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Samantha Sterling était assise à côté de sa mère sur le premier banc de l’église communautaire d’Icicle Falls. Elle luttait contre son envie de bondir, de se précipiter devant l’autel, d’attraper son beau-père, Waldo, par le cou et de l’étrangler. Elle ne le faisait pas pour deux raisons : tout d’abord, une femme ne fait pas ce genre de choses à l’église. Mais elle aurait pu vaincre sa retenue s’il n’y avait eu la deuxième raison : Dieu avait déjà emmené Waldo. Waldo était aussi mort qu’on peut l’être. Outre une fille née d’un premier mariage, il laissait derrière lui son épouse inconsolable, Muriel, ses trois belles-filles, Samantha, Cecily et Bailey, et l’entreprise familiale, laquelle se trouvait à peu près dans le même état que lui.

Sweet Dreams Chocolates avait été une entreprise florissante du temps où le père de Samantha était encore en vie. Elle avait été fondée par son arrière-grand-mère Rose, et s’était lentement mais sûrement développée tant qu’il l’avait dirigée : une société prospère et soudée, à l’image de la famille heureuse qui vivait de ses bénéfices. Les trois sœurs avaient passé leurs étés à travailler pour Sweet Dreams. On leur avait martelé à toutes trois, dès leur plus jeune âge, que cette entreprise était à la fois la source des revenus et de l’honneur de la famille (sans parler du chocolat). Mais c’était Samantha qui en était tombée amoureuse. Des trois filles, c’était elle qui était restée, elle qui était destinée à reprendre le flambeau.

Mais, à la mort de leur père, tout s’était arrêté. Samantha avait perdu l’homme qu’elle et ses sœurs idolâtraient, et leur mère avait sombré : Muriel avait laissé à Samantha et à la comptable, Lizzy, le soin de faire tourner l’entreprise en mode automatique ; pendant ce temps, elle avait commencé par porter le deuil, avant de se mettre en quête d’un nouveau mari.

C’est alors que Waldo Wittman était apparu : un veuf bien bâti, aux cheveux poivre et sel, qui venait de prendre sa retraite au moment où son entreprise réduisait ses effectifs. Avec le recul, Samantha soupçonnait que d’autres raisons avaient pu pousser Waldo à partir. D’après elle, il aspirait à une existence tranquille, et avait voulu échapper au stress quotidien. Il avait décidé qu’avec ses paysages montagnards, les vignobles tout proches qui s’étendaient dans l’est de l’Etat de Washington, son atmosphère cordiale de petite bourgade et la présence de cette veuve attirante, Icicle Falls lui conviendrait parfaitement. Et Muriel en avait décidé de même pour Waldo. C’est ainsi qu’au bout d’un an et demi de veuvage, elle s’était trouvé un nouveau compagnon.

Et maintenant, ce dernier était là, allongé devant l’autel de l’église, dans son costume gris préféré… et coûteux ! Ce cher, ce charmant Waldo… le grand dissipateur ! Waldo, comment les choses ont-elles pu tourner si mal en si peu de temps ?

On était aux premiers jours de janvier. Et l’année promettait d’être cauchemardesque, vu que sa mère avait désigné son nouvel époux comme président de l’entreprise familiale. Elle avait laissé Samantha à son poste de vice-présidente en charge du marketing ; mais cela n’avait pas servi à grand-chose : désormais, Samantha n’était plus que vice-présidente du désastre en cours, et elle avait du mal à demeurer assise sans bouger, à la pensée du chaos qui l’accueillerait lorsqu’elle retournerait au bureau.

— Tu n’arrêtes pas de gigoter…

C’était sa sœur Cecily, assise à côté d’elle, qui venait de lui chuchoter ces mots.

Remuer sur son siège pendant des obsèques était probablement impoli, mais c’était toujours mieux que de se lever, s’arracher les cheveux et se mettre à hurler comme une démente.

