« Une femme peut très bien vivre en niant certaines choses (comme les années qui passent et les kilos qui s’installent), mais elle ne connaîtra pas une vie digne d’être vécue si elle nie l’amour. »
MURIEL STERLING,
Savoir qui l’on est : Un parcours de femme
Pourquoi n’avait-elle pas remarqué Blake dès qu’elle était entrée ? Elle aurait eu, alors, la possibilité de faire volte-face. Je vais tout simplement passer devant lui en feignant de ne pas le voir, décida Samantha. Ce qui était bien évidemment ridicule, puisqu’il aurait fallu, pour cela, qu’elle soit aveugle. Et lui, il était assis là, en chair et en os, partageant une pizza avec Jimmy Robinson, le directeur des produits frais de Safeway, et Bubba Swank, l’enfant du Tennessee, propriétaire du restaurant Big Brats, l’un des repaires préférés des locaux comme des touristes.
La dernière chose qu’elle désirait, c’était bien de lui parler. Alors que, presque arrivée au niveau de sa table, elle accélérait le pas, déterminée à la dépasser le plus vite possible, il l’interpella par son prénom. Si elle filait devant lui sans avoir l’air de rien, c’est qu’elle serait aveugle et sourde.
Mais était-ce judicieux d’un point de vue commercial ? La banque de cet homme détenait une créance sur son entreprise. Elle avait tout intérêt à abandonner son costume de porc-épic au profit d’un comportement plus policé, stratégie qu’elle aurait d’ailleurs dû adopter dès le départ.
Blake, courtois, se leva : un mur de muscles dissimulé sous un jean et un pull. S’il était monté sur la scène de la salle des fêtes, ce soir, elle l’aurait vu torse nu.
Tu te moques bien de le voir torse nu, se sermonna-t-elle, tu veux simplement qu’il te fiche la paix !
Elle adressa un bonjour bien élevé à ses amis et souhaita aux trois hommes « bon appétit1 », s’apprêtant déjà à poursuivre son chemin.
Mais avant qu’elle en ait le temps, Blake lui dit :
— J’ai appris que votre concours avait été un succès. Félicitations.
Elle le gratifia d’un sourire que même Cecily la diplomate lui aurait envié. Il lui en coûta beaucoup.
— Merci. Je suis certaine que nos autres événements connaîtront des résultats tout aussi satisfaisants. Nous avons d’ores et déjà engrangé une somme importante, et je compte en gagner bien davantage avant la fin du week-end.
Ce ne serait probablement pas suffisant pour apurer leur dette, mais cela permettrait incontestablement d’amadouer son cœur de pierre et de les convaincre, lui et son patron démoniaque, de continuer à travailler avec elle. Après tout, n’était-ce pas ce en quoi les affaires consistaient : des gens qui travaillaient ensemble ? Du reste, les banques avaient de tout temps travaillé avec Donald Trump, et celui-ci était le roi du crédit.
— Je vous souhaite de gagner une fortune, déclara Blake après un silence.
Sceptique, Samantha souleva un sourcil :
— C’est sincère ?
— Bien sûr. Soyez assurée que je n’apprécie pas plus que vous la situation dans laquelle nous nous trouvons.
— Eh bien, répliqua-t-elle, avant de s’en aller, c’est réconfortant de le savoir.
Comme Samantha prenait place à table, Cecily commenta :
— Cela avait tout l’air d’une rencontre plutôt sereine.
— Effectivement, confirma Samantha. Je peux me montrer diplomate.
Dans une certaine mesure, en tout cas.
— Cela ne me déplairait pas d’entretenir des relations diplomatiques avec lui, fit remarquer Cass.
Cecily secoua la tête en jouant la dégoûtée :
— Espèce de vieille coquine !
— Que dire ? répliqua Cass en haussant les épaules. Sinon qu’admirer tous ces beaux hommes musclés a aiguisé mon appétit ?
Bailey, qui n’avait pas assisté à la conversation que ces dernières venaient d’avoir, s’empressa d’affirmer :
— Je suis sûre que Cecily pourrait te trouver quelqu’un.
Mais Cass n’était pas d’accord.
