« Il est pour l’instant impossible de dire si dans ces traces d’une sacralité disparaissante, il y a là les prémisses d’une sacralité renaissante. »
Thierry PAQUOT2
La sacralisation de la croissance coïncide avec ce qu’à la suite de Max Weber on a appelé le désenchantement du monde, au moins compris en un certain sens. Il faut se mettre d’accord, en effet, sur ce que cela signifie puisque le succès de la formule de Weber est, on le sait, largement dû à un contresens. Le désenchantement du monde moderne est à la fois plus simple et plus profond que son analyse ne le fait entendre. L’Entzauberung dont il parle est tout simplement le remplacement dans la modernité de l’explication magique des phénomènes par celle de la science, un peu comme chez Auguste Comte et pour le positivisme. Si les conséquences n’en sont pas que positives, elles le sont néanmoins largement. Car si la modernité détruit un certain enchantement, elle en crée un autre avec l’ivresse des sciences et de la technique, et le pouvoir apparemment illimité de l’homme sur la nature. Cette nouvelle mythologie, bien illustrée par les romans de Jules Verne, crée même un pseudo-monde commun sans la superstition ancienne. Cependant, ainsi que le souligne Zygmunt Bauman, ce « monde commun » dans la société mondialisée n’est autre tout compte fait que la pensée unique. Achille Rossi, nous l’avons vu, définit l’idéologie du marché comme « mythe », entendu comme ce à quoi nous croyons sans en être conscients et qui définit pour nous les limites de la réalité3. On retrouve là presque mot pour mot la définition durkheimienne de la religion !
Le vrai désenchantement engendré par la modernité tient moins au triomphe de la science et à l’effacement des dieux qu’à la fantastique banalisation des choses produites par le système thermo-industriel. En ce sens, il ne s’agit pas seulement d’une « démythologisation » (sens littéral de l’Entzauberung) mais d’une banalisation des « merveilles », d’un désenchantement sans remède donc. Utiliser massivement une énergie fossile fournie gratuitement par la nature dévalorise le travail humain et conduit à une prédation illimitée des « richesses » naturelles. Il en résulte une surabondance artificielle effrénée qui détruit toutes capacités d’émerveillement devant la beauté du monde, les dons du « créateur » et les capacités artisanes de l’habileté humaine. L’exemple de la tentative d’implantation de la commercialisation de la viande de caribou dans une communauté d’Inuits, rapporté par Jacques Godebout, est révélateur de ce désenchantement-là4. « Vous savez, répond le maire du village à l’envoyé du gouvernement, on a une longue histoire avec les caribous, on se demande si on peut leur faire ça. » C’est que pour faire entrer le caribou, en effet, dans le circuit marchand spatialisé, il faut le couper de son réseau temporel, de l’histoire de sa relation avec les Inuits ; il faut éliminer toute la représentation symbolique qui l’entoure et le transformer en objet, le découper en morceaux et le vendre, exactement comme on l’a fait pour tout acte de production moderne.
Toutefois, sous l’effet même de cette banalisation, le « réenchantement » relatif du monde engendré par la science, le progrès et le développement, est désormais bien défraîchi. Le culte du progrès aujourd’hui ne passe plus par des prières ronflantes adressées à la divinité, mais par des pratiques familières inévitables (allumer l’électricité, conduire sa voiture, téléphoner, etc.) et la revendication de nouvelles innovations pour résoudre les problèmes de dysfonctionnement engendrés par la dynamique même du progrès. La foi dans l’économie n’est plus un choix de la conscience, mais une drogue à laquelle, accoutumés, nous sommes incapables de renoncer volontairement. Le progressisme et l’économisme ainsi incorporés dans notre consommation quotidienne, nous les respirons avec l’air pollué du temps, nous les buvons avec l’eau contaminée aux pesticides, nous les mâchons avec la malbouffe, nous nous en parons avec les fringues fabriquées dans les bagnes du Sud-Est asiatique, enfin ils nous véhiculent dans nos sacro-saintes bagnoles à dérèglement climatique…
Comme l’exprime Christian Laval, paraphrasant Max Weber : « Le tramway marche, certaines causes produisent certains effets, mais nous ne savons plus ce qu’est notre devoir, pourquoi nous vivons, pourquoi nous mourons5. » Les rites ont remplacé la foi. La faillite du rêve occidental ouvre ainsi la voie à une désacralisation massive de l’économie.