Pourquoi ses parents n’avaient-ils pas fait le nécessaire pour s’assurer que, si quelque chose devait arriver à son père, l’entreprise passerait entre des mains compétentes ? Sa mère aurait pu ainsi connaître une nouvelle fois les joies du mariage, et personne n’en aurait pâti.

Aucune de ses filles n’avait attendu d’elle qu’elle reste seule à tout jamais : Muriel venait à peine de dépasser la cinquantaine lorsque son mari était décédé, et la solitude ne lui réussissait guère.

Lorsque Waldo avait fait son apparition, elle était revenue à la vie, et Samantha en avait été heureuse pour elle. Waldo était un homme drôle et charmant, et ses sœurs, tout comme elle, l’avaient soutenu de tout cœur. Pourquoi ne l’auraient-elles pas fait ? Il avait rendu son sourire à leur mère. Au début, tout s’était bien passé. A l’instar de Samantha, Waldo était amateur de photo, et ils adoraient parler de leur passion commune. Quand elle passait chez eux pour parler affaires avec sa mère (ou du moins pour tenter de le faire), Samantha adorait plaisanter en demandant : « Où est Waldo1 ? »

Mais dès le jour où sa mère l’avait lâché sur l’entreprise familiale comme une bombe, Samantha n’avait plus eu à poser cette question. Elle savait pertinemment où était Waldo : il était au bureau, dépassé par la situation et en train de la rendre folle.

Elle grinça des dents en calculant mentalement les sommes folles qu’il avait dilapidées : de nouvelles cartes de visite portant son nom, une nouvelle papeterie, de nouveaux équipements dont ils n’avaient pas besoin, un réseau téléphonique sophistiqué au-dessus de leurs moyens, qu’un vendeur peu scrupuleux et hâbleur l’avait persuadé d’acheter. Comment un homme d’affaires pouvait-il être si peu doué en affaires ? Evidemment, il était convaincu — et il avait convaincu sa mère — que tous ces achats étaient indispensables. Et Samantha n’avait pas eu le droit de veto pour l’en empêcher.

Et encore, ce n’était que le commencement. Six mois plus tard, leurs bénéfices avaient plongé, et ils avaient commencé à avoir du mal à payer leurs fournisseurs. Waldo avait réduit la production, ce qui avait eu pour conséquence d’affecter leur capacité à honorer les commandes, et Lizzy, la comptable, s’était mise à afficher un air paniqué, comme si un gouffre menaçait de l’ensevelir. « Nous sommes en retard pour le paiement du tiers provisionnel », avait-elle déclaré à Samantha. « Et ce n’est pas tout… » Elle avait montré à Samantha le relevé de dépenses parfaitement insensées payées avec la carte de crédit de la société. Un revolver. Des munitions. Des cartons entiers de bouteilles d’eau, assez pour abreuver toute la ville. Waldo, semblable à un impitoyable termite, dévorait l’entreprise sur son passage.

— Et je crois que si Waldo pouvait nous parler maintenant, il dirait : « Merci, Seigneur, pour cette vie de bonheur. »

C’était la voix du pasteur Jim.

Sa mère laissa échapper un sanglot, et Samantha fut saisie de remords. Elle aussi aurait dû être en train de pleurer car, au fond, elle avait beaucoup aimé Waldo. Même si c’était un gestionnaire désastreux, c’était un homme au grand cœur, et qui savait apprécier la vie.

— Nous savons qu’il nous manquera.

Le pasteur Jim parlait toujours, et Cecily posa une main réconfortante sur le bras de leur mère. Bien évidemment, ce geste eut pour effet de l’inciter à redoubler de pleurs.

Bailey, assise de l’autre côté de Samantha, murmura :

— Pauvre maman… D’abord papa, et maintenant, Waldo.

