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— Muriel, merci de me laisser l’exclusivité. Je suis sûre que nous pouvons vendre cette maison.

Nenita Einhausen, de l’agence immobilière Mountain Meadows Real Estate, ajouta :

— Je pense déjà à quelques familles qui pourraient être intéressées.

— Même à cette période de l’année ? demanda Muriel. Je n’imaginais pas que les gens chercheraient avant le printemps.

Enfin, elle pouvait se permettre d’attendre jusqu’au printemps.

— Le printemps n’est plus bien loin, expliqua Nenita. Et j’ai une famille qui a hâte de quitter Seattle et de venir vivre dans une petite ville. Ce serait parfait pour eux.

Ce serait parfait pour n’importe qui. Cela avait été parfait pour Waldo et elle.

Ce n’était pas une décision facile. Sa vie prenait de la vitesse comme un wagonnet pénétrant dans une maison hantée, à la fête foraine. La mort de Waldo, les problèmes de l’entreprise, et maintenant, la perte de sa maison… Elle espérait que cette maudite course s’arrêterait bientôt.

— Nous n’avons pas besoin de faire grand-chose pour présenter la maison, poursuivit Nenita.

Elle reposa sa tasse sur la table basse et se mit à marcher dans la pièce en examinant chaque chose, telle une minuscule boule d’énergie en tailleur noir.

— Je suis certaine que vous vous souvenez de ce que nous avions fait lorsque nous avions vendu l’autre maison. Il va falloir que nous décrochions certaines photos de famille et que nous enlevions quelques-unes de ces babioles.

Les souvenirs de famille de Muriel et ses trésors bien-aimés… Qui pouvait donc ne pas aimer les figurines Hummel, au nom du ciel ?

Cela n’avait rien de nouveau pour elle : elle était déjà passée par là. Mais à l’époque où elle avait mis en vente son autre maison, Waldo était là. Elle avait dit adieu à un endroit rempli de merveilleux souvenirs, mais elle partait en créer de nouveaux ailleurs. Cette fois-ci, elle partait, point final.

— Et… oh…

Nenita s’arrêta pour contempler la cheminée et l’urne contenant les cendres de Waldo, posée devant le foyer.

— Est-ce que c’est… Est-ce que ce sont…  ?

Muriel acquiesça :

— Oui, c’est Waldo.

Son gentil, son merveilleux mari.

— Eh bien, je sais à quel point vous l’aimiez, mais peut-être pourriez-vous… euh… trouver un autre endroit où le garder.

Nenita se hâta d’ajouter :

— Juste le temps que nous montrions la maison.

— Et où voulez-vous que je le mette ? demanda Muriel d’un ton un peu brusque. Dans un garde-meuble ?

Elle savait pourtant que Nenita avait raison. Tomber sur les cendres de Waldo pourrait s’avérer rebutant pour des acheteurs potentiels.

— Je suis désolée…, reprit-elle. C’était impoli de ma part. Je trouverai un endroit plus intime pour lui.

— Je suis sûre qu’il comprend, Muriel.

Muriel prit l’urne et la serra contre elle. Pauvre Waldo. Pauvre, pauvre Waldo.

— Je vais la porter au cimetière.

Jusqu’à présent, elle ne s’était pas sentie prête à le faire, mais elle ne s’était pas non plus sentie prête à vendre la maison. Or, il y avait des choses qu’il fallait bien accomplir, qu’on soit prêt ou non.

— C’est une bonne idée, répondit Nenita.

Puis elle changea de sujet et déclara :

— Je vais prendre quelques photos de l’extérieur de la maison. Pendant ce temps, pourquoi ne décrocheriez-vous pas les portraits de famille et ne feriez-vous pas un feu dans la cheminée ? Cela nous permettrait de faire une belle photo du salon. La cuisine est très bien telle qu’elle est. Je la prendrai en photo également. Oh ! Et aussi les chambres.

Heureusement que Muriel avait fait le lit.

— Je mettrai ces clichés sur le site dès demain, et ils seront visibles partout avant la fin de la semaine. Je suis certaine que nous susciterons beaucoup d’intérêt.

Sur ces mots, Nenita sortit son appareil photo de son sac.

Beaucoup d’intérêt. C’est bien ce que tu veux, non ? se répéta Muriel. Bientôt, la maison entendrait les rires d’une nouvelle famille, les plats concoctés par une autre femme refroidiraient sur le plan de travail de la cuisine, le sapin de Noël d’une autre famille serait installé dans le coin près de la fenêtre. C’était ainsi qu’allait la vie.

