L’usage de « la politique de l’oxymore » par les gouvernements des pays occidentaux à l’ère de la mondialisation est devenu systématique2. On sait que l’oxymore, figure de rhétorique consistant à juxtaposer deux idées contraires, permet aux poètes de nous faire sentir l’indicible et d’exprimer l’inexprimable. Utilisé par les technocrates, l’oxymore sert surtout à nous faire prendre des vessies pour des lanternes. La bureaucratie vaticane n’échappe pas à la règle, on peut même dire qu’elle l’a anticipée. L’Église a une très longue pratique des antinomies, en effet, depuis les hérétiques brûlés par amour, les croisades et autres guerres saintes qui anticipent les guerres justes et propres de George W. Bush. Benoît XVI, avec Caritas in veritate, nous en donne un nouvel exemple à propos de l’économie.
Selon certains religieux, Alex Zanotelli, Achille Rossi, Luigi Ciotti, Raimon Panikkar, comme pour Ivan Illich ou Jacques Ellul, (pour ne pas évoquer la sulfureuse théologie de libération…), la société de croissance repose sur une structure de péché. Elle est condamnable, pour sa perversion intrinsèque, parce qu’elle favorise la banalité du mal et non en raison d’une hypothétique déviation. Cependant, ce n’est pas cette voie qu’emprunte la diplomatie vaticanesque. Ni le capitalisme, ni le profit, ni la mondialisation, ni l’exploitation de la nature, ni les exportations de capitaux, ni la finance, ni bien sûr la croissance et le développement ne sont en eux-mêmes condamnés. Leurs « débordements » seulement seraient coupables. À côté des excès et des perversions, il y aurait donc un bon profit, une bonne division internationale du travail, une bonne mondialisation, une bonne finance et même un bon capital. Ce sont donc seulement les déviations, abus, détournements de ces « choses » ni bonnes ni mauvaises en soi qui seraient répréhensibles.
Comme toute institution, et on ne lui en fera pas reproche, l’Église ne peut survivre qu’en faisant des compromis. Toutefois, le compromis n’implique pas nécessairement une compromission avec la banalité du mal engendrée naturellement par la mégamachine techno-économique. N’était-il pas loisible de condamner la logique du système, parce que incompatible avec la morale chrétienne, ou plus simplement avec ce qu’Orwell appelle la common decency (la décence commune), tout en reconnaissant que tous les capitalistes, tous les agents du système mondialisé ne sont pas nécessairement mauvais et ne se comportent pas forcément à l’encontre de l’enseignement des Évangiles ? Il est encore heureusement possible de faire d’assez bonnes affaires sans écraser son prochain ni détruire déraisonnablement la nature, ni succomber à l’avidité illimitée propagée par les business schools, même si ces créneaux sont limités et ne constituent pas la règle. Frédéric Lordon, pourtant économiste, vise plus juste quand il écrit : « L’entreprise capitaliste est, par construction, et la chose n’a pas pris une ride depuis que Marx l’a notée, le lieu du despotisme patronal. Il est oiseux d’objecter qu’il se trouve parfois des despotes éclairés, voire aimables, peut-être même des dirigeants soucieux de pas aller au bout du potentiel despotique que les rapports sociaux de production mettent objectivement dans leurs mains3. » Autrement dit, les arbres ne doivent pas cacher la forêt.
