Quoique ayant reçu par internet la version italienne de l’encyclique un peu avant sa sortie officielle, et déjà prévenu de son caractère prétendument révolutionnaire, je ne me suis pas précipité pour la lire et, sollicité par les journalistes, j’ai refusé tout entretien sur le sujet avant de l’avoir lue intégralement et calmement dans l’édition papier française que j’ai fini par me procurer2.
Pour un intellectuel laïc français, l’enthousiasme religieux est toujours suspect. Ainsi, bien avant que le cardinal Bergoglio ne soit pape et déclare le pauvre d’Assise « saint patron de tous ceux qui étudient et travaillent autour de l’écologie » (p. 15), des amis italiens m’avaient suggéré de penser à saint François pour ma collection des précurseurs de la décroissance, l’ayant déjà proclamé officieusement notre saint patron. Je m’étais alors procuré les Fioretti, et les avais lus intégralement, sans avoir vraiment trouvé matière à en tirer un opuscule crédible pour le public des objecteurs de croissance. C’est donc dans un état d’esprit sceptique que j’ai abordé cette encyclique franciscaine (et jésuitique…). Je dois reconnaître cependant que je n’ai pas été déçu.
Tout en cherchant à fonder sa légitimité sur la doxa, la déclaration pontificale marque, en effet, une incontestable rupture, constituant, selon les termes employés, un plaidoyer pour une écologie intégrale, même si la radicalité ne va pas aussi loin que le projet canonique de la décroissance.
Dans la tradition rhétorique que le Vatican partage avec toutes les grandes institutions, la continuité avec la doxa ou doctrine reconnue, créée par la longue histoire de l’Église, est d’autant plus affirmée ici qu’il s’agit d’asseoir une rupture, et pas des moindres, non seulement avec les prédécesseurs immédiats, mais aussi avec une exégèse, certes éventuellement erronée, remontant tout de même à plus d’un millénaire. Les partis communistes pratiquaient naguère ce jésuitisme consommé, de façon spectaculaire, pour justifier les virages les plus invraisemblables. Ainsi, Jean-Paul II et Benoît XVI, qui n’étaient pas vraiment des antiproductivistes, sont abondamment invoqués en renfort, qui pour son invitation « à corriger les modèles de croissance qui semblent incapables de garantir le respect de l’environnement » (p. 12), qui pour avoir « rappelé avec beaucoup de force cette doctrine (il s’agit de la doctrine sociale de l’Église), en affirmant que “Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour qu’elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne” ». François ajoute même : « Ce sont des paroles denses et fortes. Il (Jean-Paul II) a souligné qu’un type de développement qui ne respecterait pas et n’encouragerait pas les droits humains, personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples, ne serait pas non plus digne de l’homme » (p. 78).
Plus justifiée, mais plus problématique – l’Église orthodoxe ayant une bonne longueur d’avance sur la question écologique –, référence est faite au « cher patriarche œcuménique Bartholomée3 ». Celui-ci invitait, dit-il, à « reconnaître les péchés contre la création », car « un crime contre la nature est un crime contre nous-mêmes et un péché contre Dieu » (cité p. 14). La légitimation par le recours au saint patronyme que s’est donné Bergoglio, le pauvre d’Assise, dont l’aura inspire le titre même de l’encyclique – repris du Cantique de la création –, est longuement développée. « Il demandait qu’au couvent on laisse toujours une partie du jardin sans la cultiver, pour qu’y croissent les herbes sauvages, de sorte que ceux qui les admirent puissent élever leur pensée vers Dieu, auteur de tant de beauté » (p. 17). Cette caution d’un saint, certes populaire, mais finalement très marginal dans la doctrine vaticane, est l’une des rares références écologiques que l’Église de Rome puisse invoquer en deux mille ans d’histoire4 !
Dans la suite, les appuis des développements de l’encyclique sont trouvés dans les conférences épiscopales de tous les continents, les uns après les autres : celle des évêques d’Afrique du Sud (p. 19) ou celle des évêques du Paraguay (p. 79) ; cette dernière est particulièrement subversive : « Tout paysan a le droit naturel de posséder un lot de terre raisonnable, où il puisse établir sa demeure, travailler pour la subsistance de sa famille et avoir la sécurité de l’existence. Ce droit doit être garanti pour que son exercice ne soit pas illusoire. » Toutefois, cette déclaration forte vient, non sans une certaine ironie, illustrer une longue citation de Jean Paul II, celui-là même qui a fait rentrer dans le rang les jésuites tentés par la théologie de la libération. Il y réaffirme le droit de propriété, mais rappelle qu’il faut en faire un bon usage. Et François de conclure : « Cela remet sérieusement en cause les habitudes injustes d’une partie de l’humanité. » Sans doute, mais on ne s’était pas encore aperçu jusqu’ici que l’Église avait vraiment choisi l’option pour les pauvres…
Sont aussi convoqués les évêques de Nouvelle-Zélande et ceux du Portugal. Les premiers « se sont demandé ce que le commandement “tu ne tueras pas” signifie quand “vingt pour cent de la population mondiale consomment les ressources de telle manière qu’ils volent aux nations pauvres, et aux futures générations, ce dont elles ont besoin pour survivre” » (p. 79), tandis que ceux du Portugal nous rappellent que « la terre que nous recevons appartient aussi à ceux qui viendront » (p. 127). Devant une telle habileté rhétorique, on ne peut que s’écrier : « Bravo l’artiste ! »
Dans la critique que nous avons faite de l’encyclique Caritas in veritate au chapitre précédent, nous reconnaissions que, comme toute institution, l’Église ne peut survivre qu’en faisant des compromis, mais cela ne donne pas quitus pour les indéfendables compromissions. Avec Laudate si’, on voit que le changement sur tout cela est plus fort que la continuité. « Beaucoup diront qu’ils n’ont pas conscience de réaliser des actions immorales » (p. 49), déclare François, mais il insiste très justement sur la profonde immoralité des comportements conformes à la logique du système. Et là intervient une critique radicale des effets destructeurs du productivisme5.
