L’idolâtrie de l’économie1

Le veau d’or est vainqueur des Dieux !

Dans sa gloire dérisoire

Le monstre abject insulte aux cieux !

Il contemple, ô race étrange !

À ses pieds le genre humain

Se ruant, le fer en main,

Dans le sang et dans la fange

Où brille l’ardent métal !

 

Faust, acte II2.

Force est de constater, en effet, l’omniprésence de la métaphore religieuse dans le discours économique. Il suffit de lire les journaux ou les livres d’économie pour s’en rendre compte. Renouvelant le genre inauguré par Paul Lafargue, un pamphlet récent de Michel Piquemal, alias Kosy Libran, Le Prophète du libéralisme permet d’en donner une belle illustration3. L’économie y a tous les attributs du phénomène religieux. Nous savions déjà qu’elle avait ses églises (les banques), ses cathédrales, y compris dans le désert (les entreprises), ses prophètes, ses saints, ses prêtres (agents de change), ses fidèles (les actionnaires), ses martyrs, ses autels, ses sacrifices, ses miracles, ses sacrements (la communion, la pénitence, les mariages), son enfer. Nous apprenons qu’elle a aussi ses temples (la Bourse, les grands magasins : « Les grandes surfaces sont nos vallées de Canaan, regorgeant de produits que nous sommes libres d’acheter », p. 98), ses évangiles (de la consommation, p. 57), son credo (« La publicité est notre credo », p. 55), ses prières, (« Que la volonté du Marché soit faite, sur la terre comme au ciel ! » p. 68 ou « Allez en paix ! Que Dieu bénisse le Marché. Et souvenez-vous de mes paroles qui ouvrent les portes évangéliques d’une ère nouvelle », p. 103), son catéchisme, ses dogmes, ses tables de la Loi (« la loi du Seigneur », « les dures lois de la libre concurrence », « La loi naturelle du Marché, une loi céleste au même titre que la gravitation universelle », p. 35), ses fêtes d’obligation (« Qui oserait ne pas sanctifier les dates sacrées, images mêmes du bonheur que sont Noël, la Saint-Valentin, le 1er mai, les soldes d’hiver et d’été ou la fête des Mères ? », p. 58.), ses mystères, ses paradis (surtout fiscaux : « Nous ne connaissons de paradis que fiscaux ! », p. 96), ses péchés (« Ne pas consommer, ne pas faire de placements est péché », p. 21), etc.

J’ai moi-même maintes fois parlé, avec beaucoup d’autres décroissants (Jean Gadrey, par exemple), d’une religion de l’économie ou d’une « religion de la croissance ». François Flahaut lui-même parle ainsi de « l’orthodoxie économique dont les États-Unis constituent, en quelque sorte, le Vatican4 ». Certes, cette utilisation est d’abord métaphorique ; or, comparaison n’est pas raison, et la métaphore n’implique pas l’identité. Pourtant, son insistance, sa diffusion, sa pertinence au regard des pratiques de nos contemporains sont troublantes. Dans le même temps, il faut reconnaître que règne une certaine confusion : Est-ce l’argent, est-ce le marché, est-ce la croissance qui remplacerait Dieu ? Ou bien y a-t-il plusieurs dieux ? Ses victimes, ses sacrificiés, ses martyrs, sont-ce les patrons en difficulté, les rentiers en période d’inflation, les salariés en tout temps ou les licenciés au chômage ? Un certain flou est inéliminable, parce que cette énergie qui serait la source du sacré s’investit dans les formes les plus diverses.

Du veau d’or à l’idolâtrie du marché

« Il (l’argent) est l’Alpha et l’Oméga, le Seul et l’Unique. Il est celui qui est, sans commencement ni fin, le Divin Incréé… », lit-on dans l’ouvrage de Libran5. Ce culte de la richesse n’est pas nouveau, mais bien ancestral. On le trouverait déjà sous des formes archaïques avant l’invention de la monnaie frappée proprement dite (VIIe siècle av. J.-C.), avec certains biens précieux considérés comme paléo-monétaires. Cette adoration qui remonterait donc à la nuit des temps a été rapidement stigmatisée comme une pratique antagonique de la vraie religion et/ou du lien social. Toutefois, en se répandant à l’époque moderne à l’ensemble de la vie profane, cette « idolâtrie » s’est trouvée non seulement exonérée de l’antique malédiction, mais elle a bénéficié d’une sanctification. « Antireligion » et religion entretiennent souvent d’étranges complicités facilitant le glissement de l’une à l’autre.

Le veau d’or est toujours debout !

Quoique maudit, l’argent possède également certains attributs du religieux. Le culte de Mammon, cette personnification biblique de la richesse divinisée, est plus ou moins satanique et, par cela même, lié au sacré. Avant l’invasion de la métaphore religieuse en économie, il y avait une invasion paradoxale de la métaphore économique dans le religieux, en particulier dans les religions de la dette et du rachat. Il fallait payer pour rédimer ses péchés. Les livres saints des principales religions (le Lévitique, en particulier) sont pleins de tarifications et de marchandages religieux.