Nous avons vu que Castoriadis disait : « L’homme occidental ne croit plus à rien, sinon qu’il pourra bientôt avoir un téléviseur haute définition6. » Cette ultime promesse étant désormais bien compromise, c’est tout l’édifice qui menace de s’écrouler, d’autant que le tramway risque de ne plus marcher très longtemps… L’épreuve « pratique » de la faillite de la société de croissance pourra peut-être dessiller les yeux des adeptes fascinés. Il n’y a donc pas de raison de perdre tout espoir. C’est ce que nous avons appelé la pédagogie des catastrophes. Les dysfonctionnements inéluctables de la mégamachine (contradictions, crises, risques technologiques majeurs, pannes), source d’insupportables souffrances et de malheurs qu’on ne peut que déplorer sont aussi, cependant, des occasions de prise de conscience, de remise en cause, de refus ou de révoltes.
Si le désastre boursier de 2008 n’a affecté le veau d’or que de quelques vacillements, c’est qu’en dépit de révoltes et d’une forte contestation, l’oligarchie qu’il s’agit de désarmer et de neutraliser a réussi jusqu’à présent à maintenir, voire à renforcer son emprise sur notre destin. Et si des signes favorables se manifestent un peu partout, le poids des intérêts et des routines comme l’addiction à une société de gaspillage jouent à fond pour maintenir les choses en l’état et empêcher toute évolution par la force.
Toutefois, la principale difficulté pour réaliser le projet d’une société de décroissance n’est point de celles qu’une bonne argumentation si convaincante soit-elle peut résoudre. L’homme n’est pas seulement un animal rationnel, il est aussi un être sensible de chair et de sang, et donc traversé de passions. Même si le théoricien s’adresse et ne s’adresse qu’à l’intelligence de son lecteur, il ne peut l’ignorer et il doit en tenir compte, sans nécessairement, pour autant, se transformer en prophète ou en gourou. La base de la société de croissance étant de l’ordre de la religion, les démonstrations et les raisonnements ont peu de prise sur la foi du charbonnier. Toute religion se caractérise par son auto-immunisation et cela est vrai tout particulièrement de la religion de la croissance7. Dans ces conditions, il s’agit bien de réaliser aussi une sorte de conversion de masse. Les seules communautés qui ont réussi à faire vivre durablement au sein et en marge de la société dominante un idéal de frugalité plus ou moins abondante, sont les communautés monastiques et surtout les Amish de Pennsylvanie. Les expériences communautaires fondées sur la seule base d’une vision alternative laïque, comme le socialisme utopique, finissent assez rapidement par éclater. Le ciment des convictions partagées n’est pas suffisant pour colmater les fissures engendrées par les rivalités personnelles, les conflits de genres ou les conflits de générations. Les expériences de vie alternative qui durent le plus longtemps, comme les communautés de l’arche, ont une dimension quasireligieuse.
Il est probable que si les conditions objectives étaient réunies pour la construction d’une société de décroissance, celle-ci ne se ferait pas sans un certain réenchantement du monde8. Faut-il l’entendre, cependant, dans le sens d’une nouvelle mythologie et appeler de ses vœux un retour des dieux, ou bien s’agit-il de restaurer notre capacité d’émerveillement devant la beauté du monde ? Est-il vraiment nécessaire de faire appel aujourd’hui aux théologiens, aux ayatollahs, voire aux grandes prêtresses écoféministes des cultes néopaïens syncrétiques et New Age qui fleurissent ici et là, pour meubler le vide de l’âme de nos sociétés à la dérive9 ? Il existe incontestablement ce qu’on pourrait appeler une « théologie de la décroissance ». Spécialiste du développement et de la problématique de la diversité culturelle, j’ai été très souvent confronté à des « curés » ou ex-curés, catholiques ou protestants, théologiens ou pasteurs de l’Église réformée comme Jacques Ellul, Gilbert Rist, Arnaud Berthoud, Stéphane Lavignotte, ou ex-pères blancs comme Michael Singleton, à des prêtres plus ou moins en rupture de ban, comme Ivan Illich, Robert Vachon, Alex Zanotelli, Marc Luycks, Raimon Panikkar et bien d’autres. Ayant moi-même été présenté comme « un païen qui a la foi10 », peut-être, après tout, suis-je prédisposé pour transmettre aux miens, sous une forme profane, des messages produits dans d’autres chapelles… La voie du « pluriversalisme » tracée par Panikkar, par exemple, est la seule, à mes yeux, qui offre un espoir d’éviter la chute dans la barbarie ou le suicide de l’humanité ; celle d’un nouvel art de consommer, préconisée par Arnaud Berthoud, ouvre sur un retour de la joie de vivre11. La relecture de l’Évangile par Alex Zanotelli fonde la non-violence active comme forme de « la résistance d’une partie de la société civile organisée contre l’empire de l’argent12 ».