Un déménagement peut être une aventure, se dit-elle. Elle espérait qu’elle ne se trompait pas.

*  *  *

Samantha était partie sauver l’entreprise, et leur mère se remettait de son rendez-vous avec la conseillère de l’agence immobilière en dînant à l’extérieur avec des amies. Cecily n’avait rien à faire de la soirée ; elle se sentait un peu désemparée. Ils avaient enfin eu de la neige durant l’après-midi, et puisqu’elle n’avait pas pu s’offrir une petite promenade dans la neige depuis son déménagement à Los Angeles, elle décida qu’un peu d’exercice au grand air s’imposait.

Elle emprunta une paire de bottes dans le placard de sa mère et sortit profiter de l’air frais qu’avait apporté la neige. Ayant grandi avec des pistes juste derrière chez elle, Cecily savait skier depuis l’âge de trois ans. Elle aimait la sensation du vent sur son visage lorsqu’elle dévalait les pistes tout schuss, tout autant qu’elle appréciait les joies du ski de fond. Mais de temps en temps, elle aimait aussi une paisible promenade, et après la folie du festival, cela lui ferait du bien d’avoir un peu de répit.

Les maisons devant lesquelles elle passa évoquaient les tableaux de Kinkade, confortablement nichées dans la neige avec les lumières qui perçaient derrière les fenêtres, où des familles étaient en train de dîner ou de regarder la télévision. Le centre-ville semblait sorti d’un conte de fées, avec ses édifices de style bavarois tout recouverts de neige. Quelques flocons voletaient paresseusement vers le sol, éclairés par les réverbères à l’ancienne. Cecily flânait sans but, savourant le silence.

Mais soudain, le silence fut rompu : un aboiement féroce la tira brutalement de sa rêverie, et elle se rendit compte qu’elle se trouvait à la sortie de la ville. Et elle avait un comité d’accueil : surgi de nulle part, un pitbull arrivait sur elle en courant, grondant et menaçant. Cecily avait été mordue par un chien dans son enfance, et elle n’avait jamais surmonté sa défiance. Or l’animal qui approchait lui inspirait bien plus que de la défiance. La terreur la paralysa sur place tandis qu’il fonçait sur elle, rempli d’animosité. Puis le chien s’arrêta, lui aussi, et se lança dans un numéro d’intimidation, bavant et grondant.

Au fond, derrière un petit parking, se trouvait un sanctuaire : le Men Cave de Todd Black. Si seulement elle avait pu y parvenir… Mais elle ne le pouvait pas. Elle était prise dans la neige poudreuse. Et la bête se tenait toujours là, savourant la peur qu’elle inspirait. C’était l’heure du dîner. Le pitbull avait probablement faim. Elle sentait son cœur qui battait à tout rompre dans sa cage thoracique.

C’est alors qu’une voix tranchante appela :

— Elmo !

Quelques instants plus tard, elle vit un homme. Il portait une parka par-dessus un jean et des bottes de combat.

— Elmo, bon sang, au pied !

Le chien lança un grognement à Cecily et partit en trottant vers son maître.

Celui-ci s’excusa :

— Désolé, madame, il est sorti du camion.

Cecily avait les oreilles qui tintaient, et elle put à peine l’entendre. De petits grelots. Des grelots de traîneau ? Elle se sentait étourdie. La dernière chose dont elle se souvint fut qu’elle tombait et ne semblait pas pouvoir s’en empêcher. Hé, qui avait éteint les lumières ?

A présent, elle était dans le noir et les petits grelots tintaient toujours. Elle entendait vaguement des voix masculines et sentit des bras forts qui la soulevaient. Puis elle entendit d’autres voix et de la musique : Gretchen Wilson qui chantait Here for the Party 1. Etait-ce une fête ? Quand allait-on remettre les lumières ?

Elle sentit qu’on l’allongeait sur un canapé et entendit une voix familière qui disait :

— Va me chercher du Seven-Up.

Lentement, la lumière commença à revenir et un visage flotta devant elle. Todd Black ?

Il lui sourit.

— Bon retour parmi nous.

— Où est le chien ? demanda-t-elle faiblement.

— Il est retourné dans le camion de Sam. Au fait, Sam est vraiment désolé.

— Cette chose a failli me manger pour son dîner, dit Cecily en faisant un effort pour s’asseoir.

Todd l’obligea doucement à rester allongée.

— Pourquoi vous ne vous accorderiez pas une minute ?

Un autre homme apparut avec une canette de soda.