En fait, ce qui frappe dans le texte de l’encyclique est la prédominance de la doxa économique sur la doxa évangélique. La colonisation de l’imaginaire papal par l’économie est quasi totale. L’économie, invention moderne par excellence, est posée comme une essence « inquestionnable ». « La sphère économique n’est pas éthiquement neutre, est-il écrit, ni par nature inhumaine et antisociale » (p. 57). À partir de là, il découle qu’elle peut être bonne ainsi que tout ce qu’elle implique. Et, par exemple, du profit : « Le profit est utile si, en tant que moyen, il est orienté vers une fin qui lui donne un sens tant sur la manière de le produire que sur la manière de l’utiliser. » Il faut bien sûr rappeler aussitôt que : « L’objectif exclusif du profit, s’il est le résultat d’une production mauvaise et n’a pas le bien commun comme fin ultime, risque de détruire la richesse et de créer la pauvreté. » Même traitement pour le capital et pour le travail dont la marchandisation n’est ni dénoncée, ni condamnée. Pour ce dernier, on rappelle que Paul VI enseignait que « tout travailleur est un créateur » (p. 65). Est-ce vrai pour la caissière de supermarché ? Cela sonne comme l’humour involontaire et sinistre de Staline (mais est-ce un hasard ?) qui disait : « Avec le socialisme, même le travail devient plus léger. »
Mais surtout et avant tout, ce sont la croissance et le développement qui sont hypostasiés. Le développementisme de l’encyclique est incroyable. Le mot développement apparaît directement ou en locution deux cent cinquante-huit fois en cent vingt-sept petites pages, selon mon décompte, soit deux fois par page en moyenne. Certes, ce développementisme est fortement humaniste4. Pour la morale, il est opposé au développement inhumain (qui ne concerne que l’accroissement de l’avoir). Il n’en reste pas moins que le développement est assimilé au bien-être social, à « la solution adéquate des graves problèmes socio-économiques qui affligent l’humanité » (p. 7). Cet excès de références au développement n’a pas échappé aux partisans du pape qui en tirent argument en sa faveur. « Le “développement humain intégral” est le concept fondamental de toute l’encyclique, utilisé au moins vingt-deux fois pour élargir le concept traditionnel de “dignité humaine” » signale un commentateur5. On assiste ainsi à une véritable hypostase du développement. « Si l’homme […] n’avait pas une nature destinée à se transcender, […] on pourrait parler d’augmentation ou d’évolution, et non de développement. » C’est la fétichisation/sacralisation du développement ! Le développement des peuples est même considéré comme une vocation. « L’Évangile, est-il dit, constitue un élément fondamental du développement » parce qu’il révèle l’homme à lui-même. Avec bien sûr la caution de Paul VI. Rappel est fait de l’encyclique Populorum progressio : « Les peuples de la faim interpellent aujourd’hui de manière dramatique les peuples de l’opulence » (p. 24). C’est un clin d’œil à la fameuse formule de son prédécesseur : « Le développement est le nouveau nom de la paix. »
« Pour les chrétiens, en tout cas, le vingtième anniversaire de l’encyclique Populorum progressio, en 1987, selon François de Ravignan, agronome ne cachant pas ses convictions religieuses, aurait dû être l’occasion de se poser des questions sur le “développement” que ce texte pontifical justifiait et célébrait. Notamment, les souffrances et les injustices du monde actuel y étaient mises au compte d’abus, et non des conceptions économiques productivistes et échangistes dominantes6. » Il n’en est rien. Contrairement à la formule malheureuse de l’encyclique Populorum progressio, le développement, en effet, n’est pas le nouveau nom de la paix mais bien celui de la guerre (en particulier pour le pétrole ou les ressources naturelles en voie de disparition). Dès l’origine, la croissance et le développement ont été des entreprises agressives : guerre contre la nature et les naturels, guerre à l’économie de subsistance et à ce qu’Ivan Illich appelle le vernaculaire. Bien avant que le président Eisenhower ne dénonce, en 1953, le complexe militaro-industriel, l’industrie de guerre se reconvertit en industrie de développement forcé et réciproquement : les tracteurs remplacent les chars d’assaut, les pesticides, les gaz de combat et les engrais chimiques, les explosifs. Il n’y aura jamais plus de paix et de justice à l’intérieur de la société de croissance. Au contraire, la voie de la décroissance étant une déprise de la religion de la croissance remettrait la paix et la justice au centre de la société. Elle implique la nécessité d’une dé-croyance. Si l’on veut laisser une chance de survie à l’humanité, il faut abolir la foi dans l’économie, renoncer au rituel de la consommation et au culte de l’argent7.