Il faut, déclare François, s’attaquer aux « racines éthiques et spirituelles des problèmes environnementaux […] autrement nous affronterions uniquement les symptômes » du mal. En conséquence, poursuit-il : « J’essaierai d’arriver aux racines de la situation actuelle, pour que nous ne considérions pas seulement les symptômes, mais aussi les causes les plus profondes » (p. 19). Il s’agit, en effet, de déjouer les pièges de l’écologie superficielle et d’adhérer à « une écologie intégrale » (p. 15), sinon profonde, qui serait celle du pauvre d’Assise plutôt que celle d’Arne Næss6. « Il ne suffit plus de dire que nous devons nous préoccuper des générations futures. Une écologie intégrale possède cette vision ample » qui dépasse l’analyse superficielle des seuls symptômes (p. 127). Donc, la tendresse envers les créatures « ne peut être considérée avec mépris comme un romantisme irrationnel, car elle a des conséquences sur les opinions qui déterminent notre comportement » (p. 16). « En revanche, si nous nous sentons intimement unis à tout ce qui existe, la sobriété et le souci de protection jailliront spontanément » (p. 17). « Il est nécessaire de réaliser que ce qui est en jeu, c’est notre propre dignité » (p. 127). Il convient, souligne-t-il très justement, de garder un équilibre entre anthropocentrisme et écocentrisme : « D’un côté, certains soutiennent à tout prix le mythe du progrès et affirment que les problèmes écologiques seront résolus simplement grâce à de nouvelles applications techniques, sans considérations éthiques ni changement de fond. » De l’autre côté, il y a des intégristes de l’écologie profonde qui prennent des positions antispécistes excessives (p. 52).
Cette prise en compte de l’environnement et la saisie à bras-le-corps des problèmes écologiques marquent un changement radical dans l’attitude de l’Église de Rome. Le contraste sur ce point aussi est total d’avec Caritas in veritate. Ici, à la différence de la précédente encyclique, on a une véritable vision de la crise écologique avec un diagnostic lucide de la situation, une analyse poussée de ses causes, une désignation des responsables et une proposition de remèdes.
Les constats en effet sont sans concession : « la Terre, notre maison commune, semble se transformer toujours davantage en un immense dépotoir » (p. 23). Cela résulte de ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « culture du déchet », laquelle « affecte aussi bien les personnes que les choses, vite transformées en ordures » (p. 24). « C’est la même logique du “utilise et jette”, qui engendre tant de résidus, seulement à cause du désir désordonné de consommer plus qu’il n’est réellement nécessaire » (p. 99). Certains « laissent derrière eux un niveau de gaspillage qu’il serait impossible de généraliser sans anéantir la planète » (p. 76). « Le style de vie actuel, parce qu’il est insoutenable, peut seulement conduire à des catastrophes, comme, de fait, cela arrive déjà périodiquement dans diverses régions » (p. 128).
Un panorama complet des problèmes est dressé : dérèglement climatique, perte de la biodiversité, nocivité des pesticides, dénonciation des OGM, pollution des océans, destruction inconsidérée des richesses halieutiques et finalement développement de l’exclusion sociale. « Le climat est un bien commun, affirme-t-il, et nous sommes en présence d’un réchauffement préoccupant du système climatique » (p. 25). « L’immense majorité (des espèces) disparaît pour des raisons qui tiennent à une action humaine. […] Nous n’en avons pas le droit. […] Par exemple, beaucoup d’oiseaux et d’insectes qui disparaissent à cause des agrotoxiques créés par la technologie sont utiles à cette même agriculture et leur disparition devra être substituée par une autre intervention technologique qui produira probablement d’autres effets nocifs » (p. 33). On est dans la vision du totalitarisme technicien tel que l’a analysé Jacques Ellul7 ! « Dans certaines zones côtières, écrit-il, la disparition des écosystèmes constitués par les mangroves est préoccupante. […] D’autre part, la vie dans les fleuves, les lacs, les mers et les océans, qui alimente une grande partie de la population mondiale, se voit affectée par l’extraction désordonnée des ressources de pêche, provoquant des diminutions drastiques de certaines espèces. Des formes sélectives de pêche, qui gaspillent une grande partie des espèces capturées, continuent encore de se développer » (p. 37).