Convient-il alors d’opposer aux mythes du progrès d’autres mythes tout aussi séduisants et irrationnels ? Certains le pensent, le disent ou le tentent. La question n’est pas nouvelle. Elle s’est posée naguère aux débuts du mouvement socialiste. On connaît l’analyse de Georges Sorel qui considérait la grève générale et le « grand soir » comme des mythes nécessaires pour l’avancement du mouvement ouvrier. Le réenchantement du monde passerait alors par l’invention et la propagation de nouvelles fables, avec des rituels et des cultes. Parmi les décroissants qui inclinent à une forme ou une autre de spiritualité, certains adorateurs de Gaïa et adeptes de la deep ecology se sont même organisés en sectes et célèbrent des cérémonies quasireligieuses. Et l’on sait que la seule différence entre une secte et une Église est qu’une Église est une secte qui a réussi… « Ce dont nous avons vraiment besoin c’est d’un mouvement pour un athéisme économique, d’une lame de fond d’incroyants », écrit Derek Rasmussen, militant canadien de la paix et défenseur des Inuits13. C’est bien ce que se propose de provoquer le mouvement de la décroissance.
Le projet de construction au Nord comme au Sud de sociétés conviviales autonomes et économes implique, à parler rigoureusement, plus d’une « a-croissance », comme nous l’avons vu, qu’une « dé-croissance » au sens littéral. C’est d’ailleurs de l’abandon d’une foi et d’une religion qu’il s’agit : celle de l’économie. La voie de la décroissance étant une déprise de la religion de la croissance, elle implique la nécessité d’une dé-croyance. Il faut abolir la foi dans l’économie, renoncer au culte de l’argent, au rituel de la consommation et devenir des agnostiques du progrès14. Il ne s’agit pas de retomber dans l’illusion d’une mythique société parfaite d’où le mal aurait été éradiqué définitivement, mais de bricoler une société en tension qui affronte ses inéluctables imperfections et contradictions tout en se donnant un horizon de bien commun, plutôt que le déchaînement de l’avidité des atomes sociaux. Nous ne sommes pas devenus des athées de la croissance, des agnostiques du progrès, des sceptiques de la religion de l’économie pour nous convertir en adorateurs de la déesse Nature (fût-elle rebaptisée Pachamama) comme on l’a été de la déesse Raison ou de l’Être suprême aux beaux jours de la Révolution française. Nous ne voulons pas nous transformer en grands prêtres de l’évangile de l’abondance frugale. L’expérience des cultes artificiels est d’ailleurs loin d’être probante. Et cependant nous convenons volontiers qu’il faut réenchanter le monde et ajouter des ingrédients de nature spirituelle aux arguties philosophiques et scientifiques. En s’engageant dans le sens de la restauration de la capacité d’émerveillement, la voie de la décroissance ne se présente ni comme une religion ni comme une antireligion, mais bien plutôt comme une sagesse. Cela constitue précisément l’enjeu de la désacralisation de la croissance.