— Je n’en ai absolument pas envie de « quelqu’un ». Le seul fait de gérer mon ex me crée suffisamment de complications.
— Mais tu ne te sens pas seule ? ne put s’empêcher d’insister Bailey. Tu n’éprouves jamais de besoins charnels ?
— Si, concéda Cass, sans pour autant capituler. Mais tout ce que j’ai à faire pour les chasser, c’est de penser à Mason.
La conversation prit ensuite un autre tour. Mais Samantha restait bloquée à la croisée des chemins entre « besoins » et « charnels ». A quoi cela ressemblerait-il, d’y rencontrer Blake Preston ?
Ah, non… Pas question de s’engager dans cette voie. Ni aujourd’hui, ni demain.
* * *
Le samedi, dans le centre-ville d’Icicle Falls, c’était la cohue, avec des flots de visiteurs qui se déversaient des boutiques et des restaurants et exploraient les stands marchands. Les enfants fendaient la foule, des oreilles-d’éléphant ou des barbes-à-papa tenues bien serrées dans leur main. Une foule de clients s’agglutinaient autour du stand du Bavarian Brews qui, grâce à la vente de chocolat chaud, faisait de très bonnes affaires. Quant au stand de Cass, il proposait des biscuits et des petits gâteaux qui étaient de véritables bijoux.
Cela étant, Cecily était ravie de constater que le stand Sweet Dreams était le plus animé de tous. Les festivaliers attendaient en file pour acheter des pommes nappées de chocolat blanc, des barres chocolat-menthe, ainsi que leur petit coffret rose « quatre saveurs » renfermant de divins chocolats. Et, bien entendu, pour rencontrer Monsieur Idéal qui posait pour les photos, la plupart du temps au côté de femmes d’âge mûr.
Lorsqu’une femme lui demanda de feindre de lui faire croquer un chocolat, Joe parut aussi à son aise qu’un homme qui achète des tampons pour son épouse ; cependant, il s’exécuta. Immanquablement, cet épisode libéra l’inspiration des unes et des autres : très vite, Joe se mit à embrasser des joues plissées de rides et à cueillir ces dames dans ses bras afin de prendre la pose, tel un super-héros masqué, prêt à s’envoler avec elles sous le crépitement des appareils photo.
Cecily le vit faire des efforts pour soulever une cliente corpulente. Pauvre Joe… Elle espérait qu’il ne serait pas victime d’une hernie. Et si c’était le cas, qu’il n’enverrait pas la note des frais médicaux à Sweet Dreams. Car Samantha, alors, serait bien capable de l’étriper !
Mais pour l’instant, elle ne semblait pas près de tuer qui que ce soit. Elle affichait un franc sourire, tout en discutant avec les clients, tandis qu’elle encaissait leur argent.
Elle et Bailey tenaient le stand durant la plage du matin, en compagnie d’Elena, qui avait proposé son aide. Cecily et leur mère prendraient le relais dans l’après-midi, pendant que Bailey s’occuperait du goûter au chocolat organisé au Bed & Breakfast d’Olivia. Ensuite, le soir, elles assisteraient toutes au dîner au chocolat, ainsi qu’au bal.
Venant de repérer Cecily, Samantha lui fit un signe de la main et Cecily se posta sur le côté du stand pour se préparer à la remplacer.
— De quoi a l’air la salle ? s’enquit Samantha.
— C’est splendide. J’ose à peine imaginer le spectacle éblouissant que ce sera, une fois toutes les bougies allumées.
— Donc, tout est fin prêt ?
— Presque. Maman est rentrée chez elle et je quitte à l’instant Kevin qui apporte la touche finale aux décorations de table.
— Génial !
Bailey tendit des pommes enrobées de chocolat blanc à deux adolescentes :
— Régalez-vous.
Mais celles-ci ne prirent pas la peine de répondre, préférant mordre dans leur pomme et s’en aller flâner.
Désignant la foule grouillante, Samantha fit remarquer à Cecily :
— C’est impressionnant, hein ?
— J’avais prévenu que ce serait un succès, acquiesça Cecily.
— Il va nous falloir davantage de pommes, intervint alors Bailey.
— J’ai du mal à croire que nous frôlons la rupture. Nous aurions dû en fabriquer deux fois plus hier, j’imagine.
