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«Pour peu que les patients soient adéquatement informés et
formés, le médicament pourrait devenir le support et le
vecteur d’une connaissance émancipatrice: celle de
l’irréductible singularité de chacun des cas de tous ceux qui
sont réputés être dans le même cas, en même temps que celle
des voies et des moyens existant pour traiter le cas de chaque
cas. Il pourrait aider le médecin à accomplir ce qui apparaît
comme sa tâche la plus précieuse: permettre au patient
d’envisager activement son cas, et de l’intégrer avec le plus de
liberté possible dans son devenir propre.»
Dominique Lecourt
Philosophe, professeur à l’Université Denis Diderot – Paris-VII
Décembre 199936
Les personnes atteintes du trouble bipolaire et leur entourage méritent tout notre respect. Elles doivent passer à travers tant de difficultés, avant même le diagnostic, vivre des périodes d’adaptation et d’essais avant de trouver les bons médicaments et finalement, elles doivent adopter un mode de vie remodelé, voire transformé. Peut-on espérer mieux pour ces personnes et pour toutes celles qui les côtoient au quotidien? Bien des espoirs sont permis.
Aujourd’hui, nous comprenons mieux la maladie bipolaire qu’il y a une vingtaine d’années à peine. Nous avons découvert le rôle de plusieurs neurotransmetteurs, ces substances chimiques qui permettent aux cellules du cerveau de communiquer entre elles.
Grâce à l’imagerie médicale (TACO cérébral, imagerie par résonance magnétique), nous savons quelles parties du cerveau sont impliquées dans différentes situations émotionnelles ou cognitives. En somme, nos connaissances ont avancé à pas de géant au cours des dernières années. Et le meilleur reste à venir. La clé se raffine et on cherche aujourd’hui au cœur même de la cellule, au niveau de ses gènes. Dans un avenir que tous espèrent le plus rapproché possible, nous serons en mesure d’évaluer avec une meilleure précision les niveaux individuels de la maladie en termes de vulnérabilité génétique et de facteurs psychosociaux environnementaux. Certaines personnes ont un bagage génétique qui les rend plus vulnérables à la maladie bipolaire, pourtant elles ne contractent jamais la maladie. D’autres, à l’inverse, n’ont qu’un parent lointain qui en est atteint et souffrent quand même du trouble bipolaire. La clé de ces relations entre les gènes et les facteurs environnementaux, en d’autres mots la part qui doit être attribuée à l’hérédité (l’inné) et celle qui provient de l’environnement (l’acquis) n’est pas encore bien comprise. Il est démontré que le stress joue un rôle important dans l’apparition de plusieurs maladies, tant mentales que physiques. Une meilleure gestion du stress pourrait-elle contribuer à éloigner les premières manifestations de la maladie? L’abus d’alcool et diverses consommations de drogues ont certes un rôle à jouer dans l’apparition du trouble bipolaire, 35 à 40 % des personnes bipolaires éprouvent des problèmes d’alcoolisme et/ou de toxicomanie. Si ces personnes n’avaient jamais commencé à consommer, auraient-elles pu éviter de développer un trouble bipolaire? Il n’existe probablement pas de réponse unique à ces questions. Une meilleure connaissance des gènes liés au trouble bipolaire permettra d’individualiser ces réponses selon les vulnérabilités de chacun.
L’évolution des connaissances en génétique permettra un jour de cibler précisément ceux qui sont les plus susceptibles d’être atteints de trouble bipolaire. Nous serons en mesure de discerner plus précocement une dépression unipolaire ou un trouble bipolaire. D’une part, les patients souffrant du trouble bipolaire ne consultent souvent qu’en phase dépressive et comme, en général, ils vivent trois fois plus de phases dépressives que de manies, ils ont tendance à être diagnostiqués comme dépressifs plutôt que bipolaires et traités de façon sous-optimale. Nous espérons l’arrivée de marqueurs biologiques, qui permettraient par une simple analyse sanguine de diagnostiquer la maladie. La découverte et l’utilisation de marqueurs génétiques permettront de prédire la réponse du patient à un traitement pharmacologique. En oncologie, par exemple, on peut déjà savoir en examinant les surfaces d’une cellule cancéreuse si elle répondra à un traitement d’antihor-monothérapie ou non, selon la présence ou l’absence de récepteurs hormonaux.
Nous pouvons constater une amélioration dans les perceptions de la maladie bipolaire par rapport à ce qu’elle était au milieu du siècle dernier. Mais la bataille est loin d’être gagnée. Certains préjugés entourant la maladie mentale en général et le trouble bipolaire persistent encore. Combien retardent indûment leur première consultation en raison de leurs propres préjugés, par peur du diagnostic ou encore par crainte du regard des autres? Combien s’isolent et ne parlent pas de leur maladie à leur employeur par crainte de perdre leur emploi ou leurs chances de promotion? Plusieurs ont malheureusement raison. Une récente étude américaine portant sur 1 000 personnes souffrant du trouble maniacodépressif montre que seulement 35 % d’entre eux ont un travail à plein temps et 20 % en occupent un à temps partiel. Certains de ces bipolaires n’occupent pas d’emploi, soit parce que leur maladie n’est pas traitée de façon optimale, soit parce que les préjugés associés à leurs capacités de performance au travail leur ont nui. La société aurait certes mieux à faire en bousculant ces tabous et en profitant de l’immense potentiel créatif et imaginatif des personnes bipolaires.
Nous sommes à même de trouver pour chacun une médication efficace. Cependant, plusieurs essais sont généralement nécessaires pour obtenir un traitement efficace et bien toléré. Une meilleure connaissance de la génétique pourra nous faire gagner temps et efficacité, diminuer les effets secondaires et permettre au patient de demeurer fidèle à son traitement.