— Et alors, mon gars ? demanda Todd en fronçant les sourcils. Où est le verre ?

L’homme disparut en disant :

— Oh ! Pardon…

Todd s’adressa alors à Cecily :

— Qu’est-ce que vous fabriquiez toute seule au milieu des bois ? Vous étiez passée boire un verre ?

Cette fois, elle se rassit.

— Non.

Oh… Cela lui faisait tourner la tête.

Il déclara, en la rallongeant de nouveau :

— Je vous ai dit de ne pas faire ça.

Quand il se rapprocha, elle sentit son parfum d’après-rasage mêlé d’une senteur masculine musquée. Non, ça ne me trouble pas, s’obligea-t-elle à penser. Elle fit de son mieux pour ignorer l’homme qui était assis à côté d’elle et se mit à examiner la pièce. Celle-ci n’était pas très grande, mais assez pour abriter un vieux bureau sur lequel était posé un ordinateur portable, une chaise solide, un classeur à tiroirs et ce canapé de cuir déglingué sur lequel elle se trouvait. Une lampe de bibliothèque posée sur le bureau et la pâle lumière d’un réverbère proche qui s’insinuait par la fenêtre suffisaient à peine à laisser leur coin de la pièce dans une demi-pénombre.

L’autre homme, le serveur de Todd, était de retour avec un verre rempli de glace. Todd le prit, arracha l’opercule de la canette et versa le soda dans le verre.

— Tenez, dit-il en le lui tendant. Ça va vous faire du bien.

— Merci, murmura-t-elle.

Cela lui fit du bien, en effet. Le serveur s’était éclipsé de la pièce, silencieux comme une ombre, et elle reposa sa tête contre le coussin du canapé.

— Alors, fit remarquer Todd, on m’a dit que votre festival avait été un grand succès.

— Oui, c’est vrai.

— Bill Will raconte qu’il a dansé avec vous au bal.

Cecily se surprit à sourire au souvenir de cette danse désastreuse.

— Il ne peut pas avoir été un très bon danseur, dit Todd en fronçant les sourcils.

— Je n’ai pas dit qu’il l’était.

— Une fois, j’ai gagné un concours de danse.

— Je ne vous crois pas, répliqua-t-elle d’un ton moqueur.

— Vous avez tort ! J’avais une petite copine qui était danseuse.

— Quelle sorte de danse ? ne put-elle s’empêcher de demander.

Une entraîneuse, comme dans Dirty dancing ?

— De la salsa. Vous avez déjà dansé la salsa ?

Il avala d’un trait ce qui restait dans la canette. Pourquoi son geste était-il si sexy ?

— J’ai eu d’autres choses à faire, répondit-elle, s’apercevant aussitôt qu’elle allait passer pour une pimbêche.

— Ça vous plairait.

Il la regardait par-dessous ses paupières légèrement baissées. C’était un regard intime, en accord avec la lumière tamisée de la pièce.

— Mais le mieux, reprit-il, c’est le tango. C’est presque comme faire l’amour sur la piste de danse.

— Eh bien, il faudra que j’essaie un jour.

Soudain, sa bouche devint sèche, et elle but une gorgée de soda.

Dans le bar, la musique s’était adoucie : c’était une sorte de chanson d’amour. Elle devait rentrer chez elle.

Il se pencha sur elle, sa bouche si proche que son souffle glissa sur son oreille.

— Je pourrais vous montrer maintenant.

Elle tourna la tête et ils se trouvèrent pratiquement bouche contre bouche.

— Hum…

Que faisait-elle donc là, comme un poisson prêt à mordre à l’hameçon ? Todd Black n’était pas son genre. Enfin, d’accord, il était son genre, mais c’était précisément ça, le problème. Il fallait qu’elle change ses goûts en matière d’hommes.

Elle détourna ses lèvres et lança ses jambes hors du canapé.

— Je ne crois pas… J’ai eu assez de palpitations pour la journée.

Il poussa un petit grognement.

— D’accord. Je vous raccompagne chez vous.

— Je peux marcher.

— Vous voulez retomber sur Elmo ?

— Ramenez-moi.

— C’est bien ce que je pensais, répondit-il avec un sourire.

D’abord ce petit échange dans la pénombre de son bureau, maintenant l’intimité de sa voiture… Elle aurait mieux fait de risquer de tomber sur Elmo et de partir à pied. Cette proximité la rendait nerveuse.

— Donc, lui dit Todd, le festival est terminé, tout le monde s’est fait un max de blé. Et maintenant ? Vous allez retourner à Los Angeles réunir les cœurs solitaires ?