Samantha fixa Cecily d’un regard songeur, et cette dernière sut immédiatement ce qu’elle allait lui demander.
— Peux-tu aller acheter d’autres pommes, puis filer dans la cuisine pour en confectionner trois douzaines supplémentaires ? déclara Samantha
Cecily avait espéré s’accorder une courte pause et jeter un œil aux stands avant de prendre son service, mais elle accepta en hochant la tête :
— Pas de problème.
Après tout, il s’agissait d’un week-end de mobilisation générale.
Soudain, une voix grave résonna derrière elle :
— Je peux vous aider, si vous voulez.
Se retournant, elle vit Luke Goodman accompagné de sa fille. La petite Serena était chaudement emmitouflée dans une parka rose avec bordures imitation fourrure, qu’elle portait sur une jupe, elle-même superposée sur des leggings. On aurait dit un bébé des neiges mâtiné de fée Dragée. Bref, elle était adorable. Son père n’était pas mal non plus, avec son jean, sa chemise en flanelle et son blouson d’hiver.
Cecily les salua :
— Bonjour !
Puis elle interrogea Serena :
— Est-ce que tu t’amuses bien ?
— On va acheter des pommes au chocolat, et après je vais à un goûter de chocolat, répondit la fillette.
— Ça m’a l’air d’être super.
Serena poursuivit :
— Et mon papa va aller à un bal. Il va rencontrer une princesse.
Les joues de Luke rougirent :
— On ne sait jamais.
— La magie au clair de lune, enchaîna Cecily en plaisantant.
Luke réitéra sa proposition :
— Alors, avez-vous besoin d’aide pour ces pommes ?
A la différence de sa sœur aînée, qui avait un profil psychologique de type A2, et de sa sœur cadette qui était une véritable boule d’énergie, Cecily appréciait de s’octroyer de temps en temps des parenthèses pour souffler, sans compter que l’aide de quelqu’un dans la cuisine de Sweet Dreams aurait été bienvenue. Néanmoins, d’une part, elle ne voulait pas éloigner Luke de sa fille et, d’autre part, elle ne voulait pas non plus lui donner l’idée, fausse, qu’elle était intéressée par une relation plus qu’amicale. L’intimité partagée pendant le temps passé en cuisine pouvait conduire à froisser ses sentiments. Mieux valait le tenir à distance.
— Tout va bien, merci, répondit-elle. J’y arriverai. Et vous, profitez-en bien.
En tirant son père par le bras, tel un chiot s’échinant à remorquer son maître, Serena le pressa :
— On va chercher nos pommes, papa ?
Il se laissa déplacer, mais, tout en récupérant son portefeuille dans sa poche, demanda :
— Que diriez-vous de me réserver une danse ce soir ?
Il aurait été impoli de refuser.
— D’accord, répondit Cecily.
C’était un homme tellement charmant… Elle aurait dû mourir d’envie d’une danse avec lui. Qu’est-ce qui n’allait donc pas, chez elle ?
Elle se posait encore la question lorsqu’elle parvint au rayon fruits et légumes du Safeway, en quête de pommes Granny Smith. Assurément, si elle lui accordait ne serait-ce qu’une petite chance, Luke pourrait bien affoler sa sensualité. Il devait embrasser fantastiquement bien. Il avait été marié, il avait un enfant, et donc, selon toute probabilité, il savait comment émoustiller une femme.
Cela faisait bien trop longtemps que personne ne l’avait émoustillée.
C’est alors qu’elle eut l’impression qu’un bras d’homme, tout droit surgi de son imagination, la contournait, la frôlant au passage et faisant ainsi grimper en flèche sa sensualité en sommeil. Waouh, qu’est-ce que c’était que ça ?
Todd Black !
Lui tendant une pomme sous les yeux, ce dernier entama la conversation :
— Besoin de pommes.
— Vous auriez pu dire quelque chose. Je me serais poussée.
Que faisait-il là, à s’immiscer dans ses pensées, à jouer avec sa sensualité ?
— J’ai failli le faire, mais vous étiez tellement absorbée à caresser ces pommes que je n’aurais voulu pour rien au monde vous interrompre.