On trouve même une critique des conséquences esthétiques et psychologiques du productivisme. « À certains endroits, en campagne comme en ville, la privatisation des espaces a rendu difficile l’accès des citoyens à des zones particulièrement belles » (p. 40). Toutes ces dynamiques (croissance, appropriation, prédation, privatisation, exploitation…) « ne favorisent pas le développement d’une capacité de vivre avec sagesse, de penser en profondeur, d’aimer avec générosité. Les grands sages du passé dans ce contexte auraient couru le risque de voir s’éteindre leur sagesse au milieu du bruit de l’information qui devient divertissement ». « Avec l’offre écrasante de ces produits (de communication) se développe une profonde et mélancolique insatisfaction dans les relations interpersonnelles, ou un isolement dommageable » (p. 42). On a trop tendance en outre, selon le pape, à considérer la production des « exclus » comme « un pur dommage collatéral ». L’insuffisance des politiques est dénoncée : « Bien des fois, on prend des mesures seulement quand des effets irréversibles pour la santé des personnes se sont déjà produits » (p. 24). Le cas de l’amiante non explicitement cité est emblématique de cette attitude, mais on peut aussi penser au glyphosate ou à toute autre substance toxique.
Les causes de cette situation critique sont assez bien identifiées ; ce sont avant tout la démesure et l’illimitation. « Dans la modernité, il y a eu une grande démesure anthropologique qui, sous d’autres formes, continue aujourd’hui à nuire à toute référence commune et à toute tentative pour renforcer les liens sociaux » (p. 95). Sa source se trouve dans la vision démiurgique des Lumières : « Nous avons grandi en pensant que nous étions ses propriétaires et ses dominateurs (de la Terre), autorisés à l’exploiter » (p. 9).
Il y a à la base de l’illimitation de la modernité, précise-t-il, la croyance que « la liberté humaine n’a pas de limites » (p. 12). Cette perte du sens de la mesure se manifeste d’abord dans l’économie par la recherche du profit à tout prix : « Les ressources de la Terre sont aussi objet de déprédation à cause de la conception de l’économie ainsi que de l’activité commerciale et productive fondée sur l’immédiateté » (p. 32). Cela résulte en particulier de « l’utilisation intensive de combustibles fossiles, qui constitue le cœur du système énergétique mondial » (p. 26). Les conséquences humaines de ces dynamiques ne sont pas moins dramatiques, et l’indifférence à la destruction de la nature s’accompagne automatiquement de l’indifférence à ses conséquences sociales. « Le manque de réactions face à ces drames de nos frères et sœurs est un signe de la perte de ce sens de responsabilité à l’égard de nos semblables, sur lequel se fonde toute société civile » (p. 28).
Certes, il y a de « bonnes pratiques », concède-t-il, mais elles « sont loin de se généraliser » (p. 29). Il défend vigoureusement les « biens communs » comme l’eau contre la marchandisation : « Tandis que la qualité de l’eau disponible se détériore constamment, il y a une tendance croissante, à certains endroits, à privatiser cette ressource limitée, transformée en marchandise sujette aux lois du marché. En réalité, l’accès à l’eau potable et sûre est un droit humain primordial, fondamental et universel, parce qu’il détermine la survie des personnes, et par conséquent il est une condition pour l’exercice des autres droits humains » (p. 31). Il dénonce aussi l’aveuglement de la prédation des ressources halieutiques : « Quand on exploite commercialement certaines espèces, on n’étudie pas toujours leur forme de croissance pour éviter leur diminution excessive, avec le déséquilibre de l’écosystème qui en résulterait » et : « Le coût des dommages occasionnés par la négligence égoïste est beaucoup plus élevé que le bénéfice économique qui peut en être obtenu. […] C’est pourquoi nous pouvons être des témoins muets de bien graves injustices, quand certains prétendent obtenir d’importants bénéfices en faisant payer au reste de l’humanité, présente et future, les coûts très élevés de la dégradation de l’environnement » (p. 35).
Posant un diagnostic global, le pape François caractérise notre époque par ce qu’il appelle « le paradigme technocratique » (p. 83) ; c’est-à-dire le fait que la technique, pilotée par la recherche du profit, est au poste de commande. « Le paradigme technocratique, écrit-il, est devenu tellement dominant qu’il est très difficile de faire abstraction de ses ressources, et il encore plus difficile de les utiliser sans être dominé par leur logique. » Ainsi, « les leçons de la crise financière mondiale n’ont pas été retenues, et on prend en compte les leçons de la détérioration de l’environnement avec beaucoup de lenteur ». Enfin, « il faut reconnaître que les objets produits par la technique ne sont pas neutres, parce qu’ils créent un cadre qui finit par conditionner les styles de vie, et orientent les possibilités sociales dans la ligne des intérêts de groupes de pouvoir déterminés. Certains choix qui paraissent purement instrumentaux sont, en réalité, des choix sur le type de vie sociale que l’on veut développer » (p. 88).