Dans certains domaines de la médecine, beaucoup d’investissements pour assurer aux patients un encadrement optimal ont été faits. Ainsi, une personne qui a connu un problème cardiaque pourra se voir offrir une multitude de services pour l’aider à adopter un mode de vie qui la protègera d’éventuelles récidives. Elle aura à sa disposition des infirmières spécialisées qui feront un suivi de sa tension artérielle, qui vérifieront sa prise de médicaments. Elle pourra aussi obtenir des consultations auprès d’une nutritionniste pour établir une diète équilibrée et protectrice du système cardiovasculaire. Finalement, plusieurs centres spécialisés offrent des salles de conditionnement physique adaptées et des services de consultations psychologiques. Cet encadrement est efficace sur deux plans. D’abord sur le plan physique, tout est mis en œuvre pour faciliter une guérison rapide et durable, et sur le plan psychologique, le patient, devant un tel déploiement d’efforts collectifs, comprendra la nécessité d’un changement de son mode de vie et aura tendance à y participer plus facilement.
Dans le domaine de la santé mentale, nous avons encore bien du chemin à parcourir avant de pouvoir offrir un encadrement semblable, bien que les besoins se ressemblent. Les bipolaires ont besoin d’infirmières spécialisées qui assureraient un suivi. Les bénéfices d’un suivi psychologique individualisé, de réunions de groupe, de soutien aux familles sont incontestables. Toutefois, peu de patients ont accès à l’ensemble de ces services, même si des sites Internet proposent des guides pratiques de thérapie psychologique.
Plusieurs études démontrent que l’exercice a non seulement des effets antidépresseurs, mais qu’il stimule la création de nouveaux neurones dans des régions du cerveau impliquées dans la mémoire. L’exercice est donc une composante essentielle à intégrer aux traitements des troubles bipolaires.
Plusieurs chemins mènent à la guérison. Il y a 10 ans, on croyait que le nombre de neurones était fixé à vie et qu’on perdait inexorablement des neurones en vieillissant, or il n’en est rien. Selon des recherches menées chez des souris et des êtres humains, le cerveau est doté d’une capacité de réparation et de régénération. Cette plasticité cérébrale est démontrée chez l’homme dans au moins deux régions, l’hippocampe, cette zone dévolue à la mémoire, et le bulbe olfactif37 38, un relais qui traite l’information sensorielle. Bien des questions demeurent quant au rôle de ces régions cérébrales, mais de formidables possibilités voient le jour pour le traitement de maladies dégénératives telles que le Parkinson ou l’Alzheimer, ainsi que pour la dépression unipolaire ou bipolaire. En effet, la dépression, surtout si elle survient plusieurs fois dans la vie, entraîne une réduction du volume de l’hippocampe et une diminution de la neurogenèse. Il faut se rappeler que les antidépresseurs, les stabilisateurs de l’humeur, l’exercice et possiblement les oméga-3 contribuent à augmenter la neurogenèse et à réparer les dommages causés par la dépression. De nouveaux médicaments spécifiquement conçus pour stimuler cette neurogenèse dans l’hippocampe et traiter efficacement la dépression pourraient voir le jour prochainement.
Nous profitons de la tribune que constitue ce livre pour réclamer la participation de tous et chacun afin que la santé mentale puisse bénéficier des mêmes structures, des programmes similaires et des mêmes ressources multidisciplinaires que d’autres maladies. Pourvoir les centres de traitements de la maladie bipolaire de ces ressources, c’est beaucoup plus qu’un service optimisé aux patients. C’est la possibilité pour eux de retrouver des relations harmonieuses avec leurs proches, de s’intégrer efficacement et de manière durable sur marché du travail, bref, de mener une vie épanouie.
Le mot de la fin est laissé à l’auteure, médecin psychiatre, la Dre Marie-Josée Filteau:
«Lorsqu’en 1992, j’ai commencé à pratiquer la psychiatrie, je voyais toutes les pathologies liées à ma spécialité. Puis, j’eus à traiter quelques patients maniacodépressifs. Ce sont des personnes fascinantes à bien des égards. Elles illustrent les extrêmes des émotions humaines dans ce qu’il y a de plus heureux et de plus malheureux, là où l’être humain ne peut habituellement se rendre. Elles explorent, avec une imagination et une créativité qui leur sont propres, les limites de notre monde. Et lorsque arrivent les phases dépressives, elles se révèlent tellement vulnérables. Elles visitent les extrêmes de notre psyché, parfois avec un enthousiasme hors du commun, parfois avec une souffrance extrême. Ces patients sont de grands passionnés et ils nous font partager leurs rêves. Mais, lorsque leurs rêves s’éteignent, nous devenons pour un temps des porteurs de lumière.
Le bipolaire exige de moi d’être un être humain meilleur. Témoin de sa souffrance, je me dois de porter, comme un objet précieux, la flamme de l’espoir. Lui prodiguant des recommandations en vue d’obtenir une vie en bonne santé, je dois les appliquer à ma propre vie. Comment croire que les personnes avec qui nous sommes en relation nous écouteront, si notre propre mode de vie dément nos paroles?
C’est à ces femmes et à ces hommes bipolaires et à leurs proches que je dédie cet ouvrage.»
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36 LECOURT, D., «Individu et médicament», Nouv Pharm, vol. 365, n° 12, 1999, p. 488-491.
37 SANDERS, E., et H. RATEL, Pourquoi votre cerveau est unique, dossier de la revue Sciences et avenir, septembre 2007.
38 DRAGUNOW, M., et collab., «Human neuroblasts migrate to the olfactory bulb via a lateral ventricular extension», Sciences, vol. 315, n° 5816, 2 mars 2007, p. 1243-1249.