Voilà, c’était désormais officiel : Todd Black était l’homme le plus horripilant d’Icicle Falls. Cecily se mit à piocher des pommes au hasard pour les fourrer dans son sac plastique.
— Bon, je vais me dépêcher et libérer la place. Vous êtes manifestement impatient que ce soit votre tour.
— Oh, non ! Je peux attendre. Je suis très attaché à la galanterie.
— J’en doute, riposta Cecily.
Mais Todd en profita pour la taquiner :
— Ne serions-nous pas légèrement irritable ? Toute cette tension autour du festival vous gagnerait-elle ?
— Non.
Réponse, qui, bien sûr, ne pouvait que sonner un peu trop abruptement.
— Vous êtes sûre ? Parce que vous avez l’air stressée. Aucun stress dans ma caverne, et ce sera ouvert toute la nuit.
— Eh bien, répondit-elle, tout en déposant les pommes dans son chariot, merci pour la proposition, mais j’assiste au bal du chocolat, ce soir.
— Et toutes les personnes qui comptent en ville y seront, ponctua-t-il avec cynisme.
Refusant de répondre à la provocation, elle répondit sur un ton plaisant :
— On pourrait effectivement dire ça.
Todd saisit une seconde pomme et mordit dedans en la mettant en garde.
— Eh bien, Cendrillon, attention à ne rien perdre !
— Vous ne l’avez pas payée, lui fit-elle remarquer.
Il porta la pomme à la bouche de Cecily :
— Profitez maintenant, payez plus tard. Allez… Vous savez bien que vous en avez envie.
Elle en avait surtout assez de son impertinence. Aussi est-ce son double diabolique qui répondit :
— Allez vous faire voir.
Tandis qu’elle s’éloignait en poussant son chariot, il lui lança :
— Si c’est par vous, c’est quand vous voulez !
* * *
Comme dopée aux endorphines, Samantha flottait sur un petit nuage tandis qu’elle se rendait, avec ses sœurs, au Zelda’s pour le dîner au chocolat. A peine une heure auparavant, elle avait déposé un gros magot en espèces dans un guichet de nuit. Elles avaient gagné un pactole conséquent, avec le concours de Monsieur Idéal, et leur stand de chocolat avait rencontré un énorme succès, tout comme le goûter, si l’on en croyait Bailey.
— Comment ne pas craquer à l’idée de déguster des scones parfum lavande-chocolat blanc et des fraises sauce chocolat ? avait expliqué celle-ci.
En effet.
A présent, les sœurs se retrouvaient entre elles. Après avoir travaillé au stand, leur mère s’était rendue au goûter, mais elle les avait envoyées au dîner et au bal sans elle, sous le prétexte qu’elle était épuisée. Samantha en avait conscience : la véritable raison, c’est qu’elle préférait rester à la maison avec ses souvenirs, plutôt que sortir pour voir danser d’autres couples.
Leur emploi du temps étant trop serré pour leur permettre de rentrer chez elles afin de se changer après le dîner, elles portaient toutes leur tenue de soirée. Samantha se sentait ridiculement endimanchée.
Comme elles s’extirpaient de la voiture de Cecily, devant le restaurant, Samantha se plaignit :
— Nous avons l’air d’aller au bal de promotion…
— Nous sommes superbes, corrigea immédiatement Bailey.
En grande toilette, cette dernière s’était fait prêter l’ensemble de sa tenue : un manteau en fourrure synthétique, au-dessus d’une robe de couleur crème décolletée sur les épaules et agrémentée de roses en satin, le tout rehaussé par la parure de perles de leur mère. Très élégante, Cecily arborait une robe de créateur bleu nuit, qu’elle avait dénichée dans une boutique de vêtements d’occasion à Los Angeles. Quant à la robe de Samantha, il s’agissait d’une création en taffetas vert doublée d’un jupon contrastant noir, qui lui donnait l’impression d’être la réincarnation de Scarlett O’Hara. Ses sœurs avaient insisté pour la lui offrir, et elle avait fini par rendre définitivement les armes quand Ella, l’amie de toujours de Cecily, avait refusé de prendre sa carte bancaire.
— Désolée, Samantha, mais tes sœurs ont gagné.
