8

Il allait bientôt être 14 heures et, pour une fois, Muriel avait fait tout ce qu’elle avait prévu : elle s’était habillée, puis s’était assise sur son divan, où elle contemplait l’un de ses albums de photos.

Le téléphone sans fil sonna et elle l’attrapa sur la table basse où il se déchargeait lentement. D’après l’écran numérique, c’était sa fille aînée qui était à l’autre bout du fil.

Pas maintenant, décida-t-elle, avant de reposer le téléphone à sa place. Elle aimait sa fille, mais parfois Samantha l’épuisait, tout simplement.

Cela ne datait pas d’hier : dans le ventre maternel, Samantha avait commencé par la tenir éveillée la moitié de la nuit, avec ses acrobaties, et elle n’avait pas été plus facile à dompter après sa venue au monde… Samantha n’avait jamais apprécié le mot non, ce qui avait fait d’elle, par la suite, l’une des reines de la vente lors des collectes de fonds de l’école. Mais elle avait également été difficile à élever. Elle avait toujours cherché à repousser les limites de ce qui était autorisé, que ce soit pour le style de ses vêtements ou l’heure d’aller se coucher. Quand ses deux autres filles étaient arrivées, Muriel avait abandonné l’idée d’être une mère ferme et autoritaire, et était devenue plus tolérante.

— Moi, on ne me permet jamais de sortir tard.

Telles étaient les complaintes de Samantha quand Bailey avait l’autorisation de minuit.

— Et tu vas la laisser sortir toute la nuit pour son bal de fin d’année ?

Ses frustrations face aux décisions de sa mère ne s’étaient pas bornées à ce genre de petits conflits.

— Maman, tu ne peux pas nommer Waldo directeur de la société. C’est un homme adorable et je sais qu’il veut participer, mais il ne comprend pas notre manière de fonctionner.

— C’est un homme d’affaires.

Sur quoi, Muriel avait renchéri :

— Et il va nous apporter de nouvelles idées.

Les conséquences de cette décision avaient encore détérioré ses relations avec sa fille aînée et, jusqu’à présent, elle n’avait pas réussi à effacer ces traces de rancune. Elle s’était donc promis de soutenir sa fille dans tout ce que celle-ci entreprendrait. Mais organiser ce festival lui paraissait tellement au-dessus de ses forces… Rien que d’y penser, elle se sentait épuisée. Et la dernière chose dont elle avait envie aujourd’hui était d’en discuter.

Fronçant les sourcils, Muriel se replongea dans les photos de sa lune de miel en croisière avec Waldo. Ils étaient là, adossés au bastingage du navire, avec les eaux turquoise des Caraïbes en toile de fond, souriant comme un couple qui avait devant lui de nombreuses années. Elle soupira, tourna la page et caressa du bout du doigt la photo où ils étaient assis à la table du capitaine, elle en robe de soirée et Waldo en smoking. Ils auraient tellement mieux fait de poursuivre leur croisière et de laisser à Samantha la direction de l’entreprise…

Elle tourna les pages l’une après l’autre, refoulant ses larmes devant les photos de leur brève vie commune : un pique-nique aux chutes de la Disparue, un dîner au restaurant de la Space Needle à Seattle, Waldo et elle posant devant leur sapin au Noël dernier. Elle vit l’expression courageuse du visage de Waldo, sur ce cliché, et sentit ses larmes remonter. A l’époque, ils avaient déjà appris son état de santé depuis un mois, mais ils n’en avaient pas parlé aux filles. Il leur avait semblé que les vacances n’étaient pas le moment le plus opportun. Désormais, il n’y avait plus de raison de dire quoi que ce soit, surtout à Samantha. Muriel était simplement peinée de la rancœur que sa fille éprouvait encore envers Waldo.

Soupirant, Muriel saisit le téléphone pour écouter le message.

La voix de sa fille était remplie d’énergie :

— Bonnes nouvelles, maman. La chambre est avec nous. Notre festival du chocolat aura bien lieu. Quelque chose me dit que tu vas être très occupée pendant les semaines à venir.

Très occupée pendant les semaines à venir, et avec une fille revenue vivre à la maison, pour couronner le tout.