Non seulement le pape n’emprunte pas la voie de la décroissance, mais une petite phrase – « L’idée d’un monde sans développement exprime un manque de foi en l’homme et en Dieu » (p. 20) – semble bien viser les objecteurs de croissance8. Tous les poncifs évolutionnistes du développementisme sont assumés : « Il est vrai, peut-on lire, que le développement a été et continue d’être un facteur positif qui a sorti de la misère des milliards de personnes et qui, finalement, a donné à beaucoup de pays la possibilité de devenir des acteurs efficaces de la politique internationale » (p. 30). Cette affirmation superficielle et décontextualisée est probablement reprise de son « expert », le professeur Stefano Zamagni. Dans une interview publiée dans la revue Un Mondo possibile9, celui-ci après avoir évoqué l’incroyable croissance des pays émergents déclare : « Même en tenant compte de la croissance de la population, on peut dire que le pourcentage des pauvres absolus est passé de 62 % en 1978 à 29 % en 1998. » Je ne sais pas où ce cher collègue a trouvé ces chiffres. Si, effectivement, les rapports de la Banque mondiale (à toujours prendre avec précaution) font état d’une baisse du pourcentage statistique de la pauvreté absolue (ce qui, de toutes les façons, ne veut pas dire grand-chose), en raison de l’effet mécanique de la croissance chinoise, il s’agit d’une baisse très modeste et non d’une baisse aussi spectaculaire propre à nourrir les phantasmes des développeurs impénitents. Le professeur Zamagni ne devrait pas avoir oublié le théorème de Trilussa, du nom du fameux humoriste italien. Quand on passe d’une production de 2 poulets pour 2 habitants, qui en produisent chacun 1, à 4 produits par 1 seul, la moyenne passe de 1 à 2, mais la moitié de la population se trouve appauvrie relativement et absolument.
En toute charité chrétienne, il aurait été plus intéressant de retenir qu’en septembre 2008, le directeur général de la FAO, Jacques Diouf, annonçait que le nombre d’affamés chroniques était passé de 848 millions pour la période 2003-2005 à 923 millions à la fin de 2007 ou encore d’évoquer les paradoxes de la mesure du bonheur soulevés par l’ONG britannique, la New Economic Foundation, qui établit depuis quelques années, à partir d’enquêtes, un indice de la félicité (Happy Planet Index) qui renverse tant l’ordre classique des PIB par tête que celui de l’indice de développement humain (IDH)10.
Le Saint-Père reprend carrément la vision étapiste et évolutionniste propagée par W. W. Rostow dans son célèbre essai11. C’est ainsi qu’il se réfère à « une phase initiale ou peu avancée de leur processus de développement économique » (p. 100). Ou encore : « Dans certains pays pauvres persistent des modèles culturels et des normes sociales de comportement qui ralentissent le processus de développement » (p. 32). On retrouve là un lieu commun du développementisme, l’attaque contre les survivances. Le fait de parler d’un « nouveau projet global de développement », de la nécessité de le « repenser » ne change pas grand-chose à l’affaire. Même si le texte évoque une « réforme agraire juste dans les pays en voie de développement » (p. 40) et parle de « l’alimentation et l’accès à l’eau comme des droits universels de tous les êtres humains », cette audace est désamorcée par le côté vague et abstrait de ces déclarations.
À partir de là, la mondialisation est présentée fondamentalement comme une bonne chose, ainsi que le libre-échange. On est très près des positions de l’OMC, de la Banque mondiale et du FMI dont l’ancien directeur, le bon monsieur Michel Camdessus, est devenu conseiller de Jean-Paul II. Effectivement, dans un livre intitulé Notre foi dans le siècle signé Michel Albert, Jean Boissonnat, Michel Camdessus12, ces experts chrétiens voient dans la globalisation « l’avènement d’un monde unifié et plus fraternel13 ». Ils osent même la formule : « La mondialisation est une forme laïcisée de christianisation du monde14. » L’apôtre Matthieu, selon François de Ravignan, voyait plus juste : « On se dressera nation contre nation et royaume contre royaume. Il y aura çà et là des famines et des tremblements de terre. Et tout cela ne sera que le début des douleurs de l’enfantement. […] Le soleil s’obscurcira, la lune perdra son éclat, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées » (Mt 24, 7-30).