Toute la sphère religieuse et juridico-sociale antique, en effet, est régie par des rapports d’échange déterminés. Souvent la règle est cette justice corrective de Rhadamante : « Subir ce qu’on a fait aux autres sera une justice équitable6. » C’est bien le talion biblique, qui s’énonce ainsi : « Vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie7. » La chose économique, à travers la signification imaginaire sociale de l’équi-valence, travaille tous les codes « primitifs ». Les tarifs d’échange sont gradués de façon complexe suivant le statut social. Ainsi, dans les échanges avec la divinité, le prix sera d’autant plus lourd qu’on occupe un rang élevé. Le péché du grand prêtre ne sera lavé que par le sacrifice d’un taureau, celui du chef par un bouc, celui d’un riche particulier par une chèvre ou un agneau, tandis que pour le pauvre deux tourterelles ou deux pigeons suffiront8. L’étalon semble ici être la quantité de sang qui lave le péché ou le volume de fumée du sacrifice qui monte aux narines de Yahvé. Que ce soit dans les échanges avec les dieux (codes religieux) ou avec la cité (codes juridiques), on rencontre des systèmes de « prix ». Ces systèmes de tarification tendent ultimement à se monétariser, c’est-à-dire à s’exprimer dans un étalon unique des échanges facile à manier. Le wergeld germanique réalise ainsi un système complet de pénalités hiérarchisées en fonction du statut des parties et tarifé en argent. Ces « prix » du sang, ce pretium doloris, précèdent historiquement l’introduction du numéraire et de l’échange commercial. La foi, la croyance ont donc partie liée avec la créance et le crédit, et réciproquement. C’est la trace d’une plus ancienne proximité entre le précieux (ce qui est apprécié et appréciable, mais par qui et pour quoi ?) et le sacré/surnaturel. Religion et économie participent d’un même circuit énergétique inconscient de la valeur.

Dans toutes les sociétés dites primitives qui connaissent des phénomènes paléomonétaires, les « biens précieux », les objets « cérémoniels » – colliers soulava ou bracelets mwari de la kula des îles Trobriand, cuivres blasonnés du potlatch de la Colombie-Britannique, wampums des Indiens des plaines, etc. – sont considérés comme des symboles incontestés de vie et de pouvoir. Ils sont recherchés par tous et leur possession est considérée comme bonne9. Faut-il rappeler les belles pages de Bronislaw Malinowski où il raconte comment les mourants des îles Trobriand aimaient à contempler les objets de la kula comme ultime consolation10 ? Ainsi, chez les Achuars de l’Amazonie, plus connus sous le nom de Jivaros comme collectionneurs de têtes savamment réduites, « le désir d’avoir des têtes est comme celui des Blancs pour l’or », reconnaissent-ils eux-mêmes11. Leurs chamans peuvent dans une certaine mesure accumuler de la puissance et en contrôler la circulation en se procurant des « esprits serviteurs » grâce aux cristaux de quartz où ceux-ci peuvent se trouver enfermés, ce qui économise les meurtres. Tout naturellement, les Achuars ont conclu que l’équivalent espagnol de leurs chamans était les banquiers12 ! Seulement ces banquiers-là, qui ont le même pouvoir que les nôtres d’accorder des « crédits », loin d’être maudits, sont honorés et respectés par tous comme des bienfaiteurs de l’humanité.

La « monnaie » archaïque, au moins, autant désirée que la nôtre, ne semble cependant pas stigmatisée d’un opprobre quelconque. Il est vrai que son pouvoir pour être considérable n’est pas marchand. Les paléomonnaies ont peu d’influence sur la production, l’échange et la consommation des produits de survie. Leur accumulation n’est pas illimitée et elle ne peut servir ni à l’usure, ni à l’exploitation massive de la force de travail.

Réciproquement, le désir du capitaliste n’est-il pas comme celui de l’Achuar d’accaparer des têtes, des vies, du plus-être ? Là est peut-être le secret de l’obsession de croissance, à la fois nécessité et désir. Nécessité car, pour rembourser les dettes de vie, il faut couper toujours plus de têtes et il le faut d’autant plus qu’il s’agit d’en garder le plus possible pour soi. Cela nous condamne à l’enfer de l’anatocisme et du surendettement. « La relation de crédit, remarque avec pertinence Rolf Steppacher, crée l’obligation de rembourser la dette avec intérêts, et donc de produire plus qu’on a reçu. Le remboursement avec intérêts introduit la nécessité de la croissance ainsi que toute une série d’obligations correspondantes. Il convient tout d’abord d’être solvable afin de rembourser le crédit selon une temporalité définie ; il faut ensuite produire, de façon en principe exponentielle, afin de payer les intérêts de la dette et donc évaluer nécessairement toutes les activités afférentes en faisant une analyse de type coût-bénéfice. […] Ce sont ces exigences combinées qui “obligent” à croître indéfiniment13. » Willem Hoogendijk voit, non sans raison, dans ce mécanisme, la source de la compulsion à la croissance. Colonisée par la logique financière, l’économie est comme un géant déséquilibré qui ne reste debout que grâce à une course perpétuelle, écrasant tout sur son passage14.