Cette perspective était déprimante. Elle ne prit pas la peine de répondre.

— Les petites villes, c’est pas si mal, vous savez ? enchaîna-t-il. Des tas de gens intéressants se retrouvent dans les petites villes. Des types qui savent danser, par exemple.

— Beaucoup d’hommes savent danser, répliqua-t-elle pour le décourager.

— Pas comme moi.

Elle détourna son regard de la vitre pour observer sa parfaite mâchoire carrée et son air présomptueux.

— Avec combien de filles avez-vous dansé ?

— Pas mal.

Il lui sourit de nouveau.

— Ça vous plaît, de… danser, n’est-ce pas ?

— J’ai pas mal dansé.

— Pourquoi avez-vous tellement hâte de quitter Icicle Falls ?

— Il est temps.

— Mouais, j’imagine que les petites villes peuvent être un peu flippantes. On se rapproche vite des gens, dans ce genre d’endroit. Dans une grande ville, c’est plus facile de se planquer.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ?

— Rien.

— Vous savez aussi ce qu’offrent les petites villes ? Des psys amateurs, et des hommes qui s’ennuient et cherchent une nouvelle fille à draguer.

— Ah ? Et je me retrouve dans quelle catégorie ?

— Les deux.

Ils avaient atteint sa rue, maintenant.

— Merci de m’avoir ramenée. Vous pouvez me laisser ici.

*  *  *

Les ANHo avaient bien des choses à discuter durant le dîner, et le Festival du chocolat serait leur principal sujet de conversation. Elles convinrent toutes que ç’avait été un succès retentissant, et Muriel fut félicitée pour ses fabuleuses décorations de la salle de bal et du salon de thé.

— Vous avez un don en matière de créativité, déclara Dot. Mais dites-nous un peu… comment vous en sortez-vous pour gérer vos finances ?

— Eh bien…, répondit Muriel. Je crois que je fais des progrès grâce à Pat. Je suis certaine que vous avez toutes été choquées par mon ignorance.

Pat secoua la tête :

— Pas du tout. C’est tout à fait compréhensible, si l’on considère le fait que ça n’a jamais été à toi de t’occuper des finances.

— Au début de notre mariage, déclara à son tour Dot, je laissais Duncan se charger de nos finances. Un jour, il est allé chercher à manger pour le chien et il est rentré chez nous avec un camion que nous ne pouvions pas nous offrir, et ça a été terminé. Après cet incident, je lui ai donné son argent de poche. C’était un cas désespéré, quand il s’agissait d’argent.

Muriel devint brusquement toute pâle en s’imaginant à la place du mari de Dot : elle aurait été parfaitement capable de faire un achat aussi inutile. Elle aussi était un cas désespéré.

— Tout ira bien, lui dit Pat d’un ton rassurant.

— Je l’espère, répliqua Muriel, avant de s’adresser aux autres. Nous avons classé toutes mes factures sur une feuille de calcul. Je peux les passer en revue et les valider à mesure que je les paie tous les mois. Je suis donc organisée, mais j’ai besoin d’argent. J’ai reçu un petit chèque de droits d’auteur, grâce à Dieu, et j’ai pu payer ma maison ce mois-ci, mais je sais que je ne peux pas continuer comme ça. Nenita vient de passer chez moi. Je vais mettre ma maison en vente.

— Oh, non…, protesta Olivia. Waldo et vous aimiez tant cette maison !

— Non, c’est Waldo qui aimait cette maison. Elle devait devenir notre maison à tous les deux, mais, sans lui, je n’ai nul besoin d’y rester.

— Si tu peux vendre la maison et te remettre à flot, déclara Pat, ce sera merveilleux.

Cette dernière paraissait tellement en forme… Elle portait un jean et un chemisier blanc très frais par-dessus lequel elle avait passé un blazer vert foncé et une écharpe. Pat semblait avoir glissé facilement dans le pays des veuves, comme un papillon qui finit par se poser sur un coussin moelleux.

Muriel, quant à elle, s’était retrouvée comme un insecte projeté sur un pare-brise. Mais la faute à qui ? Elle avait été heureuse de laisser quelqu’un d’autre gérer sa vie financière. Elle ne s’était jamais inquiétée de savoir d’où venait l’argent ni où il allait. Cet énorme pare-brise cosmique fonçait vers elle depuis un bon bout de temps. C’était vraiment un miracle qu’elle ne s’y soit pas heurtée plus tôt.

