanisme est plus complexe. Pour que l’électricité induite par un neurone passe dans un autre, il existe un point de jonction entre les deux neurones qu’on appelle une synapse. Cette dernière sécrète, par ses vésicules synaptiques, un li quide qu’on appelle un neurotransmetteur, qui va permettre au courant du neurone A de passer dans le neurone B, qui possède des récepteurs appropriés à ce neurotransmetteur. En l’absence de ce neurotransmetteur, ou de récepteur approprié, la transmission entre neurones devient impossible. Il existe une grande quantité de neurotransmetteurs comme la dopamine, la sérotonine, l’adrénaline, la noradrénaline, l’acétylcholine. Le cerveau étant économe, il a adopté des mécanismes pour récupérer certains de ces neurotransmetteurs; ce sont les «recapteurs». Nous savons que dans les cas de troubles bipolaires, certains de ces mécanismes ne fonctionnent pas correctement. Nous le savons pour deux raisons. La première nous vient de l’expérimentation en pharmacologie.
Les études pharmacologiques évaluant l’efficacité de plusieurs types de médicaments ont permis de découvrir que trois neurotransmetteurs étaient principalement en cause: la sérotonine, la dopamine et la noradrénaline. Une déficience du premier serait présente dans la phase dépressive; une augmentation du deuxième est signalée durant la période manie; et le troisième interviendrait plus ou moins directement sur le sommeil. Et l’on sait qu’un dérèglement du sommeil est susceptible de provoquer le passage en phase de manie ou en phase dépressive. La deuxième raison indiquant les origines biologiques du trouble bipolaire nous vient de la découverte que certains neurones sont altérés, particulièrement durant la phase dépressive. Durant cette phase, des neurones situés dans la région du cerveau appelée l’hippocampe meurent. Si les phases dépressives durent longtemps ou se répètent souvent, de grandes quantités de ces neurones seront détruites, augmentant ainsi le risque de rechutes dans des états dépressifs de plus en plus sévères. La bonne nouvelle à ce stade, et nous le verrons plus en détail dans le chapitre portant sur les traitements, est que certains médicaments, notamment les antidépresseurs, le lithium, les atypiques ainsi que la sismothérapie peuvent inverser le processus.
Dans le cerveau, les neurotransmetteurs (messagers chimiques) sérotonine, noradrénaline et dopamine sont impliqués dans la dépression et sont reliés entre eux, si bien qu’ils s’influencent les uns les autres dans leurs actions sur le cerveau.
Le stress peut précipiter ou exacerber la dépression et les autres troubles de l’humeur (trouble bipolaire).
Comme la dépression, le stress chronique entraîne une atrophie ou une dégénération des neurones de l’hippocampe, une partie du cerveau dont relève entre autres la mémoire.
Le stress diminue la neurogénèse (fabrication de nouveaux neurones) et peut induire des rechutes.
Il ne s’agit pas ici de l’environnement au sens où les groupes environnementalistes l’expriment. Nous parlons du milieu dans lequel un individu naît, grandit et vit. Il s’agit d’une écologie qui sera propre à favoriser ou non l’éclosion des problèmes bipolaires. Voyons ces deux exemples.
Antoine naît dans une famille dont le père, un bipolaire non diagnostiqué, est alcoolique et la mère vogue d’une dépression majeure à l’autre. Antoine se retrouve, de fait, dans un milieu qui favorisera une éclosion précoce du trouble bipolaire chez lui. S’il réside dans cette famille dysfonctionnelle jusqu’à l’adolescence, les modèles dont il dispose lui ont inculqué que la vie est ainsi faite de hauts, de bas, de violence conjugale, de faillites, etc. Pour lui, cette suite de drames est SA normalité. On ne peut pas vivre deux fois: une fois chez des parents dysfonctionnels et une autre chez des parents modèles, Antoine ne peut donc pas connaître la différence. Sa norme vécue est constituée d’états contrastants d’euphorie dans le foyer familial entrecoupés de périodes de relâche suivies de dépression et de violence.
Dans un tel contexte, l’enfant aura tendance à trouver des moyens de se protéger. Il pourra chercher des appuis en dehors du milieu familial, dans des groupes d’amis. Il pourra un jour expérimenter une drogue quelconque, et si, par malheur, il en ressent un sentiment de force et se sent accepté du «milieu», il pourra développer une dépendance beaucoup plus rapidement qu’un autre enfant. Cette dépendance pourrait masquer un problème de trouble bipolaire.
Nous venons d’examiner la vie d’un jeune adulte, dont l’hérédité (père et mère bipolaires), la biologie et l’environnement favorisent tous ensemble (et non particulièrement un facteur plus qu’un autre) l’apparition du trouble bipolaire tôt chez cet individu.