Il discerne alors très justement dans la religion de la croissance le cœur de cette démesure du système. « De là, on en vient facilement à l’idée d’une croissance infinie ou illimitée, qui a enthousiasmé beaucoup d’économistes, de financiers et de technologues. Cela suppose le mensonge de la disponibilité infinie des biens de la planète, qui conduit à la presser jusqu’aux limites et même au-delà des limites. C’est le faux présupposé “qu’il existe une quantité illimitée d’énergie et de ressources à utiliser, que leur régénération est possible dans l’immédiat et que les effets négatifs des manipulations de l’ordre naturel peuvent être facilement absorbés”8 » (p. 88). La critique de l’agriculture productiviste en découle tout naturellement : « L’extension de la surface de ces cultures (il s’agit des OGM) détruit le réseau complexe des écosystèmes, diminue la diversité productive, et compromet le présent ainsi que l’avenir des économies régionales » (p. 108). On trouve même une critique du calcul du PIB (produit intérieur brut) qui ne tient pas compte des coûts cachés ou déséconomies externes : « Si l’exploitation d’une forêt fait augmenter la production, personne ne mesure dans ce calcul la perte qu’implique la désertification du territoire, le dommage causé à la biodiversité ou l’augmentation de la pollution. Cela veut dire que les entreprises obtiennent des profits en calculant et en payant une part infime des coûts. »
Dans sa recherche des remèdes à cette situation, il commence par dénoncer et débusquer les fausses solutions. « Dans certains cercles, dit-il, on soutient que l’économie actuelle et la technologie résoudront tous les problèmes environnementaux. De même on affirme, en langage peu académique, que les problèmes de la faim et de la misère dans le monde auront une solution simplement grâce à la croissance du marché » (p. 89-90). Et citant son prédécesseur Benoît XVI, il ajoute : « En attendant, nous avons un surdéveloppement, où consommation et gaspillage vont de pair, ce qui contraste de façon inacceptable avec les situations permanentes de misère déshumanisantes. […] On n’a pas encore fini, conclut-il, de prendre en compte les racines les plus profondes des dérèglements actuels qui sont en rapport avec l’orientation, les fins, le sens et le contexte social de la croissance technologique et économique » (p. 90). « Chercher seulement un remède technique à chaque problème environnemental qui surgit, selon lui, c’est isoler des choses qui sont entrelacées dans la réalité, et c’est se cacher les vraies et plus profondes questions du système mondial » (p. 92). En conséquence, le greenwashing ou écoblanchiment est explicitement dénoncé : « Le discours de la croissance durable devient souvent un moyen de distraction et de justification qui enferme les valeurs du discours écologique dans la logique des finances et de la technocratie ; la responsabilité sociale et environnementale des entreprises se réduit d’ordinaire à une série d’actions de marketing et d’image » (p. 153).
Les solutions purement techniques sont donc vouées à l’échec : « La même intelligence que l’on déploie pour un impressionnant développement technologique ne parvient pas à trouver des formes efficaces de gestion internationale pour résoudre les graves difficultés environnementales et sociales. […] Par exemple, à programmer une agriculture durable et diversifiée, à développer des formes d’énergies renouvelables et peu polluantes, à promouvoir un meilleur rendement énergétique, une gestion plus adéquate des ressources forestières et marines, à assurer l’accès à l’eau potable pour tous » (p. 132). « Sauver les banques à tout prix, dénonce-t-il, en en faisant payer le prix à la population, sans la ferme décision de revoir et de réformer le système dans son ensemble, réaffirme une emprise absolue des finances qui n’a pas d’avenir et qui pourra seulement générer de nouvelles crises après une longue, coûteuse et apparente guérison. La crise financière de 2007-2008 était une occasion pour le développement d’une nouvelle économie plus attentive aux principes éthiques, et pour une nouvelle régulation de l’activité financière spéculative et de la richesse fictive. Mais il n’y a pas eu de réaction qui aurait conduit à repenser les critères obsolètes qui continuent à régir le monde » (p. 149). Ainsi, la critique de l’économie de marché est infiniment plus radicale que celle de son prédécesseur qui se contentait d’écrire : « Il est incontestablement vrai que le marché peut être orienté de façon négative, non pas parce que ce serait sa nature, mais parce qu’une certaine idéologie peut le dévier dans le mauvais sens » (p. 57). Cela ne dérangeait pas beaucoup les oligarques de l’Empire. François, lui, n’y va pas par quatre chemins : « Une fois de plus, il faut éviter une conception magique du marché qui fait penser que les problèmes se résoudront tout seuls par l’accroissement des bénéfices des entreprises ou des individus » (p. 150). Il fustige courageusement une certaine hypocrisie de l’écologisme superficiel ou sentimental : « L’incohérence est évidente de la part de celui qui lutte contre le trafic d’animaux en voie d’extinction mais qui reste complètement indifférent face à la traite des personnes, se désintéresse des pauvres, ou s’emploie à détruire un autre être humain qui lui déplaît » (p. 76). On pense bien sûr au combat de Brigitte Bardot pour les bébés phoques et à toutes les protestations de ce type.