— Si seulement j’avais fait plus attention à l’argent…, se lamenta-t-elle.

— Si les intestins n’existaient pas, on n’aurait pas besoin de toilettes, répliqua Dot d’une voix ferme.

Olivia plissa le nez.

— Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

— Ça veut dire que ces choses-là arrivent, et qu’on ne peut pas faire autrement, tout simplement. Et tant pis si ma formule choque certaines oreilles !

— Quand vous aurez vendu votre maison, vous restera-t-il assez d’argent pour en acheter une autre ? demanda Olivia à Muriel.

Elle serait tout bonnement fauchée.

— Je me trouverai une maison à louer, répliqua-t-elle en secouant la tête.

Du moins l’espérait-elle.

— Il n’y a pas beaucoup de locations, en ville, fit remarquer Dot.

— Vous pouvez prendre une pièce chez moi, suggéra Olivia.

Muriel n’avait jamais pensé qu’elle en serait réduite à vivre dans une chambre, tant qu’elle ne serait pas une vieille femme en maison de retraite. Mais elle ne s’était pas non plus imaginée presque sans le sou. Même si elle vendait sa maison, son budget serait très serré. Si elle avait dépensé de façon plus avisée l’argent que son premier mari lui avait laissé, au lieu de le gaspiller avec Waldo, elle ne serait pas dans cette situation aujourd’hui. Malgré tout, elle avait du temps devant elle pour effectuer les changements qui s’imposaient. Elle allait donc prendre cette chambre. Cela valait mieux que de devenir un fardeau pour l’une de ses filles, dont aucune n’était réellement en mesure de l’aider.

C’était ce qu’il y avait de beau dans l’amitié : les amies vous sauvaient d’une telle humiliation.

— Merci, murmura Muriel.

— J’ai une autre idée, dit Pat. Tu pourrais louer le cottage.

— Ta petite maison d’invités ? objecta Muriel. Mais tu en as besoin pour les touristes…

— Elle est vide la moitié de l’année. J’aimerais beaucoup avoir une locataire à l’année. Dis-le-moi, si tu en as besoin. Je te ferai de bonnes conditions. Elle est petite, mais la vue est imbattable.

Une charmante petite vigne avec une montagne en fond… La vue ferait bien plus que compenser la taille de la maison. Et même si c’était plus petit que son habitation actuelle, c’était plus grand qu’une chambre. Muriel eut l’impression qu’on venait de lui ôter un poids. Vendre la maison lui serait difficile, mais elle y parviendrait. Pour la première fois de sa vie, elle mènerait une vie indépendante et apprendrait à être autonome. Et cette leçon valait bien d’être un peu à l’étroit.

— Et en attendant, ajouta Dot, prévenez-moi si vous avez besoin d’argent.

Mais qu’est-ce que Muriel n’avait donc pas apprécié, chez Dot, autrefois ? Elle ne se souvenait plus.

— Merci. Merci à vous toutes.

Dot haussa les épaules.

— Pas la peine de nous remercier. Les ANHo se serrent les coudes.

A mesure que la soirée se poursuivait et que les femmes partageaient leurs soucis et leurs rêves, Muriel ne pouvait s’empêcher de sentir qu’elle venait, miraculeusement, de franchir un cap très important. Elle irait bien, peut-être pas immédiatement, mais avec le temps.

Elle aurait bien voulu pouvoir dire la même chose de l’entreprise familiale. Cette catastrophe aussi était de sa faute. Seigneur, qu’allait-elle bien pouvoir faire pour y remédier ? Pendant le reste de la soirée, elle ne prêta qu’une oreille distraite à la conversation, tandis qu’elle réfléchissait à cette question. Au dessert, elle était parvenue à la conclusion qu’elle ne pouvait rien faire du tout… si ce n’était prier pour que Samantha réussisse à trouver Mimi LeGrande.

*  *  *

Los Angeles. Et les gens vivaient ici de leur plein gré ? Telles étaient les pensées de Samantha tandis que Bailey faufilait sa Coccinelle Volkswagen d’occasion entre les voies embouteillées de l’autoroute qui les ramenaient de l’aéroport.

— C’est comme se trouver à l’intérieur d’une fourmilière, dit-elle en regardant autour d’elle.

— Oui, mais il fait chaud, fit remarquer Bailey.

— Il fait chaud et c’est pollué.

Exactement comme la dernière fois qu’elle avait rendu visite à ses sœurs. Que pouvaient-elles bien trouver à cette ville ?