Ce n’était pas qu’elle ne souhaitait pas le retour de Cecily : celle-ci allait la réconforter. Mais elle serait également… chez elle. Et même si Muriel adorait sa fille, elle aurait préféré ne pas gaspiller une énergie précieuse à faire semblant d’aller bien. Tout ce qu’elle voulait, c’était dormir ou rester assise dans le bureau, à fixer le vide ou à regarder des photos. C’était un chemin qu’elle avait déjà parcouru par le passé, et ce n’était en rien plus facile la deuxième fois. En fait, c’était encore plus dur. Elle le sentait bien.

Mais comment aurait-elle pu expliquer cela à ses filles, ou à quiconque, d’ailleurs ? Comment pouvait-on expliquer la douleur de la perte, ce puits profond du chagrin, à de jeunes femmes qui n’en avaient pas encore fait l’expérience ?

Au moment où cette pensée lui vint, elle sut qu’elle était injuste : ses filles avaient vécu la disparition d’un père qu’elles adoraient.

Mais elles étaient jeunes. Elles avaient toute leur vie devant elles. Elles allaient trouver un homme pour les aimer, et elles bâtiraient leur vie avec lui. Muriel, elle, ne le pourrait plus. Elle avait eu le bonheur de rencontrer deux hommes merveilleux durant sa vie. Il n’y aurait plus de troisième chance pour elle. Et, puisqu’il en était ainsi, qu’allait-elle faire du reste de son existence ? Elle qui avait vécu tant d’années en étant une épouse, une compagne… Qui était-elle donc, désormais ?

Elle était toujours une mère, et c’était une mission à laquelle une femme ne renonçait jamais. La vie continue.

Quel triste adage ! Des jours comme celui-ci, elle trouvait injuste que la vie continue après la mort d’un être aimé. Et puis, sa vie à elle n’allait pas simplement continuer : elle allait entrer dans une tornade, et Muriel n’était pas prête. Mais elle tâcherait de le paraître. Pour l’amour de tous ceux et celles à qui elle le devait. Elle allait rappeler Samantha… dès le lendemain.

*  *  *

Quand Samantha l’eut tenue informée des dernières nouvelles, Cecily s’exclama :

— Mais c’est merveilleux !

— Et ça fera beaucoup de bien à maman. Elle ne peut pas passer ses journées assise chez elle sans rien faire.

— Eh bien…

Cecily prit le temps de réfléchir avant de reprendre :

— Je ne sais pas… Nous ne lui laissons peut-être pas le temps de faire son deuil.

— Nous n’avons pas le temps, pas si nous voulons sauver notre entreprise.

— Dis donc, on croirait entendre le Scrooge de Dickens !

— Scrooge, comme tu m’appelles, n’a pas le choix. Est-ce que maman t’a dit que Waldo avait laissé expirer son assurance vie ?

— Quoi ? Tu veux dire…

— Elle n’a rien. Nada. Plus un sou.

— Mais la nouvelle maison n’est pas payée, non ?

A présent, la voix de Cecily était inquiète.

Et il y avait de quoi. Il fallait bien que quelqu’un partage l’anxiété de Samantha.

— Non, et ça lui fait très peur.

Cecily poussa un soupir.

— Ça ne va pas du tout.

Samantha était bien d’accord.

— Plus vite tu seras là, dit-elle à sa sœur, mieux ce sera, parce que maman ne répond pas au téléphone.

— Eh bien, elle est peut-être sortie faire des courses.

— Non, elle est dans la maison en train de broyer du noir.

— Comment le sais-tu ?

— Parce que c’est ce qu’elle faisait la dernière fois que je suis passée.

Il y eut un silence, et Samantha se sentit soudain coupable.

Ignorant les reproches de sa petite voix intérieure — Mauvaise fille, mauvaise fille, mauvaise, mauvaise fille —, elle lança avec brusquerie :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu devrais peut-être la laisser tranquille.

Sa sœur avait raison, et cela irrita Samantha.

— Je ne peux pas me permettre de la laisser tranquille, ni elle ni personne.