Le protectionnisme des riches est justement condamné, conformément à la doctrine de l’OMC ; ce serait même le protectionnisme des riches qui empêcherait les pays pauvres d’exporter leurs produits et d’accéder aux bienfaits du développement, bref qui serait la cause de leur misère. En conséquence, « l’aide principale dont ont besoin les pays en voie de développement est que l’on permette et favorise l’insertion progressive de leurs produits sur les marchés internationaux, afin de rendre ainsi possible leur pleine participation à la vie économique internationale » (p. 98). « La mondialisation, a priori, n’est ni bonne ni mauvaise. Elle sera ce que les acteurs en feront » (p. 68). Acceptée sans critique comme mondialisation des marchés, alors qu’elle est bien plutôt la marchandisation du monde, elle comporterait même des aspects positifs comme le fait de « pouvoir s’insérer dans les multiples opportunités de développement qu’elle offre » (p. 68). La globalisation est donc jugée globalement positive. « Cela a été le principal moteur pour sortir du sous-développement » (p. 50). Aussi, « n’y a-t-il pas de raison de nier qu’un certain capital peut faire du bien, s’il est investi à l’extérieur plutôt que dans l’économie nationale15 » (p. 64). C’est la délocalisation heureuse ! À côté de cela, le plus grand silence est fait sur l’injustice et l’immoralité du libre-échange imposé aux pays pauvres. Il suffit de les aider à s’adapter. « Il est bien sûr nécessaire d’aider de tels pays à améliorer leurs produits et à les adapter mieux à la demande » (p. 98). On navigue toujours au plus près de la Banque mondiale, du FMI et de l’OMC. Même le tourisme international « qui peut constituer un facteur notable de développement économique et de croissance culturelle » (p. 102) est vu de manière positive. On croit rêver. Faut-il comprendre que s’il est non sexuel, le tourisme organisé serait le prolongement des pérégrinations de saint Paul et des apôtres ? C’est le développementisme qui explique cet incroyable jugement positif sur la mondialisation et le grand déménagement planétaire.
Grâce à la confusion entretenue par l’idéologie dominante, entre « marchés » et « Marché », c’est-à-dire entre l’échange traditionnel et la logique de l’omnimarchandisation, l’économie de marché n’est pas non plus condamnée. « La société ne doit pas se protéger du marché comme si le développement de ce dernier impliquait ipso facto la mort des rapports authentiquement humains. » Selon une rhétorique bien rodée, ce sont seulement les déviances qui sont condamnables. « Il est incontestablement vrai que le marché peut être orienté de façon négative, non pas parce que ce serait sa nature, mais parce qu’une certaine idéologie peut le dévier dans le mauvais sens » (p. 57). Nous voilà rassurés !
Quant à la destruction de l’environnement, le problème est évoqué par la force des choses, mais évacué très rapidement. Il est fait appel in fine à « une gouvernance responsable sur la nature pour la conserver, la mettre à profit et la cultiver également dans les formes nouvelles et avec des technologies avancées de telle sorte qu’elle puisse accueillir dignement et nourrir la population qui l’habite » (p. 84). Confiance est donc faite à la technique et à Dieu. C’est un peu court.