— Mais c’est excitant, plein de stars de cinéma, de piscines et de palmiers… Et il y a l’océan, aussi.

Selon Samantha, c’était simplement pollué et plein de monde, comme n’importe quelle grande ville. Et la circulation… comment sa sœur parvenait-elle à rester tranquillement assise sans s’arracher les cheveux ? Elle se moquait bien du nombre de palmiers qu’il y avait ici. Elle préférait de loin sa petite ville de montagne et son air pur à cet enfer. Et c’était bien d’avoir quatre saisons. Et puis, de toute façon, combien de temps une femme pouvait-elle contempler des palmiers sans mourir d’ennui ?

— Il ne manque qu’une chose, ici, déclara Bailey.

Une seule ?

— Et c’est quoi ?

— Ma famille.

Bailey soupira avant de poursuivre :

— Parfois, je me demande pourquoi je suis venue m’installer ici…

— Tu as écouté Mitzi et Bitzy, lui lança Samantha.

Bailey était amie avec les jumelles depuis l’école primaire, et lorsque celles-ci avaient décidé d’aller s’installer à Los Angeles pour y devenir des stars, elles lui avaient dépeint un univers de prestige et de succès auquel Bailey n’avait pu résister. Jusqu’à présent, aucune des deux sœurs n’était devenue une star. L’une avait décroché un petit rôle dans un film de série B. L’autre était serveuse dans un restaurant.

Bailey fit la grimace.

— Tu ne les as jamais aimées.

— Parce que ce sont des idiotes.

Bailey laissa tomber le sujet de Mitzi et Bitzy.

— Mais c’est quand même sympa, ici, dit-elle. La seule chose que je déteste, c’est que je n’arrive pas à vous voir plus de trois ou quatre fois dans l’année. Enfin…

Elle enchaîna, avant que Samantha ait le temps de lui suggérer de faire ses bagages et de rentrer à la maison :

— Quand je serai devenue une chef de cuisine célèbre, je vous paierai des billets d’avion pour que vous veniez quand vous voudrez.

C’est-à-dire jamais.

— Et tu pourras aussi prendre l’avion pour venir nous voir, ajouta Samantha.

Si elle se trouvait toujours à Icicle Falls, du moins. Si elle n’était pas obligée de déménager à l’autre bout des Etats-Unis pour trouver un nouveau travail. A cette idée, son cœur se serra, et elle agrippa fermement le carton qui protégeait la boîte réfrigérée de chocolats posée sur ses genoux. Ainsi, il était hors de question de sortir cette boîte pour la montrer à qui que ce soit.

— Absolument, répondit Bailey. En attendant, j’ai de merveilleux amis pour me tenir compagnie.

Comme Mitzi et Bitzy, les deux créatures les plus égocentriques de la planète ?

— Les amis ne peuvent pas remplacer la famille, objecta Samantha. Une famille vous aime quoi qu’il arrive.

A ces mots, Bailey se mordit la lèvre inférieure tout en se déportant sur l’autre voie.

Samantha eut bien du mal à se retenir de crier : « Attention ! » en agrippant le volant. Seigneur, ces gens conduisaient tous comme des cinglés ! Evidemment, cela l’aurait beaucoup moins inquiétée si elle-même avait été au volant.

— Bailey ! Ils freinent, devant…

Bailey, qui collait la Corvette rouge devant elle de si près que les deux véhicules auraient pu s’accoupler, leva le pied.

— Je suis vraiment désolée d’avoir fait tomber les chocolats, Samantha…

— Ç’aurait pu arriver à n’importe qui, répliqua celle-ci.

Et en particulier à Bailey, malgré son cœur d’or. Mais Samantha n’avait pas l’intention de faire culpabiliser davantage sa petite sœur.

— Mais ça m’est arrivé à moi. Moi qui voulais tant être là pour toi, Samantha…

— Tu étais là. Et tu l’es toujours, et j’apprécie beaucoup.

Chose étrange, elle avait toujours eu en tête que sa famille avait besoin d’elle. A présent, au souvenir des semaines qui venaient de s’écouler, elle comprenait que le besoin fonctionnait dans les deux sens. La gentillesse et la créativité de leur mère, le dur labeur de Cecily, la confiance inébranlable que Bailey lui vouait… c’était une source de force, un courant silencieux qui la poussait de l’avant. Elle leur devait à toutes sa profonde reconnaissance.