— Là-dessus, tu n’as pas tort, reconnut Cecily, diplomate.

Bien sûr qu’elle n’avait pas tort. Elle était la pire garce du monde !

Elle soupira :

— Non, c’est toi qui as raison. Maman a besoin de pouvoir faire son deuil, et moi, j’ai besoin de voir un psy.

— Ne t’en fais pas, répliqua Cecily d’un ton léger. Nous allons te remettre sur pied.

— Je crois que c’est sans espoir. Il faut que j’y aille, maintenant. Je dois me rendre à la mairie et faire les premières démarches de demande d’autorisations.

— D’accord. Je serai là à la fin de la semaine.

Samantha espérait simplement que sa sœur ne fermait pas boutique à cause d’elle.

— Tu es sûre que tu veux faire ça ?

— Absolument. Bien que tu n’aies sans doute pas vraiment besoin de moi. Te connaissant, tout doit être sous contrôle.

Même si elle s’était sentie exploitée lorsque ses sœurs lui avaient laissé la charge et la responsabilité de Sweet Dreams, Samantha devait reconnaître qu’elle aimait garder la maîtrise des choses. Mais il s’agissait d’une entreprise familiale. Avait-elle vraiment pu laisser penser à Cecily qu’elle n’avait pas besoin d’elle ?

Cette dernière pensée fut pour Samantha une révélation.

— J’ai besoin que tu m’aides à jongler avec toutes ces balles, déclara-t-elle.

Elle ajouta, après quelques secondes :

— Et à ne pas devenir folle.

— Bon, sur ce dernier point, je ne sais pas, mais je peux t’aider pour les acrobaties.

— Merci. T’ai-je dit récemment que tu es une sœur merveilleuse ?

— Non. Mais tu as raison. C’est la vérité.

Samantha pouvait entendre le sourire dans la voix de Cecily et, lorsqu’elle raccrocha, elle souriait, elle aussi. Elle ne serait pas obligée de tenir leur forteresse de chocolat toute seule : les renforts étaient en train d’arriver. Elle envoya un courriel à Ed pour lui indiquer qu’elle entamait les démarches d’obtention d’autorisations, puis elle attrapa son sac et son manteau et sortit de son bureau.

Elena interrompit une conversation en espagnol pour lui demander où elle allait.

— A la mairie, demander les autorisations.

Samantha ajouta :

— Ça ne devrait pas durer longtemps.

Elena acquiesça et retourna à sa conversation, avec force froncements de sourcils et gesticulations. Son bras qui remuait dans les airs et l’usage de l’espagnol ne pouvaient signifier qu’une chose : elle était en train de parler à sa mère. Samantha ne fut pas mécontente de devoir s’absenter du bureau quelque temps : Elena avait toujours besoin d’au moins une demi-heure pour se remettre après un échange avec sa mère.

Mais qu’avaient-elles donc, les mères ? Elles pouvaient être les meilleures amies de leur fille un instant, puis leurs pires ennemies l’instant suivant. Ta mère n’a jamais été ton ennemie, se sermonna-t-elle. Sa mère n’était pas voyante ; comment aurait-elle pu savoir que les choses tourneraient si mal ? Et elle l’avait toujours soutenue, tout au long de sa vie. Du moins jusqu’à Waldo.

Samantha fronça les sourcils. C’était ça, le problème : à l’époque, elle en avait voulu à sa mère d’avoir décidé de lui confier la direction, et elle lui en voulait encore, même maintenant qu’il n’était plus là.

J’ai vraiment besoin de voir un psy, pensa-t-elle en se dirigeant vers le bout de la rue Centrale, où se trouvaient la mairie d’Icicle Falls et la préfecture de police. Mais elle n’avait pas le temps d’en chercher un pour l’instant.