Le terrain des postures hypocrites étant déblayé, il propose les vraies solutions : « Personne ne prétend vouloir retourner à l’époque des cavernes, cependant il est indispensable de ralentir la marche pour regarder la réalité d’une autre manière, recueillir les avancées positives et durables, et en même temps récupérer les valeurs et les grandes finalités qui ont été détruites par une frénésie mégalomane » (p. 94). Chaque gouvernement a le « devoir de préserver l’environnement ainsi que les ressources naturelles de son pays, sans se vendre à des intérêts illégitimes locaux ou internationaux » (p. 37). Il faudrait « un effort pour que ces moyens de communication (les NTIC – nouvelles technologies de l’information et de la communication) se traduisent par un nouveau développement culturel de l’humanité » (p. 41). Certes, mais lequel ? On ne le saura pas. Il ne faut pas trop rêver ! Cependant le lien constant entre crise écologique et crise sociale est une avancée très audacieuse de l’encyclique. « Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres » (p. 43). C’est ce que disait déjà Alex Langer dans les années 19709. Il reconnaît qu’« il y a une vraie dette écologique, particulièrement entre le Nord et le Sud » (p. 45). Il dénonce aussi « la globalisation de l’indifférence ». « Nous n’avons jamais autant maltraité ni fait de mal à notre maison commune qu’en ces deux derniers siècles » (p. 47). Et il faut réagir « avant que les nouvelles formes de pouvoir dérivées du paradigme techno-économique ne finissent par raser non seulement la politique mais aussi la liberté et la justice. […] Il y a trop d’intérêts particuliers, et très facilement l’intérêt économique arrive à prévaloir sur le bien commun et à manipuler l’information pour ne pas voir affectés ses projets » (p. 48). Cela peut viser aussi bien le TAV (train à grande vitesse) du val de Suza que l’aéroport Notre-Dame-des-Landes et tous les GPII (grands projets inutiles imposés) qui sont nuisibles, favorisent les mafias et sont promus par tous les gouvernements en panne d’imagination de quelque bord qu’ils soient… Tant et si bien que « toute tentative des organisations sociales pour modifier les choses sera vue comme une gêne provoquée par des utopistes romantiques ou comme un obstacle à contourner » (p. 49). « C’est ce qui arrive, pour donner un exemple, avec l’augmentation croissante de l’utilisation et de l’intensité des climatiseurs », conséquence du cercle vicieux suicidaire Publicité-Production-Consommation. Alors, « face à l’épuisement de certaines ressources, se crée progressivement un scénario favorable à de nouvelles guerres, déguisées en revendications nobles » (p. 50). On pense bien sûr aux guerres d’Irak, d’Afghanistan, de Syrie ou de Libye.
Face à tous ces dégâts engendrés par la mégamachine, François serait plutôt un adepte du small is beautifull et de la relocalisation. « Par exemple, écrit-il, il y a une grande variété de systèmes alimentaires ruraux de petites dimensions qui continuent à alimenter la plus grande partie de la population mondiale, en utilisant une faible proportion de territoire et d’eau, et en produisant peu de déchets, que ce soit sur de petites parcelles agricoles, vergers, ou grâce à la chasse, à la cueillette et la pêche artisanale, entre autres » (p. 104). « La libération par rapport au paradigme technocratique régnant a lieu, de fait, en certaines occasions, par exemple, quand des communautés de petits producteurs optent pour des systèmes de production moins polluants, en soutenant un mode de vie, de bonheur et de cohabitation non consumériste » (p. 92). Enfin, « les autorités ont le droit et la responsabilité de prendre des mesures de soutien clair et ferme aux petits producteurs et à la variété de la production. Pour qu’il y ait une liberté économique dont tous puissent effectivement bénéficier.
« Il peut parfois être nécessaire de mettre des limites à ceux qui ont plus de moyens et de pouvoir financier » (p. 104). Cela va directement à l’encontre de la politique de Bruxelles qui, à travers la politique agricole commune, la promotion dans l’Union européenne des privatisations des services publics et de la concurrence libre et non faussée, favorise toujours plus le libre-échange et la mondialisation. Le pape ajoute même : « Beaucoup de spécialistes sont unanimes sur la nécessité d’accorder la priorité au transport public » (p. 123). « En certains lieux, note-t-il, se développent des coopératives pour l’exploitation d’énergies renouvelables, qui permettent l’autosuffisance locale, et même la vente des excédents. Ce simple exemple montre que l’instance locale peut faire la différence alors que l’ordre mondial existant se révèle incapable de prendre ses responsabilités » (p. 142). « On peut faciliter des formes de coopération ou d’organisation communautaire qui défendent les intérêts des petits producteurs et préservent les écosystèmes locaux de la déprédation. Il y a tant de choses que l’on peut faire ! » (p. 143). Enfin, pour sortir de ce système, « il est nécessaire d’avoir aussi recours aux diverses richesses culturelles des peuples, à l’art et à la poésie, à la vie intérieure et à la spiritualité » (p. 56). Tout cela, on le voit, correspond tout à fait au point de vue de la décroissance.