L’apothéose de la croissance

Comment ce mécanisme infernal a-t-il pu être sanctifié ? Certes, toutes les sociétés humaines ont voué un culte à la croissance, mais seul l’Occident moderne en a fait sa religion. Comment expliquer ce paradoxe ? La croissance désigne d’abord un phénomène naturel : la transformation des animaux – et des humains – en taille, en volume ou en poids, comme la pousse des plantes et des arbres. Le cycle biologique de la naissance, du développement, de la maturation, du déclin et de la mort des organismes et leur reproduction sont la condition de la survie de l’espèce humaine qui doit se métaboliser avec son environnement végétal et animal.

Que les hommes aient célébré les forces cosmiques censées assurer leur bien-être est une forme symbolique de la reconnaissance de cette interdépendance et de notre dette à leur égard. Égorger un agneau et le manger en commun en l’honneur du renouveau du printemps est un rituel qui renforce le lien social et symbolise l’alliance entre les hommes, les plantes et les animaux. Une sorte d’œconomie anthropocosmique se met ainsi en place avec son versant réel, le prélèvement des ressources, leur transformation, leur consommation et la restitution des restes, et son versant symbolique, la représentation du cycle sous forme d’une alliance avec échange, réciprocité entre les hommes et la nature. D’une indifférenciation primitive, on passe progressivement à la spécialisation et à l’opposition de deux champs, celui du sacré et celui du profane. Chacun des champs se développe en empruntant à l’autre certaines de ses formes : l’analogie et la métaphore sont constantes. Une économie du religieux se développe symétriquement à une religion de l’économie. Les symboles deviennent des fétiches plus réels que le réel qui finissent par s’imposer dans la pratique puis par asservir l’humanité. Les temples sont les premières banques en attendant que les banques deviennent les derniers temples… Il reste une trace troublante de ce concubinage entre l’argent et le sacré avec la formule imprimée sur le billet vert : « In God We trust ».

Mais, quand la distance entre le symbolique et le réel disparaît, surgit le problème d’une pathologie du sacré. Les symboles, comme les biens précieux représentant la force cosmique (coquillages, plumes, or, argent, billet vert…) sont pris pour ce qu’ils représentent. Ils doivent alors croître comme les organismes naturels qu’ils symbolisent puisqu’ils ont franchi la barrière des règnes et des espèces et sont passés du côté du vivant. Les aborigènes de Mélanésie déjà calculent le taux d’intérêt en fonction de la croissance des défenses des cochons sacrés. Le produit du capital argent, résultat d’une astuce ou d’une tromperie marchande, et le plus souvent d’une exploitation de la force des travailleurs, est assimilé au regain des plantes. L’organisme économique, c’est-à-dire l’organisation de la survie de la société, non plus en symbiose avec la nature mais désormais en l’exploitant sans pitié, doit croître comme doit croître son fétiche, le capital. La reproduction du capital/économie, organisme immortel, fusionne à la fois la fécondité et le regain, le taux d’intérêt et le taux de croissance. Il convient donc d’éclairer cette malédiction de la richesse qui a longtemps hanté la civilisation occidentale.

On connaît la fameuse réplique de l’empereur Vespasien à son fils Titus lui reprochant d’établir un impôt sur ce produit impur et nauséabond qu’est l’urine humaine, utilisée à Rome par les foulons : l’argent quant à lui ne pue pas ! (pecunia non olet). Il est vrai que les relents d’ammoniac ne se retrouvent plus dans les bonnes espèces sonnantes et trébuchantes et les beaux deniers récoltés par le fisc, pas plus que le sang des esclaves n’entachait les brillants écus entassés par les patrons négriers de Bordeaux ou de Nantes, non plus que la sueur des ouvrières à la chaîne des usines délocalisées dans le Sud-Est asiatique ne suinte de la monnaie de banque accumulée sur les comptes des P-DG de Nike ou d’Adidas. Là réside d’ailleurs la merveilleuse alchimie de « l’équivalent général » ; la souffrance et l’injustice ne transparaissent pas dans l’éclat brillant de l’or des Amériques et moins encore dans la monnaie électronique. Et pourtant ! Comme pour les mains de lady Macbeth, tous les parfums de l’Arabie arriveront-ils jamais à faire disparaître l’odeur du sang qui émane du cash ?

Le numéraire, neutre, anonyme, incolore, inodore et sans saveur des économistes ne peut échapper à une incroyable exubérance de « projections » de la part des peuples. La « glaise maudite » de Shakespeare se décline de mille façons plus imagées les unes que les autres15 : le fric, le flouse, les fafs, l’oseille, les radis, les ronds, le pèse, le grain, le blé, le beurre, la braise, le grisbi16… La couleur de notre argent passe par toutes les nuances de l’arc-en-ciel : du « bel et bon argent » que l’on donne, à l’argent sale de la corruption, en passant par le rouge sang des deniers de Judas et le noir des trafics douteux. Cette malédiction s’est d’abord étendue à l’usure (le commerce de l’argent et le prêt à intérêt), puis au commerce et à l’activité économique en général avec Aristote, reprise par saint Thomas et prolongée dans la tradition catholique presque jusqu’à nos jours, sous des formes toujours plus atténuées cependant.

