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Savoir mêler les affaires et la joie de vivre :

Comment équilibrer avec succès les affaires et l’amour

Rien de tel pour conclure une journée d’humiliation publique qu’un petit accès de folie familiale. C’était la réflexion que se faisait Samantha tandis qu’elle s’employait, sur Skype, à refréner l’enthousiasme excessif de Bailey.

Encore une fois, les femmes du clan Sterling s’étaient réunies pour une séance de remue-méninges, laquelle s’était révélée très fructueuse. Elles avaient validé la suggestion de Muriel concernant le thème du bal masqué — « Magie au clair de lune » — et réglé, pour un coût modeste, la question de l’animation musicale. Ç’aurait été sympathique de faire appel à un orchestre ou à un groupe d’Icicle Falls, mais un D-J d’une radio de Wenatchee leur proposait ses services pour un tarif inférieur de moitié. Afin d’être en accord avec le thème de l’événement, ce dernier officierait dissimulé derrière un décor, de même que les enceintes seraient occultées par les compositions de Lupine Floral : ainsi, la source de musique resterait invisible au public. Les patrons de la boutique de location de costumes Mad Hatter1 ayant accepté de fournir un certain nombre de masques originaux, les participants auraient le loisir de laisser planer le mystère sur leur identité jusqu’au moment où ils tomberaient les masques, à minuit. Bailey avait indiqué que les projets autour du déjeuner et du dîner chocolat étaient bien engagés. Et tout allait pour le mieux. Or, cela aurait dû suffire à la maintenir occupée, mais voilà qu’à présent il lui était venu une nouvelle idée à la lecture d’un roman historique.

— Un stand « kiosque à bisous », insistait Bailey, ça serait chouette, à mon avis. Les gens font tout le temps ce genre de truc.

— Les gens dont tu parles sont encore des ados, répliqua Samantha. Aucune personne en âge d’avoir une vie sexuelle active ne sera intéressée par un kiosque à bisous.

En tout cas, aucune qu’elle voudrait voir échanger un baiser avec sa petite sœur chérie.

— On disait probablement la même chose pour les serveuses en bikini, et maintenant on en emploie dans tous les bars, objecta aussitôt Bailey.

— Oui, mais personne n’y embrasse personne. De toutes les façons, je ne pense même pas que ce soit légal. C’est presque assimilable à du racolage.

— Nous vendrions des bisous, rien de plus.

C’est alors que Muriel intervint :

— Cela me paraît effectivement un peu de mauvais goût.

Exactement comme le concours de Monsieur Idéal.

— Nous poussons déjà le bouchon un peu loin avec certains de nos autres événements, renchérit Samantha.

A cette remarque, Cecily fronça les sourcils.

Mais Bailey ne se laissa pas faire :

— On pourrait gagner une fortune. On…

Samantha l’interrompit sèchement :

— On pourrait aussi gagner un herpès labial.

— Beurk…, dit Bailey avec une grimace.

Samantha en profita pour enfoncer le clou :

— Eh oui, beurk ! Pas de kiosque à bisous.

Au rythme où elles allaient, il n’y aurait peut-être pas de stand du tout.

*  *  *

Telle était l’inquiétude qui obnubilait l’esprit de Samantha tandis qu’elle regagnait son appartement. Elle avait téléphoné à la cave d’Ed afin de lui demander s’il avait obtenu des informations sur les autorisations à la mairie, mais ce dernier lui avait appris que, cloué au lit par la grippe, il n’était pas sorti de chez lui. Il n’était donc guère en mesure de plaider leur cause pour accélérer la délivrance de ces maudites autorisations.

En pénétrant dans le couloir, elle entendit le son feutré des coussinets de son chat atterrissant sur le carrelage : cela signifiait que Nibs s’était, une fois de plus, aventuré sur le plan de travail de la cuisine, endroit dont il savait pertinemment qu’il lui était interdit. Mais ce n’était pas là le genre de détail qui pouvait arrêter un chat.

A présent, l’air innocent, il venait la retrouver en trottinant.

— Tu es un méchant garçon, lui dit Samantha en le prenant dans ses bras.

Méchant garçon… Par une association d’idées audacieuse, son esprit bascula sur la sérénade suggestive à laquelle Bill Will s’était livré dans le salon de thé. Peut-être les photos qu’avait prises Nia ne seraient-elles pas publiées. Peut-être n’y aurait-il pas le moindre emplacement disponible dans le journal pour insérer un seul de ces clichés. C’était fort probable… dans un univers parallèle.

Samantha reposa le chat et alla se chercher une aspirine.