Finalement il en appelle à un véritable changement anthropologique : « Mais on ne peut pas faire abstraction de l’humanité. Il n’y aura pas de nouvelle relation avec la nature sans un être humain nouveau. Il n’y a pas d’écologie sans anthropologie adéquate » (p. 96). C’est alors qu’on trouve la fameuse référence à la décroissance qui a fait couler tant d’encre dans les médias : « Si, dans certains cas, le développement durable entraînait de nouvelles formes de croissance, dans d’autres cas, […] il faudra penser aussi à marquer une pause en mettant certaines limites raisonnables, voire à retourner en arrière avant qu’il ne soit trop tard. […] C’est pourquoi l’heure est venue d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties » (p. 152). Bien qu’il ne s’agisse pas d’une référence explicite au programme des théoriciens de la décroissance, ce clin d’œil contre le dogme de la croissance à tout prix ne peut qu’attirer la sympathie des objecteurs de croissance et constitue un vrai changement par rapport à son prédécesseur immédiat.
La rupture opérée par François sur tous ces points est considérable. Jésus redevient un prophète de la joie de vivre ! (slogan du journal français La décroissance). « Il n’apparaissait pas, écrit-il, comme un ascète séparé du monde ou un ennemi des choses agréables de la vie. Il disait en se référant à lui-même : “Vient le Fils de l’Homme, mangeant et buvant, et l’on dit : voilà un glouton et un ivrogne” (Mt 11, 19). Il était loin des philosophies qui dépréciaient le corps, la matière et les choses de ce monde. » Et pourtant, aussitôt après le passage sur la décroissance, Benoît XVI est pris à témoin parce qu’il évoquait la nécessité pour les sociétés techniquement avancées de « favoriser des comportements plus sobres, réduisant leurs propres besoins d’énergie et améliorant les conditions de son utilisation10 » jetant ainsi un pont problématique entre Laudate si’ et Caritas in veritate. Tout en dénonçant les demi-mesures (« Sur ces questions, les justes milieux retardent seulement un peu l’effondrement »), il reste très jésuite, car il ajoute aussitôt : « Il s’agit simplement de redéfinir le progrès » et le développement… Ce radicalisme à responsabilité limitée plaira aux écolos de gouvernement, mais ne gênera pas trop les grands de ce monde, car il comporte une brèche par où peut s’engouffrer le discours des faux-culs comme Hollande, Renzi, Macron et Cie. Il faudrait encore un effort pour retrouver la radicalité sans faille de Monsignore Ivan Illich !
Carlo Petrini, dans son enthousiasme pour le virage environnemental du Vatican, a écrit une préface de vingt-deux pages à l’une des éditions de l’encyclique11. Il déclare à ce propos, dans un entretien à La Repubblica, début juillet 2015, que l’encyclique constitue « un message clair qui ne peut donner lieu à aucune espèce de malentendu ». Ce jugement me semble un peu trop optimiste. Si le pape appelle à un changement de paradigme et pousse assez loin l’autocritique de l’Église, il ne va pas au bout de la rupture nécessaire avec l’économie.
Toute critique bien ordonnée commençant par soi-même, François a raison de faire une autocritique de l’Église : « Nous, les croyants, nous pouvons reconnaître que nous avons alors été infidèles au trésor de sagesse que nous devions garder » (p. 157). « L’harmonie entre le Créateur, l’humanité et l’ensemble de la création a été détruite par le fait d’avoir prétendu prendre la place de Dieu, en refusant de nous reconnaître comme des créatures limitées. Ce fait a dénaturé aussi la mission de “soumettre” la terre (voir Gn 1, 28), de la “cultiver et la garder” (Gn 2, 15). Comme résultat, la relation harmonieuse à l’origine entre l’être humain et la nature, est devenue conflictuelle » (p. 58). La domination de la nature n’est pas une interprétation correcte de la Bible, selon François, « alors que “cultiver” signifie labourer, défricher ou travailler, “garder” signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller » (p. 59). L’Église a cependant été assez longtemps complice de l’attitude prométhéenne de l’homme moderne, reprenant petit à petit, subrepticement, certaines positions condamnées de l’hérétique Pelage sur la création continuée par l’homme plutôt que celles plus conservatrices d’Augustin. « Un rêve prométhéen de domination du monde s’est souvent transmis, qui a donné l’impression que la sauvegarde de la nature est pour les faibles. La façon correcte d’interpréter le concept d’être humain comme “seigneur” de l’univers est plutôt celle de le considérer comme administrateur responsable » (p. 95). Fort heureusement, « le catéchisme remet en cause, de manière très directe et insistante, ce qui serait un anthropocentrisme déviant » (p. 61).