C’était Priscilla Castro qui était à l’accueil, et cette dernière gratifia Samantha d’une moue de dédain, sa manière ordinaire de saluer son ancienne rivale. Au lycée, Samantha et Priscilla s’affrontaient sur tous les sujets : que ce soit la meilleure moyenne ou les garçons. Les amies de Priscilla l’appelaient Cilla. Les autres filles l’appelaient Prissy, et ce surnom avait rapidement tourné à Pissy. C’était Samantha qui avait remporté la compétition de première de la classe et — pire — la couronne de miss Icicle Falls et la bourse universitaire associée ; Pissy1 , reléguée au troisième rang, avait mordu la poussière. A l’époque, pour se venger, Pissy était même allée jusqu’à voler le petit ami de Samantha, Neil Castro, juste avant le bal de la fin du lycée. Par la suite, elle avait fini par épouser Neil, qui était parti travailler dans une fabrique de conserves de fruits de Wenatchee. Pas exactement la perte du siècle pour Samantha. Ni la prise du siècle pour Pissy, d’ailleurs : ils avaient divorcé au bout de quelques années, et cela aussi, Pissy en tenait probablement Samantha pour responsable. Si Sweet Dreams devait couler, Pissygrimperait certainement sur le toit de la mairie pour crier sa joie. Vive le lycée !

— Bonjour, Piss… Priscilla.

— Samantha, qu’est-ce qui t’amène ici ?

Le ton de la voix de Pissy ajoutait très clairement : Personne n’a très envie de te voir, figure-toi.

Samantha se força à rester aimable :

— Il me faut des autorisations pour un événement, et j’imagine que c’est à toi que je dois m’adresser.

Pissy inclina la tête comme le corbeau inquisiteur qu’elle était.

— Un événement ? Et qui organise un événement ?

— La chambre de commerce.

— C’est bien la première fois que j’entends parler de ça.

Samantha lutta pour garder le sourire.

— Oui, parce que ça vient d’être décidé.

— Le maire est au courant ?

Del Stone, à l’instar de Pissy, n’aimait pas qu’il se passe quoi que ce soit en ville sans qu’il le sache.

— Pas encore, mais je suis sûre qu’Ed York lui fournira tous les détails. Alors, que faut-il que je remplisse ?

Pissy lui tendit le formulaire approprié ; celui-ci faisait un kilomètre de long.

— Tu peux le rapporter demain.

Samantha répondit d’un ton affable :

— Tu sais, je crois que je vais le faire tout de suite.

Plus vite elle lancerait la procédure, mieux ce serait.

Pissy haussa les épaules.

— Comme tu veux. Mais on ferme dans dix minutes.

Elle s’éloigna d’un pas nonchalant en direction du bureau du maire pour lui faire son rapport, abandonnant Samantha au comptoir de l’accueil.

Samantha venait à peine de commencer que Del Stone sortit de son bureau. C’était un petit homme râblé qui aimait assortir ses cravates excentriques à des costumes traditionnels. Aujourd’hui, il arborait une cravate noire représentant un saumon bondissant avec la mention « Né pour pêcher ».

— Samantha…

Il lui prit la main et lui donna une petite tape paternelle pour la saluer.

— Comment va votre mère ?

Elle n’a plus un sou et elle dort du matin au soir.

Samantha préféra mentir :

— Elle va bien.

— Eh bien, s’il y a quelque chose que je peux faire…

Surtout, ne la demandez pas en mariage !

— Merci, répondit Samantha.

Le maire reprit :

— Il paraît que la chambre songe à l’organisation d’un festival. Personne ne m’en avait informé.

Il souriait, mais Samantha savait reconnaître un reproche lorsqu’on lui en adressait un. Ses yeux se portèrent sur Pissy qui s’était rassise à son bureau, et souriait d’un air suffisant.

— Eh bien, nous l’avons voté aujourd’hui même.

Le maire secoua la tête.

— C’est dommage que je n’aie pas été là. J’avais à faire à Wenatchee. S’agirait-il d’un événement pour cet été ?

Samantha fut de nouveau frappée par le caractère déraisonnable du projet, et l’impossibilité de tout planifier dans des délais si brefs.

— Hum… non, un peu plus tôt que ça.

— Ah ?

Samantha sentit ses joues s’embraser.

— Ce serait plutôt pour la Saint-Valentin.

Le bon sourire du maire lui rappela celui du chat du Cheshire2.

— La Saint-Valentin…, dit-il en écho.

— En fait, Sweet Dreams va le parrainer.