Où est la charité dans tout cela ? Oubliée sans doute en cours de route. Pourtant, d’entrée de jeu, il était dit que : « La foi est en même temps agapè et logos, charité et vérité, amour et parole » et que « la justice est la première voie de la charité » (p. 8). Les désastres de l’économie mondiale capitaliste ne portent donc pas condamnation de ses agents. Responsables sans doute, mais non coupables, si le profit a été extorqué pour le « bon motif », dirions-nous. Comme pour la torture inquisitoriale, la solution de la quadrature du cercle entre la logique économique et l’éthique chrétienne est sans doute dans le « Que cela soit fait sans haine ! » des manuels des grands inquisiteurs. Et même avec amour. L’économicisation du monde peut donc se réaliser sous le signe de la charité. C’est la grande réconciliation de Dieu et de Mammon. La fable des intérêts bien compris qui favorise la manœuvre est, bien sûr, développée longuement. « Il y a une convergence entre la science économique et les valeurs morales, ose le texte. Les coûts humains sont aussi toujours des coûts économiques » (p. 48). Sauvés ! On peut servir deux maîtres. Et puis, tout cela doit baigner dans l’eau bénite des bons sentiments, le buonismo, dont l’Italie, sous l’influence du pouvoir temporel de la papauté, s’est fait une spécialité. « L’économie en pratique a besoin de l’éthique pour pouvoir fonctionner correctement » (p. 75), de l’éthique de la charité très précisément. Comme c’est heureux !
Un appel vigoureux est fait alors à la « responsabilité sociale » de l’entreprise. Toutefois, comme cela risque de ne pas suffire, pour faire bonne mesure, on introduit en renfort « l’économie de la charité » (p. 5). « Dans les rapports marchands le principe de la gratuité et la logique du don comme expression de la fraternité peuvent et doivent trouver place à l’intérieur même de l’activité économique normale » (p. 58). C’est là que les amis du MAUSS, Jacques Godbout et Alain Caillé, invités somptueusement au Vatican, en renfort de Stefano Zamagni, Luigino Bruni, Benedetto Gui, Leonardo Becchetti, Pier Paolo Donati, économistes ou sociologues catholiques liés au mouvement des focolari ou économie de communion, voire à l’Opus Dei, et quelques autres, vont s’avérer utiles, à leur insu, le cas échéant. On importe ainsi, dans les eaux glacées du froid calcul économique la douce chaleur de la logique du don et du pardon. « Les relations de gratuité, de miséricorde et de communion passent avant les rapports de droits et de devoirs » (p. 9). L’hybridation du marché par la logique politique et celle du don sont encore plus nécessaires, reconnaît-on, avec la globalisation. « Aujourd’hui, il faut dire que sans gratuité on ne peut même pas réaliser la justice » (p. 60), ce qui, entre parenthèses, est un contresens sur l’interprétation du don maussien qui n’est jamais désintéressé. L’économie de communion et le secteur non-profit, le tiers-secteur, l’économie civile sont explicitement mentionnés et exaltés. L’hybridation, chère à Jean-Louis Laville, permettra, dans une économie plurielle dont il s’est fait le théoricien, au profit de devenir « un instrument permettant d’atteindre la finalité de l’humanisation du marché et de la société » (p. 77). « C’est cette même pluralité des formes institutionnelles d’entreprise qui engendrera un marché tout à la fois plus civil et plus concurrentiel » (p. 78). On est toujours dans le mythe de la bonne action/bonne affaire. On a droit tout de même d’être un peu surpris de voir le tiers-secteur, qui s’efforce de survivre à l’abri de la concurrence, devenir un de ses instruments. La concurrence (celle du renard libre dans le libre poulailler, selon la savoureuse formule d’August Bebel), promue par Bruxelles, a réussi au contraire à démanteler ce qui subsistait de l’économie sociale et mutualiste et une large part du secteur public. Sans changement de système, il en sera de même à terme de toutes les formes économiques alternatives récurrentes. Comme le note l’économiste Pierre Dockes : « La compétition des intérêts estimée dynamisante dans les phases d’expansion économique se fait affrontement de cupidités dans les crises16. » Et on peut ajouter avec Philippe Thureau-Dangin : « Dans la mesure où la concurrence, d’abord circonscrite au domaine économique, envahit toutes les sphères de la vie sociale et de la vie privée, rien ne retient ni ne tempère la cruauté, qui peut s’exprimer à loisir, sous le couvert d’un résultat objectif à atteindre17. » La dynamique se révèle dynamite…
Franco Totaro a raison de souligner l’aporie de la démarche de la « bonne » économie de Luigino Bruni. À Bruni qui écrit : « Dans ce livre18, je n’ai pas cédé à la tentation de définir ce qu’est la félicité, et j’espère seulement avoir montré, d’une part, qu’il n’est pas possible aujourd’hui de s’occuper de théorie économique, en vue de contribuer à la richesse et au bien-être, sans tenir compte des paradoxes de la félicité et, d’autre part, avoir indiqué quelques mécanismes qui, une fois identifiés, pourraient être mis au jour et parfois évités » (p. 201), Totaro réplique : « En ce cas, il serait important d’expliciter que les éléments de gratuité, d’ouverture sincère et non instrumentale à l’autre, sources de félicité mais historiquement chassés de l’économie réduite au rapport objectif des moyens et des fins, ne peuvent refaire surface en vertu d’une simple conversion relationnelle de l’économie en tant que telle, c’est-à-dire à l’intérieur de son code productiviste19. » Le problème se pose de façon identique pour la « bonne économie » papale qui provient de la même source.