Cecily avait ajouté en badinant :
— C’est rare. C’est un moment historique !
Tu parles d’un moment historique… ! pensait Samantha en franchissant le seuil du restaurant. En tout cas, elle se souviendrait de ce moment-ci pour les années à venir.
Bon nombre d’autres clients s’étaient également mis sur leur trente et un, visiblement prêts à profiter d’une folle soirée dansante. Samantha éprouva une bouffée de fierté lorsque, embrassant la salle du regard, elle constata qu’elle était remplie de visages connus, tous affichant une expression réjouie et savourant le succès du festival. Elles avaient tenté l’impossible, et elles avaient réussi.
Une femme, qui attendait devant elles dans la file qu’on lui indique sa place, complimenta Samantha :
— Merci, murmura Samantha.
La femme poursuivit la conversation en s’adressant aux trois sœurs :
— Toutes vos robes. Allez-vous à ce bal du chocolat dont on m’a parlé ?
— En effet, oui, répondit gaiement Bailey.
La femme ne tarissait pas d’éloges :
— Waouh ! Dans cette ville, vous savez vraiment bien faire les choses…
Samantha la remercia, tout en mémorisant ce commentaire afin de le répercuter auprès de ses collègues de la chambre de commerce, quand tout serait terminé.
Bailey souffla à leur interlocutrice :
— Pensez bien à en informer vos amis.
— Je n’y manquerai pas, promit celle-ci. Vous allez reconduire cette initiative l’an prochain, n’est-ce pas ?
— Tout à fait, confirma Samantha avec assurance.
Il leur faudrait se démener pour trouver véritablement leurs marques, mais elle savait, au plus profond d’elle-même, qu’elles étaient résolument engagées sur la voie du succès.
Charley les accueillit :
— Hé, mais vous êtes magnifiques ! Je regrette de ne pas avoir pris de billet, à présent.
— Nous pouvons te faire entrer en douce, suggéra Cecily.
Charley secoua la tête :
— Je ne veux pas risquer de rencontrer le prince charmant. En revanche, je vous souhaite à toutes l’inverse.
Bailey tendit le pied pour montrer un talon en Plexiglas transparent clouté de strass, avant de déclarer :
— Je suis prête. J’ai ma pantoufle de vair.
Samantha espérait juste qu’elle n’avait pas l’intention de l’offrir (ni quoi que ce soit d’autre) à Brandon Wallace. Si elle avait pu choisir quelqu’un pour sa sœur, ç’aurait été son frère aîné, Eric, un garçon solide comme un roc et parfaitement fiable. Sauf que, naturellement, Bailey se serait ennuyée à pleurer, en sa compagnie.
Que se passait-il donc, avec elles ? Pour quelle raison les sœurs Sterling ne parvenaient-elles pas à prendre les bonnes décisions, dès lors qu’il était question des hommes ?
Elle laissa Charley accompagner ses sœurs jusqu’à leur table favorite, située dans un coin près de la cheminée en pierre, tandis qu’elle-même commençait à faire le tour des clients. En tant qu’ambassadrice de Sweet Dreams, Samantha savait qu’elle devait saluer toutes les personnes qui avaient déboursé pour cet événement. L’exercice ne la dérangeait nullement. Elle était heureuse de voir tous les gens qui étaient présents.
Enfin, presque tous. Qu’est-ce qui avait poussé Blake Preston à sortir ? Depuis quand s’intéressait-il au chocolat et à Sweet Dreams ? Il était là, attablé en compagnie de sa grand-mère, de sa mère et d’une autre femme, dont Samantha était presque sûre que c’était sa sœur.
Une fois qu’elles se seraient sorties de cette impasse, elles retireraient leur compte de la Banque de la Cruauté avant même qu’il ait la possibilité de brandir la menace : « Votre argent ou votre entreprise. »
Samantha entama sa tournée par la partie du restaurant située à l’extrême opposé de l’endroit où Blake était installé, en saluant Lily Swan et sa fille Ella.