L’idéologie religieuse, qu’elle soit catholique, hindouiste, aztèque ou consumériste permet, en effet, de nier le non-sens ontologique de l’être et donc de le supporter à défaut de l’affronter. Toutefois, surabondance de sens est donnée du coup au monde. Les dieux, en effet, ont réponse à tout ! Seulement, ils présentent l’addition : le sacrifice de l’autonomie est le prix à payer. Quand on met en doute l’universalité de la religion, on pense aux sociétés qui ont su affronter le non-sens ontologique et construire un système de sens avec ses mythes et ses rites sans s’abuser sur le statut de leurs constructions intellectuelles, ni sur les raisons de leur efficacité. Il en est ainsi, semble-t-il, de beaucoup de sociétés dites primitives, d’une certaine culture bouddhiste, taoïste et confucianiste. Toutefois, il y a dans ces sociétés des gens qui croient aux fables et en font une véritable « religion » tout comme, dans les sociétés religieuses, il y a des agnostiques. Les Grecs eux-mêmes croyaient-ils à leurs mythes ? Paul Veyne s’est posé la question15. Pour les Pygmées d’Afrique, selon Michael Singleton, ce serait encore plus simple, ils n’en auraient tout simplement pas… Seulement, l’existence d’une religion établie change toute l’allure d’une société, et cela même si personne n’est pratiquant ou seulement croyant.
Dans une société athée, en revanche, on peut être parfaitement conscient de l’absurdité de brûler de l’encens devant l’autel des ancêtres, de verser en terre quelques gouttes de vin de palme pour désaltérer les morts avant de boire soi-même, tout en pratiquant quand même ces rites. On sait très bien que les morts et les ancêtres en question n’en profiteront pas mais, en même temps, on peut y trouver du sens pour notre propre façon de vivre.
Il est difficile de nier que la voie de la décroissance implique une forme ou une autre de spiritualité, comme ces rituels païens que l’on vient d’évoquer. Encore faudrait-il s’entendre sur ce que l’on met derrière cette étiquette de « spiritualité », mot qui heurte facilement les laïcs et les athées dont je fais partie. On peut même renverser les positions et prétendre que nos sociétés chrétiennes de consommation sont vraiment des sociétés païennes et que la société de décroissance réhabiliterait la vraie dimension spirituelle de la condition humaine.
Quelques jours avant son assassinat, le poète et cinéaste communiste italien, Pier Paolo Pasolini, conjurait l’Église catholique d’être « le guide grandiose, mais non autoritaire, de tous ceux qui refusent le nouveau pouvoir de la consommation, qui est complètement irréligieux, totalitaire, violent, faussement tolérant et même, plus répressif que jamais, corrupteur et dégradant16 ». Seule une foi, pas nécessairement superstitieuse, viendrait à bout, en quelque sorte, du matérialisme vulgaire de la fausse religion de la croissance. On peut donc admettre avec John Dewey que certaines expériences laïques peuvent revêtir une dimension sacrée. « Toute activité, écrit-il, à laquelle on se consacre au nom d’une fin idéale, malgré les obstacles en prenant des risques personnels, au nom de la conviction que cette fin a une valeur générale et durable, une telle activité possède une qualité religieuse17. »
Dans une vision agnostique, les dispositifs symboliques qui nous permettent de donner sens à la réalité ne nous viennent pas de Dieu et ne constituent pas des réalités transcendantales. Les valeurs que nous attribuons aux choses du monde ne sont pas leur propriété, mais notre création. Seulement, ces créations ne sont pas le plus souvent le fait de notre moi conscient, mais bien plutôt des forces obscures de notre inconscient.
Ces voix qui nous parlent dans le rêve, dans les hallucinations, dans les phantasmes, voire qui nous agissent dans certains cas à l’insu de notre plein gré, ne viennent pas du ciel ou de l’enfer, mais de l’Autre. Ce ne sont des messages de l’au-delà que parce que nous sommes tissés des fils du passé. À côté de ce qui nous possède et nous agit, il faut bien reconnaître le vaste champ de ce qui nous dépasse sans être surnaturel et qu’explore avec plus ou moins de bonheur la parapsychologie. « Aussi, note justement le philosophe Bazzanella, la valeur a tendance à être en excès pour sa part et en conséquence à se transformer en quelque chose de pernicieux, dans l’impératif d’un surmoi sadique et exigeant qui vise à assujettir l’individu18. » Pas besoin de chercher des exemples de projection paranoïaque de la psyché dans le capital ou le totalitarisme, il suffit de penser au délire sacrificiel chez les Aztèques. La psychose consiste précisément dans l’écrasement du sens et du réel. Procéder au dévoilement de la construction psychotique sociétale est souhaitable19.