*  *  *

Le lendemain, elles se rendirent chez Spoonie’s, le tout dernier né haut de gamme des innombrables restaurants de Los Angeles. La carte proposait des soupes, des pains faits maison et, en dessert, des glaces aux parfums des plus exotiques. La décoration était simple et charmante. Des carillons éoliens fabriqués avec des cuillères en argent de collection pendaient au plafond, et des séries de cuillères étaient accrochées sur les murs. Les tables étaient recouvertes de nappes en lin et ornées de petits vases contenant des pâquerettes de soie : un peu de charme suranné dans une grande ville sophistiquée. Le restaurant était comble et, même avec leur réservation, elles se retrouvèrent coincées à une table tout près de la cuisine. Bailey dut rapprocher sa chaise de la table pour ne pas être heurtée chaque fois que la porte battante s’ouvrait.

Malgré l’affluence, il ne leur fut pas difficile de repérer Mimi LeGrande, une femme d’un peu plus de quarante ans, à l’allure de garçon et aux cheveux noirs coupés court. Elle était là, resplendissante, vêtue d’un jean, d’un pull noir et d’un de ces somptueux bijoux qu’elle arborait constamment, parlant à un homme qui pouvait être son producteur ou toute autre personne importante. Samantha contempla le collier de Mimi, une harmonie de perles et de cristaux roses et noirs qui la fit presque saliver d’envie. Mais peut-être salivait-elle simplement devant la chance qui l’attendait à l’autre bout de la salle.

— Heureusement que nous sommes venues de bonne heure, fit-elle remarquer à Bailey. Quelques minutes plus tard, et nous aurions pu les rater.

— Ils déjeunent assez tôt.

Bailey regarda l’heure sur son téléphone avant d’ajouter :

— Il est à peine midi passé.

Leur serveur venait de s’approcher pour leur présenter les plats du jour lorsque Bailey pointa son doigt devant elle en s’écriant :

— Oh, mon Dieu… Ils s’en vont. Vite !

Elle bondit en repoussant sa chaise juste à l’instant où un autre serveur émergeait de la cuisine, portant un énorme plateau avec une soupière et des assiettes creuses. Et vu qu’il s’agissait de Bailey, elle parvint à percuter le plateau.

Comme un jongleur qui maintient des assiettes en équilibre, le serveur se mit à osciller, tentant d’empêcher les plats de glisser.

Il aurait pu réussir si Bailey ne s’était pas penchée pour l’aider à rétablir le plateau en s’excusant :

— Je suis vraiment désolée !

— Ça va aller, mademoiselle.

Il essaya de s’éloigner d’elle tandis que tout son plateau glissait.

C’est alors que leur serveur cria :

— Attention !

Mais il était trop tard. A ce moment précis, un autre serveur sortit de la cuisine avec un autre plateau chargé de soupe. Pendant une seconde, les deux serveurs dansèrent une sorte de pas de deux, puis tout dégringola par terre dans un fracas impressionnant. Et Bailey demeura là, horrifiée devant ce désastre, tandis que Samantha restait assise, le visage brûlant de mortification.

A l’autre bout de la salle, Mimi et son compagnon considéraient la scène avec un intérêt mitigé tout en s’éloignant de leur table.

Quelle calamité… Ce n’était pas de cette façon qu’elle allait influencer la grande dame qui faisait la pluie et le beau temps dans le monde du chocolat.

Mais c’était la seule chance de Samantha. Elle prit une profonde inspiration, laissa Bailey l’Ouragan se charger de la catastrophe et courut après Mimi.

Elle la rattrapa à la porte.

— Madame LeGrande !

La femme se tourna et haussa un sourcil. Je vous connais ?

— Je crois que vous n’avez pas eu de dessert, lui dit Samantha. Je m’appelle Samantha Sterling, ma famille est propriétaire des chocolats Sweet Dreams, et j’aimerais vous en offrir quelques échantillons…

Elle lui tendit la boîte, joliment ornée de ruban rose, ne laissant pas d’autre choix à Mimi (si celle-ci avait une once de bonnes manières) que de les prendre.

Mimi prit effectivement la boîte.

— Sweet Dreams ?

De toute évidence, elle n’en avait jamais entendu parler.

— Notre compagnie se trouve à Icicle Falls, dans le Washington. Nous l’avons nommée Sweet Dreams parce que mon arrière-grand-mère, qui l’a fondée, a littéralement vu en rêve les premières recettes.

Cela fit presque sourire Mimi.

— Vraiment ?

— Ce sont nos toutes nouvelles truffes. J’espère que je marche sur les traces de mon arrière-grand-mère. J’ai inventé ces recettes en rêve, l’autre nuit, et je crois que vous allez les aimer. Nous les avons baptisées « Jardin de chocolat ».