Perdre deux époux l’un après l’autre… C’était vraiment jouer de malchance. Leur mère n’avait pas seulement aimé ses deux maris, elle avait aimé être mariée. Elle n’était pas faite pour les affaires (ce qui expliquait certainement pourquoi grand-papa avait été si heureux de confier à leur père la direction de Sweet Dreams), mais elle avait un don pour les contacts humains. Elle avait même pu faire publier deux ou trois livres sur le sujet par un petit éditeur ; et juste avant la mort de Waldo, elle s’apprêtait à en entreprendre un nouveau : Les Secrets d’un remariage heureux.

Samantha espérait qu’à présent, sa mère consacrerait toute son énergie à apprendre comment mener une existence heureuse… en dehors du mariage. Du moins, tant qu’elles n’auraient pas réussi à sortir la société de son état critique et que Samantha n’en aurait pas été officiellement nommée responsable.

Le plus tôt sera le mieux, soit dit en passant.

Sa première décision en tant que dirigeante serait de réengager Lizzy, que Waldo avait licenciée avec l’intention malvenue de faire des économies. Samantha n’espérait qu’une chose : que Lizzy revienne et l’aide à mettre de l’ordre dans ce chaos.

Elle poussa un soupir. Sa mère se tenait là, endeuillée, et elle ne pouvait penser à rien d’autre qu’à sauver l’entreprise familiale. Qu’est-ce qui n’allait pas bien, chez elle ? Avait-elle une calculatrice à la place du cœur ?

Le pasteur Jim déclara :

— J’aimerais maintenant vous donner à tous une occasion de dire quelques mots au sujet de Waldo.

« Il me rendait folle » n’aurait certainement pas l’heur de plaire à l’assistance. Samantha resta donc assise.

Mais bien d’autres personnes furent heureuses de s’exécuter.

Ce fut Maria Gomez, qui le servait régulièrement au restaurant Zelda’s, qui commença :

— C’était l’homme le plus généreux que j’aie jamais rencontré…

Elle poursuivit :

— Un jour, il m’a donné deux cents dollars pour faire réparer ma voiture. Juste comme ça. Il m’a dit que je n’avais pas à m’inquiéter de le rembourser.

Samantha se pinça fermement les lèvres en imaginant des billets de cent dollars munis de petites ailes en train de s’envoler, décrivant des cercles ascensionnels et s’éloignant vers la montagne Sleeping Lady.

Tu as vraiment une calculatrice à la place du cœur. Les gens étaient là, en train d’évoquer la gentillesse de Waldo, et tout ce à quoi elle pouvait penser, c’était l’argent. Elle était une horrible personne. Mais elle n’avait pas toujours été comme ça, n’est-ce pas ? Une larme glissa du coin de son œil.

Ed York, propriétaire des caves D’Vine Wines, se leva.

— Je me rappelle encore ce jour où j’étais assis avec Waldo, qui s’était accordé quelques minutes de répit. Nous étions en train de contempler les montagnes tout en partageant une bouteille de vin, et alors, il m’a dit : « Tu sais, Ed, il n’existe rien de mieux que ça. » Ce Waldo, il savait apprécier la vie, ça, c’est sûr.

Pendant que tous les autres autour de lui s’arrachaient les cheveux.

— Il était adorable.

C’était à présent le tour de la vieille Mme Nilsen.

— Le mois dernier, il gelait à pierre fendre, et il s’est arrêté pour changer mon pneu alors que j’avais crevé sur la nationale 2.

Et les louanges ne tarirent plus : ce bon vieux, ce formidable Waldo. Toutes les personnes présentes le regretteraient… à l’exception de son ingrate et mauvaise belle-fille, cet Harpagon en jupon. Elle était pathétique. Une autre larme perla à son œil et coula le long de sa joue.

Le pasteur Jim mit enfin un terme à la cérémonie et l’assemblée se dirigea sous un ciel gris vers la salle des fêtes, où tout le monde pourrait se retrouver et continuer d’évoquer Waldo en mangeant charcuterie et salade de pommes de terre.