On sait que, pour embryonnaire que soit à son époque l’activité économique, le Stagirite condamne sous le nom de chrématistique ce qui en constitue l’essence pour nous, c’est-à-dire la recherche du profit grâce aux relations marchandes et au travers de celles-ci. Le rapport d’échange naturel M-A-M (marchandise-argent-marchandise), vendre ses surplus pour acheter ce dont on a besoin, se corrompt en rapport marchand, A-M-A, acheter le moins cher possible pour revendre le plus cher possible et gagner de l’argent grâce à l’intermédiation du commerce. Ce renversement lui paraît éminemment condamnable, non seulement parce que antinaturel, mais plus encore parce que anticivique. Faire de l’argent avec de l’argent, directement par l’usure ou indirectement par l’échange, n’est pas seulement contraire à la fécondité des espèces, il s’agit en recherchant son bien propre d’un objectif inconciliable avec la poursuite du bien commun. Inéluctablement, en faisant commerce de denrées pour gagner de l’argent, on est détourné de la recherche du bien public qui doit être la principale préoccupation du citoyen. Surtout, on est poussé à tromper le fournisseur et le client sur la qualité ou la valeur des biens, à profiter le cas échéant de leurs faiblesses et de leurs besoins, et donc à aller à l’encontre de la philia, cette « amitié » politique qui doit régner entre membres d’une même cité et qui en constitue le ciment. Un monde de gagnants (et de perdants…) n’est pas compatible avec la citoyenneté telle que l’entendaient les Anciens, et moins encore avec l’isonomia (l’égalité) et bien entendu la justice. Pour l’ancienne théologie catholique, qui reprend et adapte l’héritage aristotélicien, faire de l’argent avec de l’argent est purement et simplement un péché.

La neutralisation de la malédiction

La sanctification de l’économie suppose donc un aggiornamento de la doctrine de l’Église et que soit levée l’antique malédiction sur l’argent. Les sociétés modernes sont donc confrontées au défi de la coexistence des rapports marchands et de la justice ; cela implique toute une révolution car, sans se confondre avec elles, la religion est liée à l’éthique, à la morale et à la justice. La neutralisation de la malédiction s’est faite, comme on sait, pour l’essentiel, avec la laïcisation des valeurs protestantes et le développement de l’utilitarisme. Selon l’analyse bien connue de Max Weber, le décollage de l’économie occidentale résulterait de la généralisation d’une éthique, celle du travail et de l’esprit d’entreprise, faite de scrupuleuse honnêteté, de goût de l’effort, de rectitude, de ponctualité, de renonciation aux plaisirs des sens et d’esprit d’épargne17. L’accumulation matérielle illimitée serait le témoignage sensible de l’accumulation des mérites et la preuve incontestable de la bénédiction divine. « C’est au profit de la certitude du salut, note Ernst Troeltsch, théologien protestant ami de Weber, que chez Luther, Calvin, Zwingli, avec la même priorité et la même nécessité, la doctrine de la prédestination est devenue la doctrine essentielle du protestantisme. […] Le prédestiné, poursuit-il, se perçoit comme maître du monde qui est appelé, soutenu par la puissance divine, à intervenir pour la gloire de Dieu dans le monde afin de le transformer. […] Dans la mesure où le calvinisme, conclut-il, a voulu appliquer au domaine de la production capitaliste, qu’il avait tolérée, son esprit de zèle méthodique et permanent, il a, en particulier, contribué de manière décisive à l’émergence de la mentalité capitaliste prisant le travail pour le travail18. » La voie était ouverte à une sanctification de l’utilitarisme vulgaire, soutenue par une foi sans faille dans l’harmonie naturelle des intérêts.

Pour comprendre l’étonnant privilège d’extra-moralité de l’économie (et, en même temps, le paradoxe de sa « béatification »), il faut faire retour sur le moment où se mettent en place les conditions de l’institution du savoir économique comme science. Avec Adam Smith, il s’est produit, à la suite du jansénisme et du piétisme augustinien dans le rapport de la morale avec la théorie économique, un renversement comparable à celui qui s’était produit un ou deux siècles auparavant entre protestantisme et capitalisme19. La justice dans l’échange et le commerce se trouve en même temps affirmée et évacuée. Dès lors, l’efficience du réel est rationnelle et juste. Les économistes, quant à eux, ont fort bien retenu la leçon.

En devenant la science de la valeur objectivée, l’économie liquide toute préoccupation éthique. Puisque toute valeur a un prix et que seul ce qui est marchand mérite considération, il n’y a plus de valeurs que celles qui sont susceptibles d’être cotées en Bourse. Ils ajoutent même effrontément une apologétique de l’ordre naturel des choses qu’aucun théologien n’aurait osé pousser aussi loin. Le destin de l’utilitarisme est de ce point de vue révélateur. À le prendre au sérieux, il s’agit d’une morale proprement sacrificielle, terriblement exigeante. Le plus grand bonheur du plus grand nombre implique, en effet, que la collectivité passe avant l’individu et, qu’à l’occasion, le « petit nombre » soit sacrifié au plus grand. Toutefois, au sens vulgaire qui s’est diffusé le plus largement, celui d’une « morale » de l’intérêt, il répand l’idée que je suis seul juge de mes plaisirs et que je ne dois pas avoir de scrupules à les maximiser. Il fait de l’égoïsme le principe même de la vie sociale. Il justifie ainsi une sorte de « loi de la jungle », justement sans foi ni loi, qui est le contraire de ce qui traditionnellement était considéré comme la vie morale et qui trouvera son aboutissement naturel avec le darwinisme social. Adam Smith et toute la « science économique » ultérieure se porteront garants qu’en conséquence tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ! Bentham en conclura qu’il suffit d’appeler vertus ce qu’on appelait auparavant vices, pour que la morale s’y retrouve. C’est bien ce que tenta d’imposer Berlusconi en son temps, avec la bénédiction du Vatican, mais sans réussir à convaincre totalement les « honnêtes » gens.