*  *  *

Le lendemain, elle dut de nouveau recourir à l’aspirine quand, à son arrivée au bureau, Elena lui remit un exemplaire du journal du matin. En première page s’étalait l’œuvre de Nia, qui restituait, captée sur le vif, toute la scène de la veille. Nia avait photographié Samantha faisant son possible pour éviter de regarder l’entrejambe de Bill Will, sauf que l’angle de vue donnait l’illusion que les fiers attributs de Billy se situaient précisément à l’endroit où se dirigeaient ses yeux. La légende de la photo n’arrangeait rien :

« Le concours de Monsieur Idéal de plus en plus torride ! »

Mais qu’on m’achève tout de suite ! Comme s’il n’était pas suffisant qu’elle soit seule à devoir sauver l’entreprise ! Comment, après ça, était-elle censée se montrer en public ?

Elena tenta de la rassurer :

— Je sais ce que vous pensez, mais ce n’est pas si terrible.

— Ah oui, selon qui ?

— Tout ira bien, amiga. Vous verrez. A veces, todo el mundo tiene un dia de pelo revuelto.

Samantha froissa le journal pour le jeter à la poubelle.

— Entendu. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Que tout le monde connaît parfois des mauvais jours, répondit Elena en haussant les épaules.

— Je me féliciterais volontiers d’avoir un mauvais jour. J’échangerais même une vie entière de mauvais jours contre ça.

Elena haussa de nouveau les épaules :

— Ce sera vite oublié. Et en attendant, ça vous fera beaucoup de publicité gratuite.

— Je n’ai pas besoin de ce genre de publicité, répliqua Samantha en marmonnant.

Elena partit repêcher le journal dans la poubelle, puis le lui tendit en disant :

— Lisez quand même l’article dans son intégralité.

Samantha s’enferma dans son bureau pour suivre le conseil d’Elena. Nia avait accompli un remarquable travail de promotion du festival, en mentionnant les différents événements et en allant jusqu’à suggérer aux candidats de passer chez Sweet Dreams acheter des chocolats. « Mieux vaudrait que tout homme représentant notre chocolaterie préférée sache quel est son chocolat préféré. »

D’accord. Elle en était reconnaissante à Nia. La journaliste avait réussi à exprimer l’enthousiasme de Samantha et des autres membres de la chambre de commerce, d’une manière communicative pour les lecteurs. Ceux-ci, en définitive, ne pourraient qu’être désireux de participer à la manifestation. Et c’était une bonne chose.

Lorsque Cecily téléphona, vingt minutes plus tard, elle déclara d’emblée :

— C’est une excellente publicité.

— Oui, reconnut Samantha. Mis à part cette photo. Je vais devoir me mettre un sac sur la tête pour sortir.

Cecily lâcha un petit rire, avant d’éternuer.

— Tu n’es pas malade, hein ? demanda Samantha, inquiète.

— Moi ? Tu sais bien que je ne tombe jamais malade.

— Eh bien, repose-toi quand même aujourd’hui.

Aucune d’entre elles ne pouvait se permettre de tomber malade avant la fin du festival.

— Ne te tracasse pas pour moi, répondit Cecily. Et n’accepte aucun pot-de-vin d’aucune sorte des prétendants au titre de Monsieur Idéal. Nous ne voulons pas être soupçonnées de truquer le concours.

— Ha ! Ha ! Ce que tu es drôle…, lui lança Samantha.

Sur quoi, elle raccrocha le combiné.

Cecily fut loin d’être la seule à se manifester. Les autres membres du comité la submergèrent de courriels pour la féliciter de l’exposition médiatique qu’elle leur avait offerte. Et dans chacune de ses réponses, elle veilla à mettre cette réussite au crédit de sa sœur. A mesure que la matinée avançait, son embarras se dissipa peu à peu. Fourrer le journal dans un tiroir, loin de sa vue, y contribua grandement.

En milieu de matinée, elle avait complètement oublié ce fâcheux incident. Tout du moins, elle avait tâché de s’en convaincre.

Ed étant toujours hors combat, Samantha appela la mairie, où on l’aiguilla vers Pissy. Forcément.

Celle-ci engagea les hostilités d’un ton narquois :

— Vraiment charmante, cette photo.

— On dirait que tu es jalouse, répliqua Samantha du tac au tac.

Bravo, excellente tactique pour s’attirer des sympathies et influencer autrui ! Certes, il n’y avait guère de chances que Pissy devienne un jour son amie. D’ailleurs, selon toute probabilité, même une livraison gratuite de chocolats à vie ne permettrait pas de l’influencer.