A présent, Mimi était intriguée. A la surprise et au ravissement de Samantha, elle partit vers le salon de la réception, trouva un fauteuil vide et s’assit avec la boîte.

Samantha retint son souffle tandis que Mimi en sélectionnait un pour le mordre délicatement. Cette fois, elle haussa les deux sourcils.

— Mais qu’est-ce que ça peut bien être que ce parfum ? Je jurerais que ça ressemble à de l’eau de rose…

Samantha acquiesça :

— C’est bien ça.

— Goûtes-en un, Miles.

Mimi présenta la boîte à son compagnon, qui était resté debout à côté d’elle.

L’homme prit un chocolat et le mit dans sa bouche. Puis il sourit.

— Délicieux.

— Et vous dites que vous avez inventé cette recette en rêve ? demanda Mimi.

Samantha acquiesça de nouveau.

— Et redites-moi où se trouve votre société ?

Samantha se lança dans un argumentaire qui aurait rendu fiers son arrière-grand-mère et ses amis de la chambre de commerce. Si Mimi LeGrande n’avait pas envie de venir les découvrir à Icicle Falls après ça, c’est que quelque chose n’allait vraiment pas chez elle.

— C’est fascinant, déclara Mimi. Vous avez une carte de visite ?

Oui, oui, oui !

— Bien sûr.

Calmement, Samantha, en véritable professionnelle, sortit une carte tandis que, en elle-même, elle bondissait de joie.

Elle retourna ensuite à sa table où elle trouva les serveurs en train de nettoyer le désastre tandis que Bailey restait assise, immobile, le regard fixe comme un enfant qu’on a envoyé au bureau du directeur. Mais lorsqu’elle vit Samantha, son visage s’illumina.

— Elle les a aimés, n’est-ce pas ? Je le vois bien à ton sourire…

— Elle m’a demandé ma carte de visite.

Bailey bondit de sa chaise pour lui taper dans la main en lançant avec enthousiasme :

— Génial !

Juste à ce moment, un autre serveur franchissait la porte avec un plateau chargé…

Tandis que celui-ci faisait un vol plané, Samantha déclara :

— Je crois que nous ferions mieux d’aller déjeuner ailleurs.

*  *  *

Le producteur de Mimi LeGrande, Miles, appela Samantha le lendemain, alors qu’elle attendait son avion pour Seattle. Mimi souhaitait faire un sujet sur eux la semaine suivante. Est-ce que le lundi lui conviendrait ?

Cela lui convenait parfaitement. Et Samantha était tellement heureuse qu’elle aurait pu se passer de l’avion pour voler jusque chez elle.

De nouveau, elles se retrouvèrent envahies par les projecteurs et les caméras lorsque l’équipe de Mimi débarqua en ville pour le tournage.

Cecily avait composé une énorme corbeille de chocolats, présent que Mimi accepta comme son dû en se contentant de remerciements très superficiels. Le léger froncement de sourcils désapprobateur de Muriel passa inaperçu. De toute façon, Mimi ne l’aurait pas remarqué : elle était bien trop occupée à faire le tour de la boutique.

— Petit…, fit-elle remarquer.

Avant de poursuivre :

— Mais charmant.

Après le tournage, Mimi et Miles allèrent déjeuner chez Schwangau, laissant Samantha, sa mère et sa sœur bouleversées.

Cecily demanda faiblement :

— Ai-je bien entendu ce qu’il a dit ?

Samantha acquiesça. Elle ne pouvait rien faire de plus, car sa gorge était étranglée par les larmes : l’émission ne passerait pas avant le mois de mai. Dans son esprit, la porte se refermait sur la vision heureuse dont elle s’était bercée jusque-là : un déluge de commandes (et d’argent). Certes, les commandes afflueraient, après la diffusion de l’émission, mais il serait trop tard pour l’entreprise familiale. Le nouveau propriétaire de Sweet Dreams raflerait les bénéfices de son dur labeur.

C’était vraiment une sombre journée pour les Sterling. Leur dernier espoir d’empêcher leur entreprise de descendre la Rivière sans retour venait de s’envoler.

La pensée de Sweet Dreams Chocolates entre les mains de Trevor Brown, le roi du chocolat bas de gamme, donnait la nausée à Samantha.

Alors, que comptes-tu faire à ce sujet ?

Bonne question. Elle alla dans son bureau et s’y enferma pour manger des truffes et réfléchir.

1. . « Ici pour la fête » (NdT).