Lily semblait tout juste sortie des pages de Vogue. Elle était vêtue d’une robe bustier noire, et ses cheveux blonds, parfaitement teints, étaient savamment dégagés de manière à mettre en valeur son long cou à la Audrey Hepburn, qu’ornait une chaîne en or rose sertie d’un solitaire. Lily avait la cinquantaine, mais en paraissait quarante. Après toutes ces années, elle continuait d’intimider un peu Samantha, peut-être parce que cette dernière soupçonnait que, dans son for intérieur, Lily l’assimilait toujours à l’enfant sournoise qui avait dérobé une paire de boucles d’oreilles dans sa boutique.
Lily dit à Samantha de sa voix formelle et distante, si singulière :
— Vous êtes ravissante, ce soir, Samantha.
— Tout le mérite en revient à la robe, répondit Samantha. Votre fille a un goût très sûr, madame Swan.
Et un cœur généreux. Ella avait accordé à Bailey et Cecily une remise suffisamment importante pour lui éviter d’ajouter à sa culpabilité devant la charmante attention de ses sœurs.
— Elle a effectivement bon goût, reprit Lily. En matière de vêtements.
Samantha perçut vaguement un double sens dans ces paroles. Ah, les relations mère-fille ! Comme elles pouvaient être compliquées, parfois…
Samantha sourit à Ella :
— Ça, on peut le dire. Où est Jake ?
— Il a un concert à Wenatchee, répondit Ella.
Jake tirait le diable par la queue, avec sa musique. Aussi, pour autant que Samantha pût en juger, décrocher un concert était-il une bonne chose. Mais Lily poussa un long et douloureux soupir, qui fit se rembrunir Ella.
Compris, c’était le moment de passer son chemin. Après leur avoir souhaité « bon appétit3 », Samantha s’éloigna. Arrêt suivant : Pat et Ed.
Ce dernier était très chic dans son smoking. Pour sa part, Pat portait une robe rétro aux tons ambrés, qu’elle avait certainement depuis des années. Samantha espérait qu’elle pourrait toujours entrer dans la robe qu’elle portait ce soir quand elle aurait l’âge de Pat. Pourquoi pas ? A condition de cesser de puiser sans modération dans les produits de sa compagnie.
Ed la salua en levant son verre :
— Excellente initiative, Samantha. Ce sera une soirée exceptionnelle.
— Il n’est pas trop tôt, j’espère, pour affirmer que notre festival est une réussite, déclara Samantha.
— Il n’y a pas d’autre terme, confirma Pat. Je n’avais pas vu le Zelda’s bondé à ce point depuis des lustres. Je crois qu’il y a également parmi nous des clients qui viennent de l’extérieur.
Samantha balaya la salle du regard.
— Oh ! Je sais que c’est le cas.
Ces touristes raconteraient à coup sûr leur expérience à leurs amis et, l’année prochaine, les participants afflueraient encore plus nombreux, neige ou pas.
Tandis qu’elle parcourait des yeux le restaurant, elle se rendit subitement compte qu’on l’observait. Tel un clou par un aimant, son attention fut attirée vers la table où Blake trônait au centre de sa cour… et la dévorait du regard, comme un adolescent libidineux. Elle se dit que c’était un hypocrite, et que l’éclair de chaleur qui la transperçait n’avait rien à voir avec une quelconque attirance. C’était simplement qu’il faisait chaud dans cette salle.
S’apercevant qu’elle l’avait surpris en train de la regarder, il lui adressa un léger signe de la main. Elle fit de même, puis lui tourna le dos.
Elle s’arrêta encore à six tables et, ensuite, il n’y eut plus d’échappatoire possible. Elle était obligée de passer par la sienne. Il se leva à son approche et elle parvint à esquisser un sourire… d’une politesse réfrigérante.
Sourire qui aurait dû le changer en sculpture de glace, mais ce ne fut pas le cas. Blake se montra plus que courtois :
— Vous êtes charmante, ce soir.
Elle se borna à répondre d’une voix assourdie :
— Merci.
— Je suis certain que vous connaissez ma grand-mère, Janice, mais avez-vous déjà rencontré ma mère et ma sœur ?
Les pauvres… être de sa famille ! Les présentations achevées, Samantha leur dit :
— Merci d’être venues.
— Oh ! répliqua Janice. Nous n’aurions manqué ça pour rien au monde.