L’État-nation de la modernité à la différence de la cité antique a bien intégré l’hubris, la démesure, de l’argent/capital. La liberté et l’égalité formelles des citoyens permettent l’accumulation automatique illimitée du capital que Marx compare fort justement au dieu hindou, Jaggernaut ou Jagannath, dont le char écrase les fidèles. Seulement, à la différence des organisations traditionnelles qui reposaient sur un équilibre statique et une suspension du temps ou un temps circulaire, l’État-nation moderne fonctionne grâce à une dynamique d’accumulation illimitée de valeur avec consommation non moins infinie d’énergie. Son équilibre est toujours instable et la crise finit par être une situation permanente.

Toutefois, la vie économique impose à tous et à chacun une longue suite de sacrifices. Les contraintes et les obligations de toute nature sont permanentes. L’efficience est une divinité exigeante qui réclame toutes les énergies, celles des ouvriers comme celles des patrons, et plus encore celle des traders. Le crédit des banques, des entreprises et des marchands, comme celui des États, repose sur la confiance. Bien qu’impossibles à intégrer dans les contrats, la fidélité, le devoir, la probité sont indispensables au bon fonctionnement des affaires.

Le philosophe italien Emiliano Bazzanella insiste justement sur le côté sacrificiel de l’économie : « De mon point de vue, précise-t-il, les principales dynamiques de sens du capitalisme tardif sont comprises dans la consommation entendue comme ritualisation exaspérée et diffuse du fondement victimaire des cultures antiques20. » Passant en revue les objets cultes de la société de consommation, du 4 X 4 à la télécommande, il les analyse comme « rites victimaires » en s’appuyant sur l’analyse de René Girard. C’est ainsi qu’il écrit à propos de l’iPad : « Steve Jobs est le nouveau prêtre de cette communauté, et la consommation rituelle de l’iPad est l’Eucharistie toujours répétée de la consommation : l’iPad en somme, ou plus généralement le monde-Mac, nous montre de façon évidente qu’il ne s’agit pas tant d’un phénomène de marché ou plus profondément, d’un mécanisme sociologique de conformisme. Si nous voulons vraiment caractériser philosophiquement l’iPad, nous devons dire que nous nous trouvons devant quelque chose de semblable à la religion avec tous ses aspects : l’être-inclus dans un monde protecteur, participer ensemble à une même communauté, se différencier de l’extérieur, la répétition obsessionnelle des rites qui établissent et rendent réelles les frontières de ce même monde21. » Dès lors, le culte maudit de l’argent peut devenir la nouvelle religion officielle du profit.

L’idolâtrie économique

Si l’argent est devenu la divinité par excellence, son caractère divin ne peut pas ne pas rejaillir sur l’ensemble de l’économie quand celle-ci se développe. Du coup, le Marché aussi est divin, comme le proclame Dany-Robert Dufour22 ; mais la croissance et le développement ne seront pas moins hypostasiés. La colonisation de l’imaginaire par l’économique, c’est aussi le fait que nous considérions l’économie comme une fonction fondamentale qui assure l’humanité de l’homme. Pour l’élite planétaire, la foi dans l’idéologie libérale, remarque incidemment Edward Luttwak, constitue une véritable religion. La disparition du monde commun qui pour Hannah Arendt caractérise la crise de la modernité est incontestable mais doit être nuancée. Ce désenchantement du monde a été bien analysé par Max Weber. Certes, il y a perte des repères éthiques et de la moralité ancienne, mais la « banalité du mal » n’en repose pas moins sur un « immonde » largement partagé… Ainsi que le souligne Zygmunt Bauman, il existe bien un « monde commun » dans la société mondialisée, c’est la pensée unique. Achille Rossi, curé italien très engagé dans la critique de l’économie de marché, l’explicite précisément comme « mythe », entendu comme ce à quoi nous croyons sans en être conscients et qui définit pour nous les limites de la réalité23. « Ce serait même un comble, note de son côté Dany-Robert Dufour, de se croire libre de tout dieu au moment même où il n’y en a jamais eu de plus puissant24 ! »

L’Église catholique, de son côté, a fini par sanctifier l’économie, la croissance et le développement. Toutefois, la tentative de fusion entre Jésus-Christ et Mammon, entre vrais et faux dieux, que certaines sectes néopentecôtistes en Afrique et en Amérique du Sud poussent à l’extrême, ne va pas sans poser de problème25. La religion de l’économie laisse une grande insatisfaction. La loi de la jungle, la guerre économique généralisée, même baptisée ordre naturel, en dépit de toutes les démonstrations des grands prêtres de l’économie ne convainc pas totalement. Il reste un grand vide que l’on tente de combler en réinjectant un supplément d’âme (religieuse, éthique, humanitaire) qui fait appel à la tradition. Il en va ainsi du capitalisme compassionnel de G. W. Bush, de l’éthique d’entreprise, des innombrables formes de moralisation de l’économie, de l’économie de communion à l’économie solidaire. Cependant, malgré tous les efforts déployés dans cette conjuration, comme nul ne peut servir deux maîtres, ces tentatives échouent plus ou moins rapidement.