— Je ne m’abaisserai pas à répondre à cette remarque, répondit Pissy d’une voix plus qu’arrogante. Qu’est-ce que tu veux, Samantha ?

— J’appelais juste pour savoir où on en était, avec les autorisations.

— Je te rappellerai en temps voulu à ce propos.

Merveilleux… Rongeant son frein, Samantha se risqua à demander :

— Et quand est-ce que tu penses être susceptible de le faire ?

— Aussitôt que je saurai quelque chose. Maintenant, cesse de me harceler, lança sèchement Pissy, avant de raccrocher.

Samantha reposa le combiné d’un geste furieux.

— Espèce de…

Si seulement elle disposait de la lampe d’Aladin ! Elle s’en servirait pour exiler Pissy sur une île déserte, sans chocolat.

Elle resta quelques instants assise, à tambouriner sur son bureau. De toute évidence, quelque chose ou quelqu’un bloquait ces autorisations. Elle ne croyait pas que Pissy eût le pouvoir de le faire, même si cette dernière aimait à penser le contraire. Alors pourquoi cela prenait-il donc tant de temps ?

Il était manifeste qu’elle ne connaîtrait pas le fond du problème par téléphone. Elle allait devoir se déplacer. Elle intercepterait le maire avant le déjeuner, et discuterait avec lui pour savoir s’il avait fait avancer le dossier.

*  *  *

Elle descendit la rue Centrale, quasiment déserte : elle n’y croisa qu’un seul couple qui faisait du lèche-vitrines en flânant. Au moment où elle passait à son niveau, elle ne put faire autrement que de saisir des bribes de conversation.

— C’est une ville ravissante, faisait remarquer la femme.

L’homme paraissait plus mitigé :

— Sans doute, mais il n’y a pas de neige.

C’était faux. Il y en avait, suffisamment pour skier dessus… à condition d’être un lapin.

L’amateur de sport alpin lâcha alors, en guise de conclusion :

— C’étaient des jours de congé gâchés.

Et Samantha dut se faire violence pour garder les lèvres fermées. Néanmoins, elle était certaine que les jets de vapeur s’échappant de ses oreilles étaient assez puissants pour faire fondre le peu de neige qui tapissait la crête la plus élevée. Des jours de congé gâchés ? Ah ! Elle allait lui montrer !

Elle fulminait encore lorsqu’elle arriva à la mairie, et le fait de tomber sur Pissy quittant le bâtiment n’améliora en rien la situation, surtout quand elle constata que cette dernière était accompagnée de Blake.

Pissy eut un sourire narquois :

— Nous allons déjeuner. Alors, désolée, je ne peux rien pour toi.

Blake emmenait Pissy au restaurant ? Eh bien, c’était parfait, deux cœurs de pierre battant à l’unisson au-dessus des effluves de saucisses grillées.

— Je n’ai pour rien au monde l’intention de te priver de ce charmant repas.

Passant son bras sous celui de Blake, Pissy ajouta :

— Tant mieux, parce que je sais que Blake est un homme occupé.

Même si ces deux-là se méritaient mutuellement, même si elle se moquait éperdument de savoir qui il invitait, elle ne put résister à l’envie de jeter à Blake un regard à la dérobée, pour voir s’il gobait ce concentré de flagornerie. Les joues de ce dernier s’étaient empourprées, et il ne la regardait pas dans les yeux.

Il s’éclaircit la gorge.

— Bon, dit-il, nous ferions mieux d’y aller.

— Nous avons réservé chez Schwangau, s’empressa d’ajouter Pissy.

Quelle poseuse ! Tous deux se retrouvaient certainement dans le but de s’accorder sur la stratégie idoine pour entraver ces autorisations. Elle leur souhaita de s’étouffer avec leur escalope panée.

Pour finir, Pissy lui lança par-dessus l’épaule :

— Oh ! Si tu désirais voir le maire, c’est trop tard. Il est parti déjeuner.

Samantha fixa le dos de Pissy tandis qu’elle s’éloignait. Quel bonheur ç’aurait été de pouvoir tuer d’un simple regard…

*  *  *

Blake ne passait pas une bonne journée. En fait, la journée de la veille avait déjà été exécrable. Pour commencer, Samantha Sterling l’avait laissé tout ébranlé par le regard empreint de mépris qu’elle lui avait décoché sur les marches de la mairie, comme si c’était un crime d’emmener quelqu’un déjeuner. Bien sûr, il aurait préféré lui révéler qu’il invitait Priscilla Castro pour qu’elle fasse en sorte que ces fameuses autorisations circulent et soient signées en temps utile. Ce n’était pas, toutefois, une explication qu’il pouvait donner en présence de ladite Priscilla. Il avait donc flatté celle-ci tant et plus, puis s’était arrangé pour débusquer Del Stone, qu’il avait, lui aussi, incité gentiment à agir.