Comme on le voit, avec les livres sacrés, on trouve toujours des citations ad hoc pour appuyer son point de vue. Il s’agit ici d’une exégèse nouvelle et opportune, mais aussi équilibrée. « Parfois on observe une obsession pour nier toute prééminence à la personne humaine, et il se mène une lutte en faveur d’autres espèces que nous n’engageons pas pour défendre l’égale dignité entre les êtres humains » (p. 75). « En même temps, précise-t-il, la pensée judéo-chrétienne a démystifié la nature. Sans cesser de l’admirer pour sa splendeur et son immensité, elle ne lui a plus attribué de caractère divin » comme l’animisme (p. 67). « À partir des récits bibliques, nous considérons l’être humain comme un sujet, qui ne peut jamais être réduit à la catégorie d’objet […]. Mais il serait aussi erroné de penser que les autres êtres vivants doivent être considérés comme de purs objets, soumis à la domination humaine arbitraire » (p. 70). D’ailleurs le catéchisme enseigne : « L’interdépendance des créatures est voulue par Dieu. Le soleil et la lune, le cèdre et la petite fleur, l’aigle et le moineau : le spectacle de leurs innombrables diversités et inégalités signifie qu’aucune des créatures ne se suffit à elle-même. Elles n’existent qu’en dépendance les unes des autres, pour se compléter mutuellement, au service les unes des autres » (p. 73). C’est presque la vision amérindienne de la fameuse lettre de 1854 du chef Duwamish Seattle au grand chef de Washington, souvent reprise par les écologistes…
« Quant aux bouffe-curés qui seraient prêts à se convertir à la suite de cette foudroyante encyclique, écrit Jean-Luc Porquet dans Le Canard enchaîné du mercredi 24 juin, pas d’inquiétude : fidèle à ses contradictions, le pape explique que la démographie galopante n’est pas un problème, et qu’il faut continuer de faire des gosses à tire-larigot12… » C’est en effet sur la question des mœurs, qu’une gauche plus libérale qu’écologiste peut conforter son anticléricalisme. En ce qui concerne le natalisme, la citation assumée d’un passage de « Justice et Paix » du Conseil pontifical n’est pas particulièrement heureuse : « S’il est vrai que la répartition inégale de la population et des ressources disponibles crée des obstacles au développement et à l’utilisation durable de l’environnement, il faut reconnaître que la croissance démographique est pleinement compatible avec un développement intégral et solidaire13 » (p. 44). Cette déclaration fait tiquer assez justement certains décroissants laïcs pour son lapinisme et son développementisme mais, sur ce point, elle contredit certaines prises de position plus audacieuses de François sur la limitation des naissances. On se souviendra à ce propos que c’est sur l’usage des contraceptifs à Puerto Rico que s’est faite la rupture de Monsignore Illich avec la hiérarchie. L’évêque de Puerto Rico ayant fait campagne contre un projet du gouverneur de faciliter la contraception, Illich s’étonnait que l’Église ne trouvât rien à redire à la bombe atomique, autrement plus nocive pour la population, et ne condamne pas, au nom de sa défense des fonctions naturelles, l’usage des pneus dont le caoutchouc empêche plus sûrement que celui des préservatifs, l’usage d’une fonction fondamentale, celle de la marche à pied.
Néanmoins, sur la question de la procréation médicalement assistée et surtout de la gestation pour autrui, le pape François n’a pas forcément tort de mettre certains écologistes libertaires, sinon libertariens, en face de leurs contradictions. « D’autre part, écrit-il, il est préoccupant que certains mouvements écologistes qui défendent l’intégrité de l’environnement et exigent avec raison certaines limites à la recherche scientifique, n’appliquent pas parfois ces mêmes principes à la vie humaine. (Il vise le trafic des embryons.) […] La technique séparée de l’éthique sera difficilement capable d’autolimiter son propre pouvoir » (p. 109). La question est particulièrement sensible en France où elle clive une droite ultraréactionnaire et une gauche permissive. Ainsi José Bové s’est fait taxer de « réac » par ses propres amis « de gauche », pour avoir osé se déclarer hostile à la location d’utérus et la gestation pour autrui.
L’encyclique aborde aussi brièvement l’avortement et la question du genre. « Puisque tout est lié, la défense de la nature n’est pas compatible non plus avec la justification de l’avortement » (p. 97). C’est aussi le cas pour les problèmes liés à la question du genre : « Une logique de domination sur son propre corps devient une logique, parfois subtile, de domination sur la création. Apprendre à recevoir son propre corps et à en respecter les significations, est essentiel pour une vraie écologie humaine. […] De cette manière, conclut-il, il est possible d’accepter joyeusement le don spécifique de l’autre, homme ou femme, œuvre de Dieu créateur, et de s’enrichir réciproquement » (p. 124). Par conséquent, l’attitude qui prétend « effacer la différence sexuelle parce qu’elle ne sait plus s’y confronter n’est pas saine » (p. 124). On se gardera de trancher ce débat sur les limites nécessaires à l’autonomie de la personne en fonction du bien commun. Pour certains, la reconnaissance de droits illimités à l’individu constitue une question fondamentale. Pour les objecteurs de croissance, autrement plus problématiques sont les rémanences développementistes dans la position de l’Église.
S’il y a bien dans l’encyclique une critique d’un certain développementisme, celle-ci reste incomplète et ambiguë. Les références au développement qu’il soit durable, intégral, social ou humain ne manquent pas, souvent, il est vrai, en référence aux prédécesseurs, mais elles sont pleinement assumées. Ainsi, le pape parle du « développement humain authentique » (p. 11) ou de la « possibilité d’un développement humain » (p. 95) et, plus grave encore, de « la recherche d’un développement durable et intégral » (p. 17). « Et comment ne pas reconnaître, ajoute-t-il, tous les efforts de beaucoup de scientifiques et de techniciens qui ont apporté des alternatives pour un développement durable ? » (p. 84). En bon Latino-Américain, il reste encore dans la problématique tiers-mondiste des « exclus du développement » (p. 129). L’écologisme papal, moins intégral qu’il ne le proclame, n’exclut pas le développement, et donc une forme d’économicisme. Il faut, pour François, à la fois une « lutte pour la réduction de la pollution et le développement des pays et des régions pauvres » (p. 138) et, pour l’humanité, « un véritable développement intégral » (p. 141).