Dans la salle des fêtes, les trois sœurs tinrent leur rôle d’hôtesses, arborant un sourire avenant. Le frère de Waldo et sa fille, Wanda, étaient venus en avion de la côte Est. Reconnaissant cette dernière dans la femme aux yeux rougis qui s’approchait d’elle, Samantha parvint à trouver de l’empathie dans le mélange de culpabilité, de ressentiment et de frustration qu’elle éprouvait.

Wanda s’exprima la première :

— Je suis désolée que nous devions nous revoir dans de si tristes circonstances.

A quoi Cecily répondit :

— Nous aussi.

Et Samantha ajouta :

— Je suis désolée de votre perte.

Elle l’était vraiment. Elle savait combien il était atroce de perdre un père, et elle ne l’aurait pas souhaité à son pire ennemi.

Wanda se tamponna les yeux avec un mouchoir trempé.

— Je n’arrive pas à croire qu’il n’est plus là. C’était le meilleur des pères. Et il était toujours si positif, si optimiste…

Si incompétent.

— Si seulement nous pouvions remonter le cours du temps…, préféra déclarer Samantha.

Wanda renifla en acquiesçant.

— Vous étiez toutes si gentilles avec lui !

Samantha ne trouva rien à répondre. Elle ne tenait pas à confesser que, durant ces quelques derniers mois, elle avait été tout sauf gentille.

Cecily s’empressa de meubler le silence.

— C’était un homme merveilleux.

Elle disait vrai. Waldo était un mauvais homme d’affaires, mais il fallait reconnaître que ses défauts se limitaient à cela.

— Et il aimait tant Muriel…, fit remarquer Wanda.

Elle marqua une pause, avant de poursuivre :

— Il s’était trouvé si seul, à la mort de maman… Muriel lui avait redonné une raison de vivre.

— Et je ne sais pas ce qu’aurait été la vie de notre mère sans lui, fit remarquer Samantha.

— Je suis certain que Muriel aimerait entendre ça, Wanda.

C’était Walter, le frère de Waldo, qui venait de murmurer ces mots ; sur quoi il emmena avec lui leur belle-sœur par alliance.

Après quelques instants de silence, Samantha déclara :

— Il me faut quelque chose à boire.

— Bonne idée ! approuva immédiatement Bailey.

Et elles se dirigèrent toutes trois vers la coupe de punch.

Samantha n’avait pas vraiment l’habitude de boire, mais une boisson forte paraissait être la solution appropriée, au cinéma, quand les personnages devaient surmonter des moments d’angoisse. Et en cet instant précis, Samantha voulait vérifier l’efficacité de la recette.

— J’espère qu’il est corsé, marmonna-t-elle.

Bailey contemplait leur mère, à l’autre bout de la salle.

— J’ai tellement de peine pour maman…

Muriel Sterling-Wittman était assise sur une chaise pliante, auréolée de la pâle lumière hivernale qui pénétrait par la fenêtre, derrière elle : sublime et tragique figure féminine commençant toute seule cette nouvelle année. Sa sobre robe noire recouvrait discrètement ses courbes dignes de Betty Boop, et sa chevelure avait conservé la même nuance de brun brillant depuis des années, grâce aux génies qui œuvraient dans le salon de coiffure Sleeping Lady. Ses yeux verts, que Waldo avait adorés, étaient tout rouges à force d’avoir versé des larmes. Ils n’avaient pourtant rien perdu de leur beauté, bordés par leurs longs cils qu’épaississait du mascara waterproof. La moitié des hommes présents se pressaient autour d’elle, un mouchoir à la main, pour le cas où elle en exprimerait le besoin.

Bailey lança :

— Eh bien, au moins nous n’aurons pas à nous inquiéter de la savoir esseulée.

Bailey était tout le portrait de leur mère, autant dans les traits que dans la personnalité : elle était douce, optimiste et naïve.

Cecily s’esclaffa, dubitative.