Prenons le même individu, avec les mêmes dispositions génétiques et biologiques. À la suite d’une dispute familiale dans l’automobile, ses deux parents meurent dans un accident de la route, juste après la naissance d’Antoine. Cet orphelin d’à peine quelques jours est adopté par une famille des plus fonctionnelles qui vit dans la stabilité et l’harmonie. Ses risques génétiques et biologiques demeurent les mêmes, mais il est fort possible qu’en vivant une vie ainsi épanouie, il n’éprouve aucun besoin de toucher aux drogues durant sa jeunesse et son adolescence et qu’il entreprenne une vie aussi stable que celle qu’il a connue chez ses parents adoptifs. Mais s’il perd son emploi, ou à la suite du décès d’un proche, il se peut que ces stress éveillent en lui la maladie bipolaire restée latente jusque-là.
Ces histoires fictives illustrent les liens qui existent entre les facteurs génétiques, biologiques et environnementaux dans le développement du trouble bipolaire. Personne ne peut devenir bipolaire. On naît et, jusqu’à ce qu’on découvre une thérapie qui guérisse la maladie, on meurt bipolaire. Il est possible en modifiant l’environnement du bipolaire et sa biologie cérébrale (par les médicaments) de contrôler l’apparition et la sévérité des symptômes.
Comprendre ces trois facteurs est de toute première importance, car si on ne peut rien contre le facteur génétique, on devrait être conscient des deux autres facteurs. Il est souvent possible de contrôler l’aspect biologique en rétablissant un certain équilibre sur le plan neurologique par des médicaments appropriés. Mais il ne faudrait jamais oublier l’environnement. La psychothérapie et le suivi psychologique se révèlent très importants à cet effet. En d’autres termes, le suivi psychosocial est tout aussi important que l’assurance de la fidélité aux médicaments si l’on veut éviter les rechutes. Une partie de ce soutien peut venir d’une psychothérapie, une autre de l’entourage (parents et amis) et l’autre de la personne atteinte elle-même, consciente de ses limites et de ses risques.
En réalité, si les facteurs génétiques et biologiques n’existent pas, il n’est pas possible d’être atteint d’un trouble bipolaire. En supposant que ces deux facteurs existent chez un individu, le facteur environnemental (milieu familial, consommation de drogue, d’alcool, stress, etc.) devient prioritaire. Voici un tableau qui illustre ces mécanismes9:
Dans un monde idéal, face au trouble bipolaire:
• La génétique et l’hérédité permettraient de savoir si un individu est plus fragile.
• La médecine pourrait, par une pharmacothérapie précise, mieux contrôler les symptômes en diminuant leur fréquence et leur sévérité.
• La psychothérapie permettrait d’identifier les facteurs environnementaux susceptibles de provoquer soit un arrêt des médicaments, soit une rechute, soit les deux.
C’est le grand frein comportemental (inhibiteur) dans le cerveau. Il contrôle l’impulsivité. Il aide à réguler l’humeur, l’anxiété, l’agressivité, l’appétit, la sexualité et le sommeil. Des taux anormalement bas de sérotonine ont été retrouvés dans le cerveau de personnes suicidées et dans des comportements violents. La drogue ecstasy détruit des terminaisons nerveuses sérotoninergiques.
La noradrénaline aide à l’apprentissage, à l’attention/concentration, à la mémoire, à l’éveil et la sociabilité. Ce NT est impliqué dans les troubles attentionnels, la dépression et l’anxiété.
Contrôle le plaisir et la capacité à apprécier ce qu’on fait. Il participe également à l’attention/concentration, au mouvement et aux comportements d’exploration. C’est lui qui est impliqué dans la psychose et dans la maladie de Parkinson.
C’est lui aussi un NT inhibiteur qui calme, relaxe et réduit la fréquence cardiaque. Les médicaments benzodiazépines qui diminuent l’anxiété et aident au sommeil agissent via ce NT. C’est la cas également des techniques de relaxation.
C’est un excitateur qui stimule le cerveau et le système nerveux. Certains médicaments qui traitent la manie bloquent ce neurotransmetteur.
Ce NT sert à plusieurs fonctions physiologiques et également au contrôle des mouvements. C’est aussi le messager chimique de la mémoire. Les zones du cerveau qui utilisent le plus la choline dégénèrent dans la maladie d’Alzheimer.
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5 BAUER, M. et collab., «Collaborative care for bipolar disorder: part I. Intervention and implementation in a randomized effectiveness trial», Psychiatric services, vol. 57, no 7, 2006, p. 927-936.1.
6 GERSHON, ES. et collab., «A family study of schizoaffective bipolar I, bipolar II, unipolar and control probands», Arch Gen Psychiatry, vol. 39, 1982, p.1157-1167.
7 MÜLLER-OERLINGHAUSEN, B. et collab., «Bipolar disorder», Lancet, vol. 359, n° 9302, 19 janvier 2002, p. 241-247.
8 MAZIADE, M. et collab., «Génétique de la schizophrénie et de la maladie bipolaire», M/S:médecine sciences, vol. 19, n° 10, 2003, p. 960-966.
9 FRANK, E., Treating Bipolar Disorder: a clinician’s guide to Interpersonal Psychotherapy and Social Rythm Therapy, New York, Guilford, traduction de Bastien Ouellet, CHRG, IUSM, 2006, p. 22.