Certes, on est très loin du développementisme obsessionnel de Benoît XVI, chez qui la croissance et le développement étaient littéralement hypostasiés. Le développementisme de l’encyclique Caritas in veritate était en effet assez incroyable.
Avec le pape François, on est dans une situation différente. Il va même jusqu’à déclarer dans un entretien qu’il est « allergique à l’économie14 ». La logique économique laissée à elle-même est dénoncée comme porteuse de péché. La sortie de l’économie n’est pas pour autant actée ; il cherche plutôt à promouvoir une autre économie, et « par exemple, un chemin de développement productif plus créatif et mieux orienté [qui] pourrait corriger le fait qu’il y a un investissement technologique excessif pour la consommation et faible pour résoudre les problèmes en suspens de l’humanité [… Il aspire à] trouver des formes de développement durable et équitable dans le cadre d’une conception plus large de ce qu’est la qualité de vie » (p. 151).
Il est donc naturel que le travaillisme de la modernité capitaliste et de la société de croissance ne soit pas déconstruit. Il assume sur ce point une position qu’on pourrait qualifier de naïve. Ainsi, il écrit : « Le travail devrait être le lieu de ce développement personnel multiple où plusieurs dimensions de la vie sont en jeu : la créativité, la projection vers l’avenir, le développement des capacités, la mise en pratique de valeurs, la communication avec les autres, une attitude d’adoration. » Donc, au-delà d’une rationalité économique discutable, il est nécessaire que l’on « continue à se donner comme objectif prioritaire l’accès au travail […] pour tous (suivant les mots de Jean-Paul II) » (p. 102). Et sur ce point, effectivement, il ne se détache pas vraiment de son prédécesseur qu’il cite. Il part d’une définition traditionnelle non critique du travail comme « toute activité qui implique quelque transformation de ce qui existe, depuis l’élaboration d’une étude sociale jusqu’au projet de développement technologique » (p. 101). Ce faisant, il reste prisonnier de l’idéologie travailliste dominante et émousse notablement la radicalité de sa critique, ouvrant la voie à la récupération politique de la part de l’oligarchie qui gouverne la planète.
Avec cette encyclique, malgré les limites signalées, non seulement les catholiques décroissants marginalisés retrouvent la possibilité de se faire entendre ouvertement, mais encore les chrétiens des autres confessions se trouvent confortés, comme le théologien protestant Martin Kopp qui n’hésite pas à se déclarer « décroissant, parce que chrétien15 ». Loué sois-tu pape François ! Grâce à toi, une sainte et saine émulation semble s’être dessinée entre les diverses religions à l’heure de la conférence de Paris sur le climat (COP21), au point que les musulmans aussi se mettent au vert ! Même si le magistère de l’Église n’est plus ce qu’il était et que le message arrive un peu tard, l’impact sur la société civile laïque est loin d’être négligeable.
Évidemment, cette implication de l’Église dans le siècle, totalement justifiée du point de vue théologique, va à contre-courant d’une longue démission de l’institution sur ces questions. La rupture inaugurée par François n’aura pas l’heur de plaire aux catholiques traditionalistes. La réaction de Jeb Bush, alors candidat républicain à l’investiture dans la course à la Maison-Blanche, fils et frère de, et néanmoins catholique, est très révélatrice et représentative d’une large fraction des catholiques et de l’opinion publique. Interrogé par des journalistes sur cette encyclique, il a déclaré en substance : « Je ne vais pas à la messe pour entendre parler d’économie et d’écologie. Que le pape se mêle de ce qui le regarde ! » Dans un débat organisé par la communauté Sant’Egidio à Aix-la-Chapelle, il y a quelques années, Régis Debray, confronté à un panel de cardinaux qui se lamentaient de leur impuissance politique, rétorquait en substance : « Vous n’avez pas le pouvoir, mais vous avez quelque chose de plus important, vous avez l’autorité. » Jusqu’à un certain point, l’Église est bien dans son rôle, n’en déplaise au candidat républicain Jeb Bush, en rappelant les responsables à leur responsabilité. Le cardinal chargé du procès de Monsignore Ivan Illich auprès du Saint-Office (héritier de l’Inquisition), avait en le congédiant repris la formule du grand inquisiteur de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov : « Va-t’en et ne reviens jamais ! » Alors, avec François, le Christ serait-il revenu ? La révolution papale réussira-t-elle à renverser le cours de l’histoire et inverser la marche de la civilisation occidentale vers l’effondrement ? C’est loin d’être sûr mais, quoi qu’il en soit, elle confortera tous ceux qui s’efforcent de construire un futur soutenable avant ou après l’apocalypse.