— Aucun de ces hommes-là ne lui servira à rien : ils sont tous mariés.

— Pas Ed, rétorqua Bailey.

— Il en pince pour Pat, celle de la librairie, fit remarquer Samantha.

Mentalement, elle ajouta : Dieu merci.

Mais Bailey ne s’avoua pas vaincue :

— Arnie n’est pas marié. Ni le maire, M. Stone. Ni le frère de Waldo. Ne serait-ce pas merveilleux si…

Samantha l’interrompit.

— Ne laissons même pas cette pensée prendre une place dans l’univers.

Il ne leur aurait plus manqué que ça : qu’un autre homme débarque et convainque leur mère que la troisième fois serait paradisiaque !

— Regarde-les. Waldo vient à peine de mourir et ils lui tournent déjà autour comme des sosies du personnage du Lauréat en plus vieux.

Cecily secoua la tête.

— Les hommes…

— Tu sais, fit observer Bailey, pour une spécialiste des rencontres, tu as vraiment une attitude négative.

Cecily répondit du tac au tac :

— Et d’où crois-tu que je la tiens ?

— Comment parviens-tu à faire ce métier ? demanda Bailey d’un air un peu accablé.

— En restant superficielle.

Sur ces mots, Cecily leur lança un sourire malicieux.

Cecily était la seule blonde de la famille et c’était la plus belle des trois, avec son visage aux traits parfaits et ses jambes interminables. Samantha était jolie, avec ses boucles rousses et ses taches de rousseur, mais c’était devant Cecily que les garçons fondaient. Pourtant, en dépit de ses charmes évidents, elle n’avait jamais eu de chance avec Cupidon. Elle avait déjà, à ce jour, rompu avec deux fiancés. Samantha ne comprenait pas comment Cecily réussissait à gagner sa vie en permettant aux créatures de rêve de Los Angeles de se rencontrer, tout en s’avérant incapable de faire de même pour sa propre vie amoureuse.

Et alors ? Tu t’en sors si bien que ça, toi ?

Touchée, s’avoua-t-elle, vaincue par son jugement narquois sur elle-même.

— A toi toute seule, tu ferais renoncer une femme à l’amour.

Bailey avait marmonné ces mots tout en adressant un petit signe de tête et un sourire poli au vieux M. Nilsen, qui la lorgnait de l’autre bout de la salle.

Cecily fit alors remarquer :

— Ce ne serait pas une mauvaise idée, ça.

— Eh bien, je ne crois pas que maman soit prête à renoncer à l’amour. Peut-être que tu pourrais lui faire rencontrer quelqu’un…

— Non !

Plusieurs personnes se retournèrent et fixèrent Samantha du regard ; s’efforçant de chasser le feu qui avait embrasé ses joues, elle avala alors une large rasade de punch. Qu’est-ce qui n’allait pas bien chez elle ?

Le sourire de Cecily se fit encore plus malicieux :

— Je sais ce que tu veux dire. Personne ne sera capable de remplacer Waldo.

Samantha s’empressa de se justifier :

— J’aimais beaucoup Waldo, vraiment. Mais les hommes, ça suffit. J’ai déjà bien assez de problèmes comme ça.

— Seigneur, Sammy…

Bailey lui lança un regard lourd de reproches, que Samantha lui retourna.

— Hé, petite sœur, toutes les deux, vous allez retrouver le soleil californien, aider des millionnaires solitaires à se rencontrer et organiser les réceptions des starlettes. C’est moi qui suis coincée ici à gérer les conséquences de tout ce qui s’est passé.

Cecily avait repris son sérieux :

— Je suis désolée. Tu as raison. Nous te laissons au beau milieu de tout ce désastre. Non seulement tu vas devoir remettre sur pied l’entreprise, mais aussi t’occuper de maman.

— Sauf que, si quelqu’un peut le faire, ajouta Bailey en la serrant dans ses bras, c’est bien toi, Sammy.