Bien sûr, cette « bonne » économie devrait être exportée au Sud. « Pendant longtemps on a pensé que les peuples pauvres étaient condamnés à rester attachés à un stade antérieur de développement et devaient se satisfaire de la philanthropie des peuples développés », mais avec Populorum progressio la perspective a changé. En particulier, les bienfaits de la finance éthique et du microcrédit se font sentir « dans les aires les moins développées de la Terre » (p. 76). On retrouve là l’écho des analyses de Leonardo Becchetti, un des responsables de la Banca Etica. Leur slogan, en effet, est : « L’intérêt le plus élevé est celui de tous. » Parfait ! Mais de là à dire que « la Banque Éthique a complètement bouleversé la logique de l’homo œconomicus » c’est prendre ses désirs pour des réalités20. Tout repose en fin de compte sur l’idée que l’éthique rapporte (« Ethics is a good business ») et est donc compatible avec l’avidité (« Greed is good ») qui sont les mantras des business schools. « Nous devons prendre acte que la réalité d’aujourd’hui consiste à s’appuyer sur le partenariat, le dialogue ou faire pression sur les entreprises pour réaliser l’objectif du développement socialement et écologiquement soutenable ou celui du bonheur économiquement soutenable21. » Cet objectif du bonheur économiquement soutenable n’est-il pas aussi un oxymore ? Bien sûr, toutefois, pour l’Église, c’est toute la finance et toute l’économie qui devraient devenir éthiques « afin de respecter les exigences intrinsèques de leur nature même ». Comment ? On n’en saura pas plus ; on reste dans un registre incantatoire, évidemment moins risqué qu’une analyse rigoureuse, mais qui laisse rêveur. Le fait de réclamer une « revalorisation » ou une « réévaluation » c’est-à-dire un changement radical de valeurs, qui ressemble à celui préconisé par les objecteurs de croissance ne change rien à l’affaire.
On notera pour finir les silences qui pèsent aussi lourd que ce qui est écrit et en disent long sur la vision pontificale. Il n’y a pas un mot, en particulier, pour dénoncer la perversité de la publicité, l’indécence du marketing ou le crime contre l’humanité du nucléaire. Doit-on en conclure qu’il y a aussi une « bonne » publicité, un « bon » marketing et un « bon » nucléaire ? Le rappel obligé de la doctrine sociale de l’Église ne change rien à la tonalité économiste de l’ensemble.
Certes, il serait injuste d’accuser le pape et le Vatican de ne pas voir les injustices et l’immoralité de l’économie mondiale actuelle mais, au bout du compte, ces condamnations verbales vont plutôt moins loin que celles du G20 de Londres d’avril 2009 et du président Sarkozy, dénonçant les excès de la finance et du néolibéralisme et appelant à une moralisation du capitalisme ou de Barak Obama fustigeant l’obscénité des bonus et des superprofits des banques. Finalement, le grand inquisiteur de Dostoïevski dans les Frères Karamazov avait bien raison de dire au Christ : « Va-t’en et ne reviens jamais. »