Janice Lind faisait partie de ces femmes qui étaient au cœur de la vie locale. Elle était bénévole à la banque alimentaire et, tous les ans, son cake remportait le prix de la meilleure pâtisserie lors de la soirée caritative « Raise the Roof », qui permettait de collecter des fonds en vue de la conservation des monuments historiques de la ville.
Leurs familles respectives n’avaient pas évolué dans les mêmes cercles, mais elles se croisaient depuis des années, et Janice achetait souvent des chocolats comme cadeaux de Noël. Pour l’heure, elle était là avec son petit-fils, celui-là même qui avait signé l’arrêt de mort de Samantha. Elle ne pouvait pas savoir à quel jeu cruel il se livrait.
Si elle l’ignore, cela signifie au moins qu’il ne colporte pas tes malheurs à travers toute la ville, raisonna Samantha, chose qu’elle ne pouvait affirmer avec autant de certitude pour Del Stone.
— Merci, répondit-elle à Janice.
Mais elle ne put s’empêcher de se tourner vers Blake :
— Je suis surprise de vous voir ici. Après tout, vous êtes un homme occupé.
Pissy ne le lui avait-elle pas fait savoir ?
— Je veux faire ma part, répondit-il posément.
— Oh ! Vous en faites déjà tellement…
Et, avant qu’il ne puisse formuler sa réponse, elle prit congé en s’excusant et retourna à sa table. Elle serait incapable d’avaler quoi que ce soit, à présent. Blake Preston lui avait coupé l’appétit.
* * *
Tandis que Samantha regagnait la table de ses sœurs, la grand-mère de Blake fit remarquer :
— C’est une fille charmante.
Charmante, ce n’était même pas le commencement d’une ébauche de description.
Sa sœur saisit l’occasion de le taquiner :
— A mon avis, ce n’est pas la peine de dire ça à Blake.
Celui-ci lui jeta un regard noir par-dessus la table, qui intimait clairement : Tais-toi, sinon…
Tess, cette bavarde invétérée… Elle avait passé leur enfance à le torturer verbalement, que ce soit sous forme de cancans sur son compte ou de harcèlement. Et même aujourd’hui qu’ils étaient des adultes, sa cadette se plaisait encore à lui lancer des piques de temps à autre. Mais, incontestablement, s’il arrivait un jour qu’il ait besoin de quoi que ce soit, elle serait immédiatement là pour lui, et inversement.
Or, Tess venait manifestement de comprendre qu’elle avait braqué le projecteur sur quelque chose qu’il désirait occulter aux yeux des chercheuses d’épouse présentes dans sa vie. Aussi, à l’instant où une lueur de curiosité mêlée d’espoir brilla dans le regard de sa mère, fit-elle de son mieux pour noyer le poisson :
— N’importe quel homme doté de deux yeux peut constater à quel point Samantha Sterling est jolie.
Et elle ne put résister à l’envie d’ajouter :
— A condition d’aimer les rousses.
Il les aimait. Merci, sœurette. Grâce à elle, il venait d’échapper au feu d’une multitude de questions. Puisque les problèmes de l’entreprise de Samantha n’avaient pas à être divulgués, il aurait été épineux d’expliquer que les circonstances avaient fait de lui son ennemi juré, et ce, en dépit de son vif désir qu’il en soit autrement.
Tout de même, dès lors qu’elle entrevoyait la perspective d’un mariage et de petits-enfants supplémentaires, sa mère coiffait sa casquette de détective à l’âme romantique. D’ailleurs, elle suggéra à Blake :
— Tu devrais sortir avec elle.
Dans l’espoir de clore le sujet, il répliqua laconiquement :
— C’est une cliente de la banque.
Mais, intervenant à son tour, sa grand-mère ironisa :
— Je te signale que la moitié de la ville est cliente de la banque.
— Elle ne m’intéresse pas.
— Voilà nos salades, intervint Tess pour faire diversion. Ça promet d’être surprenant. Je n’ai encore jamais mangé de salade agrémentée de feuilles de chocolat à la menthe.