Samantha poussa un soupir. En tant qu’aînée, c’était à elle qu’il revenait d’être le roc contre lequel les autres pouvaient s’appuyer… sauf qu’en ce moment elle n’avait guère l’impression d’être un roc, elle se sentait davantage semblable à un galet sur la plage, sur le point d’être emporté par un tsunami.

Et c’était sa propre mère qui l’avait involontairement placée dans cette situation. Muriel et Samantha s’aimaient tendrement, mais elles étaient souvent en désaccord, plus souvent encore durant la période qui avait précédé la mort de Waldo, notamment lorsque Samantha avait tenté de convaincre sa mère de raisonner ce dernier. « Il ne se sent pas bien », voilà tout ce que sa mère lui avait répondu. Puis, quand Samantha avait voulu en savoir plus, elle était demeurée dans le vague.

Peut-être qu’à l’époque le cœur du pauvre homme faisait déjà des siennes. Peut-être Waldo était-il si préoccupé par sa mauvaise santé qu’il ne pouvait pas se concentrer, et que c’était pour cette raison qu’il avait pris de si mauvaises décisions. Mais cela n’expliquait tout de même pas la nature étrange de ses achats. Ni les réponses qu’il lui avait fournies lorsqu’elle l’avait interrogé à ce sujet.

— Un homme doit être en mesure de protéger ce qu’il possède.

Voilà ce qu’il avait dit lorsqu’elle l’avait questionné au sujet du revolver.

Elle avait répliqué :

— A Icicle Falls ?

Le plus grand crime qu’ils avaient connu dans l’année, c’était le jour où Amanda Stevens avait verrouillé la Jeep de Jimmy Rodriguez parce qu’il l’avait trompée avec une autre fille. Et Jimmy n’avait pas porté plainte.

Waldo s’était dérobé :

— On ne sait jamais. J’ai aperçu quelqu’un. Sur le parking.

— Qui faisait quoi ?

— Qui me suivait. Et ne le dis pas à ta mère.

Il avait ajouté :

— Je ne veux pas l’inquiéter.

Comme il venait d’inquiéter sa belle-fille ? Ensuite, il y avait eu les bouteilles d’eau. Là encore, il avait trouvé un prétexte :

— Nous pourrions avoir une avalanche et nous retrouver bloqués ici pendant plusieurs jours.

Une fois de plus, elle n’avait rien dit. Par la suite, les choses avaient vraiment dérapé. Mais à ce moment-là, alors qu’elle avait décidé que sa mère et elle devaient avoir une sérieuse conversation, Waldo était sorti de leur maison située sur l’avenue Alpine pour se rendre en ville, et il était tombé inanimé juste devant la vitrine du Lupine Floral. Le pauvre Kevin avait lâché les roses qu’il était en train de ranger dans sa glacière et s’était précipité pour tenter de le secourir, tandis que son associé, Heinrich, composait le 911. Mais Waldo était mort au bout de quelques minutes.

Et maintenant, elle se retrouvait obligée d’affronter la catastrophe qu’il laissait derrière lui. Ses sœurs repartiraient lundi, et c’était elle qui devrait s’occuper de leur mère et trouver le moyen de payer les personnes dont l’existence dépendait de Sweet Dreams. Son arrière-grand-mère Rose, qui avait fondé l’entreprise après avoir fait un rêve, se retournait certainement dans sa tombe devant ce que ses descendants lui avaient fait subir.

Samantha fronça les sourcils en considérant sa coupe de punch à moitié vide. Le verre est à moitié vide… le verre est à moitié plein. Dans les deux cas il fallait de l’alcool dans ce truc !

1. . Where is Waldo ? est le titre d’une série de livres illustrés de Martin Handford, dans les pages desquels un personnage — Waldo — est dissimulé au milieu de centaines d’autres personnages. Il s’agit pour le lecteur de le repérer. En France, ces livres sont publiés sous le titre Où est Charlie ? (NdT.)