Elle entendit Pissy qui marmonnait à son bureau :

— Tiens donc…

Mais le maire poursuivit :

— Samantha, ça ne me paraît pas très réaliste…

— Nous allons commencer petit.

— Avec si peu de temps, vous allez devoir commencer microscopique.

— Je crois que nous pouvons y arriver.

A présent, le maire fronçait les sourcils.

— Si ce n’est ni fait ni à faire, cela ne donnera pas une bonne image de notre ville.

— Ce ne sera pas le cas, je vous le garantis.

Samantha martela fermement ces mots. Le maire se tenait devant elle, comme une malédiction prête à s’abattre sur son festival. Elle se hâta d’ajouter :

— Et si vous nous laissiez, Ed et moi, vous inviter à dîner chez Zelda’s ce soir pour vous en dire plus ? Vous vous rendrez compte que c’est quelque chose à quoi nous pouvons tous participer.

Merveilleux… Encore des petits billets qui s’envolaient au-dessus de la montagne… Le maire aimait la bonne chère. Et les bonnes bouteilles. Le dîner allait coûter une fortune.

Pensif, Del acquiesça :

— Très bien. Et pourquoi n’amèneriez-vous pas votre mère ? Cela lui ferait du bien de sortir.

Sa mère ne rêvait que de ça : un dîner avec Del Stone, le séducteur de la ville. Del était divorcé depuis des années. Sans femme dans les parages, il faisait de son mieux pour jouer les tombeurs de ces dames, et Muriel était, de toute évidence, la nouvelle élue de son cœur.

— Je vais voir si elle s’en sent le courage, répondit Samantha.

— D’accord, on se retrouve ce soir. Disons vers 19 heures ?

Samantha fit un signe d’assentiment. Elle espérait qu’Ed serait libre. Del s’enthousiasmait rarement pour une idée qui n’avait pas jailli de sa propre tête dégarnie. Il leur faudrait se montrer convaincants pour le mettre de leur côté… Mais il n’y avait pas d’autre issue, si elle voulait obtenir un jour ses autorisations.

Del Stone jeta un coup d’œil à sa montre et conclut :

— Bon, eh bien alors, à ce soir. Et n’oubliez pas d’amener votre mère.

Tout en le regardant regagner son bureau, Samantha se demanda si c’était une condition pour obtenir sa bénédiction. Probablement.

Maintenant, l’horloge sur le mur indiquait qu’il ne restait plus qu’une minute avant la fermeture. Samantha fronça les sourcils devant son formulaire à moitié rempli, posé sur le comptoir de l’accueil. A eux deux, Pissy et Del s’étaient débrouillés pour l’empêcher de remplir sa demande. Et la moue de Pissy était encore plus affichée.

Samantha plia le formulaire, le glissa dans son sac et lui rendit à son tour un sourire dédaigneux.

— Je pense qu’on se reverra demain.

Et elle vit rouge pour le reste de la journée. Pourquoi les gens s’escrimaient-ils à lui compliquer la vie ?

Frustrée, Samantha sortit de la mairie à grands pas. Il lui fallait au moins une large dose de… café.

Elle venait tout juste de prendre un double « moka latte » au Bavarian Brews, et s’imaginait de retour à la mairie à la première heure, le lendemain, agrafant son formulaire complété au front de Pissy, quand elle remarqua au bout de la queue — mais avait-il donc élu domicile ici ? — Blake Preston, mangeur d’entreprises et saboteur de festival. La vapeur qui s’échappait de son gobelet à emporter n’était rien comparée à celle qu’elle sentit monter en elle.

Lorsqu’il l’aperçut, il redressa la mâchoire avec détermination.

— Samantha…

Oh, non ! Je ne veux pas vous parler. Elle détourna le regard et longea le bord des tables occupées par des vendeurs prenant leur pause-café de l’après-midi et des lycéens qui venaient de terminer leur journée.

— Samantha, attendez…

Elle fit la sourde oreille et se glissa derrière une table où deux dames d’un certain âge dégustaient leur café avec des petits gâteaux. Mais il se dressa devant elle.

Elle s’arrêta et s’apprêta à contourner la table par l’autre côté.