L’imaginaire religieux de la modernité : la foire aux idoles

La société moderne, qui devait s’auto-instituer sans recourir à un garant métasocial et rompre ainsi avec l’hétéronomie traditionnelle, s’invente paradoxalement les contraintes les plus fortes et les projette dans une invraisemblable « nature des choses » : la main invisible du marché et la loi du progrès. Au lieu de déboucher sur une véritable démocratie autonome d’hommes libres, elle se soumet à la dictature des marchés financiers et aux oukases d’une technoscience sans principes. Ce paradoxe est, bien sûr, inhérent aux Lumières elles-mêmes. Celles-ci prétendaient démystifier les idoles. Et effectivement, elles ont détruit la tradition, les préjugés anciens et les anciens dieux. Toutefois, elles l’ont fait au nom de nouvelles divinités encore plus puissantes et plus tyranniques : la Rationalité, le Progrès, la Science, la Technique, le Développement et la Croissance économique. Ces idoles sont l’objet d’un culte, d’une dévotion et d’une sacralisation inouïs. Les victimes qui sont offertes en sacrifice à ces faux dieux sont innombrables. Ce changement résulte d’une colonisation profonde de l’imaginaire par l’économique appuyée par une véritable théologie du Progrès.

La colonisation de l’imaginaire

« Quand on a un marteau dans la tête, disait Mark Twain, on a tendance à voir tous les problèmes sous la forme de clous. » Les Modernes ont incontestablement un marteau dans la tête, c’est l’économie et, du coup, tous les problèmes sont vus comme économiques. Cette domination-colonisation de l’imaginaire est très forte et il est non seulement quasi impossible de s’en libérer, mais très difficile d’en prendre la mesure. Et pourtant, elle est récente dans l’histoire et exceptionnelle dans l’espace. Elle ne remonte pas pour l’essentiel avant le XVIIIe siècle et concerne presque exclusivement l’Occident. Un bon témoignage en est fourni par la lecture d’un passage de Fustel de Coulanges, précurseur de la sociologie des religions et de Marcel Mauss, tiré de son livre La Cité antique. « En temps de paix et en temps de guerre, écrit-il à propos de Rome, la religion intervenait dans tous les actes. Elle était partout présente, elle enveloppait l’homme. L’âme, le corps, la vie privée, la vie publique, les repas, les fêtes, les assemblées, les tribunaux, les combats, tout était sous l’empire de cette religion de la cité. Elle réglait toutes les actions de l’homme, disposait de tous les instants de sa vie, fixait toutes ses habitudes. Elle gouvernait l’être humain avec une autorité si absolue qu’il ne restait rien qui fût en dehors d’elle26. » Il suffit de remplacer religion par économie et de mettre les verbes au présent pour avoir une parfaite description de la situation actuelle.

L’économique, pour ses adeptes, est non seulement une réalité essentielle et l’économicisation du monde, un mouvement inéluctable et irréversible, mais tout cela est finalement souhaitable et bon.

Pour le croyant en la modernité, l’économie, le progrès, la croissance et le développement, comme le calcul, le marché et la rationalité, voire le capitalisme sont fondés en nature. Pour les colonisateurs et les experts en développement, véritables missionnaires de cet évangile, l’économie, la monnaie, le marché, le calcul rationnel sont bien présents partout, au moins à l’état d’embryon. Il s’agit de les faire venir à maturité (ce qui est d’ailleurs la signification première du mot développement), et ils rendront témoignage de leur implantation dans les pays du Sud, au point qu’il deviendra toujours plus difficile de trouver trace de la différence des cultures. Lorsque le monde entier aura intégré l’économique dans sa pratique quotidienne, l’existence d’un autre univers ne survivra plus que comme figure dépassée sans aucune légitimité.

Si l’économie est bonne, sa croissance est encore meilleure, et avec le développement on atteint quasiment l’apothéose… Le culte de la croissance/développement représente ainsi l’achèvement de la colonisation de l’imaginaire. Autrement dit, en passant d’une activité moralement saine à son élargissement et à son accroissement continu, on gravit de nouveaux échelons dans l’échelle du Bien. Dans la vision moderniste, le mal ne peut pas atteindre le développement économique pour l’excellente raison que le développement imaginaire est l’incarnation même du bien. Parler d’un « bon » développement c’est commettre un pléonasme parce que, par définition, développement signifie « bonne » croissance, parce que la croissance, elle aussi, est un bien et qu’aucune force du mal ne peut prévaloir contre elle.