Cette remarque avait orienté sa mère et sa grand-mère sur un autre terrain de conversation. Autre motif de satisfaction : aucune d’elles n’irait au bal. Si l’occasion de danser avec Samantha se présentait, il n’aurait donc pas à s’inquiéter d’être vu en sa compagnie. Il avait déjà suffisamment de mal à la convaincre qu’il n’était pas le diable incarné ! Il n’avait pas besoin que sa famille joue les conseillères depuis les coulisses. Il était tout à fait capable de mener ses propres batailles sentimentales.
Excepté que cela n’avait rien d’une simple bataille. C’était une guerre à outrance. Il considéra sa salade sans beaucoup d’envie. Des feuilles de chocolat à la menthe… Rien de tel pour gâcher une salade. Rien de tel pour gâcher tout un dîner, en réalité. Il n’y avait pas grand-chose qu’il soit en mesure de manger, mais il était tout de même venu, avec la ferme résolution de manifester son soutien.
* * *
Une fois que Samantha les eut rejointes, Bailey la prévint :
— Tu vas adorer ce dîner.
— Je rêve de goûter ces pâtes au chocolat, dit Cecily.
Samantha, elle, doutait d’apprécier quoi que ce soit, maintenant que Blake Preston lui avait gâché l’appétit.
Or, lorsque les plats arrivèrent, ce fut un tout autre son de cloches, chacun procurant à ses papilles gustatives une sensation inédite. Samantha félicita Bailey qui avait conçu le menu avec Charley :
— C’est fantastique !
— Attends de goûter le dessert, lui dit Bailey en se rengorgeant.
Elle espérait qu’elle pourrait encore l’avaler. A ce rythme, le dessert risquait de faire craquer sa robe de soirée.
Juste avant le dessert, les clients se virent offrir un spectacle inattendu, quand, s’agenouillant devant une jeune femme, un homme ouvrit un petit écrin de velours noir, dévoilant une alliance en diamant.
La jeune femme porta la main à sa bouche avant d’acquiescer, tandis que les autres clients réservaient au couple une pluie d’applaudissements.
Bailey laissa parler son émotion :
— Comme c’est adorable… Est-ce qu’ils sont d’ici ? Je ne les reconnais pas.
— Je ne pense pas, répondit Samantha.
— Je vais tirer ça au clair, annonça Bailey.
Secouant la tête tandis que sa sœur s’éloignait dans un tourbillon, Samantha ironisa :
— Bailey Sterling, la petite détective.
— Eh bien, souligna Cecily, il a fait sa déclaration en public. Ils seront probablement ravis de partager ce moment privilégié avec quelqu’un.
A peine Bailey s’était-elle présentée à eux que les trois interlocuteurs se plongèrent dans une conversation animée. En regagnant la table, Bailey vibrait d’excitation.
— Ils sont de Seattle, confia-t-elle à ses sœurs. Ils sont venus spécialement pour le festival. C’est génial, non ? Et devinez quoi…
Samantha devint légèrement moqueuse :
— Ils te veulent comme demoiselle d’honneur.
Bailey la regarda en fronçant les sourcils :
— Très amusant.
— Quoi, alors ? demanda Cecily.
— La jeune femme a aperçu la Disparue. Le couple a participé à l’une des randonnées guidées dans le cadre du festival, et elle l’a bel et bien vue.
— Ce n’est qu’une légende, lâcha dédaigneusement Samantha.
Comme si cela allait trancher la question, Bailey insista :
— Mais elle a vu la Disparue, et maintenant, elle est elle-même fiancée…
— C’est une histoire amusante, ni plus ni moins, insista Samantha.
Si la magie avait fonctionné, elle aurait dû voir se présenter l’homme idéal, ce soir, de préférence avec un portefeuille bien garni.
— Samantha, parfois tu es une véritable rabat-joie, soupira Bailey.
Heureusement, on leur servit le dessert, ce qui détourna l’attention de Bailey, et du coup, le sujet de la Disparue fut abandonné.
Mais voilà qu’à présent, Samantha était aux prises avec la vision d’un homme qui n’était pas sans rappeler un certain footballeur en costume — Seigneur, Blake Preston ! — et qui passait à son doigt un imposant diamant. Certaines choses sont meilleures que le chocolat.
Non ! Sors de mes pensées !
Mais laisse le chocolat.