— Je n’ai vraiment pas le temps de vous parler.

— Je ne vous prendrai pas plus de cinq minutes, insista-t-il.

— Moi, je vous les accorderais volontiers, jeune homme.

C’était une remarque de l’une des deux femmes ; elle l’avait lancée en passant la main dans ses cheveux colorés, d’une teinte introuvable dans la nature.

Samantha accéléra le rythme. Elle tenta, du moins… Malheureusement, elle trébucha sur le grand sac que la femme aux cheveux teints avait posé par terre. Au lieu de sortir hâtivement mais dignement du café, elle vacilla dans un mouvement clownesque, renversant son moka sur ses gants, son manteau et sur le sol. Et elle atterrit, en poussant un petit cri, sur les genoux d’un grand lycéen baraqué, qui s’exclama, agréablement surpris :

— Waouh…

Les amis du jeune homme ricanaient et Samantha avait l’impression d’être dans un film : toute la salle s’était figée, les yeux fixés sur elle.

Ce n’était pas seulement une impression : tous les regards étaient effectivement rivés sur elle. Samantha sentit que son visage était cramoisi.

— Désolée, marmonna-t-elle en se relevant.

Le jeune homme lui répondit :

— Je vous en prie.

Sur quoi, abandonnant toute tentative de dignité, Samantha se précipita vers la porte.

Blake la poursuivit à l’extérieur et la saisit par le bras. Et elle ne put ignorer le frisson qu’elle ressentit à son contact.

— Samantha, attendez.

Elle attendit, en ôtant la main de Blake de son bras. Elle était tellement irritée contre elle-même et contre lui qu’elle éprouvait un violent désir de le gifler. Auquel elle résista, s’efforçant de retrouver en elle la Samantha civilisée.

Blake fronça les sourcils.

— Si je ne vous connaissais pas, je jurerais que vous me suiviez, Blake.

— Très amusant.

— Ces jours-ci, je trouve de l’humour là où je peux.

— Ecoutez-moi, je sais que vous pensez que j’aurais dû en dire plus, à la réunion d’aujourd’hui.

— Vous auriez pu, répondit-elle froidement.

— J’ai voulu être honnête. Vous n’allez pas gagner beaucoup d’argent pour cette première édition, et avec si peu de temps pour tout organiser.

— Figurez-vous que j’adorerais avoir une année devant moi pour tout mettre au point, mais, comme vous le savez, une bombe à retardement est enclenchée et je ne dispose pas d’un tel luxe.

— Samantha, ça n’en a peut-être pas l’air, mais je suis de votre côté.

Evidemment : en train de la regarder s’effondrer…

Elle leva les yeux au ciel en s’écriant :

— Oh, je vous en prie !

Blake poussa un soupir de colère.

— Vous ne pouvez pas croire que je tiens à vous réclamer cet argent, tout de même !

Très bien, elle venait d’avaler toute la dose d’hypocrisie qu’elle pouvait ingurgiter en une journée.

— Nous sommes dans un pays libre. Je peux croire ce que bon me semble. Et dès que j’aurai tiré mon entreprise de ce pétrin, j’irai confier nos affaires à une banque qui prête son argent à ceux qui la font vivre, et qui soutient vraiment ses clients.

Il voulut parler, mais elle le retint d’un geste de la main :

— Ne dites rien. Si vous le faites, je pourrais bien trébucher de nouveau et renverser sur vous tout le reste de mon « moka latte ».

— Allez-y, si cela peut vous aider à vous sentir mieux.

Il écarta les bras et lui tendit sa poitrine, s’offrant pour être sa cible.

Quant à Samantha, elle ne vit rien d’autre que sa carrure.

Elle redressa le menton.

— Non, je ne crois pas, répliqua-t-elle. Ça ne vaut pas le coup de gaspiller un « latte » parfaitement délicieux.

Ayant décoché sa dernière flèche, elle lui tourna le dos et traversa la rue pour retourner à son seul véritable amour : son entreprise.

1. . Pissy pourrait se traduire par la « peste » (NdT).

2. .  Le chat du Cheshire est le chat d’Alice au pays des merveilles (NdT).