Au moment où j’écrivais ces lignes (avril 2011), la radio annonçait qu’une jeune femme, obéissant à une voix divine intérieure, avait sacrifié son fils de trois ans en le jetant par la fenêtre. Nous éprouvons tous, parfois, des pulsions criminelles ou aberrantes auxquelles nous résistons en les identifiant comme des phantasmes issus de notre inconscient. Ceux-ci peuvent se déchaîner dans nos rêves et nos cauchemars, ainsi peuplés de créations monstrueuses, de mythologies sanglantes dont certaines ressemblent étrangement à des institutions existantes ou ayant existé. Les gens normaux savent faire la différence entre le rêve et la réalité, entre le phantasme et l’aspiration raisonnable. La construction réussie du sujet se caractérise par cette capacité dans la maîtrise relative des pulsions et l’interprétation des voix étranges venues d’ailleurs. Sauf que cette entreprise se déroule dans un environnement qui, lui-même, peut être plus ou moins normal.
Les institutions sociales pathologiques, comme dans le cas des Aztèques, peuvent canaliser les pulsions destructrices des sujets pathologiques, qui seront alors considérés comme normaux, puisque correspondant aux normes de la société en question. À l’heure où le malaise dans la civilisation se transforme en peste psychique mondialisée, où les nouveaux maîtres du monde sont de grands malades du pouvoir, de la richesse ou du sens (fous de Dieu, intégristes divers), où la démocratie élitiste et méritocratique occidentale a tourné à l’oligarchie ploutocratique, de quel trouble psychique sont atteintes les victimes ?
Dany-Robert Dufour, philosophe pétri de psychanalyse, qui s’est voué à l’analyse des pathologies sociales engendrées par L’Art de réduire les têtes à l’heure du triomphe du Divin marché, me disait que ses anciens condisciples devenus praticiens le consultaient de plus en plus souvent pour résoudre leur problème20. Ils ne s’y retrouvent plus avec des patients perturbés par le nouvel esprit du capitalisme. Les névroses et les psychoses ne sont plus ce qu’elles étaient ! La bonne philosophie sociale qui analyse la société en crise vient ainsi au secours des professionnels des troubles psychiques. Certes, les pathologies mentales et sociales prolifèrent avec le stress de masse, les suicides d’employés, de cadres, et maintenant d’enfants. Les salles d’attente des psychothérapeutes ne désemplissent pas. Toutefois, les symptômes et la dynamique des troubles ne correspondent plus à la doxa. Et que dire des perturbations sorcières que le marché mondial engendre dans les sociétés africaines ?
Très justement, plutôt que de recourir à la psychanalyse occidentale ou à l’ethnopsychiatrie, le père Éric de Rosny a choisi de s’attaquer aux épidémies d’ensorcellements en se faisant initier comme nganga (très approximativement traduit par féticheur)21. Si la mégamachine de la société de croissance est bien un cauchemar réalisé dont les rouages sont constitués par les agents normés (adorateurs et/ou victimes) que nous sommes, sortir du cauchemar suppose une double révolution : remettre le réel sur les rails de la réalité, nous déprendre de l’enchantement du désenchantement. C’est la voie de la recherche de l’autonomie individuelle et collective que visait Cornelius Castoriadis et que reprend l’utopie de la décroissance.
Dans la pratique concrète de chaque collectivité en rupture avec la religion de la croissance, l’engagement dans des choix nécessairement faits avec incertitude mettra en mouvement les convictions et la foi de chacun, sans qu’il soit besoin de « truquer » le débat en ayant imposé au préalable un dogme. L’utopie, telle que nous l’entendons, n’est pas le mythe. Le mythe est un saut hors du réel. Le discours mythique n’obéit pas au principe de non-contradiction. C’est ce qui permet à des professionnels de la manipulation d’amalgamer des promesses incompatibles pour dévoyer les aspirations légitimes des adeptes hallucinés. Les démagogies populistes fonctionnent ainsi. L’utopie concrète, au contraire, est la construction d’un futur idéal mais toujours possible. « Le fait pour la pensée de vouloir le “possible” (son désir d’utopie), selon Daniel Payot, lui permet de se rapporter au monde de telle sorte que, avec, dans ou sous l’immédiatement réel, sans s’éloigner de sa présence immanente, elle puisse “voir” le contenu et le concret, c’est-à-dire non pas autre chose que la réalité du monde, mais cette réalité aperçue sous un autre jour, délivrant un sens inédit, faisant advenir des ouvertures nouvelles22. » Le pari de la décroissance est aussi un pari sur la maturité possible de nos contemporains, sur leur capacité à démasquer l’imposture des dispositifs psychotiques institutionnels et à découvrir qu’il y a un autre monde au sein de celui où nous vivons. C’est un pari risqué, mais si nécessaire qu’il vaut la peine d’être tenté.