Sa mission accomplie, il rêvassait, songeant à faire un saut au bureau de Samantha pour l’informer de ses initiatives. Il se l’imaginait l’étreignant, pleine de gratitude, et lui disant : « J’ignorais complètement… C’était tellement adorable de votre part… » Cette vision heureuse avait fait éclore un sourire sur son visage, sourire qui persistait encore quand il répondit au téléphone…

Darren Short n’allait pas tarder à effacer ce sourire.

— Je viens vous rendre une petite visite demain, déclara ce dernier, et j’aurai avec moi Trevor Brown, qui représente Madame C. Je veux lui faire visiter la fabrique de Sweet Dreams.

Blake bégaya :

— Vous… qu’est-ce que vous…  ?

— Je veux lui montrer la fabrique.

— Cette entreprise ne nous appartient pas encore, lui rappela Blake.

— Nous détenons une créance. Nous sommes en droit d’inspecter notre investissement.

— Vous n’allez tout de même pas en arriver là.

— Je vais me gêner, peut-être. Tout cela est parfaitement légal, que je sache.

Mais absolument pas moral, songea Blake.

— Il n’est pas nécessaire de se précipiter, dit-il. Attendons jusqu’au mois de mars.

— Trevor désire visiter les locaux, se rendre compte de leur état et de leur potentiel. Il n’y a pas de mal à regarder.

A ces mots, Blake pensa instantanément : Va donc dire ça aux Sterling !

— Je ne suis pas d’accord, répondit-il.

Un silence de mort s’installa entre eux.

Darren finit par demander sur un ton sarcastique :

— Est-ce que tout à coup c’est moi qui travaillerais pour vous ?

— Non, mais pourquoi m’avoir envoyé ici si vous ne me faites pas confiance pour gérer les affaires de la banque ?

— Allons, voyons, Blake, inutile de se crisper là-dessus… Je veille aux intérêts de la banque, tout comme vous.

La mise en cause était explicite : la loyauté de Blake était douteuse et, s’il ne coopérait pas, il révélerait son visage de traître. Il refusait d’adhérer à ce qui se tramait. Mais il refusait aussi d’être viré. Car, alors, il ne serait plus en position d’aider aucun de ses clients, et en particulier la famille Sterling.

Parce que tu crois que tu les aides beaucoup, en ce moment ?

Cette question avait rongé sa tranquillité d’esprit sans discontinuer, pendant toute la nuit et toute la matinée. A présent, à la vue de Darren franchissant le seuil de la banque au côté d’un homme maigre aux cheveux gris et aux joues décharnées, vêtu d’un pull sur un pantalon décontracté, cette même question se fit encore plus dévorante.

Darren fit les présentations d’un air jovial :

— Blake, voici Trevor Brown.

Tendant une main recourbée et avide, celui-ci salua Blake :

— Ravi de faire votre connaissance.

Serre la main du diable. Saisissant la main de l’homme, Blake fit un signe de tête, en lâchant d’un ton cassant :

— Bonjour.

Sans perdre la moindre seconde, Trevor Brown déclara :

— Je suis impatient de visiter cet endroit.

— A mon avis, fit remarquer Darren, vous allez trouver qu’il mérite largement le déplacement. N’est-ce pas, Blake ?

— Il faut que vous compreniez, évidemment, qu’il s’agit d’une entreprise familiale et que les membres de la famille font leur maximum pour la conserver, rétorqua Blake.

A ces mots, Darren se rembrunit.

Trevor Brown, l’air affable, fit un signe de tête affirmatif :

— Bien entendu. Mais, à parler franchement, ils n’ont pas l’ombre d’une chance. Nous le savons tous.

C’était la vérité, hélas.

Jetant à Blake un regard lourd de menaces, qui laissait deviner le châtiment du licenciement, Darren demanda :

— Alors, nous y allons ?

Blake était sur le point d’invoquer une charge de travail considérable, et donc de se mettre en retrait, mais Darren assena :

— En avant, Blake.

Les dents serrées, Blake sortit avec eux de la banque, avec le sentiment d’être un de ces boucs qui conduisent traîtreusement les moutons à l’abattoir.

1. . Mad Hatter, c’est-à-dire le Chapelier fou dans Alice au pays des merveilles (NdT).