Même si, pour certains esprits pointilleux, pervertis par des rémanences de la scolastique sur le juste prix ou sur la prohibition du prêt à intérêt, l’économie ne peut être jugée intrinsèquement morale, elle n’en est pas moins la condition de la vie morale car elle permet aux hommes de s’affranchir d’une situation infrahumaine. L’Église catholique, si longtemps réticente, sous l’influence de sa tradition thomiste, à abandonner ses réserves sur la moralité des affaires a fini par désarmer presque totalement. Le développement, dira l’encyclique de Paul VI, Populorum progressio (1967), est le nouveau nom de la paix. Avec Caritas in veritate de Benoît XVI (2009), l’économie de marché elle-même n’est plus condamnée dans son principe.

Le développement, en étant promesse de bien-être pour tous, incorpore ainsi, en lui-même, la justice sociale et renouvelle la moralité de l’économie. Il a constitué la plus puissante idéologie de légitimation des sociétés modernes et a fonctionné et fonctionne comme telle dans les nouveaux États issus de la décolonisation (particulièrement en Afrique).

Ce qui fait de la croissance économique un bien indiscutable aux yeux de la « morale ambiante », cette sorte de pandémonium des valeurs héritées par l’Occident au cours de sa longue histoire, c’est qu’elle est le résultat d’un comportement lui aussi « moral ». Le principe utilitariste de justice que l’on retrouve dans cette morale dominante pose d’emblée : est juste premièrement ce qui maximise le PIB (produit intérieur brut).

En assurant le triomphe de l’économie, voire son règne exclusif dans une « omnimarchandisation » intégrale du monde, la globalisation prend le relais de l’idéologie développementiste, décrédibilisée par les échecs répétés des projets et expériences de développement volontaristes. Elle réaliserait le bien commun, rendant la morale autonome quasi caduque ou la limitant au mieux à la clairvoyance sur les intérêts égoïstes. L’efficience bien comprise devient le meilleur garant du bien et de la justice.

La métaphysique du progrès

Dans la mise en place de la modernité, le Progrès se révèle une machine de guerre très efficace d’une fraction de la société contre le pouvoir et la domination d’une autre fraction. C’est essentiellement contre la religion dont il prend la suite qu’il prouve son efficacité. Il s’avère alors la plus prodigieuse construction symbolique inventée par le génie humain pour justifier la souffrance qu’une partie de l’humanité inflige à l’autre.

Le culte du progrès est l’alchimie qui permet de passer de « la religion de la sortie de la religion » – suivant la formule de Marcel Gauchet à propos du christianisme –, à la religion de l’économie27. Le progrès est en effet l’antichambre de la science, de la technique et le fourrier du développement. Au vrai, le progrès touche à tout ce qui constitue la modernité et, dans le monde moderne, tout touche au Progrès. C’est un sujet/objet incontournable. « Le progrès, c’est là votre chimère, écrit Arthur Schopenhauer, il est le rêve du XIXe siècle comme la résurrection des morts était celui du Xe, chaque âge a le sien. » Le Progrès aussi est une divinité ou une idole, objet d’une religion avec son dogme, sa doctrine, son culte, ses sacrifices et ses victimes sur l’autel, ses apôtres, ses hymnes. Bref, on y retrouve tous les éléments qui constituent le domaine du religieux et du sacré28.

Selon Pierre Leroux, Francis Bacon fut « l’apôtre idéaliste de la perfectibilité sous le rapport du monde extérieur, et le vrai théologien de la science de la nature29 ». Pour une certaine théologie protestante, le progrès était même la suite terrestre de la Rédemption. Rejeter la croyance en l’amélioration possible et réelle des choses du monde est une forme d’impiété et d’incroyance. Le progrès devient alors un article de foi. Suivant les mots célèbres de Pasteur, l’humanité ira dans « les temples de l’avenir et du bien-être » que seraient les laboratoires pour y apprendre « à lire dans les œuvres de la nature, œuvres de progrès et d’harmonie universelle30 ». Comme le montre abondamment Jacques Ellul, la technique bénéficie, avec le « bluff technologique », de la même apothéose.

Le progrès, comme l’existence de Dieu, est prouvé de nombreuses façons : on le constate dans le spectacle du monde, on le déduit de son concept même, et son existence observée découle aussi de son essence. Ainsi, son existence prouve qu’il existe comme essence, et son essence est la preuve irréfutable de son existence. De plus, il est nécessaire (ce n’est pas seulement un accident…). Dans son concept, il est la perfection à un point tel que l’existence est une de ses moindres qualités et un de ses premiers attributs. C’est tout simplement la preuve ontologique de l’existence de Dieu de saint Anselme. Pour Jules Delvaille, la bonté du progrès résulte d’une certaine façon de sa définition même. « L’idée de progrès, dit-il, implique l’idée de mieux et par conséquent celle de bien31. »

Enfin, le progrès est bon parce qu’il est utile et, d’une certaine façon, il est utile parce que bon ! Fontenelle n’hésite pas à le dire : « Il y a donc et il y aura Progrès. Cette idée ne serait-elle qu’une illusion, une “idée fausse”, ce serait toujours une illusion utile, propre à accélérer l’activité humaine. [Or] il faut qu’en toutes choses les hommes se proposent un point de perfection au-delà même de leur portée. Ils ne se mettraient jamais en chemin s’ils croyaient n’arriver qu’où ils arrivent effectivement ; il faut qu’ils aient devant les yeux un terme imaginaire qui les anime… on perdrait courage si on n’était pas soutenu par des idées fausses32. » On croit entendre les voltairiens cyniques parlant de la religion ! L’autoaffirmation du progrès a ainsi quelque chose d’irrésistible. Il est évident parce que irréfutable et apodictiquement bon.