Si « le sacré est le simulacre institué de l’Abîme », suivant la formule de Castoriadis, faut-il s’étonner ou se choquer de connivences entre nouvelles « hérésies » millénaristes et utopies sociales laïques ? Entre le panthéisme d’un Spinoza, le cosmothéandrisme d’un Panikkar, le cosmopoétisme de David Henry Thoreau et/ou l’écoanthropocentrisme d’un décroissant athée, la différence n’est peut-être qu’une question de terme. Loin de rechercher à se relier à une transcendance divine et éternelle, Thoreau, ce précurseur de la décroissance, cherchait à se fondre dans l’harmonie naturelle. « Je reste en plein air à cause de l’animal, du minéral, du végétal qui sont en moi », écrit-il dans son journal23. « Serait un poète, écrit-il encore, celui qui pourrait enrôler vents et rivières à son service, afin qu’ils parlent pour lui24. » Cette énergie irréductible du sacré dont parlait Mauss peut être en effet mobilisée par les poètes, les peintres et les esthètes de tout poil, bref, tous les spécialistes de l’inutile, du gratuit, du rêve, des parts sacrifiées de nous-mêmes.
La poésie, l’esthétique et l’utopie concrète ouvrent une voie vers la transcendance immanente. Ce sont des pistes intéressantes pour nous faire rêver et retrouver l’émerveillement de la prime enfance. Ces producteurs de songe et de sens que sont les artistes authentiques devraient suffire à la tâche de nourrir ou d’illustrer cette transcendance immanente. On s’extasie devant un tableau, un poème peut nous transporter, la musique possède la capacité de susciter des émotions quasireligieuses. Ce n’est pas sans raison que l’art dit primitif (pensons aux masques africains) est toujours un art sacré. « Les plus grands écrivains et artistes, note Jean-Paul Besset, ont fouillé en direction de cette autre vie qui, pour les romantiques et les surréalistes, se trouve dans la vie25. » C’est à la banalisation marchande désenchanteresse que s’oppose l’artiste dont le rôle est irremplaçable pour construire une société sereine de décroissance. Et pour Jacques Godbout : « L’artiste rappelle à l’individu moderne que, quoi qu’il fasse, il est condamné à une forme quelconque d’animisme s’il veut que les choses aient un sens. […] L’artiste témoigne peut-être du fait que l’animisme est la seule philosophie qui respecte les choses et l’environnement, une philosophie adaptée à l’esprit du don qui circule dans les choses, et dont la modernité nous a coupés26. » Animiste ou pas, pour une société de la décroissance, comme pour Oscar Wilde, « l’art est inutile et donc essentiel ! ».
Oui ! Il faut sacraliser la nature, comme il faut sanctuariser les rares espaces « vierges » que nous n’avons pas encore souillés, il faut rendre un culte aux Naïades des sources non polluées et aux Dryades des forêts non rasées pour faire du soja transgénique. Toutefois, il n’est pas nécessaire de croire au surnaturel pour cela, même si nous ne refusons pas de joindre l’appui de celui qui croit au ciel en renfort de celui qui n’y croit pas.
Enfin, si les fables des poètes sont nécessaires pour réenchanter le monde, il peut arriver qu’elles réussissent trop bien, danger contre lequel il paraît bien difficile de se prémunir. Avec le temps, comment éviter qu’elles ne soient instrumentalisées par un chef (Duce, Führer, Conducator, Guide suprême, etc.) paranoïaque (un pléonasme, probablement) pour écraser son peuple et ne se retournent contre leur créateur ? C’est alors que la machine théocratique peut se remettre en marche et que tout recommence comme avant. Pourrions-nous imaginer un moyen pour rompre cet éternel retour du cauchemar ? Le pari de la décroissance c’est aussi que quelque chose comme une gestion démocratique du sens, en pariant que cette fois la vigilance des citoyens contiendra le sommeil de la raison, est à fois souhaitable et possible.