Le véritable bouleversement des mentalités et l’ancrage définitif du progrès dans l’imaginaire occidental puis universel ne se feront vraiment qu’avec le triomphe des idées évolutionnistes dont le développement est un avatar. Une société, qui croit fermement que l’homme est l’aboutissement d’une longue chaîne d’êtres qui part du premier bouillonnement d’une vie informe vers une organisation de plus en plus complexe, pose dans la nature biologique même un ferme pilier pour la croyance au progrès. S’incarnant simultanément dans la science, la technique et le développement économique, le progrès constitue au choix le noyau dur de la religion de l’économie à moins que ce ne soit celle-ci qui constitue le cœur de la croyance au progrès.

En fin de compte, dans le monde contemporain, il y a, en effet, une vérité du progrès : c’est le développement, autrement dit la croissance du PIB par tête33. La vérité du progrès réside dans l’invention et le bouleversement continu des techniques qui sont le facteur privilégié de cette croissance des forces productives qu’est le développement. L’économie renvoie à la croissance et au développement qui ne sont rien d’autre que le progrès de l’économie, car elle contient sa propre progression dans son principe. De ces trois piliers de la modernité, progrès, technique, économie, le premier occupe une place centrale, en ce qu’il met sur orbite l’imaginaire qui permet l’épanouissement des deux autres. L’économie est une invention historique, qui se fait dans la représentation, dans les façons de voir et de sentir, avant d’être agie dans la circulation marchande34. À l’incarnation du progrès dans la quotidienneté de l’économie correspond son identification symbolique à la technique. Le concept de développement est lui aussi étroitement tributaire de la vision « progressiste » du monde. « Dans le tiers-monde, écrit Edgar Morin, l’idée de développement semble devoir apporter le progrès libérateur35. »

Si le progrès est au fondement de l’économie, l’économie en retour est nécessaire à l’établissement du progrès. Sans système de prix, il est impossible de donner sens à quelque chose comme un PIB par tête, et sans progression du PIB comment se convaincre d’une amélioration du sort de l’humanité ? Tous les autres progrès sont abstraits et aucune perfection de l’esprit humain n’enchanterait les hommes si la vie quotidienne n’en était pas rendue plus aisée. Il est de plus une éthique qui informe l’action et pousse à l’innovation et aux transformations.

Ainsi, la croyance au progrès est autoréalisatrice. Si l’on est convaincu que l’accumulation du savoir, le perfectionnement des techniques, le développement des forces productives, l’accroissement de la maîtrise de la nature sont de bonnes choses, on agit pour que les connaissances se transmettent et s’entassent, que les effets puissent se comparer et s’accroître. On se donne des échelles où l’accroissement indéfini devient possible et pertinent. Cela suppose nécessairement la conviction que la « marche en avant » est une amélioration (de melior : meilleur) qu’il s’agit donc d’une chose bonne.

Il faudra, comme on sait, attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que le mythe de l’abondance soit vraiment mis en scène ; le progrès sera alors érigé en spectacle incontestable. Cet « ancrage » du progrès dans le concret économique, qui absorbe la totalité de l’espace social, est fondamental. En réduisant la vie à la quantité de PIB, la vieille opposition progrès matériel/progrès moral disparaît. Bien-être et bien-avoir se confondent et deviennent quasiment identiques. Le beau, le bon et le bien fusionnent dans l’utile. La maximisation du PIB est un objectif moral, c’est l’objectif moral. Or comme, pour une large fraction du monde, l’amélioration constante du PIB a été à peu près incontestable, le progrès est désormais bien difficile à déraciner. Et voilà comment la croissance est devenue sacrée et l’économie, notre religion.

Une voie royale s’est ainsi ouverte pour la banalisation du mal, c’est-à-dire l’instrumentalisation des hommes et de la nature sans états d’âme de la part des responsables et, souvent même, avec le consentement tacite des victimes. Des actes que la décence commune considérerait comme infâmes, du licenciement des travailleurs et la ruine subséquente de familles entières au bombardement de civils, en passant par l’empoisonnement de l’eau, de l’air et de la terre, ne sont plus que les conséquences de la (bonne) conscience professionnelle de fonctionnaires de la mégamachine techno-économique. Même si les catastrophes de toute nature ont très fortement entamé la foi des contemporains dans le progrès, on continue à faire mine d’y croire faute d’une croyance de substitution et la mécanique infernale continue à tourner. Ce qui soulève la question de savoir si le projet de rupture radicale proposée par la décroissance peut candidater à ce rôle de civilisation alternative sans proposer un réenchantement du monde.